La santé et la maladie dans la pensée de Georges Canguilhem et d’Oliver Sacks
Georges Canguilhem et Oliver Sacks sont deux penseurs majeurs de la médecine. Ils ne sont pas contemporains et ont vécu des vies très différentes dans des contextes très différents. Leurs travaux semblent a priori peu comparables : Canguilhem a écrit des textes sur la médecine et l’ontologie du vivant, ainsi que des articles d’histoire de la biologie. Sacks est connu de son côté pour ses récits de vies de patients atteints de troubles neurologiques. Un rattachement partagé à la figure éminente de Kurt Goldstein permet un premier rapprochement, mais j’aimerais montrer dans cet article que les positions qu’ils ont défendues – et les combats qu’ils ont menés – dans le champ de la philosophie de la médecine sont très proches sur plusieurs aspects fondamentaux qui touchent autant l’épistémologie que les pratiques thérapeutiques. Je vais donc dans un premier temps faire apparaître les similitudes de leurs conceptions. Et c’est sur ce fond d’alliance qu’apparaîtront dans un deuxième temps de profondes divergences, en particulier sur leur conception de la maladie et de la santé, qui sont à mes yeux d’autant plus intéressantes qu’ils restent proches à plusieurs égards. Ce débat est au final une occasion de penser à nouveaux frais la question profonde et difficile de ce que sont la santé et la maladie.
1. Le combat de Canguilhem contre le scientisme médical
Canguilhem a beaucoup réfléchi sur le statut épistémologique du savoir médical. Il a clairement souligné que l’objet de ce savoir n’a pas la constance objective et stable des lois physiques ou chimiques. Ces dernières – régulant par exemple la pression osmotique, la propagation des influx électrique, etc. – sont indispensables pour comprendre la physiologie du vivant, mais les principes de ce fonctionnement leur sont irréductibles. En effet, ces lois restent les mêmes, par exemple, lorsqu’un cancer perturbe la physiologie d’un organisme et lorsque celui-ci fonctionne sainement1. Pour comprendre ce fonctionnement sain – et ce qui le distingue des dysfonctionnements pathologiques –, il faut prendre pour objet les normes biologiques. Une norme est un principe organisateur des divers processus chimiques et physiques qui ont lieu dans un organisme. Elle instaure un fonctionnement au moyen de ces processus en les articulant et les équilibrant. C’est une norme dans la mesure où elle pose et assure un fonctionnement normal, qui s’exprime quantitativement par des mesures. Ainsi, un apport suffisant d’oxygène dans le sang pour assurer le métabolisme cellulaire (mesuré en termes de saturation d’oxygène) et une régulation du taux de sucre dans le sang par l’insuline (mesurée par la glycémie) sont deux exemples parmi les innombrables normes biologiques qui rendent un organisme viable. La physiologie est la science qui étudie l’ensemble de ces principes fonctionnels et l’art médical s’appuie sur ces connaissances pour rétablir ce qui dysfonctionne.
Toutefois, contrairement aux lois naturelles, les normes ont un potentiel de variation et même d’évolution, de changement. Même au sein d’une seule et même espèce – comme l’espèce humaine –, on ne trouve pas un ensemble fixe et stable de normes, mais des variations dans les constantes (glycémie, fréquence cardiaque et respiratoire, lymphocytes, etc.), voire dans certains cas dans les fonctions elles-mêmes2. Cela s’explique par la capacité du vivant – appelée normativité – à créer de nouvelles normes, à modifier et renouveler ses propres principes de fonctionnement – une capacité qui n’a rien de miraculeux ou surnaturel, elle se manifeste simplement avec le phénomène de la vie. Ces variations sont corrélées aux divers modes de vie des individus ou des populations. Telle façon de vivre aura comme corrélat physiologique tel ensemble de normes ou de constantes. Une sportive n’a pas la même physiologie que celle qui ne pratique pas de sport, une personne travaillant la nuit présente des différences physiologiques par rapport aux travailleurs diurnes, vivre dans un climat chaud également par rapport à un climat plus froid, etc. Ainsi, la physiologie ne peut être une science que dans la mesure où elle identifie et étudie des éléments stables, parfois extrêmement stables dans la vie des organismes3. Elle est la « science des allures stabilisées de la vie »4.
Il s’ensuit une dimension capitale de relativisme dont la physiologie et la médecine doivent tenir compte. Les normes biologiques renvoient aux modes de vie, qui sont évidemment variables, divers, changeants. Ils attestent de la richesse des cultures humaines dans leurs innombrables composantes et ne peuvent entrer dans des hiérarchies axiologiques. D’où l’injonction que Canguilhem adresse constamment aux médecins : leur savoir ne les autorise pas forcément à affirmer que telle constante chez un patient est trop basse et donc pathologique (anémie, hypoglycémie, etc.), car ce peut être une constante appropriée – et corrélée – à son mode de vie propre5. Ils ne sont pas non plus autorisés à juger a priori que tel fonctionnement physiologique est pathologique parce qu’inhabituel ou rare car cela peut être une nouvelle norme vitale. Canguilhem critique ici vigoureusement la tentation scientiste et objectiviste qui attribue au savoir du médecin une position supérieure face à un patient soumis et ignorant de ce qui ne va pas : « Cette ambition peut aller jusqu’à renfermer l’idée qu’un organisme malade n’est, face au médecin et pour lui, qu’un objet passif et docile à des manipulations et sollicitations externes. [...] À corps inerte, médecine agissante. »6
Cependant, ce relativisme est limité par la polarisation entre la santé et la maladie : on ne peut pas éliminer cette polarisation – qui est évidente pour tout être vivant – au nom du respect des spécificités des modes de vie différents. Ce relativisme est d’autant plus tentant – et nous verrons plus tard qu’il a sa part de vérité7 – que Canguilhem soutient qu’il est essentiel de distinguer les notions de pathologique et d’anormal8, et ce pour la raison suivante : dans la maladie, l’organisme subit un dysfonctionnement qui rend impossible son ancienne façon de vivre. Mais pour continuer à vivre, pour que l’ensemble des systèmes physiologiques continue de fonctionner, l’organisme s’adapte à son nouvel état en adoptant une nouvelle norme. Il retrouve une façon de vivre, une norme, qui n’est plus l’ancienne norme, qui est autre. Partant, la maladie n’est pas un pur et simple déficit ; le malade n’est pas seulement un être diminué par rapport à quand il était en bonne santé. Il est devenu un autre car c’est le fonctionnement global de son organisme qui est reconfiguré (de façon temporaire ou pérenne). Par exemple, lors d’une insuffisance cardiaque, les différents systèmes vont adapter leur fonctionnement et leurs constantes (fonction rénale diminuée, fréquence respiratoire augmentée, etc.). Il en va de même avec l’hypertension9, ou une cirrhose du foie, qui provoque une déviation du retour veineux pour éviter le foie (d’où le risque de varices œsophagiennes). Si aucune norme pathologique ne s’institue ou ne parvient à se stabiliser (comme dans un choc anaphylactique), on parle avec Goldstein d’un comportement catastrophique, qui met l’organisme en danger de mort.
En conséquence, comme nous allons le voir précisément avec Sacks, la pratique thérapeutique doit tenir compte de ces normes spécifiques à la maladie et ne pas limiter son regard à la perte des normes anciennes10. Mais un tel relativisme des modes d’existence sain et pathologique ne peut être le dernier mot : tout être vivant ressent qu’être malade et en bonne santé sont des états différents. La différence consiste en ceci qu’une norme pathologique est moins souple qu’une norme saine, elle ne donne pas à l’organisme la même puissance d’adaptation, la même capacité d’affronter un milieu exigeant et difficile. Elle est une forme de vie réduite, plus pauvre, plus fragile. « La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme »11. Ainsi, le malade est restreint dans ses capacités d’accomplissement : il ne peut pas courir, ne peut pas sortir de chez lui, doit suivre un régime strict, etc., afin de préserver son équilibre propre, qui, s’il est pauvre et difficile à vivre, est le seul dont il est capable.
Il en résulte une conséquence importante pour la relation thérapeutique. Canguilhem souligne avec insistance qu’un médecin ne peut juger qu’une norme est pathologique qu’en se basant sur l’expérience en première personne de son patient : c’est en effet ce dernier qui sent que quelque chose ne va pas, qu’il souffre et est restreint dans ses actions et ne parvient plus à vivre comme avant. Il ressent sa nouvelle façon de vivre non seulement comme différente, mais plus limitée et difficile, et c’est pourquoi il va aller consulter un médecin. Tout le savoir médical sur la physiopathologie prend sa source dans demande : « Le médecin a tendance à oublier que ce sont les malades qui appellent le médecin. Le physiologiste a tendance à oublier qu’une médecine clinique et thérapeutique, point toujours tellement absurde qu’on voudrait dire, a précédé la physiologie. »12 Celle-ci se constitue après coup, se systématise, s’appuie sur la biochimie, la radiologie et nombre d’autres disciplines, afin d’expliquer les maux du patient. Son apport est inestimable et on lui doit toute l’efficacité de notre médecine. Mais au final, c’est le patient qui tranche, c’est lui qui peut dire s’il se sent guéri, s’il a retrouvé la vie à laquelle il tient, comme ce menuiser gravement blessé au bras que l’opération ne parviendra pas à rétablir complètement. Mais ayant retrouvé son métier et sa vie d’avant, il peut se déclarer guéri13. Cette thèse – forte et audacieuse – sur la primauté du ressenti en première personne sur le savoir objectif en médecine est aujourd’hui encore très discutée. Essentielle pour contrer les tentations de réduire la médecine à un savoir objectif, la thérapeutique à une technique et l’hôpital à une « machine à guérir »14, elle gagnerait à être affinée et nuancée, même si ce n’est pas mon propos ici15.
2. Sacks comme compagnon de lutte16
J’aimerais à présent montrer comment les récits d’Oliver Sacks sur des personnes atteintes de troubles neurologiques illustrent remarquablement les thèses que nous venons d’exposer. Mais une importante remarque préalable s’impose concernant la notion de maladie que j’utilise. On pourrait objecter que cette notion de maladie, comme dysfonctionnement physiologique débouchant sur une nouvelle norme vitale, est très générale et occulte d’importantes différences qu’expriment les notions de traumatisme, de choc, de syndrome, de handicap, de trouble, etc. De plus, on peut se demander si le seul domaine des troubles neurologiques peut être représentatif d’une thèse portant sur la physiologie globale d’un organisme avec tous ses systèmes (cardiaque, rénal, pulmonaire, immunitaire, etc.). Je répondrais à cette objection en disant que l’intérêt de cette théorie de la maladie est précisément de faire abstraction de ces (importantes) différences afin de mettre en relief des aspects qui n’apparaissent pas forcément si on se focalise sur les nuances et les différences spécifiques. En outre, le fait de montrer qu’une même structure est à l’œuvre dans le domaine somatique et le domaine psychique17 a l’avantage de ne pas tomber dans une posture dualiste entre les deux domaines qui opère d’emblée une abstraction. Je ferai au contraire l’hypothèse que la normativité est un principe ontologique du vivant aussi bien dans ses dimensions somatique que psychique, existentielle et sociale.
Les récits de Sacks mettent en scène des relations thérapeutiques remarquables par leur humanité, leur empathie et leur humilité18. Ils sont l’antithèse de la posture du médecin dominant ses patients du haut de son savoir. Chaque patient dont il s’occupe est pour Sacks une rencontre, une nouvelle aventure qui va lui apprendre des choses et le rappeler à ses limites. On peut éclairer cette attitude par les concepts de Canguilhem : chaque patient est parvenu à trouver un équilibre vital spécifique (une norme) que le médecin doit découvrir et comprendre pour pouvoir l’aider. Et cet équilibre ne peut se percevoir que si l’on prend en compte la globalité de la vie du patient dans sa perspective existentielle propre.
L’histoire de l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau est celle d’un professeur de musique atteint d’un trouble de la perception qui le rend inapte à reconnaître les formes complexes comme les visages (d’où la confusion entre la tête de son épouse et un chapeau). Lorsque Sacks lui montre un gant en lui demandant de quel objet il s’agit, le professeur répond : « Une surface continue, annonça-t-il enfin, repliée sur elle-même. Elle a l’air d’avoir [il hésita] cinq excroissances, si l’on peut dire. » Ce handicap visuel semble (et dans une certaine mesure est) très grave. Or le professeur n’en a que peu conscience et semble même être heureux dans sa vie. L’ignorance de son déficit s’explique en partie de façon neurologique : les formes visuelles ne sont plus rien pour lui et il ne ressent donc pas leur absence. Mais la question essentielle est la suivante : comment fait-il pour pouvoir mener sa vie dans le monde visuel ? Comment peut-il accomplir les tâches quotidiennes comme reconnaître ses élèves ou retrouver son chemin ou ses habits ? Il y a plusieurs éléments de réponse, notamment l’aide et le soutien indispensables de sa femme. Mais ce qui est intéressant, ce sont surtout les normes de comportement qu’il a réussi à instituer dans son propre rapport au monde, et qui sont nouvelles et irréductibles, en accord avec la thèse de Canguilhem, par rapport aux normes de la perception saine. La première consiste à opérer des sortes de déductions sur la base d’éléments de détails pour pallier l’absence de saisie intuitive de l’ensemble. Ainsi, il reconnaît son propre frère grâce à son menton carré et ses grandes dents : « [...] il abordait ces visages – même ceux de ses proches ou d’êtres chers – comme s’il s’agissait de puzzles ou de tests abstraits. » Norme pathologique car fastidieuse, moins efficace, parfois absurde, mais qui constitue néanmoins une nouvelle façon de se repérer, de se retrouver dans le monde et d’y accomplir ses tâches. La deuxième norme, moins fastidieuse, consiste à compenser le déficit de reconnaissance des formes spatiales par une saisie, a priori étonnante et qui constitue une norme inédite, de leur dimension musicale. L’excellent musicien qu’il était parvenait en effet à percevoir la teneur musicale, rythmique, des mouvements. Ainsi, il identifiait ses élèves « aussitôt qu’ils bougeaient. “C’est Karl, s’écriait-il, je reconnais ses mouvements, sa musique corporelle” ». Le professeur a pu continuer d’être heureux en pratiquant son métier jusqu’à qu’il soit emporté par sa tumeur. L’aide que Sacks a pu lui apporter – en plus de la dimension relationnelle de leur rencontre – a consisté au final en une simple recommandation : « Ce que je prescrirais dans un cas comme le vôtre, c’est une vie qui soit entièrement consacrée à la musique. La musique a été au centre de votre vie, maintenant livrez-lui toute votre existence. »19
Un autre chapitre présente le déficit de la fonction d’équilibre lorsque l’appareil vestibulaire de l’oreille interne n’est plus fonctionnel. Les patients concernés ne sont plus capables de se tenir droit et de marcher. Or, ils peuvent retrouver un sens de l’équilibre en utilisant certains muscles dorsaux comme « d’originaux organes d’équilibre ». La nouvelle norme du sens de l’équilibre consiste à se fonder sur la proprioception de ces muscles, à savoir la perception de leur position et de leur état de tension, comme source d’information sur la position corporelle propre. Lorsque ce nouveau système est bien maîtrisé, les patients trouvent immédiatement et spontanément leur équilibre grâce à leurs sensations proprioceptives : « Ils peuvent alors tenir debout et marcher – de façon imparfaite, peut-être, mais en toute sécurité et sans difficulté. »20
Ce sens de la proprioception a été perdu par Christina, la femme désincarnée, suite à une polynévrite aiguë très rare n’affectant que les fibres nerveuses proprioceptives : cette femme n’avait plus aucune sensation de son propre corps, ne pouvant plus savoir spontanément et immédiatement où se trouvent ses mains et la position de ses jambes. Cette maladie affecte très gravement la vie de la patiente, lui donnant le sentiment horrible de ne pas avoir de corps. Dans cette situation très douloureuse, Christina n’a pas réussi à trouver un autre moyen fonctionnel de retrouver cette sensation corporelle. Pourtant, avec beaucoup de courage, elle a réussi à compenser dans une grande mesure les effets pratiques et moteurs de son déficit, sa nouvelle norme consistant à utiliser ses yeux pour garder une conscience pratiquement constante de la position de ses membres qui lui permette de les contrôler en connaissance de cause. Par ce biais, elle pouvait marcher, descendre des escaliers, lacer ses chaussures, etc. « Semaine après semaine, la réaction inconsciente de proprioception fut remplacée par une réaction visuelle tout aussi inconsciente, par un automatisme des réflexes visuels de plus en plus complets et de plus en plus faciles. »21 Ainsi, pour Christina, il est devenu normal – conforme à sa nouvelle norme – de se regarder constamment.
Rappelons pour finir les enjeux pour l’art médical. Le médecin doit tenir compte des spécificités de la norme pathologique, et il n’est pas toujours possible de faire revenir la norme saine (comme quand on traite une infection bactérienne par des antibiotiques). C’est d’ailleurs très rarement le cas dans les maladies neurologiques. On peut – et c’est parfois très utile – administrer de l’haldol à un patient tourettien afin de diminuer son taux excessif de dopamine (on reprendra cet important syndrome plus loin), mais la maladie ne se réduit de loin pas à un tel déficit d’une constante physiologique. Il faut se garder de vouloir atténuer ou supprimer des phénomènes qui procèdent de la nouvelle norme pathologique parce qu’ils ne seraient simplement pas « normaux »22. J’espère avoir montré au contraire que le patient doit habiter sa nouvelle norme, quelque inférieure qu’elle soit, et le rôle du médecin, comme pour le professeur de musique, est souvent de l’y aider. Un dernier exemple pour illustrer ce point : les patients qui ont subi la mutilation d’un membre gardent souvent des sensations de ce membre absent (appelé membre fantôme), sensations très souvent désagréables ou douloureuses. Cependant, sa simple suppression n’est de loin pas toujours souhaitable, le membre fantôme pouvant beaucoup aider à apprivoiser une prothèse. Sacks cite ainsi un de ses patients : « Il y a cette chose, ce pied fantôme, qui me fait quelquefois un mal de chien – [...]. Par contre, si je mets la prothèse et que je marche, la douleur s’en va. À ce moment-là, je sens encore nettement la jambe, mais c’est un bon fantôme... »23
3. La grande santé
Passons à présent de la maladie à la santé. Nous avons vu que dans la maladie, la norme pathologique requiert un milieu restreint, c’est-à-dire des conditions de vie moins exigeantes et difficiles. Partant, le malade est incapable de changer de norme pour être à la hauteur d’un milieu plus exigeant, ce qui revient à dire qu’il manque de normativité, cette capacité inhérente à la vie en général d’inventer des normes. Il s’ensuit que pour Canguilhem, la santé est équivalente à la puissance normative de l’organisme : plus un organisme est sain, plus il est capable de changer, d’inventer des normes qui soient à la hauteur des exigences du milieu. Il donne plusieurs versions de sa définition philosophique de la santé : « Quant à la santé au sens absolu, elle n’est pas autre chose que l’indétermination initiale de la capacité d’institution de nouvelles normes biologiques. » Ou encore : « Être sain, c’est non seulement être normal dans une situation donnée, mais être aussi normatif, dans cette situation et dans d’autres situations éventuelles. »24 On ne saurait trop souligner combien la santé est un concept exigeant pour Canguilhem, un concept idéal au sens où les organismes ne peuvent que tendre vers la santé et sont forcément en déficit par rapport à elle. Se sentir bien, ne pas se sentir malade n’est pas suffisant. Ainsi cette nurse qui se croit en parfaite santé, ignorante de son hypotension et qui n’en prend conscience que le jour où elle doit vivre en altitude. « Or, nul n’est tenu, sans doute, de vivre en altitude. Mais c’est être supérieur que de pouvoir le faire, car cela peut devenir à un moment inévitable. »25
On a pu montrer que cette conception de la santé est très influencée par la pensée de Nietzche, même si Canguilhem n’a pas écrit de textes sur cet auteur26. Si elle est puissance de normativité, la santé n’existe que dans l’épreuve de cette normativité, c’est-à-dire dans la confrontation avec la maladie. Car l’épreuve que représente la maladie contraint l’organisme de faire preuve de normativité en reconfigurant et réinventant ses normes physiologiques. On retrouve ici l’idée nietzschéenne d’une santé dynamique qui traverse en les surmontant les crises de l’existence et qui se renforce par là-même27. La santé est donc bien plus que le fait de se sentir bien, de ne pas sentir le fonctionnement de son corps ; elle est impliquée dans le sens de l’existence humaine, qui réside dans le fait de se mettre à l’épreuve, de bousculer ses habitudes, de se lancer des défis, de prendre des risques, d’aller toujours plus loin. La santé a ainsi quelque chose d’héroïque chez Canguilhem : « La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitales. De là cette séduction exercée encore aujourd’hui sur nos esprits par l’image de l’athlète... »28 Retenons cette figure de l’athlète qui illustre parfaitement cette santé forte, admirable, fascinante et inaccessible à la plupart.
Il s’ensuit une distinction fondamentale concernant la notion de maladie29. Dans un premier sens, auquel nous venons de faire allusion, la maladie est ce qui doit être surmonté pour que la santé s’affirme elle-même. Il s’agit donc plus généralement de toute épreuve qui contraint l’organisme à changer ses normes vitales : une pneumonie bien guérie, un traumatisme psychique surmonté, mais aussi une épreuve physique comme une course en haute montagne, une plongée en eau profonde, une fracture30, tout ceci peut constituer des épreuves pour un organisme en excellente santé et qui prouve sa santé précisément en les surmontant31. Dans un deuxième sens, que Cherlonneix appelle le sens fort, la maladie n’est plus un moment dans la dynamique de la santé mais une diminution de la normativité elle-même, une atteinte organique qui, nous l’avons vu plus haut, contraint l’organisme à se replier sur des normes rigides qui nécessitent d’être préservées des infidélités du milieu. C’est la maladie dans son sens tragique, celle qui entrave et limite nos possibilités d’existence.
Il s’ensuit également une posture très critique sur l’hygiénisme, à savoir les mesures visant à favoriser la santé dans la société (notamment par la prévention et des discours exhortant les individus à prendre soin de leur santé) : « [...] l’homme se sent porté par une surabondance de moyens dont il lui est normal d’abuser. Contre certains médecins trop prompts à voir dans les maladies des crimes, parce que les intéressés y ont quelque part du fait d’excès ou d’omissions, nous estimons que le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine »32. Car pour donner un sens à notre existence, pour avoir une vie intense et forte qui excède la simple survie biologique, nous devons prendre des risques et mettre notre santé en jeu. La santé ainsi comprise concerne donc l’existence individuelle, car c’est chaque individu particulier qui est concerné par l’accomplissement de sa propre existence : « Cette santé libre n’est pas un objet pour celui qui se dit ou se croit le spécialiste de la santé. L’hygiéniste s’applique à régir une population. Il n’a pas affaire à des individus »33. Cette posture tend donc à négliger la grande santé des happy few et à se concentrer sur la masse des gens à la santé fragile : politique pour les faibles et non pour les forts, en termes nietzschéens.
4. Sacks contre Canguilhem : habiter la maladie ou surmonter la maladie
Dans cette dernière partie, la plus importante, je vais tenter une critique de cette philosophie de la santé et de la maladie. Non qu’elle soit totalement fausse, loin s’en faut, mais j’aimerais montrer qu’elle est trop radicale autant dans sa vision de la maladie que de la santé. Je commencerai par remarquer que la différence que Canguilhem établit entre les humains en bonne santé et ceux qui sont malades de façon non provisoire, à savoir ceux qui vivent dans les contraintes douloureuses d’une maladie définitive, tend vers un dualisme qui sépare l’élite des héros de la santé – comme les athlètes et les yogis – des hoi polloi, de la masse de celles et ceux qui n’ont pas assez de puissance normative pour pouvoir mettre en jeu leurs normes vitales, secouer sans relâche leurs habitudes, et qui maintiennent leur vie biologique plus qu’ils ne vivent vraiment. L’influence de Nietzsche est évidemment ici très présente. Je donnerai trois arguments pour critiquer ce dualisme et montrer que la condition humaine ou vivante ne permet pas une opposition aussi radicale entre la santé et la maladie.
Pour mon premier argument, je repartirai de l’idée exposée ci-dessus selon laquelle la norme pathologique constitue une façon de vivre nouvelle, irréductible à l’ancienne. À cet égard, Canguilhem a remarquablement souligné que le malade n’est pas simplement déficient par rapport à quand il n’était pas malade (ou par rapport à quelqu’un en bonne santé, au sens courant du terme). Mais cette idée essentielle est amoindrie du fait que la norme pathologique est pour Canguilhem toujours un repli vital, une façon de vivre plus pauvre, qui assure le fonctionnement organique en diminuant forcément les possibilités d’accomplissement existentiel. En effet, les normes pathologiques « sont bien encore des constantes normales, mais à valeur répulsive, exprimant la mort en elles de la normativité »34. S’il est indéniable que les normes pathologiques sont corrélatives d’un rétrécissement du milieu de vie, on ne peut pas aller jusqu’à dire qu’elles se réduisent à la survie biologique. Or, c’est précisément une des leçons les plus importantes des ouvrages de Sacks. Les récits qu’il raconte montrent en effet que les maladies comportent aussi des aspects positifs qui ouvrent des possibilités d’existence riches et précieuses parfois inatteignables pour des personnes en bonne santé. Le malade fait plus que survivre dans un milieu rétréci, il développe d’autres dimensions d’existence et en cela continue de faire preuve de liberté et d’inventivité vitales. J’appelle ambivalence cette double face de la maladie, qui n’est pas que rétrécissement existentiel mais aussi développement de potentialités nouvelles35.
On se souvient du professeur de musique. La brève description faite ci-dessus montrait déjà comment sa façon de vivre n’est pas un simple rétrécissement vital mais lui a permis d’enrichir et de développer son sens musical. Je développerai deux exemples tirés d’Un anthropologue sur Mars. Le premier est celui de Bennett, un chirurgien atteint du fameux (et parfois grave) syndrome de La Tourette, un dérèglement du système nerveux qui se manifeste notamment par de forts tics, des jurons ainsi que des répétitions compulsives des actions et des paroles d’autrui. Les tourettiens ont une incapacité de se contrôler souvent très invalidante, leur motricité étant très perturbée ; ils ne supportent pas la proximité d’autres personnes, ce qui les amène par exemple à s’asseoir dans les angles lorsqu’ils vont au restaurant. Je relèverai deux aspects de l’ambivalence typique de ce syndrome. Premièrement, le tourettisme est une maladie de la désinhibition, qui provoque une incapacité à retenir des pensées que l’on ne voudrait pas exprimer (d’où l’inadaptation sociale dont souffrent les tourettiens). Toutefois, elle a aussi un aspect positif, qui apparaît notamment lors d’un vol (Bennett pilote et Sacks est son passager). Sacks est frappé par la capacité d’émerveillement de Bennett devant le spectacle splendide des Rocheuses. Il écrit : « Une part de son tourettisme, au moins, s’apparentait à un jeu – à la libération d’une impulsion ludique qui est normalement inhibée, ou perdue, chez la plupart d’entre nous. Les étendues illimitées du ciel lui procuraient à l’évidence une sensation de liberté et d’espace qui le ravissait... »36 Le rapport entre cette liberté et la santé selon Canguilhem37, cette impulsion à se libérer de nos habitudes de vie et à prendre des risques, nous semble clair et intéressant ; c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Sacks est d’abord inquiet : « Si l’envie le prenait de faire tourner l’avion comme une toupie, de lui faire exécuter des sauts et des bonds, des tonneaux et des loopings ? »38 Heureusement le vol se passe bien et Bennett s’avère être un pilote compétent. Cette expérience libératrice de retour à l’enfance d’un malade neurologique présente un piquant contraste avec un passage où Canguilhem oppose radicalement « cette avidité qui pousse l’enfant à se hausser constamment à de nouvelles normes » et le « souci de conservation qui guide le malade dans le maintien obsédant et souvent des seules normes de vie à l’intérieur desquelles il se sente à peu près normal... »39. Deuxièmement, Sacks remarque que les tourettiens sont souvent « attirés par l’athlétisme » et particulièrement doués dans cette activité, car ils sont bien plus à l’aise que des athlètes avec un système nerveux en bonne santé pour effectuer des mouvements à la fois très rapides et précis : « il s’avéra que Shane [un tourettien] parvenait à associer des temps de réaction considérablement réduits – la cadence des extensions de son bras était presque six fois plus rapide que la normale – à une grande régularité et précision de mouvement et de visée »40. Ainsi, l’athlète n’est pas seulement associé à la santé, comme chez Canguilhem, mais également à la maladie.
Donnons un dernier exemple. Temple Grandin est une autiste américaine, devenue une éthologue et ingénieure réputée, spécialisée dans l’invention de constructions d’abattoirs basées sur des connaissances éthologiques41. J’irai directement à l’essentiel sans parler des caractéristiques de l’autisme. Ce qui m’intéresse est l’ambivalence du syndrome de Temple Grandin. Ses grandes difficultés à comprendre les subtilités des interactions humaines et de la vie sociale l’ont motivée à mettre toute son énergie dans son travail et à y exceller : « Je ne suis pas adaptée à la vie sociale de ma ville ou de mon université. [...] Mes intérêts sont essentiellement pratiques, et, même pour me distraire, je lis surtout des publications scientifiques ou des textes en rapport avec l’élevage [...]. Si je ne devais pas relever sans cesse de nouveaux défis professionnels, ma vie serait un enfer. »42 Cette dernière phrase montre bien que la volonté de se dépasser sans cesse, de rechercher sans relâche à tendre vers l’excellence – qui sont une marque de la grande santé selon Canguilhem – est précisément ce que cette femme a développé pour pallier les douloureuses difficultés qu’elle rencontre dans les interactions humaines43.
Mon deuxième argument est en quelque sorte la symétrique du premier : j’ai montré que dans la maladie se trouve encore une puissance et une richesse de vie ; je vais maintenant montrer la fragilité qui se trouve aussi dans la santé. On se rappelle que pour Canguilhem, être en bonne santé implique de mettre en jeu cette même santé : « l’abus possible de la santé fait partie de la santé »44. Pour le dire autrement, être en bonne santé, c’est pouvoir ne pas ménager sa santé, contrairement au malade qui, lui, doit se ménager : « “Me ménager c’est bien facile à dire, mais j’ai mon ménage” disait à la consultation de l’hôpital une mère de famille [...]. Un ménage, c’est l’éventualité du mari ou de l’enfant malade, du pantalon déchiré qu’il faut raccommoder le soir quand l’enfant est au lit, puisqu’il n’a qu’un pantalon », etc. Il est certain qu’être en bonne santé donne « une marge de tolérance des infidélités du milieu »45, et qu’une personne en moins bonne santé n’a pas cette marge de tolérance. À cet égard, Canguilhem a évidemment raison. Mais cette réflexion néglige le fait que le ménagement n’est pas réservé aux malades, il importe au contraire à tout le monde, même à ceux qui sont en bonne santé. Comment doit-on en effet comprendre cette idée d’abus de la santé ? Peut-on dire qu’un fumeur manifeste une meilleure santé qu’un non-fumeur s’il ne développe pas de cancer ou de maladie cardiovasculaire parce qu’il en sortira renforcé et plus solide que l’autre ? Va-t-on plus admirer un sportif qui, ayant gagné un marathon, se vante en disant qu’il a passé la nuit précédente dans des bars au lieu de se reposer ? Il aurait plutôt très peu de chance de se retrouver sur le podium. Que nous enseignent ces deux exemples quelque peu absurdes ? Que le célèbre adage nietzschéen n’est de loin pas toujours vrai : ce qui ne me tue pas m’affaiblit souvent : je peux survivre à un infarctus du myocarde, mais ma fonction cardiaque ne se rétablira jamais complètement. Et si je fume de longues années, je vais nécessairement en sentir d’une façon ou d’une autre les conséquences – que je peux assumer personnellement –, même si je n’en meurs pas. Ainsi, cet idéal d’une normativité absolue, d’une capacité d’affronter toutes les épreuves grâce à notre capacité de renouveler et d’inventer des normes vitales, peut être un mirage. En effet, nous sommes des êtres finis, ayant des ressources vitales limitées et nous devons précisément les ménager afin de nous réserver pour les accomplissements qui apportent le plus de sens à notre existence, comme le marathonien qui suit un régime particulier et prend soin de bien dormir avant une compétition, ou le gourmet qui mange parfois frugalement pour pouvoir continuer d’avoir du plaisir avec des repas gastronomiques.
L’opposition que Canguilhem opère entre vie et survie apporte un éclairage utile sur cette question. Nous avons vu qu’il rapporte ces deux notions à des formes de vie bien distinctes : le malade est réduit à la survie, tous ses efforts se concentrant sur le maintien de son système physiologique ; alors que la personne en bonne santé peut s’offrir le luxe de ne pas se soucier de sa survie et vivre sa vie en se dépassant46. Mais vivre sa vie et se soucier de sa survie ne sont pas antinomiques. Vivre sa vie, réaliser ses fins, se lancer des défis, tout cela est un aspect de la vie ; se reposer, se soigner, faire un régime, également. Il peut certes arriver que nous nous consacrions avec une telle intensité à une mission, un travail ou une passion que nous mettons notre santé en danger, mais cela n’est pas la règle et n’est pas nécessaire. La plupart du temps, la vie et la survie ne s’opposent pas, on survit en vivant, en quelque sorte : la nourriture qui nous apporte de l’énergie et des nutriments est la même qui nous fait plaisir et nous permet de passer du temps avec des amis. L’air qui nous amène de l’oxygène est le même qui permet à la chanteuse de chanter. Abuser de sa santé n’est pas une fin en soi ; par contre, utiliser nos forces vitales pour des accomplissements qui transcendent la sphère physiologique est ce qui rend la vie intéressante. En ce sens, l’hygiénisme, en nous exhortant à nous ménager, a sa part de vérité, pour autant qu’il ne prétende pas lui non plus être une fin en soi et régir de façon absolue et tyrannique la vie des individus.
Nous venons de constater que Canguilhem voit la santé comme une sorte de survitalité. Mon troisième argument consiste à montrer qu’une telle survitalité a quelque chose de pathologique en elle-même, lorsqu’elle est plus qu’un hédonisme insouciant et est liée à une forme d’emballement de la normativité. En effet, la liberté sauvage de transcender les normes peut aussi procéder d’une forme de pathologie : non plus une adhésion rigide à des normes réduites, mais l’incapacité de trouver une assise dans des normes stables. Il y a pathologie quand la puissance normative est en excès, quand elle s’emballe en quelque sorte et ne parvient pas à se stabiliser. Excès est précisément le titre de la deuxième partie de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Les cas présentés ne sont plus des déficits comme dans la première partie, mais des pathologies relevant d’« une physiologie devenue sauvage » qui se manifeste souvent – pensons aux toxicomanies – par le fait de se sentir « dangereusement bien »47. Les patients souffrant de pathologies de l’excès sont en quelque sorte dans l’incapacité de maîtriser ou de mesurer la dynamique de leur flux vital, et Sacks souligne qu’une physiologie mécaniste est incapable de rendre compte d’un tel phénomène. J’avais évoqué plus haut la sensation de liberté du chirurgien tourettien Bennett en pilotant son avion pour illustrer l’ambivalence de la maladie. Nous allons voir à présent que cette liberté, de par son ambivalence précisément, a aussi une face négative. Greg, un patient présentant d’importantes lésions des lobes frontaux à cause d’une tumeur, est un bon exemple. On a pu montrer que les lobes frontaux remplissent une fonction d’inhibition qui permet un contrôle des pulsions psychiques. D’un côté, un tel déficit est vécu positivement. « Nous aspirons tous à nous offrir des vacances ou des fêtes dionysiaques qui libèrent nos sens et nos impulsions de la sujétion de nos lobes frontaux : ce besoin, qui est lié à notre nature contrainte, civilisée et hyperfrontale, a été reconnu par toutes les cultures, à toutes les époques. » Mais Sacks ne tombe pas dans une exaltation romantique et insiste beaucoup sur la face sombre d’une telle libération : « la tragédie commence quand, du fait d’une maladie ou d’une blessure graves, il n’est plus possible de revenir de ces vacances... » Cette liberté se mue en un asservissement qui condamne Greg « à vivre dans l’esclavage de ses lubies et impulsions immédiates »48 et les patients tourettiens comme Ray à se déclarer « contraints à la légèreté »49.
Conclusion
Je conclurai par deux remarques. À la fin du chapitre sur le tourettien Ray dont il vient d’être question, Sacks rappelle que ce patient a eu « une vie bien remplie » et malgré tout heureuse. Et il a réussi à s’accomplir en dépit de, mais aussi dans et par, sa maladie. C’est pourquoi Sacks cite une phrase du Gai Savoir de Nietzsche parce que Ray aurait pu aussi la dire pour lui-même : « Et pour ce qui est de la maladie, est-il seulement possible [...] de nous en dispenser ? »50 Sacks rejoint-il donc le nietzschéen Canguilhem ? Ce n’est qu’une apparence et les interprétations que les deux penseurs font de Nietzsche sont radicalement différentes. Pour Canguilhem, on l’a longuement vu, le sens de la maladie est d’être vaincue, dépassée pour de bon. Elle est le moment négatif par lequel la santé existe en s’affirmant contre elle ; alors que Sacks nous montre des maladies qui ne sont pas provisoires, et donc insurmontables en ce sens. Mais c’est au sein même de la maladie qu’il est possible de la surmonter en apprenant à la vivre et en en développant les potentialités propres. C’est ainsi que Sacks lit Nietzsche : « Paradoxalement, Ray, tout en étant privé de santé physiologique, animale, naturelle, a trouvé une nouvelle santé, une nouvelle liberté, à travers les vicissitudes auxquelles il est soumis. Il est parvenu à ce que Nietzsche aimait à qualifier de “Grande Santé” – à savoir un humour rare, une vaillance et une souplesse de l’esprit : et ce malgré ou à cause du syndrome de Tourette dont il se trouve affligé. »51 Surmonter ou habiter sa maladie, telles sont les deux approches divergentes de nos auteurs52.
En fin de compte, que peut-on conclure de ces réflexions sur la santé et la maladie ? Il faut dire encore une fois qu’il ne peut être question de supprimer la polarité entre la santé et la maladie, qui constitue une donnée humaine essentielle et irréductible à tout relativisme. Sacks n’omet jamais d’attirer l’attention sur ce que les maladies peuvent avoir de terrible et de désespérant. Mais cette polarisation ne doit pas pour autant tourner en dualisme, en opposition radicale : les personnes en bonne santé doivent aussi se ménager, et les malades ne sont pas réduits à devoir se ménager. En outre, la maladie n’est pas une malédiction désespérante, un mal radical53, c’est une épreuve à vivre qui peut être bien vécue et même nous permettre de nous accomplir existentiellement. Dans la vie humaine, la force et la fragilité ne sont pas antinomiques et sont plus enchevêtrées que l’on est parfois tenté de penser. Mais ce qu’il y a de plus intéressant est que nous avons rencontré deux définitions philosophiques opposées de la santé : la notion de puissance de normativité (avec Canguilhem), mais aussi celle d’équilibre et de stabilité (avec Sacks et son idée d’excès pathologique). Et nous avons aussi découvert que chacune peut basculer du côté de la maladie : la normativité, quand elle s’emballe, et la stabilité, quand elle se rigidifie et s’accroche à des normes vitales pauvres ou réduites. La santé participe donc de ces deux opposés : elle est cette vitalité, cette capacité de dépassement et de réorganisation dont parle Canguilhem, mais elle est aussi cette capacité à se stabiliser, à trouver une assise dans des normes de vie équilibrées. La question philosophique de la santé n’a décidément rien perdu de sa complexité.
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1Cf. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Quadrige/PUF, 1966, p. 79, 131 et 148.
2Canguilhem donne l’exemple du yogi, dont la pratique méditative provoque de véritables changements physiologiques en le rendant capable d’influer sur sa vie végétative (comme le rythme cardiaque), bien qu’elle soit normalement de l’ordre de l’involontaire : « Cette maîtrise est telle qu’elle parvient à la régulation des mouvements péristaltiques et antipéristaltiques anal et vésical, abolissant ainsi la distinction physiologique des systèmes musculaires strié et lisse », faisant ainsi « craquer des normes physiologiques », G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 106 et 107.
3Ainsi, on peut dire que tout organisme d’une certaine taille doit absolument assurer une dynamique des processus internes par circulation sanguine, avec un système de pompe (un cœur). Un tel fonctionnement est une norme impérative et invariante.
4G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 137.
5Un exemple revient souvent : « Manger des fèves équivaut à s’empoisonner pour le Méditerranéen que son patrimoine génétique prive d’une certaine diastase. Le même déficit enzymatique a valu, au contraire, à quelques populations africaines un surcroît de résistance au paludisme. » Georges Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, p. 39.
6G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 16.
7Mentionnons encore que cette dimension de relativisme anticipe des tendances médico-sociales qui vont apparaître dans les années 1970. Comme l’a bien montré Alain Ehrenberg, les maladies comme la schizophrénie commencent alors à être conçues comme des modes de vie ayant leurs difficultés mais aussi leurs qualités spécifiques. La schizophrénie est un problème, certes, mais tout le monde a des problèmes. Alain Ehrenberg, « L’idéal du potentiel caché. Le rétablissement, le rite et la socialisation du mal », Anthropologie & Santé 20 (2020) [en ligne], mis en ligne le 30 avril 2020, consulté le 10 juillet 2020, URL : https://journals.openedition.org.
8D’où le titre : Le normal et le pathologique, dont c’est la thèse fondamentale.
9L’exemple est discuté dans G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 46.
10Canguilhem cite Goldstein pour illustrer ce point : « Nous avons appris à ne pas toujours lutter contre la fièvre, mais à considérer éventuellement l’élévation thermique comme une de ces constantes qui sont nécessaires pour amener la guérison. De même en face d’une pression sanguine élevée ou de certains changements dans le psychisme. » G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 129.
11Ibid., p. 119-120.
12G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 139.
13Ibid., p. 73.
14G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 40.
15Cf. notamment Ibid., p. 39 : « Il y a bien des cas, désormais, où pour identifier une maladie on doit apprendre à ne pas en chercher l’accès en passant par le malade. D’un point de vue d’enzymologiste, on peut apercevoir des états de maladie réelle, bien que latente et provisoirement tolérée, méconnus par le clinicien... » L’article de Michel Morange, « Retour sur Le normal et le pathologique », in : Anne Fagot-Largeault et al. (dir.), Philosophie et Médecine. En hommage à Georges Canguilhem, Paris, Vrin, 2008, p. 155-169, présente bien les limites et les aspects problématiques de cette thèse dans l’œuvre du philosophe français.
16Les points de convergence entre la pensée de Canguilhem et celle de Sacks ont été brièvement mis en relief par Claude Debru dans son article « Georges Canguilhem et la normativité du pathologique. Dimensions épistémologiques et éthiques », in : Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences (actes du coloque 6-7-8 décembre 1990), Paris, Albin Michel, 1993, p. 114.
17Certes, la neurologie n’est pas la psychiatrie. Elle se situe d’emblée à l’intersection du somatique et du psychique. Mais il serait intéressant d’appliquer le même modèle aux troubles psychiatriques.
18Je me suis basé sur les deux ouvrages suivants (parmi beaucoup d’autres) : Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau et autres récits cliniques, traduit par Édith de la Héronnière, Paris, Seuil, 1988 ; et Id., Un anthropologue sur Mars, traduit par Christian Cler, Paris, Seuil, 1996.
19O. Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., respectivement p. 30, 29 et 35.
20Ibid., p. 103. Le chapitre s’intitule « Au niveau ».
21Ibid., « La femme désincarnée », p. 71. Ces exemples de modification fonctionnelle rappellent ce que peut accomplir le yogi selon Canguilhem, cf. supra note 3.
22Cf. supra la note 9 où Canguilhem relève que l’on a appris à ne pas lutter contre la norme pathologique qu’est la fièvre.
23O. Sacks, « Fantômes », in : L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 96-97.
24G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 129 et 130. Cf. également p. 86.
25Ibid., p. 119. Voir aussi notamment le cas de l’hémophilie, p. 132.
26Je m’appuie, pour montrer cette influence nietzschéenne sur le philosophe français, sur Laurent Cherlonneix, « Après Nietzsche et Canguilhem », in : Philosophie et Médecine, op. cit., p. 35-48. Michel Fichant rapporte le propos suivant de Canguilhem : « Je suis un nietzschéen sans cartes » (« Georges Canguilhem et l’Idée de la philosophie », in : Georges Canguilhem. Philosophe, historien des sciences, op. cit., note 4, p. 48).
27Rappelons le célèbre adage devenu slogan : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » (Crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1977, § 8) car il dit bien l’essentiel : en ne me tuant pas, la maladie me renforce.
28G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 134.
29À ma connaissance, on doit cette distinction capitale à Laurent Cherlonneix.
30L’épreuve de la fracture est surmontée par « une bonne et solide soudure d’un col de fémur fracturé », Ibid.
31Apportons encore une précision. Comme le montre Cherlonneix (p. 38-39), la grande santé ne requiert pas nécessairement de tomber réellement malade et de s’en relever. Il s’agit plutôt de se mettre à l’épreuve du risque de tomber malade en changeant ses normes vitales. Ainsi, faire une randonnée éprouvante en haute montagne nécessite une adaptation physiologique et comporte le risque d’attraper le mal des montagnes ou une autre maladie, mais on ne va pas forcément tomber malade.
32G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 133.
33G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 62.
34G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 137. Ainsi, le malade a juste assez de normativité pour avoir trouvé un nouvel équilibre pathologique. Voir également p. 132.
35J’aimerais faire une importante remarque : cette ambivalence ne veut pas dire que la maladie et la santé ne seraient que des formes de vie différentes et égales. La souffrance et les limitations restent l’expérience centrale du malade et Sacks en a évidemment pleinement conscience. Rappeler la souffrance et les limitations des malades, ce n’est pas leur dénier un droit à l’existence, c’est simplement reconnaître qu’il est difficile de les vivre, c’est avoir de la compassion. Et chez Sacks, cette compassion s’accompagne d’admiration envers les malades ; c’est la coexistence de ces deux attitudes (cette ambivalence) qui est absolument remarquable dans ses récits. Parfois, comme dans le cas de Christina vu ci-dessus, la maladie est terrible et c’est la souffrance et les limitations qui dominent (cf. O. Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 77).
36O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, op. cit., p. 134.
37G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 67, où il parle de « santé sauvage ».
38O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, op. cit., p. 161-162.
39G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 124.
40O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, op. cit., p. 151. Ainsi, le tourettien est à l’aise dans la rapidité comme nous le sommes dans la lenteur, ce sont deux normes de motricité corporelle différentes.
41Elle a écrit une autobiographie : Temple Grandin, Ma vie d’autiste, traduit par Virginie Shaeffer, Paris, Odile Jacob, 1994.
42Temple Grandin, citée par O. Sacks dans Un anthropologue sur Mars, op. cit., p. 370 (je souligne).
43Ajoutons une importante remarque sociologique venant d’Alain Ehrenberg dans l’article cité plus haut. L’auteur montre que cette façon de concevoir une voie de rétablissement qui optimise les avantages induis par la maladie n’est possible que dans un contexte socio-historique particulier : la société individualiste contemporaine qui valorise la réalisation de soi et la responsabilité individuelle. Chaque individu est appelé à accomplir sa vie en développant ses potentiels propres. Les divergences entre nos deux auteurs s’expliquent ainsi en partie par le fait qu’ils appartiennent à des époques différentes : « Seul le système d’attentes communes de la société moderne encourage et permet d’agir normativement par soi-même. Cette attitude trouve aujourd’hui un support dans l’espace public, inimaginable il y a encore un demi-siècle. » A. Ehrenberg, « L’idéal du potentiel caché », art. cit., p. 14.
44G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 133.
45Ibid., p. 130.
46Cf. ibid., p. 132. « Goldstein remarque que le souci morbide d’éviter les situations éventuellement génératrices de réactions catastrophiques exprime l’instinct de conservation. Cet instinct n’est pas, selon lui, la loi générale de la vie, mais la loi d’une vie rétractée. L’organisme sain cherche moins à se maintenir dans son état et son milieu présents qu’à réaliser sa nature. »
47O. Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 122. Cf. également supra, n. 33. Les maladies inflammatoires, dont on connaît aujourd’hui bien l’importance, peuvent être vues comme des réactions excessives de l’organisme.
48O. Sacks, Un anthropologue sur Mars, op. cit., p. 108-109 et 104-105.
49O. Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 136.
50Ibid. La citation vient du Gai savoir, Paris, Folio, 1982, p. 25.
51O. Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit., p. 136.
52Cette alternative rejoint la distinction courante en philosophie de la médecine entre guérison et rétablissement. La guérison est le fait de ne plus être malade alors que le rétablissement est le fait de retrouver une vie satisfaisante et équilibrée sans pour autant avoir vaincu la maladie.
53Dans un chapitre sur les maladies congénitales, Canguilhem utilise des termes très fortement négatifs : « le mal est réellement radical », « Être malade, c’est être mauvais, non pas comme un mauvais garçon, mais comme un mauvais terrain » (G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 210).