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Étude critique

La correspondance de Troeltsch à Berlin pendant la Grande Guerre (1915-1918)

Jean-Marc TÉTAZ

À la mémoire de Hartmut Ruddies (2/11/1946-3/07/2020)

Ernst Troeltsch, Briefe IV (1915-1918), édité par Friedrich Wilhelm Graf en collaboration avec Harald Haury (Kritische Gesamtausgabe, vol. 21), Berlin/Boston, W. de Gruyter, 2018.

La correspondance de Ernst Troeltsch (1865-1923) ne nous est parvenue que de façon fort partielle. Alors que l’édition de la correspondance de Max Weber (1864-1920), son contemporain presque parfait, ami et collègue à Heidelberg, remplit 13 gros volumes de la Max-Weber-Gesamtausgabe1, celle des lettres de Troeltsch compte 5 volumes seulement (le 5e volume, couvrant les années 1919-1923 vient de paraître ; nous en rendrons compte prochainement). L’état fort lacunaire de cette correspondance s’explique par le fait que la veuve de Troeltsch semble avoir brûlé l’essentiel des archives de son mari2. Par ailleurs, l’absence de toute carte ou lettre échangée entre Weber et Troeltsch (malgré l’incroyable densité de la correspondance de Weber) rend très probable l’hypothèse formulée par Friedrich Wilhelm Graf : les deux veuves, Marianne Weber et Martha Troeltsch, auront expurgé la correspondance de Weber de toute trace de ses échanges épistolaires avec Troeltsch3. Il est loisible de supposer que des questions d’orientation sexuelle aient joué un rôle dans ces opérations4.

Quelles que soient les raisons expliquant la destruction de la correspondance de Troeltsch, elle a pour conséquence que nous possédons seulement les lettres de Troeltsch conservées dans les fonds d’archives de ses correspondants, alors que les lettres adressées à Troeltsch ont disparu dans la plupart des cas (à l’exception des correspondances d’éditeurs par exemple, qui conservent un double de leurs propres courriers). Le caractère aléatoire de la transmission de cette correspondance explique que son volume varie fortement selon les périodes. Alors que nous possédons un nombre important de lettres pour les années d’études de Troeltsch5, ses années de professorat en théologie systématique, d’abord à Bonn (1892-1894), puis à Heidelberg (1894-1915) sont beaucoup moins bien documentées6.

La situation change avec le déménagement de Troeltsch à Berlin au printemps 1915 (Troeltsch rapporte les détails de ce déménagement, rendu plus compliqué encore par des ennuis de santé de son épouse, dans la lettre qu’il écrit le 9 mai 1915 à ses sœurs). Pour les années 1915-1918, nous disposons d’une correspondance riche, et surtout du plus haut intérêt. Le thème principal de ces échanges épistolaires est évidemment la situation créée par la guerre, la participation des « intellectuels » à la réflexion sur le sens de ce conflit, mais aussi les débats sur les buts de guerre, les réformes politiques ou les possibilités de mettre fin aux hostilités. La liste des correspondants de Troeltsch se lit comme un Who is who de la philosophie, de la théologie et des sciences historiques allemandes de ces années. On y trouve ainsi des lettres adressées aux philosophes Martin Buber, Hans Driesch, Paul Häberlin, Martin Heidegger, Theodor Litt, Georg Lukacs, Dietrich Mahnke, Georg Misch, Paul Natorp, Heinrich Rickert, Max Scheler ou Hans Vaihinger. Mais les théologiens et les historiens ne sont pas en reste. En témoignent les lettres et cartes à Wilhelm Bousset, Adolf von Harnack, Friedrich Heiler, Wilhelm Herrmann, Karl Heussi, Gustav Krüger, Martin Rade, Wilhelm Schneemelcher, Hans von Schubert, Heinrich Weinel, Martin Wenck et Paul Wernle pour les premiers, Georg von Below, Hans Delbrück, Otto Hirschfeld, Friedrich Meinecke, Eduard Norden, Hermann Oncken, Albert Rehm et Friedrich Thimme pour les seconds. À cette liste s’ajoutent des hommes politiques comme le prince Max de Bade ou Walther Rathenau, des sociologues tels Paul Honigsheim, des économistes comme Werner Sombart, des juristes, et même Albert Einstein. Il faudrait encore mentionner les lettres de Troeltsch à ses sœurs, qui nous font découvrir non plus le professeur courtisé de toutes parts, au carnet d’adresses véritablement inépuisable, mais l’homme privé qui réconforte et soutient ses proches. C’est dire à la fois la richesse de ce volume et l’impossibilité d’en rendre compte de façon exhaustive.

1. De la théologie à la philosophie

Pour le lecteur francophone, quatre aspects sont d’un intérêt tout particulier. D’abord le changement de discipline allant de pair avec le déménagement de Heidelberg à Berlin. À Heidelberg, Troeltsch occupait une chaire de théologie systématique, à laquelle était venue s’ajouter dès 1909 une charge de cours en philosophie (ce qui avait d’ailleurs suscité quelques réserves de la part des philosophes). À Berlin, il est maintenant titulaire d’une chaire de philosophie dont l’intitulé exact résume parfaitement le champ de travail de Troeltsch : « Philosophie de la religion, de la société et de l’histoire et histoire de la religion chrétienne ». Cet intitulé baroque est le résultat d’une véritable odyssée institutionnelle. De longue date, Harnack cherchait à faire nommer Troeltsch à Berlin. Une première tentative pour le faire appeler à la succession du libéral Otto Pfleiderer (1839-1908), un élève de Christian Ferdinand Baur, avait échoué en 1909 sur la résistance des forces conservatrices regroupées autour de Reinhold Seeberg (1859-1935), le futur directeur de thèse de Dietrich Bonhoeffer. Pour contourner cet obstacle, il fut décidé de transférer en faculté de philosophie la chaire de Pfleiderer, qui avait naguère été celle de Schleiermacher. C’est ainsi que Troeltsch, parfaitement au courant de ces manœuvres, fut nommé à Berlin professeur de philosophie, et non de théologie, assumant dans l’intitulé programmatique de sa chaire le double héritage de Schleiermacher et de Dilthey tout en s’inscrivant, par son approche historique du christianisme et de la religion, dans la continuité des travaux d’Otto Pfleiderer7.

Troeltsch revient sur ce changement de discipline dans quelques-unes de ses lettres. La plus importante est adressée à l’éthicien de Marbourg Wilhelm Herrmann. Datée du 10 mars 1918, elle donne à Troeltsch l’occasion d’aborder les points de désaccord avec son collègue. Il commence par souligner qu’il n’a jamais cédé à la tentation de la polémique à son égard, mais qu’il a au contraire « exhorté » ses étudiants à étudier les livres de Herrmann afin qu’ils « profitent de [sa] chaleur et de [son] énergie, en particulier quand je craignais devoir les conduire trop avant dans les complications et les intérêts purement scientifiques » (435)8. Il s’empresse d’ajouter que s’il n’appartient plus à la faculté de théologie, cela ne signifie nullement que la théologie aurait cessé de l’intéresser ; sa religion est « naturellement elle aussi restée la même ». Il ajoute :

Mais ce fut un développement très naturel qui m’a conduit hors de la théologie. Mes intérêts scientifiques étaient finalement trop étrangers à l’Église, et justement parce que je connais et respecte les conditions de vie des Églises, il était sans doute préférable que je me retire prudemment. Quoi qu’il en soit, je ressens aujourd’hui cela comme une libération et une stimulation. J’ai les mains libres pour ce qui est mon travail le plus propre9.

Après quelques remarques sur la question de l’a priori religieux, qui intéresseront les spécialistes de philosophie de la religion, mais qu’il serait trop long de commenter ici, Troeltsch revient sur sa conception de la religion :

Pratiquement, on saisit Dieu ou on se laisse saisir par lui dans le monde religieux dans lequel, de fait, on se trouve historiquement ; grâce à cette expérience (Erlebnis) religieuse, on relie tout ce qui est grand et sacré à nos yeux pour former autant que possible une unité de vie intérieure, dans laquelle ce monde religieux se trouve naturellement modifié de façon personnelle et individuelle. Ici, la seule chose qui compte est le sérieux, la chaleur, la consolation et la solidité. Qui possède cela peut supporter la vie et surmonter les secousses (Anfechtungen) qui l’ébranlent de l’intérieur ou de l’extérieur. C’est en fait tout ce que j’ai à dire sur cette question. Je suis très content de ne plus devoir parler de ma propre religion ; cela profite beaucoup à sa tranquillité et à son calme, et je peux laisser en paix tout ce qui est obscur et difficile ; je n’ai pas besoin de savoir plus que je ne sais, et je peux cheminer et me transformer intérieurement dans ce que je sais sans devoir en rendre compte à quiconque ou me voir accuser d’inconséquence. L’esprit de conséquence en matière de religion !! pour nous humains faibles et égarés qui interprétons toujours à nouveau la vie et le monde. Ce n’est vraiment pas mon problème10.

Si Troeltsch a pris ses distances vis-à-vis de la théologie et de son ancrage ecclésial (dont il n’a jamais contesté la légitimité), c’est donc en raison de sa conception de la religion ou, plus précisément encore, de sa propre religion. Après avoir quitté à contrecœur la théologie11, il s’est mis à apprécier cette liberté qui l’affranchissait du souci que représentait jusqu’alors la tension entre les exigences de la science et les attentes ecclésiales adressées à la théologie12. Ce qui l’a conduit à s’éloigner de la théologie, ce n’est donc nullement une distance intérieure grandissante face à la religion ou au christianisme, mais la façon dont il vivait et concevait sa religion. Elle s’accommodait mal de devenir l’objet d’une réflexion théologique la soumettant à ce que Troeltsch ressent comme un carcan : les exigences logiques de cohérence et de conséquence. Cette résistance à rendre compte publiquement de sa religion est caractéristique de ce que Troeltsch appelle « la mystique spiritualiste », une tendance dans laquelle il inscrit sa propre religion et dont il souligne régulièrement le « lien étroit avec tout l’univers des idées modernes »13.

Mais ce n’est pas le seul élément à se tenir derrière la position que Troeltsch s’efforce d’exposer à Herrmann avec une honnêteté et une liberté de ton qui forcent l’admiration. L’autre facteur est la réponse qu’il apporte à la question de la valeur du christianisme. Ce problème l’accompagne depuis son livre sur L’absoluité du christianisme dont la première édition avait paru en 190214. Mais entre 1902 et 1917, ses positions sur cette question se sont modifiées. En 1902, Troeltsch défendait encore l’idée que si le christianisme ne pouvait prétendre au statut de « religion absolue », un tel statut étant incompatible avec le caractère historique de toute religion, il pouvait néanmoins prétendre à la « plus haute validité » : « Le christianisme est le point culminant de toute religion ayant existé jusqu’à présent, et constitue la base et le présupposé de toute religiosité future qui soit vigoureuse et claire ; aussi loin que s’étende notre horizon historique, il n’y a pas la moindre vraisemblance qu’il soit un jour dépassé et coupé de ses racines historiques »15. En 1902, la valeur suprême reconnue au christianisme avait une portée universelle ; celle-ci allait de pair avec la confiance dans la possibilité d’une histoire universelle constituant « l’horizon historique » de ce jugement de valeur. C’est sur ce point que les travaux ultérieurs de Troeltsch en matière de théorie de l’histoire, et spécialement ses réflexions sur la portée du concept de « développement historique », l’ont obligé à réviser sa position16. Dans l’exacte mesure où le concept de développement historique perd sa portée universelle pour se réduire à l’horizon de l’européanisme, le jugement sur la valeur du christianisme doit à son tour être révisé : le christianisme ressortit à l’histoire européenne de la religion ; c’est dans ce cadre, et dans ce cadre seulement qu’il peut prétendre être reconnu historiquement comme le point culminant de l’histoire de la religion. Le christianisme a dès lors partie liée avec l’histoire de l’esprit européen (ou de l’européanisme, les deux termes sont synonymes chez Troeltsch). C’est sur ce point que Troeltsch identifie sa vraie divergence avec Wilhelm Herrmann :

Nos différences se trouvent [...] dans la conception du rapport et de la place du christianisme au sein du devenir de l’esprit. Cette manière de l’insérer [dans un contexte plus vaste] vous est certainement en soi antipathique ; quant à mon résultat, qui voit dans le christianisme la religion européenne qui dépend positivement et négativement de l’esprit européen comme totalité et qui par-dessus le marché suit l’évolution de cet esprit européen : ce sont les choses qui, pour de nombreuses raisons, vous paraissent erronées17.

Cette remarque est importante parce qu’elle indique la portée proprement religieuse des travaux que Troeltsch consacre à cette époque à la philosophie de l’histoire. Ils portent, pourrait-on dire en utilisant le vocabulaire de la lettre à Herrmann, sur une histoire universelle de l’esprit européen. Tel est en effet l’objet des études de Troeltsch sur l’historisme18. L’« européanisme » est donc un concept historique, et non un concept géographique. En clarifiant les bases méthodiques et logiques de cette problématique, Troeltsch entend ainsi expliciter le cadre dans lequel le christianisme peut encore être considéré comme « le monde religieux » auquel appartient de fait l’Européen du XXe siècle et dont les schèmes symboliques et métaphoriques lui permettent d’articuler son expérience religieuse comme une interprétation pertinente de la vie et du monde.

2. Hermann Cohen et le judaïsme

Le deuxième point particulièrement intéressant pour le lecteur francophone sera sans doute les éléments nouveaux que ce volume apporte à un dossier fort controversé, l’attitude du protestantisme libéral allemand, et plus spécialement de Troeltsch, face au judaïsme19. L’occasion des prises de position les plus critiques de Troeltsch sur ce point lui fut fournie par une controverse avec Hermann Cohen sur l’interprétation du prophétisme hébraïque20. L’objet immédiat de cette controverse est un essai publié par Troeltsch en 1916 dans la revue Logos (l’organe éditorial du néo-kantisme de Bade) : « L’éthos des prophètes hébraïques »21. Ce texte était l’un des éléments destinés à être intégrés dans le second volume du grand ouvrage de Troeltsch sur l’historisme, ce volume qu’il n’eut pas le temps de rédiger avant son décès. Il devait proposer justement la construction de l’européanisme comme « synthèse culturelle du présent »22. L’objet réel du conflit n’est donc pas tant l’interprétation du prophétisme que la place de ce mouvement, et plus largement du judaïsme dans son entier, dans les bases normatives de la culture européenne.

La logique de la construction d’une « synthèse culturelle du présent », Troeltsch l’a exposée dans le premier volume de son enquête sur l’historisme, publié en 192223. L’une des thèses méthodiques de ce livre fait valoir que les idéaux et valeurs d’une époque s’offrent à la réinterprétation (et donc à la reprise et à l’intégration dans une synthèse culturelle) dans l’exacte mesure où ils deviennent indépendants du contexte historique qui les a vus naître24. C’est ce principe que Troeltsch applique à l’étude des prophètes hébraïques. Cela lui permet de distinguer l’éthos historique des prophètes hébraïques de ses réinterprétations modernes. Le premier appartient de part en part à la réalité culturelle de l’Israël ancien et, à ce titre, représente un éthos particulier et particulariste, s’adressant exclusivement au peuple d’Israël ; c’est seulement au gré d’une réinterprétation moderne que l’on peut trouver dans cet éthos l’une des sources de l’universalisme moral.

Avec cette ligne d’interprétation, Troeltsch s’inscrit en porte-à-faux face à la lecture du prophétisme proposée par le grand maître de la philosophie juive de l’époque, Hermann Cohen (1842-1918). Fondateur du néo-kantisme de Marbourg et rénovateur de l’interprétation kantienne, Cohen n’avait pas craint d’identifier dans les prophètes d’Israël les véritables fondateurs de l’universalisme éthique et d’inscrire par conséquent l’éthique kantienne dans la succession directe du prophétisme. Dans l’atmosphère vite surchauffée des années de guerre, les divergences entre Troeltsch et Cohen ne pouvaient que donner lieu à un conflit des interprétations. Un élève de Cohen, le rabbin Benzion Kellermann, rédigea une réplique à l’étude de Troeltsch, dans laquelle il défendait la lecture des prophètes de son maître, et en demanda la publication dans la revue Logos25. Heinrich Rickert, qui sans être le responsable de la rédaction du Logos en assumait la direction de façon intérimaire, consulta Troeltsch à ce sujet.

La réponse de Troeltsch jette une lumière crue sur les relations entre intellectuels protestants et juifs à une époque où l’antisémitisme se manifeste de plus en plus ouvertement. Dans la demande de Kellermann, Troeltsch voit en effet une forme de « susceptibilité juive ou, mieux, de terrorisme juif » dont il croit identifier l’origine dans la façon dont Cohen, devenu « théologien juif » (il enseigne depuis 1912 à la Berliner Hochschule für die Wissenschaft des Judentums), défend « l’identité du judaïsme, de la germanitude [Deutschtum] et du néokantisme de Marbourg ou du platonisme » (252)26. Or, aux yeux de Troeltsch, l’« approfondissement de la réflexion sur l’essence allemande » provoqué par la guerre ne peut que faire prendre conscience de « l’incongruence du rationalisme juif (cette branche du judaïsme) » avec cette essence allemande (253). C’est contre cette prise de conscience que Cohen ferait preuve d’une susceptibilité que Troeltsch juge déplacée. Troeltsch voit une confirmation de son analyse dans les véhémentes protestations de Cohen et de Cassirer qu’avait provoquées quelques mois plutôt un article de Bruno Bauch (un élève de Rickert, professeur de philosophie à Iéna et rédacteur des Kantstudien) intitulé « Vom Begriff der Nation » et publié dans les Kantstudien justement. Cet article défendait un concept ethnique de la nation et faisait incontestablement preuve d’antisémitisme. Les réactions outrées, et en l’occurrence parfaitement justifiées, qu’il suscita conduisirent à la démission de Bauch27. Le lecteur contemporain ne peut que s’étonner de voir Troeltsch citer l’article de Bauch comme exemple de cet « approfondissement de la réflexion sur l’essence allemande », alors que Troeltsch a toujours défendu une conception culturelle et historique de l’identité allemande, dépourvue de toute dimension ethnique. Et il ne peut qu’identifier dans le ton et le vocabulaire utilisé par Troeltsch à cette occasion les réminiscences d’un ressentiment antijuif.

Mais il serait trop court d’en rester là. Cette querelle atteste en effet des divergences entre deux formes de néo-kantisme – le néo-kantisme de Marbourg, dont le concept de rationalité est déterminé par le paradigme mathématico-logique des sciences de la nature, et le néo-kantisme de Bade, qui développe une conception historique et axiologique de la raison ; c’est ce qui explique sans doute le parallèle fait par Troeltsch avec les réactions suscitées par l’article de Bruno Bauch. Or les divergences philosophiques entre les deux écoles du néo-kantisme allemand ne restent pas sans conséquence pour l’interprétation de ce que Troeltsch appelle dans cette lettre « l’essence allemande », une thématique au centre des réflexions de Troeltsch sur la guerre, dans laquelle il voit un affrontement entre deux conceptions culturelles antagonistes de la liberté et de l’État28. C’est dans cette ligne qu’il faut situer l’opposition entre « essence allemande » et rationalisme, conduisant au refus d’une identification de la « germanitude » avec une forme de rationalisme juif, comme celui que prônait Hermann Cohen.

Il s’agit là d’une ligne de fond des positions de Troeltsch, qui rejoint sur ce point comme sur tant d’autres la réflexion de Thomas Mann. En témoigne tout particulièrement le dernier chef-d’œuvre du romancier de Lübeck, Docteur Faustus (1948)29. Avec la figure du compositeur Adrian Leverkühn qui a fait, comme Faust, un pacte avec le diable (lequel revêt d’ailleurs les traits d’Adorno30), Thomas Mann y thématise la question du destin de l’Allemagne en proie aux risques du romantisme et de l’irrationnel, la musique apparaissant dans ce contexte comme l’art spécifiquement allemand parce que spécifiquement irrationnel31. Mais l’opposition entre essence allemande et rationalisme ne saurait être durcie pour former un antagonisme irréconciliable. Le projet d’une synthèse culturelle implique au contraire la nécessité de dépasser ces oppositions sans pour autant nier leur existence. Ce sera le propos de la conférence de Troeltsch sur « Droit naturel et humanité dans la politique mondiale » (1922)32, qui rejoint une fois encore les réflexions de Thomas Mann dans son essai « De la république allemande » (1922)33.

Toutefois, et c’est le troisième point à relever, l’opposition entre l’essence de l’Allemagne et le rationalisme juif ne saurait être interprétée comme un antijudaïsme de principe ; il s’agit bien plutôt d’un critère qui permet à Troeltsch de distinguer entre les formes de judaïsme qu’il estime incompatibles avec « l’essence allemande » (tel le rationalisme juif de Cohen) et celles qu’il salue explicitement, comme le sionisme de Buber dont il soutient les positions dans la discussion qui l’oppose à Cohen sans vouloir toutefois intervenir publiquement34. C’est aussi sur la question du rationalisme que Troeltsch repère une différence significative entre Cohen et Cassirer, malgré les forts liens personnels unissant le maître et l’élève. Cette différence se manifeste à ses yeux dans la tentative de Cassirer pour dépasser une vision « mathématique-fonctionnelle » de la nature dans une conception goethéenne de la nature, de frappe « dynamique et intuitive » (261)35.

3. Max Weber

Le troisième aspect qui intéressera particulièrement le lecteur contemporain concerne le rapport de Troeltsch à Max Weber. On sait que Troeltsch et Weber entretinrent des relations étroites à Heidelberg36 et que, dès 1910, la famille Troeltsch habitait dans la villa de la famille Weber, la « Maison Fallenstein » sise en face du château et de la vieille ville de Heidelberg. Troeltsch participait activement à l’intense vie sociale du couple Weber, et spécialement aux « jours fixes » lors desquels Weber recevait de nombreux intellectuels et universitaires de Heidelberg ou d’ailleurs, tels Emil Lask, Ernst Bloch, Georg Simmel, Stefan George, Friedrich Gundolf, Georg Lukács ou encore Karl Jaspers. Les liens entre Troeltsch et Weber reposaient pour une part essentielle sur des questionnements partagés, en particulier autour du rôle joué par le protestantisme dans l’émergence du monde moderne37. Cette proximité thématique était si forte que les deux érudits ont souvent été associés comme les champions d’un programme de recherche commun, alors qu’ils défendaient en réalité des positions distinctes sur le fond et que leurs démarches obéissaient à des logiques méthodiques divergentes, voire antagonistes38. Les différences entre Troeltsch et Weber n’étaient pas seulement d’ordre scientifique, mais comportaient aussi une dimension personnelle. Les tensions créées par la situation de guerre les firent éclater au grand jour et donnèrent lieu à un conflit si violent que, malgré les efforts de médiation de leurs femmes et une rencontre qu’elles avaient organisée en 1919 à Heidelberg, les deux hommes ne parvinrent pas à renouer leur amitié jusqu’au décès prématuré de Max Weber le 14 juin 192039.

Même si aucune lettre ne lui est adressée, Max Weber n’est pas absent de la correspondance de Troeltsch durant ces années. Quelques lettres de Troeltsch nous fournissent ainsi des informations sur le conflit qui provoqua leur rupture et donnent l’occasion à Troeltsch de brosser le portrait psychologique et intellectuel de Max Weber et de son frère Alfred.

En avril 1915 déjà, Ernst Troeltsch mentionne, dans une lettre à son éditeur Paul Siebeck (le propriétaire des Éditions J. C. B. Mohr à Tübingen, qui était aussi l’éditeur de Max Weber), que sa « relation à Weber a fortement souffert » suite à une « divergence dans une affaire concernant l’hôpital de campagne » dont il assurait la responsabilité à Heidelberg et que ce conflit « a terni ses adieux à Heidelberg » (91). Ces remarques laconiques sont corroborées par une lettre de Weber au « Bureau de district » (Bezirksamt) de Heidelberg en date du 6 septembre 191540. Troeltsch revient sur cet incident en octobre 1917, dans une longue lettre à Heinrich Dietzel, un professeur d’économie de Bonn avec lequel Troeltsch avait entrepris un voyage en Grèce en 1894 et était resté lié d’amitié depuis lors.

Au début de la guerre, j’ai eu un conflit terrible avec Max Weber. Il me jeta à la porte de son appartement de la façon la plus insultante. Le motif en était qu’il qualifiait mon attitude de chauvine, « sans sentiment pour l’honneur et la dignité nationale ». Il s’agissait de l’attitude à adopter face à un Alsacien pacifiste auquel je conseillais de se taire alors que lui [Weber] le soutenait inconditionnellement41.

Les détails de l’affaire n’ont qu’un intérêt anecdotique42. Beaucoup plus intéressante est l’interprétation psychologique que Troeltsch en propose à son correspondant. À ses yeux, cet « éclat » n’est que l’épiphénomène d’« anciennes différences »43 : « Il me considère comme un homme mou, ami des compromis, et comme un crétin [!] politique » (ibid.). La qualification de Troeltsch comme un « homme ami des compromis » résume effectivement l’une des divergences les plus fondamentales entre Weber et lui. Tandis que Troeltsch travaille à une philosophie de l’histoire visant à construire une « synthèse culturelle », c’est-à-dire à concilier des positions à première vue antagonistes, Weber développe une théorie des valeurs dont la pointe n’est pas tant le plaidoyer pour la neutralité axiologique des sciences sociales et économiques44 que la conviction d’un conflit inéluctable entre les valeurs, rendant illusoire toute tentative de synthèse entre elles. Ce sont ces tentatives que Weber dénonce volontiers à l’enseigne du « polythéisme des valeurs » dans lequel il voit une faiblesse du grand âge conduisant à sacrifier tantôt à une valeur tantôt à l’autre, au lieu de s’engager pour l’une d’entre elles en étant conscient que cet engagement obligera à faire violence aux autres. S’avouer ce conflit inévitable, c’est pour Weber faire preuve d’honnêteté intellectuelle. La tâche d’une théorie du sens objectif des valeurs consiste alors justement à mettre en évidence ce conflit45. Dans une perspective wébérienne, vouloir construire une synthèse culturelle ne pouvait dès lors qu’apparaître comme la recherche d’un compromis mou, trahissant un manque de courage et d’honnêteté intellectuelle. À l’inverse, l’insistance de Weber sur l’inéluctabilité des conflits de valeurs devait sembler à Troeltsch une forme d’« intransigeance morale » qu’il voyait s’exprimer chez Max Weber dans un engagement « d’une vigueur démesurée » aux côtés des « persécutés » (377).

Cette lettre à Wolfgang Dietzle donne aussi à Troeltsch l’occasion de dresser un psychogramme saisissant de Max Weber. Il vaut la peine d’en citer un large extrait :

Pour le reste, il est pour moi de bien des façons problématique et impénétrable en son fond dernier. Je ne connais pas ces ultimes arrière-fonds intellectuels. Il ne donne à voir qu’une illusion lorsqu’il apparaît comme un démocrate jusnaturaliste. De la même façon qu’il prend partout le parti des « persécutés », il s’engage avec une vigueur démesurée de ce côté-là. Une haine élémentaire contre le système prussien et contre la personne du monarque actuel y joue un certain rôle. Mais ses arguments en faveur de la démocratie sont toujours d’ordre historique et relatif, et de nature pratique. J’ai l’impression que c’est en vérité la politique pratique qui est son véritable élément et que seul son immense talent lui permet en outre d’être un érudit brillant. Le politicien pratique n’a pas besoin de principes derniers, mais d’une connaissance de la situation et de ses possibilités. Je n’ai jamais compris comment ce relativisme était compatible intérieurement avec son intransigeance morale qui fait avec prédilection des reproches aux personnes qui lui sont étrangères. Cette intransigeance se manifeste de la façon la plus tranchante face à ses amis et face au système dominant, face à tout ce qui est ou semble être officiel, saturé, en position de pouvoir, et prend alors la forme de la justice en faveur des méconnus et des opprimés. Une fois passé ce saut d’humeur, il est de nouveau capable d’apprécier la situation de la façon la plus objective, la plus relativiste et la plus sage et il ironise ses protégés exactement comme il condamne ses adversaires. Il est alors un homme de pouvoir [Gewaltmensch] dont la supériorité soumet tout à ses buts politiques et rationnels sans s’inquiéter des personnes qui se trouvent à sa droite ou à sa gauche. Il va sans dire qu’il fait preuve en tout cela du plus grand désintéressement personnel et de la tournure d’esprit [Gesinnung] la plus honnête et respectable qu’on puisse imaginer46.

Dans ce portrait, Troeltsch met le doigt sur les contradictions qui déchirent la personnalité de son ancien collègue et ami, tiraillé entre son engagement inconditionnel pour les valeurs auxquels il croit et le relativisme propre au « politicien pratique ». Pour Troeltsch, Max Weber est donc en quelque sorte l’incarnation des contradictions inhérentes au champ éthique, que ce dernier analysait brillamment à la même époque en distinguant l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction dans sa conférence sur « l’homme politique ». Que Max Weber incarne ce conflit entre deux attitudes éthiques n’est d’ailleurs guère étonnant tant il est vrai que ce conflit est, pour Weber, constitutif du métier d’homme politique et que, aux yeux de Troeltsch, « c’est en vérité la politique pratique qui est son élément », quoi qu’il en soit des immenses talents qui font de Weber un scientifique de premier plan. Weber personnifie donc à la fois le « savant » et le « politique », ces deux types d’homme moderne dont il présentait à la même époque « la profession et la vocation »47 pour souligner, une fois encore, ce qui les oppose.

4. L’engagement politique : Troeltsch conseiller du prince Max de Bade

Mais la lettre de Troeltsch à Dietzel ne dresse pas seulement le portrait de Max Weber ; elle y adjoint celui de son frère cadet, Alfred, lui aussi économiste de formation et sociologue de vocation. Cela nous amène au quatrième aspect digne de retenir plus particulièrement l’attention du lecteur francophone : l’engagement politique de Troeltsch en faveur de la démocratisation et de la parlementarisation de l’Empire allemand. Dans cette histoire complexe, Alfred Weber joue un rôle non négligeable. En octobre 1917 déjà, il est un étroit collaborateur du secrétaire d’État au Trésor, le comte Siegfried von Rödern (378) ; en novembre 1918, il sera l’un des fondateurs du Parti démocratique allemand (Deutsche Demokratische Partei) auquel Troeltsch se ralliera en décembre 1918 avec son ami Walther Rathenau (le futur ministre des Affaires étrangères du Reich assassiné par des extrémistes de droite le 24 juin 1922) avant d’être élu sous cette étiquette à l’Assemblée constituante prussienne et d’être nommé Sous-secrétaire d’État au Ministère prussien des Cultes. Mais en 1917, c’est encore de la musique d’avenir.

Dès son emménagement à Berlin, Troeltsch noue des contacts avec nombre de hauts fonctionnaires et de politiciens, dont le chancelier de l’Empire Theodor von Bethmann Hollweg48, mais aussi avec des universitaires engagés dans la politique de représentation culturelle de l’Empire comme conseillers, orateurs ou essayistes officieux. La « guerre culturelle » requiert en effet la défense et l’illustration de la culture allemande à l’intention surtout des pays neutres, dont les États-Unis d’Amérique font partie jusqu’en avril 1917. Troeltsch ne tarde pas à jouer un rôle de premier plan dans cette « offensive culturelle » des intellectuels et universitaires allemands. À ce titre, il défend une position modérée, plaidant pour un accord de paix sans annexion ni réparation et s’opposant aux visées annexionnistes prônées par les forces les plus conservatrices, au premier rang desquelles figure le théologien Reinhold Seeberg. En politique intérieure, Troeltsch s’engage en faveur d’une démocratisation de l’Empire et d’une participation des sociaux-démocrates modérés aux responsabilités gouvernementales. À l’automne 1918, il est l’un des acteurs principaux de la création de l’« Alliance populaire pour la liberté et la patrie » (Volksbund für Freiheit und Vaterland) ripostant à la constitution du « Parti de la patrie » (Vaterlandspartei) dans lequel s’étaient regroupées les forces réactionnaires et annexionnistes49. Réunissant un large éventail de courants et de personnalités, des syndicalistes modérés et des sociaux-démocrates aux libéraux et au Centre catholique, le Volksbund ébauche ce qui deviendra en janvier 1919 la « Coalition de Weimar » (sociaux-démocrates, libéraux de la DDP et Centre catholique), formant le premier gouvernement démocratique de l’Empire et adoptant la « Constitution de Weimar ».

Dans ses grandes lignes, tout cela est connu de longue date, grâce en particulier aux travaux d’Hartmut Ruddies50. Les lettres de Troeltsch apportent toutefois quelques connaissances nouvelles, qui rendent plus complexe encore l’image du Troeltsch politique. Elles font surtout apparaître le rôle joué par Troeltsch comme conseiller du prince Max de Bade, qui deviendra le dernier chancelier de l’Empire, le 3 octobre 1918. Il en résulte une série de lettres jalonnant le second semestre 1917, qui ont souvent le caractère de memoranda politiques51. Le prince Max, comme on l’appelait souvent, s’était engagé au début du conflit en faveur des prisonniers de guerre et avait la réputation d’être un politicien libéral. Troeltsch le connaissait depuis l’époque où il siégeait comme représentant de l’Université de Heidelberg à la chambre haute du Grand-Duché de Bade dont le prince assurait la présidence. Depuis la démission contrainte du chancelier Theodor von Bethmann Hollweg le 17 juillet 1917 (à la suite de la révélation d’un entretien confidentiel avec Adolf von Harnack, dont la grand-tante du soussigné a été l’instrument tout à fait involontaire), le prince Max de Bade incarnait les espoirs des libéraux pour le poste de chancelier de l’Empire, mais son nom se heurtait à l’opposition farouche du Haut-Commandement des Armées (Paul von Hindenburg et Erich Ludendorff). Il ne sera appelé à ces fonctions que le 3 octobre 1918, alors que la situation militaire désespérée de l’Empire allemand exigeait l’ouverture de négociations avec l’Entente ; le Haut-Commandement espérait que le « Prince Max » pourrait utiliser sa réputation pour obtenir des conditions d’armistice aussi favorables que possible et était disposé à cette fin à accepter enfin des réformes politiques en Allemagne visant à l’établissement d’une monarchie constitutionnelle. C’était dans ce sens que Troeltsch et ses amis œuvraient depuis 1915. Mais en octobre 1918, il était trop tard. Le prince Max fit certes entrer des sociaux-démocrates au gouvernement, mais il ne put ni obtenir la moindre concession du président Woodrow Wilson ni éviter le soulèvement des matelots de Kiel qui préluda à la révolution, à l’abdication de l’empereur Guillaume II (à l’instigation du prince Max) et à la proclamation de la République le 9 novembre 1918, qui vit le prince Max remettre les responsabilités gouvernementales au social-démocrate Friedrich Ebert (qui deviendra en 1919 le premier président de l’Empire). Le prince Max se retira alors de la politique. Il n’acceptera pas d’être le candidat de la DDP pour Heidelberg lors des élections de janvier 1919, malgré une demande en ce sens qui lui avait été adressée par Max Weber52.

Les lettres de Troeltsch au prince Max prennent toute leur importance si on les lit dans cette perspective. Troeltsch y apparaît alors comme le conseiller politique de celui dont lui et ses amis espéraient qu’il serait rapidement nommé au poste de chancelier et pourrait mettre en œuvre la politique de paix et de démocratisation que les milieux intellectuels progressistes appelaient de leurs vœux.

Les premières lettres répondent à une demande de renseignement du prince à propos des actions d’un officier en faveur d’une initiative de paix qui tienne compte de la situation militaire de plus en plus précaire de la fin du printemps 1917 (les États-Unis étaient entrés en guerre contre l’Allemagne le 6 avril 1917). La réponse circonstanciée de Troeltsch semble avoir convaincu le prince des qualités d’informateur et de conseiller de son correspondant. Dès la semaine suivante (lettre datée du 30 juin 1917), il demande à Troeltsch de plus amples renseignements sur la situation du Reich et sur la politique à adopter. La réponse de Troeltsch est d’une parfaire clarté. La démocratisation du Reich est une nécessité impérative pour pouvoir négocier avec l’Entente, dont les responsables (Wilson, Lloyd George et Kerenski, le Premier ministre russe issu de la révolution de février 1917) sont aux yeux de Troeltsch « des démocrates fanatiques [...] qui ont fait de la guerre une guerre morale » (325). Dans ces conditions, il convient de réformer de toute urgence le droit de vote prussien (il s’agissait encore d’un suffrage de classe) pour introduire le suffrage universel et égal. C’est une « pure et simple nécessité étatique ». Mais ce n’est que le premier pas. Le suivant consiste dans la parlementarisation du gouvernement (le gouvernement de l’Empire n’était pas responsable devant le parlement), et dans la nomination d’un nouveau chancelier53. Enfin, il convient de clarifier les buts de guerre, qui faisaient depuis 1915 l’objet de controverses entre les tenants d’une paix victorieuse assortie d’annexions (la ligne défendue par Reinhold Seeberg et ses amis) et les défenseurs d’une paix sans annexion, négociée avec l’Entente (la position de Delbrück, mais aussi de Harnack). Troeltsch soutient sans surprise l’idée d’une paix sans annexion comprenant le retour au status quo ante (327)54, la reconnaissance de l’Alsace-Lorraine comme un État de plein droit au sein de l’Empire (elle avait jusqu’alors le statut d’un territoire administré directement par l’empereur, donc dépourvu d’autonomie interne), la division de la Belgique en deux provinces et l’autonomie nationale pour les peuples situés aux frontières de l’Empire (Polonais, Tchèques, Hongrois, etc.), le tout assorti d’un ordre de paix garanti par des institutions internationales. Mais ce programme, Troeltsch le comprend expressément comme une nécessité dictée par les circonstances. « Si notre situation était meilleure, c’est-à-dire capable d’emporter la situation, tout cela ne serait pas nécessaire. Mais, dans la situation présente, utiliser le slogan de la paix démocratique comme passerelle pour parvenir à la paix est à mon sens la seule chose possible » (ibid.).

Quelques semaines plus tard, le 4 août, Troeltsch ne peut que constater l’échec, au moins provisoire, de ce plan. Après la démission de Bethmann Hollweg, c’est le juriste conservateur Georg Michaelis qui, sur les instances de Ludendorff, a été nommé chancelier du Reich et ministre-président de Prusse (depuis Bismarck, les deux fonctions étaient liées de fait bien qu’elles fussent de droit indépendantes l’une de l’autre). Son premier discours devant le Reichstag (le parlement de l’Empire allemand) montre que le nouveau chancelier a pris des engagements envers le Haut-Commandement militaire pour limiter drastiquement « la démocratisation et la parlementarisation » (346) : la réforme électorale est remise à plus tard, la plupart des ministres sont des hauts fonctionnaires, les sociaux-démocrates ne sont pas associés au gouvernement.

Le tout est un chef-d’œuvre du divide et impera, le Reichstag a été brillamment marginalisé et se sent dans le rôle désagréable de celui qui a été ridiculisé [...]. Si tant est que la parlementarisation eût pu avoir de l’effet à l’étranger – et c’est le point qui m’intéresse le plus – il faut considérer qu’elle a échoué et qu’elle est restée sans le moindre effet55.

Michaelis ne restera pas longtemps en fonction ; le 31 octobre déjà, il est contraint à la démission. C’est l’occasion de la prochaine lettre-mémorandum de Troeltsch au prince Max. Il ne peut que constater que « tout est en lambeaux » et que l’Empire est « dans la situation la plus critique de la guerre » (388). La politique allemande manque de « clarté et d’honnêteté », tiraillée qu’elle est entre des forces antagonistes. Le parti annexionniste et belliciste a l’oreille de l’empereur ; il rêve de vastes annexions à l’Est et table sur une guerre de longue durée. Le gouvernement, à l’inverse, prétend vouloir mener des négociations de paix. Ces contradictions ne privent pas seulement l’Allemagne de toute crédibilité auprès de l’Entente ; elles minent aussi le moral de la population. À quoi s’ajoute l’attitude des professeurs :

Nommément les professeurs sont terribles dans leur incapacité à comprendre la situation, et les plus circonspects sont, comme j’ai hélas dû en faire l’inquiétante expérience, trop lâches pour exprimer publiquement leur opinion face au terrorisme des « bons patriotes »56.

C’est-à-dire des nombreux professeurs de l’Université de Berlin qui défendaient la ligne maximaliste d’un Seeberg. Ces derniers, rassemblés dans le « Parti de la patrie » (Vaterlandspartei), mènent une politique de mobilisation intellectuelle à outrance, prenant le caractère d’une véritable « fronde » (391) qui menace la stabilité des institutions. C’est pour contrer cette mobilisation belliciste et annexionniste que Troeltsch s’engage à la même époque dans la fondation du Volksbund für Freiheit und Vaterland, prônant une démocratisation à l’interne et une paix sans annexion à l’externe. Car un voyage en Belgique au début du mois de décembre a confirmé la ligne qu’il avait toujours défendue :

L’idée d’annexer ce peuple est impossible et épouvantable ; malgré toutes ses différences [entre Flamands et Wallons, JMT], il est uni dans une hostilité sourde à notre égard et habitué à jouer un rôle sur la scène politique mondiale57.

Les lettres de Troeltsch nous font ainsi découvrir un observateur extraordinairement bien informé, disposant de relations jusque dans les plus hautes sphères58, mais aussi d’une rare clairvoyance sur les errements politiques de l’Empire et leurs inéluctables conséquences. Mais son engagement en faveur d’une démocratisation de l’Empire et de l’établissement d’une monarchie parlementaire (jusqu’au 9 novembre 1918, l’option républicaine n’est pas à l’ordre du jour) n’obéit pas à des convictions de principe, mais à une analyse pragmatique de la situation. La démocratisation est nécessaire pour assurer l’avenir de l’Allemagne, tant sur le front diplomatique que dans les conflits intérieurs. Troeltsch s’en fait donc l’avocat sans état d’âme, et avec toute la force de conviction dont il peut faire preuve. Dès la fin de l’année 1917, il s’engage activement dans la création d’un mouvement fédérateur censé faire pièce à la fronde conservatrice et annexionniste du « Parti de la patrie », ne craignant pas d’afficher publiquement ses convictions dans d’innombrables discours et articles de presse. Sur tous ces points, et sur nombre d’autres encore, le volume des lettres de Troeltsch couvrant les premières années berlinoises fournit d’innombrables renseignements qui nous permettent de nuancer notre jugement et de préciser nos analyses. Il sera indispensable à toute personne s’intéressant au rôle joué par les intellectuels dans la Première Guerre mondiale.

Comme tous les volumes de lettres de Troeltsch, il a été édité avec le plus grand soin par Friedrich Wilhelm Graf en lien avec Harald Haury. Outre une annotation abondante et fort utile, il propose une excellente introduction de Graf, les biogrammes des correspondants de Troeltsch, la bibliographie des titres cités dans les lettres ou dans les commentaires des éditeurs, ainsi que trois indices (personnes, choses, lieux).

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1Il s’agit des volumes II/1-11, les volumes 7 et 10 étant des volumes doubles ; chaque volume compte entre 500 et 1 000 pages.

2Cf. Friedrich Wilhelm Graf (éd.), Ernst Troeltsch in Nachrufen (Troeltsch-Studien 12), Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2002, p. 123-136.

3Friedrich Wilhelm Graf, Fachmenschenfreundschaft. Studien zu Troeltsch und Weber, Berlin/Boston, 2014, p. 355 et suiv.

4Les penchants homoérotiques de Troeltsch sont connus, cf. mes remarques à ce sujet dans le compte rendu du premier volume de ses lettres, Études théologiques et religieuses 91/2 (2016), p. 313-317.

5Cf. le volume Briefe I (1884-1894), Kritische Gesamtausgabe (KGA) 18, Berlin/Boston, 2013, et ma recension citée à la note précédente.

6Cf. les volumes Briefe II et III, KGA 19 et 20, Berlin/Boston, W. de Gruyter, 2014 et 2016.

7Sur les travaux et les options de méthode de Pfleiderer, cf. mon étude « La théologie libérale en Allemagne. De quelques questions que masque un chiffre théologique », Revue de théologie et de philosophie 151 (2019), p. 353-391, spéc. p. 374 et suiv.

8Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages du volume Briefe IV (1915-1918).

9Ibid., p. 435. C’est dans le même sens que Troeltsch écrit au théologien suisse Paul Wernle le 18 septembre de la même année : « Cela fait des années que je suis sorti à pas de géant de la théologie au sens propre, et je ne ressens aucun besoin d’y revenir » (482).

10Ibid., p. 437.

11Lettre à Wilhelm Bousset du 24 novembre 1915, p. 153-157, ici p. 156.

12C’est la question au centre de la lettre à Bousset citée à la note précédente. Mais c’est aussi une question centrale des deux articles que Troeltsch consacre à la question encyclopédique durant ces dernières années à Heidelberg, cf. Ernst Troeltsch, « Regard rétrospectif sur un demi-siècle de science théologique » (1909/1913) et « La dogmatique de “l’école de l’histoire des religions” » (1913), in : Id., Histoire des religions et destin de la théologie, traduit et édité par Jean-Marc Tétaz, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1996, p. 245-274 et 333-355.

13Lettre à Konrad Burdach du 22 novembre 1917, p. 395 et suiv., ici p. 395 ; Burdach était professeur de littérature allemande à Halle et membre de l’Académie prussienne des sciences.

14Ernst Troeltsch, L’absoluité du christianisme et l’histoire de la religion (1902/1912), in : Id., Histoire des religions et destin de la théologie, op. cit., p. 65-177.

15Ibid., p. 150.

16Cf. à ce sujet mes remarques dans l’« Introduction historique » à la conférence de Troeltsch « L’édification de l’histoire de la culture européenne » in : Ernst Troeltsch, Religion et histoire. Esquisses philosophiques et théologiques, traduit et édité par Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor et Fides, 1990, p. 129-139, ici p. 132 et suiv.

17Briefe IV, p. 436.

18Sur le programme du livre de Troeltsch consacré à l’historisme, cf. Friedrich Wilhelm Graf, Hartmut Ruddies, « Ernst Troeltsch : Geschichtsphilosophie in praktischer Absicht » in : Josef Speck (éd.) Grundprobleme der großen Philosophen. Philosophie der Neuzeit, vol. 4, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1986, p. 128-164.

19Cf. mon étude « Le protestantisme libéral de l’Empire wilhelminien : un antijudaïsme théologique ? », Études Théologiques et Religieuses 92 (2017), p. 619-652.

20Cette question a déjà donné lieu à plusieurs études, cf. en particulier Wendell S. Dietrich, Cohen and Troeltsch. Ethical Monotheistic Religion and Theory of Culture, Atlanta, Scholar Press, 1986 ; Hartmut Ruddies, « Hermann Cohen und Ernst Troeltsch [recension du livre de W. S. Dietrich] », Mitteilungen der Ernst-Troeltsch-Gesellschaft V, Augsburg, 1990, p. 38-47 ; Eckard Otto, « Die hebräische Prophetie bei Max Weber, Ernst Troeltsch und Hermann Cohen. Ein Diskurs im Weltkrieg zur deutsch-jüdischen Synthese », in : Wolfgang Schluchter, Friedrich Wilhelm Graf (éds), Asketischer Protestantismus und der Geist des modernen Protestantismus. Max Weber und Ernst Troeltsch, Tübingen, Mohr Siebeck, 2005, p. 201-256.

21Ernst Troeltsch, « Das Ethos der hebräischen Propheten », Logos 6 (1916/1917), p. 1-28. Le texte n’a jamais été traduit en français. Troeltsch l’avait présenté d’abord sous forme d’exposé dans le cadre de la « Religionswissenschaftliche Vereinigung » de Berlin le 17 décembre 1915, cfBriefe IV, p. 251, note 5.

22Sur cette conception, cf. en français Ernst Troeltsch, « L’édification de l’histoire de la culture européenne », in : Id., Religion et histoire, op. cit., p. 141-196.

23Ernst Troeltsch, Der Historimus und seine Probleme. Band I : Das logische Problem der Geschichtsphilosophie, Tübingen, Mohr, 1922 ; maintenant KGA 16, 2008.

24Sur la conception de Troeltsch à ce propos, cf. la lettre de Troeltsch à Heinrich Rickert du 9 janvier 1917, ibid., p. 250-254, ici p. 250 et suiv.

25Le texte parut finalement sous forme de brochure indépendante : Benzion Kellermann, Der ethische Monotheismus der Propheten und seine soziologische Würdigung, Berlin, Schwetschke & Sohn, 1917.

26Cf. par ex. Hermann Cohen, « Deutschtum und Judentum » in : Friedrich Thimme (éd.), Vom inneren Frieden. Ein Buch gegenseitigen Verstehens und Vertrauens, Leipzig, Hirzel, 1916, p. 547-562.

27Bruno Bauch, « Vom Begriff der Nation. Ein Kapitel zur Geschichtsphilosophie », Kantstudien 21 (1917), p. 139-162. Sur l’affaire et son contexte historique, cf. Ulrich Sieg, Jüdische Intellektuellen im Ersten Weltkrieg. Kriegserfahrungen, weltanschauliche Debatte und kulturelle Neuentwürfe, Berlin, Akademieverlag, 2001.

28Cf. Ernst Troeltsch, Der Kulturkrieg. Rede am 1. Juli 1915, Berlin, Carl Heymann, 1915. Sur la position de Troeltsch et son interprétation de la Grande Guerre comme un conflit dont l’enjeu serait la défense de la spécificité de la culture allemande, cf. mon article « Nationalisme et christianisme : deux évangiles ? L’interprétation de la Grande Guerre par Ernst Troeltsch (1914-1915) », Études Théologiques et Religieuses 89 (2014), p. 225-263. Sur la préhistoire de cette thématique, cf. Barbara Beßlich, Wege in den Kulturkrieg. Zivilisationskritik in Deutschland 1890-1914, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2000.

29Thomas Mann, Docteur Faustus. La vie du compositeur allemand Adrian Leverkühn racontée par un ami, traduit par Louise Servicen, Paris, Albin Michel, 1950.

30C’est Hartmut Ruddies qui m’avait rendu attentif à ce point.

31Une thèse d’ailleurs hautement contestable comme en témoignent les travaux de Max Weber sur la sociologie de la musique dans laquelle il identifie justement le paradigme de la rationalisation, cf. Max Weber, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, traduit par Jean Molino, Paris, Métaillier, 1998 ; cf. aussi Jean Molino, « La sociologie de la musique de Max Weber après un siècle », Revue de synthèse 129 (2008), p. 215-239.

32Ernst Troeltsch, « Droit naturel et humanité dans la politique mondiale », in : Religion et histoire, op. cit., p. 263-297.

33Cf. Thomas Mann, « De la république allemande », in : Id., Les exigences du jour, Paris, Grasset, 1976, p. 19-57. Les parallèles sont frappants. La conférence de Thomas Mann a été prononcée quelques jours avant celle de Troeltsch, sans qu’ils aient mutuellement connaissance de leurs textes respectifs.

34Cf. la lettre de Troeltsch à Buber du 5 septembre 1916 (229 et suiv.).

35Troeltsch fait référence dans ce contexte à Ernst Cassirer, Liberté et forme (1916), Paris, Cerf, 2001, dont il publia une recension in Theologische Literaturzeitung 42 (1917), col. 368-371, maintenant in Ernst Troeltsch, Rezensionen und Kritiken (1915-1923) (KGA 13), Berlin/Boston, W. de Gruyter, 2010, p. 330-334. Troeltsch était lié d’amitié avec Cassirer, dont il fait un portrait sensible et positif en le recommandant pour le poste de professeur extraordinaire de philosophie à Heidelberg, à repourvoir suite au décès d’Emil Lask sur le front de Galicie le 25 mai 1915 (233 et suiv.). Troeltsch était lié d’amitié avec Cassirer, qui faisait partie avec Walther Rathenau et Friedrich Meinecke du petit groupe avec lequel Troeltsch entreprenait régulièrement des promenades dominicales à Grünewald. Cassirer avait invité Troeltsch et Cohen pour les mettre personnellement en contact (261).

36Cf. Heinz Eduard Tödt, « Max Weber und Ernst Troeltsch in Heidelberg », in : Wilhelm Doerr (éd.), Semper apertus. Sechshundert Jahre Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg 1386-1986. Festschrift in sechs Bänden ; Berlin/Heidelberg, Springer, 1985, p. 1313-1356 ; Hans Rollmann, « “Meet me in St. Louis” : Troeltsch and Weber in America », in : Hartmut Lehmann, Guenther Roth (éds), Weber’s Protestant Ethic: Origins, Evidence, Contexts, Cambridge/New York/Melbourne, 1993, p. 357-383 ; Friedrich Wilhelm Graf, Fachmenschen-freundschaft. Studien zu Troeltsch und Weber, Berlin/Boston, W. de Gruyter, 2014.

37Cf. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme suivi d’autres essais, traduit par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 2003. L’édition critique des deux versions allemandes a paru dans le cadre de la Max-Weber-Gesamtausgabe, vol. I/9 et I/18 ; elle constitue la base de tout travail sérieux sur ces textes célèbres et contestés. Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité, traduit par Marc de Launay, Paris, Gallimard, 1991 ; Id., Protestantisches Christentum und Kirche in der Neuzeit (1906/1909/1922), (KGA 7), Berlin/Boston, W. de Gruyter, 2004.

38Cf. Hans Joas, Les pouvoirs du sacré. Une alternative au récit du désenchantement, traduit Jean-Marc Tétaz, Paris, Seuil, 2020, chap. 4.

39Marianne Weber avait demandé à Troetsch de faire l’allocution funèbre, mais les obligations politiques de ce dernier, alors secrétaire d’État, ne lui ont pas permis de se rendre à Munich pour les funérailles de Weber. Il a publié le texte qu’il aurait voulu prononcer sous forme de nécrologue dans la Frankfurter Zeitung. Cf. Friedrich Wilhelm Graf, Edith Hanke, Bürgerwelt und Sinnenwelt. Max Webers München, Munich, Volkverlag, 2020, p. 318 et suiv.

40Max Weber, Briefe 1915-1917 (Max-Weber-Gesamtausgabe II/9), Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, p. 120-124.

41Ibid., p. 375.

42Le lecteur trouvera tous les renseignements utiles à ce sujet dans les notes explicatives se rapportant aux lettres déjà citées de Troeltsch et de Weber.

43Troeltsch s’exprime dans le même sens dans une lettre à Paul Honigsheim du 12 juin 1917 : « D’anciennes différences politiques et fondamentales percent au jour chez lui, de sorte qu’il a rompu avec moi de la façon la plus violente sans raison particulière. Sa vie est au fond un duel perpétuel avec ce qu’il considère comme de la corruption, et avant tout avec la personne de l’empereur qu’il rend responsable de l’essentiel. Sur ce point, une discussion est impossible. Vous pouvez bien vous imaginer que je le regrette beaucoup et que tout cela va à l’encontre de ce que je désirerais. » (291).

44Sur ce point, Weber se contente sur le fond de suivre Heinrich Rickert, comme le montre leur correspondance en amont du débat sur la neutralité axiologique dans le cadre du « Verein für Sozialpolitik », cf. maintenant Max Weber, Verstehende Soziologie und Werturteilsfreiheit. Schriften und Reden 1908-1917 (MWG I/12), Tübingen, Mohr Siebeck, 2018.

45Cf. Max Weber, « La profession et la vocation de politique », in : Id., Le savant et le politique. Une nouvelle traduction, trauit par Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003. Sur l’ensemble du problème, cf. Jean-Marc Tétaz, « “Sens objectif”. La fondation d’une théorie de l’agir social dans une théorie philosophique du sens », Archives de sciences sociales des religions 127 (2004), p. 167-197.

46Ibid., p. 376 et suiv.

47La conférence « Politik als Beruf » date de 1917, tandis que « Wissenschaft als Beruf » a été prononcée en 1919. Troeltsch ne pouvait pas en connaître la teneur lorsqu’il écrivait à Dietzel.

48Troeltsch mentionne une lettre de Bethmann Hollweg dans sa correspondance avec le prince Max de Bade (389) ; celle-ci ne nous est malheureusement pas parvenue. L’historien Karl Hampe rapporte dans son Journal de guerre 1914-1919 une entrevue de Troeltsch avec Bethmann Hollweg après la déclaration de la guerre sous-marine à outrance en janvier 1917 dans laquelle Troeltsch reprocha avec force au chancelier d’avoir pris cette décision qui allait entraîner l’entrée en guerre des États-Unis (392, note 13).

49Cf. p. 407 et suiv. (au prince Max de Bade), 409 et suiv. (à Wilhelm Bousset), 415 et suiv. (à Martin Rade), 419 et suiv. (à Albert Einstein) et passim.

50En particulier : Hartmut Ruddies, « Soziale Demokratie und freier Protestantismus. Ernst Troeltsch in den Anfängen der Weimarer Republik », in : Horst Renz, Friedrich Wilhelm Graf (éds), Protestantismus und Neuzeit (Troeltsch-Studien vol. 3), Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1984, p. 145-174 ; Id., « Ernst Troeltsch und Friedrich Naumann. Grundprobleme der christlichen Ethik bei der Legitimation der Moderne », in : Friedrich Wilhlem Graf, Trutz Rendtorff (éds), Ernst Troeltschs Soziallehren. Studien zu ihrer Interpretation (Troeltsch-Studien, vol. 6), Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1993, p. 258-275 ; Id., « Gelehrtenpolitik und Historismusverständnis. Über die Formierung der Geschichtsphilosophie Ernst Troeltschs im Ersten Weltkrieg », in : Friedrich Wilhelm Graf (éd.), Ernst Troeltschs „Historismus“ (Troeltsch-Studien, vol. 11), Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2000, p. 135-163.

5118-23 juin 1917 : p. 303 et suiv. ; 30 juin 1917 : p. 322 et suiv. ; 4 août 1917 : p. 345 et suiv. ; 8 novembre 1917 : p. 384 et suiv. ; 27 décembre 1917 : p. 409 et suiv.

52Pour la biographie du prince Max de Bade, on consultera Lothar Machtan, Der Endzeitkanzler. Prinz Max von Baden und der Untergang des Kaiserreichs, Darmstadt, Theiss, 20182. Les lettres de Troeltsch ne semblent pas être connues de l’auteur, qui ne mentionne pas le nom du théologien et philosophe berlinois dans sa biographie.

53« Les ennemis ne vont pas s’asseoir à la table de négociation avec Bethmann » (326), note Troeltsch.

54À cette date, les troupes allemandes occupent la Belgique, les Flandres et une partie de la Champagne, mais aussi d’importants territoires de l’Empire russe. Le retour au status quo ante signifiait donc l’évacuation des territoires occupés par une armée qui n’avait pas été vaincue sur le champ de bataille, une décision difficile à prendre, et plus encore à assumer politiquement après les centaines de milliers de soldats morts au front.

55Ibid., p. 350.

56Ibid., p. 390.

57Ibid., p. 403 et suiv.

58Troeltsch rapporte ainsi au prince Max avoir été convié à dîner par le duc et la duchesse de Braunschweig après une conférence qu’il avait donnée pour les 400 ans de la Réforme (390 et suiv.).