Tomber malade
Un point de vue écologique et phénoménologique
La maladie possède une signification plurielle, selon la perspective que l’on adopte, tour à tour carence ou exubérance, dysfonction par défaut ou excès, et elle se manifeste de diverses manières selon qu’on est radiologue, hématologue, laborantin, généraliste ou infirmier. Pour cette raison, nous avouerons volontiers que la recherche d’un critère de démarcation théorique, clair et a priori, entre la maladie et la santé est une discussion philosophique quelque peu vaine, ne serait-ce que parce qu’on présuppose régulièrement en son fond une logique aristotélicienne de l’essence, peu adéquate à la morphologie floue de ces concepts1. Un critère de cet ordre n’est pas tant une vérité philosophique apriorique essentielle qu’un objet permanent de luttes politiques et sociales, et dont la recherche de légitimité tient peut-être moins à une authentique préoccupation philosophique qu’aux politiques d’assurances, qui veulent faire croire à une démarcation naturelle évidente là où la vie se joue bien de ces frontières nettes – comme en témoigne ces vécus inclassables que sont la fatigue ou la douleur chroniques.
Si pour ces raisons, et certainement bien d’autres encore, la maladie et la santé se laissent assez mal délimiter théoriquement, il reste cependant à remarquer que, en dépit de la variété des perspectives, il demeure un point commun à tous ces usages : la « maladie » et la « santé » sont des concepts éthiques épais (« thick »)2, en ce sens qu’il s’agit de concepts dès le début autant descriptif qu’évaluatif et prescriptif. Dire que « x est malade », c’est à la fois attester un état de fait, porter un jugement de valeur et faire advenir une série d’exigences – dont les prescriptions thérapeutiques représentent la meilleure des illustrations possibles : être malade, c’est devoir se mettre au repos, prendre des tisanes et des médicaments, avoir le droit à certaines substances interdites, etc. Déclarer quelqu’un « malade » c’est constater un désordre (de la température, une tumeur, une bactérie, un virus, un comportement pathologique, etc.) qui affirme d’emblée, à tout le moins implicitement, la valeur vitale de l’ordre. À vrai dire, le médecin déclare un individu malade comme on déclare une cérémonie ouverte : non seulement il fait apparaître une délimitation objective dans ce qui n’était jusqu’à présent qu’une discontinuité vitale subjective, mais encore il renforce la légitimité de cet état de discontinuité vitale, dans la mesure où il devient publiquement acceptable que le sujet n’aille pas au travail, soit ralenti, moins disponible voire désagréable.
Les concepts de « santé » et « maladie » ont donc toujours dès le départ un sens intersubjectivement constitué, à la lumière de l’attestation et de la reconnaissance cliniques, socialement située dans une pratique de consultation. Ces concepts renvoient, ne serait-ce qu’implicitement, à ce fait primordial d’une normativité de la vie, d’une vie qui, à tout le moins, veut la vie – et sans qu’il soit nécessaire de brandir immédiatement à ce propos le spectre du vitalisme et du finalisme ; il s’agit d’une évidence du monde de la vie3. S’il est tout à fait possible de réduire le contenu de ces concepts à des réalités physiques et chimiques évidées de leur sens « moral », il reste que cette entreprise n’en charrie pas moins son lot d’absurdités, comme s’il pouvait être évident qu’une maladie, telle que le cancer, ne soit qu’« une modification cellulaire » ou la dépression, une « simple modification dans le flux synaptique » – la honte que connaissent certains patients souffrant de maladies dites « mentales » est une bonne preuve de cette absurdité, que la naturalisation desdites maladies croit naïvement pouvoir corriger, mais dont elle contribue, probablement, à renforcer la stigmatisation, dans la mesure où elle inscrit durablement un rapport au monde dans un caractère et finalement une « nature »4.
Si la médecine se sert indiscutablement à bon escient de la physique et de la chimie, elle n’est pas pour autant une science naturelle comme les autres, ne serait-ce que parce qu’elle présuppose, à l’arrière-plan de sa pratique, la perspective humaine d’une vie qui préfère la vie à la mort. Dans la définition même de sa tâche, la médecine présuppose la valeur de la vie, quand bien même cette valeur est passible de diverses interprétations (quantité vs qualité, ordre vs désordre, fonction vs dysfonction, équilibre vs déséquilibre, vitalité vs léthargie, etc.). Les cellules appartiennent à des systèmes biologiques et des organes, et ces mêmes systèmes et ces mêmes organes appartiennent à des totalités organiques dont « on » préfère la survie et le développement plutôt que la décomposition totale. Cette perspective médicale, qui « contamine » ainsi la « pureté » des faits par l’« impureté » conceptuelle des valeurs, n’est pas moins évidente et rigoureuse que celle qui veut voir dans la vie la simple réalisation des lois de la nature – c’est pourquoi le médecin peut devenir à certains moments le gardien de la bonne hygiène de vie, comme lorsqu’il suggère à son patient qu’il devrait arrêter de fumer.
Cette perspective, on peut l’appeler « écologique »5, au sens où l’on considère que la réalité première et dernière de l’activité médicale reste, en fin de compte, un sujet en prise avec un environnement (à la fois biologique et social). Cette perspective est intrinsèque à la médecine, étant donné que ses critères de jugement privilégiés, la santé et la maladie et leurs dérivés (mauvaise santé, maladie chronique, handicap, etc.), sont des concepts qui n’ont de sens qu’au niveau de la réalisation d’un organisme dans l’environnement. Une cellule ou un organe ne tombent pas malades, sinon par métonymie. Cette perspective écologique définit, à l’évidence et à tout le moins, la clinique médicale. Lorsque le clinicien prend son patient au sérieux, il considère en vérité la vie dans son ambivalence, tour à tour fait et valeur, nature et culture. Quand son attention se porte sur le versant « nature », le versant « culture » continue à exister à l’arrière-plan, et inversement. Quand le médecin se réfère aux manifestations organiques du stress par exemple (troubles digestifs et cardiovasculaires entre autres), il ne cesse de les regarder à partir d’une culture, qui lui offre non seulement un cadre technologique et institutionnel pour les mesurer, mais aussi un système, voire une hiérarchie, de valeurs pour en apprécier la désirabilité. Mais s’il se réfère ainsi toujours quelque part à cette désirabilité, il est bien obligé de tenir compte de la manière dont cette désirabilité s’exprime chez son patient, sous peine de tomber dans un dogmatisme moralement et juridiquement inquiétant. Qui voudrait en effet décider sérieusement de la désirabilité d’une vie uniquement du dehors d’une représentation naturaliste savante – qui ignore par ailleurs régulièrement ce qu’elle doit à sa détermination institutionnelle et sociale ?
Si la maladie n’est donc peut-être jamais définissable from a view of nowhere, il reste que cette expérience est compréhensible en tant que réalité subjectivement vécue et partagée (intersubjectivement constituée). De ce point de vue, elle possède toujours un « air de famille ». La maladie semble être un « existential », pour parler comme Heidegger, au sens où nous sommes tous appelés à tomber malades, comme s’il s’agissait là d’une loi de la vie elle-même, dont on sait qu’elle puise dans la guérison les ressources contre les mésaventures à venir – et sans que cela implique nécessairement de défendre un dolorisme qui sanctifie la souffrance ; il s’agit tout bonnement de cette évidence, biologique et existentielle, qui veut qu’en guérissant nous nous équipions d’anticorps et de capacités pratiques et affectives à nous débrouiller le cas échéant. Du point de vue écologique, la maladie est un phénomène naturel et en même temps, paradoxalement, la réponse que donne l’organisme à ce qui menace son intégrité. À de nombreuses reprises, Binswanger rappelle que la maladie mentale est un enfermement dans une perspective unique sur le monde ; Goldstein et Canguilhem ne disent pas vraiment autre chose des pathologies somatiques, lorsqu’ils insistent sur le rétrécissement et la rigidification du monde du malade, contraint de restreindre ses normes vitales et sociales pour se préserver et favoriser le rétablissement – au lieu se risquer au contact des « infidélités » du milieu, comme nous le faisons du moment que nous sommes en bonne santé6. La maladie n’est donc jamais seulement un accident physique, chimique ou fonctionnel, mais elle est un événement qui tient à la relation de l’organisme avec son milieu, un organisme qui cherche à faire au mieux avec les ressources à disposition.
Il faut pouvoir comprendre que cette survenance d’une perspective unique, rigide et restreinte, représente une solution adaptative plutôt qu’un simple déficit, à première vue déplorable. Le rétrécissement des normes dans la maladie demeure la manifestation d’un « projet » vital, c’est-à-dire une entreprise vitale qui cherche à composer avec les « moyens du bord » pour que l’issue soit, encore et toujours, la vie. Quitte à sembler contradictoire, il faut bien dire que la maladie est un fait de la santé, comme la santé est « la capacité à tomber malade et s’en relever »7. Autrement dit, la réorganisation, organique et comportementale, que demande l’entrée en maladie, représente une forme d’ordre vital minimal visant au rétablissement d’une allure de vie acceptable pour le sujet – c’est pourquoi, soit dit en passant, il faut être bien prudent lorsqu’on cherche à reconstruire le fonctionnement sain de l’organisme sur la base des déficits pathologiques8. La fièvre est une réaction physiologique dont la fonction, d’un point de vue strictement écologique, consiste à ralentir l’organisme, de manière à lui permettre de récupérer. La maladie engage ainsi toujours la totalité de l’organisme, selon ce principe gestaltiste qui veut que le tout réagisse pour maintenir sa forme quand une de ses parties est lésée (un principe manifestement « fractal », puisqu’il vaut autant au niveau organique des fonctions que pour le comportement dans un environnement). Telle est la « créativité » à l’œuvre quand on tombe malade, une créativité modérée parce que limitée et empêchée, mais une créativité tout de même, parce que s’y atteste toujours des suppléances. Dans son autobiographie Electroboy9, Andy Behrman raconte l’apparition et le développement de son état maniaque. Outre les nombreuses descriptions fines de l’état dans lequel il se trouvait alors, on est frappé par les diverses formes de suppléances spontanées qui jalonnent un comportement, par ailleurs excessif et inadapté : ainsi, par exemple, Andy sent très tôt qu’il doit quitter son village natal, un milieu « étroit » qui convient mal à son état frénétique. C’est pourquoi il part vivre à New York, comme s’il savait déjà, au fond de lui, qu’il y trouverait un milieu de vie pratiquement et affectivement plus ajusté à son état – Manhattan offrant un espace ouvert et infini de sollicitations, favorables à l’expansion maniaque. Dans un tout autre registre, Suzanne, une patiente atteinte de sclérose en plaques (SEP), développe spontanément, et en dépit de sa dégénérescence neurologique, des ajustements comportementaux (postures du corps et allures privilégiées, utilisation intensive de la vision pour la locomotion, planification cognitive, etc.), et elle recrée des environnements adaptés à sa situation (organisation intelligente de l’espace, préférence pour des sols plats plutôt que pavés, choix de commerces où l’on se fait servir, etc.). Si des pans entiers du monde disparaissent pour Suzanne (notamment les espaces publics aux heures de pointes), d’autres viennent au premier plan : la voiture est ainsi un espace de locomotion privilégié, non seulement parce qu’elle peine évidemment à se déplacer à pieds, mais aussi parce que, à l’abri dans l’habitacle, elle ne craint plus d’être bousculée et contrôle mieux l’exécution de ses gestes, du moment qu’ils se limitent aux seules mains à portée de vue sur un volant (elle dispose une voiture pour personnes en situation d’handicap). Et il faudrait peut-être se risquer à envisager de la même manière son état dépressif, dans lequel elle avoue parfois trouver « refuge ». Au même titre qu’il peut s’agir, d’un point de vue naturaliste, d’une conséquence organique de la SEP, au même titre il faudrait pouvoir y voir, d’un point de vue écologique, le dernier recours d’une vie durablement affaiblie et amoindrie. La « décoloration » affective de la vie dans la dépression représente sans doute aussi la dernière « solution » du vivant pour composer avec les exigences du réel, en l’occurrence une manière d’émousser jusqu’à la limite la force de ces sollicitations auxquelles on ne sent plus capable de satisfaire.
S’il ne fait aucun doute qu’il y a ainsi toujours dans la maladie la tentative de faire émerger un ordre de secours profitable, il n’empêche que s’y manifestent en même temps des solutions adaptatives pathologiques voire mortifères – comme le suggère la dépression de Suzanne. Certaines suppléances stratégiques, telles que le repli et l’évitement, conduisent bien souvent à de véritables impasses existentielles. Il n’est pas complètement exact de dire qu’il n’y aurait, dans la maladie et le handicap, que des suppléances créatrices visant à maintenir l’intégrité de la vie, comme lorsqu’on plisse les yeux dans la myopie. La tendance à la pensée positive et au wishful thinking nous conduit souvent à passer un peu vite outre le « négatif », c’est-à-dire à camoufler les déficits en qualités et les maladies en opportunités de dépassement de soi – par exemple la tendance actuelle à qualifier le sujet remis d’un cancer de « survivor »10.
Si la maladie présente bien une réaction adaptative, elle est et demeure toutefois toujours un ordre vital amoindri, affaibli et fléchissant. Goldstein, Binswanger ou Canguilhem ont tous trois eu soin de bien insister sur le fait que cette existence chancelante était toujours un saut qualitatif, c’est-à-dire l’entrée dans une autre forme de vie, un nouvel ordre vital, et non le même à quelques dimensions près – ce que suggèrent à l’évidence les idées d’amoindrissement, fléchissement et rétrécissement. Pour reprendre par exemple une formule de Binswanger, il en va dans la maladie mentale d’une « forme manquée de la présence », au sens où le sujet se réorganise peut-être, par excès comme par défaut (par exemple manie vs mélancolie), mais au prix d’un fléchissement et une rigidification durables, qui empêchent dorénavant de tolérer d’autres normes vitales et sociales que celles que la maladie a instaurées, en quelque sorte par nécessité. Aussi observe-t-on qu’Andy ne supporte pas de rester au calme à la plage11, comme Suzanne ne supporte plus les endroits bondés et désordonnés. Il semble donc qu’il s’agisse partout, dans la maladie, de la survenance de solutions adaptives faute de mieux, dont les nouvelles normes vitales et sociales exigent de sacrifier l’ambivalence, la souplesse et le dépassement de l’organisme à un principe de conservation et d’économie. Qui plus est, le maintien de telles formes de vie dans le temps paraissent être à l’origine d’une densité génétique et affective malheureuse, étant donné que l’expérience du sujet malade connaît, avec le temps, des phénomènes de renforcement et de confirmation : plus le monde de Andy est excitant, plus il est excité et plus il tend à ne voir et saisir que ce qui peut entretenir son existence euphorique ; plus le monde de Suzanne est démotivant, moins il a de sens, et moins il a de sens, plus il est démotivant (un cercle vicieux qui convient tout particulièrement, comme on le sait, à l’expérience phobique : plus quelque chose devient anxiogène, plus on se replie, et plus la chose en question présente ses propriétés anxiogènes).
Développer tous les aspects du fléchissement dans la maladie dépasserait le cadre de cet article. Que l’on nous permette simplement, pour conclure, d’insister sur le fait que la maladie est par essence une propriété de la vie de l’esprit plutôt qu’une caractéristique de la matière organique et/ou de la pensée, comme on a pris l’habitude de le concevoir dans une anthropologie dualiste. Tomber malade ce n’est pas seulement connaître un déficit ou un excès physiologique accompagné de représentations mentales malheureuses, là aussi par défaut ou excès. Tomber malade, d’un point de vue écologique, c’est faire l’expérience d’une désorganisation et d’une réorganisation de notre assise pratique et affective au sein du monde. Dans le cas d’Andy, il n’est pas tout à fait juste de dire qu’il s’agit seulement d’idées de grandeur ou de toute-puissance, comme l’enseigne la psychanalyse. Comme le remarque encore Binswanger, il s’agit dans ce cas d’un jugement externe en fonction de critères extérieurs à la réalité subjective de l’expérience maniaque12. C’est pourquoi il préfère essayer de comprendre cette réalité « de l’intérieur », à savoir, en l’occurrence, comme l’installation du sujet dans un monde restreint à la seule norme de « festivité », et qui ne laisse plus aucune place aux exigences sérieuses de la vie active, voire contemplative – exigences qui, dans la manie, se trouvent immédiatement siphonnées par cette seule et unique perspective « ludique » : les patients maniaques s’irritent lorsqu’on cherche à les contenir dans le cadre d’un projet qui demande de s’appesantir sur des obstacles pour réaliser une finalité à plus ou moins long terme.
C’est pourquoi il faut dire que la maladie est toujours un phénomène à la fois naturel et culturel, factuel et axiologique, autrement dit qu’un virus, une bactérie, un cancer ou le HIV sont des réalités naturelles qui ont toujours déjà pris place au sein d’un contexte de sens subjectif et intersubjectif. Nous ne rencontrons pas Andy sous la forme d’un patrimoine génétique bipolaire, mais d’abord comme ce sujet pour lequel le monde ne vaut qu’à condition de pouvoir alimenter cette existence festive. Nous ne rencontrons pas Suzanne sous la forme d’une myéline endommagée, mais comme cette patiente pour laquelle le monde ne peut valoir quelque chose qu’à condition de rester pratiquement et affectivement satisfaisant. Et si nous rencontrons parfois, aujourd’hui, des individus à lumière des zones de leur cerveau (comme c’est le cas notamment pour les TDAH ou les HP), c’est parce que des savoirs institutionnels nous ont appris, pour de bonnes comme pour de mauvaises raisons, à les comprendre ainsi plutôt qu’autrement.
Il serait évidemment maladroit de généraliser à partir d’histoires de vie et de pathologies aussi diverses et qui ne présentent, au mieux, qu’un air de famille, comme nous l’avons dit. À tout le moins, nous espérons avoir persuadé le lecteur qu’il valait la peine de considérer la maladie sous un angle écologique, c’est-à-dire en évitant soigneusement de décomposer la vie de l’organisme en un assemblage de problèmes organiques et de représentations mentales internes malheureuses – et de faire comme si leur cause se trouvait d’un côté de la balance plutôt que de l’autre. Il s’agit peut-être là d’une banalité qui ne mérite pas qu’on la formule, et pourtant c’est bien cette évidence qui tend à disparaître lorsque la psychiatrie et la psychologie, par exemple, font du cerveau et des représentations l’objet privilégié de leur étude, comme s’il s’agissait là du foyer unique de nos comportements. Mettre en avant une perspective écologique, c’est précisément tenir compte du fait que l’ensemble de nos organes, de nos dispositions corporelles et de nos facultés mentales font partie intégrante du comportement d’un organisme en dialogue signifiant avec l’environnement, biologique, individuel et social. Et que c’est à la lumière de ce dialogue qu’il faut pouvoir toujours concevoir et interroger telle ou telle fonction, qu’il s’agisse de la digestion, de la coordination motrice, de l’émotion ou de la cognition. Ce sont là non seulement des fonctions internes, mais surtout diverses facettes du monde vécu qui existent toujours dans un rapport d’expression réciproque, chacune exprimant l’autre et toutes exprimant, à leur manière, l’ensemble d’une forme de vie.
Aussi Merleau-Ponty pouvait-il soutenir, dans une perspective écologique, que le corps humain, par exemple, n’est en réalité jamais simplement un assemblage contingent de parties, mais toujours l’expression d’ensemble d’une vie subjective au sein de laquelle les parties prennent sens :
On répondra peut-être que l’organisation de notre corps est contingente, que l’on peut « concevoir un homme sans mains, pieds, tête » [référence à Pascal] et à plus forte raison un homme sans sexe et qui se reproduirait par bouture ou par marcottage. Mais cela n’est vrai que si l’on considère les mains, les pieds, la tête, ou l’appareil sexuel abstraitement, c’est-à-dire comme des fragments de matière, non pas dans leur fonction vivante – et que si l’on forme de l’homme une notion abstraite elle aussi, dans laquelle on ne fait entrer que la Cogitatio. Si au contraire on définit l’homme par son expérience, c’est-à-dire par sa manière propre de mettre en forme le monde, et si l’on réintègre les « organes » à ce tout fonctionnel dans lequel ils sont découpés, un homme sans main ou sans système sexuel est aussi inconcevable qu’un homme sans pensée13.
Si l’on veut se donner les moyens de comprendre ce que signifie la « chute » dans « la » maladie, quelles qu’en soient les particularités d’ailleurs, il vaut donc la peine de se souvenir qu’il s’agit d’abord d’un événement écologique qui touche à l’organisation de notre présence aux choses, aux êtres et aux situations. Toutes les objectivations et réductions scientifiques, du corps aux organes ou de l’existence aux fonctions psychiques, n’ont de sens, et notamment un sens médical et thérapeutique, qu’à la lumière de cette réalité première et dernière du monde de la vie. Qu’il s’agisse de la philosophie, de la psychologie ou de la médecine, il est par conséquent souhaitable de garder bien en vue ce rapport d’expression réciproque qui nous anime, autrement dit la manière dont le corps, l’esprit et le monde s’entrelacent et n’existent, en fin de compte, qu’à la faveur de leur empiétement réciproque14. Ce n’est toutefois jamais simple, et il est certainement bien plus commode de se concentrer sur telle ou telle partie de l’ensemble et de se persuader, qu’à elle seule, elle doit bien pouvoir expliquer l’entier d’une expérience sensée – comme la force gravitationnelle explique à elle seule pourquoi, sur terre, la pierre tombe.
____________
1Voir à ce propos la contribution de Kazem Sadegh-Zadeh : « The Prototype Resemblance Theory of Disease », Journal of Medecine and Philosophy 33/2 (2008), p. 106-139.
2Voir à ce propos l’analyse conceptuelle de Hilary Putnam, qui vise à dépasser la dichotomie fait-valeur, dans Fait-valeur : la fin d’un dogme et autres essais, traduit par Jean-Pierre Cometti, Paris, éditions de l’Éclat, 2002.
3Une position défendue par Georges Canguilhem et Hans Jonas, respectivement dans Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, et Le principe responsabilité, traduit par Jean Greisch, Paris, Flammarion, 1979.
4Michel Foucault nous avait rendu attentif à cette naturalisation des comportements déviants via la médecine, notamment à propos de l’homosexuel dans Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976, p. 58-59.
5Une expression récurrente dans différents champs du savoir, voir par exemple : Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, vol. 2, traduit par Ferial Drosso et Laurencine Lot, Paris, Points/Seuil, 1972 ; Gerd Gigerenzer, Le génie de l’intuition. Intelligence et pouvoirs de l’inconscient, traduit par Michèle Garène, Paris, Belfond, 2009 ; et, plus récemment en psychiatrie phénoménologique, Thomas Fuchs, Ecology of the Brain: The Phenomenology and Biology of the Embodied Mind, New York, Oxford University Press, 2018. Actuellement, il est possible de dire que cette approche « écologique » caractérise l’ensemble des approches dites « enactivistes » au sein de cette orientation du cognitivisme que l’on a pris l’habitude d’appeler l’embodied cognition. Pour une mise au point sur ces différents courants, voir Shaun Gallagher, Enactivist Interventions, New York, Oxford University Press, 2017, chap. 2.
6Ludwig Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, traduit par Jacqueline Verdeaux, Roland Kuhn et Henri Maldiney, Paris, éditions de Minuit, 1971, par ex. p. 151 et 196. Pour Kurt Goldstein, cf. La structure de l’organisme : introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine, traduit par Jean Kuntz et Emil Burckhardt, Paris, Gallimard, 1983 (1934), p. 348. Le travail de Goldstein ainsi que ses propos sur le rétrécissement vécu dans l’expérience pathologique ont largement influencé Canguilhem. Voir à ce propos et sur les « infidélités du milieu », G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., par ex. p. 171-175.
7Ibid., p. 173.
8Pour prendre un exemple simple : ce n’est pas parce qu’on observe dans la dépression une baisse du taux de sérotonine qu’il faut en conclure nécessairement que la sérotonine est la molécule du bonheur.
9Andy Behrman, Electroboy. A Memoir of Mania, New York, Random House, 2003.
10À propos du « survivant héroïque » voir Giada Danesi et al., « The Isolation of Cancer Survivor », European Journal of Cancer Care 29/2 (2020). Plus largement on lira avec attention l’article de Alain Ehrenberg, « L’idéal du potentiel caché. Le rétablissement, le rite et la socialisation du mal », Anthropologie et Santé 20 (2020). Le sociologue offre un éclairage très instructif de cette tendance à « positiver le négatif » (à faire, comme il dit, du « handicap un atout », notamment à l’aide de figures sociales telles que l’autiste à haut potentiel), un éclairage visant à souligner, entre autres, une forme de désinstitutionalisation du mal propre aux sociétés de l’autonomie – dont cette tendance est le symptôme.
11A. Behrman, Electroboy, op. cit., p. 83.
12Ludwig Binswanger, Sur la fuite des idées (1933), traduit par Michel Dupuis, Genoble, Millon, 2000, p. 48 et suiv.
13Maurice Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception (1945), Paris, Gallimard, 2013, p. 208.
14À propos de l’expression réciproque voir Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique, livre 2 (1913), traduit par Éliane Escoubas, Paris, PUF, 1996, p. 139 ainsi que M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, op. cit., p. 180.