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Poiret est-il un précurseur ?

Marjolaine CHEVALLIER

Faculté de théologie protestante de Strasbourg

Dans cet article je me propose de parler de trois thèmes, sujets de prédilection de Pierre Poiret, à propos desquels on peut se poser la question suivante : a-t-il été un précurseur dans ce domaine ?

  1. Affirmer que l’être humain est fondamentalement être de désir ;
  2. Reconnaître aux femmes non seulement une place importante, mais sur certains points spirituels une supériorité par rapport aux hommes ;
  3. Développer une attitude, une démarche, impensable en son siècle, et que nous appelons à présent œcuménisme.

1. Le désir

Poiret est d’une génération cartésienne qui met l’accent obligatoirement sur la pensée. Mais il est aussi chrétien, pasteur. Il situe d’abord l’être humain comme une créature à l’image de Dieu. Dans son premier livre philosophique, les Cogitationes rationales, le jeune philosophe cartésien avait insisté sur la pensée1. Quelques années plus tard, dans l’Œconomie divine, il affirme et martèle que l’essentiel en l’homme, sa nature même est le désir, donc une aspiration vers, un besoin, une attente2. De qui, de quoi ?

Est-ce chez lui réminiscence de ce qu’avait écrit Augustin au tout début de ses Confessions (I,1,1), employant la notion d’inquiétude : « notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi » ? Mais n’est-ce pas déjà ce qu’affirmait le Psaume 42 : l’expérience de l’âme altérée – j’ai soif de ta présence, ô Dieu, « comme un cerf altéré brame » ?

L’idée fondamentale de Poiret est très proche : ce désir en l’homme exprime un manque qui se tourne vers Dieu. Poiret serait-il inspiré par le père de l’Église ? Pourtant le point de départ de sa pensée n’est pas identique à celui d’Augustin. Si l’homme a été créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu »3, c’est dans le Créateur qu’il faut chercher le modèle de ce qui est l’essentiel dans sa créature.

Or, paradoxalement, selon Poiret, le désir est dans le Créateur lui-même. L’étonnante conception de Poiret quant à la Trinité est inspirée, explique-t-il lui-même, d’une part de ce qu’avait exprimé le penseur huguenot Duplessis Mornay4 et d’autre part de Jacob Boehme5. Il voit un mouvement, ou une tension perpétuelle et intense entre les trois personnes (ou vivantes réalités qu’on désigne ainsi). Le Père qui, se suffisant parfaitement à lui-même, aurait pu ne rien créer, désire cependant ; il se cherche, il désire trouver son image. Il la trouve en son Fils. Alors la joie, l’amour, la paix qui en résultent rejaillissent en l’Esprit saint. Il y a dans le Dieu Trinité, cette démarche et cette jubilation. C’est donc par (ou grâce à) sa ressemblance avec le Créateur que l’essentiel en l’homme est le désir.

« L’âme est quant à son essence un fonds de pensée libre et dépendante »6, d’abord « pensée directe de recherche et de désir [...], secondement, pensée de réflexion [...], d’intelligence », et « en troisième lieu il y a celle d’acquiescement, de jouissance, d’amour et de joye ». Poiret reviendra souvent à cette conviction, d’où découlent de nombreux développements : « L’âme est en un mot, à la définir par ses facultés les plus centrales et intimes, une pensée aspirante après la lumière et après la joye. C’est un désir substantiel de connaitre et d’aimer, d’être éclairé et de se réjouir »7.

Peut-être ce en quoi Poiret est un précurseur dans ce domaine se trouve dans l’affirmation du dynamisme qui anime la créature la plus achevée de toute la création. L’être humain n’est pas statique (comme le Penseur de Rodin), mais au contraire il aspire sans cesse à un au-delà de lui-même. Il est certes être pensant, comme le proclame Descartes, mais il est d’abord « principe désirant »8. Cette expression, qui nous semble si moderne, est employée par Poiret lui-même, mais probablement pas dans le même sens que nous, car l’aspiration de ce désir n’est en rien charnelle ni sexuelle. Ce n’est pas non plus le « désir de se réaliser » soi-même. L’idée que ce désir impérieux doive se tourner vers Dieu le Créateur (de qui il provient) n’est certainement pas présente dans la ligne de la pensée majoritaire d’aujourd’hui ; au contraire c’était facile à concevoir dans la pensée du XVIIe siècle finissant.

Or, cette juste destination du désir est capitale pour notre auteur. Si, par malheur, le désir cherche à assouvir sa soif dans l’âme même, c’est-à-dire se retourne sur le sujet désirant, il ne trouve aucun apaisement et bien au contraire il s’exaspère de plus en plus, devenant obsédant, exaspéré, douloureux. Autrement dit, à son désir fondamental, l’être humain est parfaitement incapable de répondre lui-même ; s’il cherche, là comme ailleurs, à prendre la place qui est celle de Dieu seul, ou simplement à se passer de son Créateur9, alors il renouvelle le péché et attire sur lui malheur, irritation, souffrance.

En revanche, si le désir se tourne vers celui qui est sa finalité légitime, alors, tout comme en Dieu lui-même, le désir trouve la lumière qu’il cherche, il est apaisé, comblé, heureux. Dieu seul, d’abord dans le Fils puis dans l’Esprit, « éclaire l’entendement et rend tranquille la faculté de l’acquiescence »10. Poiret aime ce mot que nous n’avons plus. Acquiescence : un mot qui contient « acquiescement » et « apaisement » (quies), grâce au « soulagement de sa vacuité »11, mais davantage : une plénitude de tranquillité, d’accomplissement, de joie. C’est le suprême bonheur de celui qui, ayant tourné son désir là où il devait, c’est-à-dire vers Dieu même, peut entrer dans la paix joyeuse que Dieu lui donne.

« Le désir n’est pas une faculté simplement active, mais elle est aussi passive »12, dans la mesure où Dieu intervient nécessairement : c’est Dieu qui « fait désirer Dieu d’une manière parfaite et digne de Dieu dans l’union de l’acte de Dieu même [...] », désir de la « lumière de son Fils et de l’acquiescence amoureuse de son Esprit, qui viennent ensuite habiter réellement et substantiellement dans l’âme, laquelle ils remplissent, vivifient, modifient »13. « Dieu peut agir et désirer dans l’âme encore infiniment au-dessus de ce que l’âme peut agir et désirer, au-dessus de tous les désirs actifs de l’âme [...]. C’est icy que D.[ieu] doit suppléer du sien »14. Et Poiret a cette belle formule : « Dieu s’est réservé la puissance et la volonté [...] de faire désirer le désir, ou plutôt de désirer luy-même dans le centre du désir de l’âme »15. Comme de nombreux autres auteurs, Poiret montre dans toute démarche mystique cette étroite intrication de la démarche humaine et de celle de Dieu. L’acte de l’humain a toujours été précédé par une incitation ou une aide du Père, si bien qu’il est difficile de distinguer tout au long du cheminement spirituel entre l’initiative de l’agir et le recevoir, entre activité et passivité. Le désir dont parle notre auteur est orienté, suscité, comblé par Dieu seul.

Certes cela reste vrai pour bon nombre de spirituels de notre siècle, mais pour l’opinion générale et plus que jamais, l’humain d’à présent est encouragé à s’en tirer par ses propres moyens, à reconnaître sa propre valeur et ses potentialités. Aussi nos contemporains peuvent-ils juger inexact de parler du caractère précurseur de Poiret en ce domaine précis du désir. Et pourtant, il annonce parfois des thèmes qui demeurent à l’ordre du jour, ainsi de la place à reconnaître aux femmes.

2. Les femmes

Bien entendu, l’expérience personnelle de sa vie intervient ici. Poiret a été marié et il s’est séparé de son épouse quand il devient disciple d’Antoinette Bourignon. Ce mariage peut surprendre : pourquoi le jeune postulant épouse-t-il la veuve après la mort de son maître de stage pratique, le pasteur Grandidier ? Y a-t-il eu quelque pression sur lui pour qu’il ne laisse pas seule cette femme sans enfants et sans ressources ?16 Ou s’agit-il peut-être de la mise en œuvre d’une coutume, fréquente alors, analogue au lévirat des anciens Juifs ? Si ce mariage étonne, il est évident que sa cassure laisse une trace négative sur le parcours de Pierre Poiret ; surtout si l’on écoute les médisants, qui affirment une liaison alors entre le jeune ministre et la vieille Antoinette qui l’aurait séduit. La séduction intellectuelle et morale de la prophétesse est indéniable sur ce nouveau « fils spirituel », mais elle exclut absolument tout lien d’ordre sexuel entre eux. Pierre Jurieu est ici l’une des premières « mauvaises langues »17.

Mais si Pierre Poiret suit Antoinette, c’est que dans l’enseignement et le courage de cette prophétesse si admirée il trouve l’exemple d’une vie qu’il estime véritablement chrétienne. Les femmes que Poiret proposera comme modèle sont entièrement consacrées, dociles à Dieu, ouvertes à sa grâce dans leur humilité même. Dans le cas d’Antoinette, elle qui n’a jamais fait d’études, prêche sans cesse contre l’amour-propre. Or, c’est précisément ce qui a été cultivé chez Poiret depuis sa jeunesse, où les pasteurs de Metz (surtout le doyen David Ancillon18) l’ont poussé aux études en constatant la vivacité de son intelligence, alors qu’il appartenait à la classe sociale des artisans. Cela n’a pas cessé durant sa formation théologique, où le corps enseignant à Bâle comme à Heidelberg a flatté ses capacités de raisonnement et d’expression ; il reconnaît en avoir été fier.

C’est d’Antoinette, femme peu cultivée, mais exemple vivant de sainteté (du moins en est-il persuadé), qu’il reçoit une vérité qui lui échappait jusqu’alors et qui répond enfin à son aspiration profonde (son désir). On « méprise et on condamne ses écrits pour la seule et impertinente raison que c’est fait par une fille [...] et que c’est une indocte ». Or, elle n’est « pas indocte dans les choses divines ». « Quantité de gens d’études sont des ignorants à comparaison de la céleste et divine érudition de cette fille incomparable, [érudition qui est] venue [...] par l’infusion du Saint Esprit qui méprise et qui tient pour des idiots les sages de la terre ». Et Poiret de s’exclamer : « et s’il plait à Dieu de nous parler et de renouveler dans nous la vérité et la vie chrétienne par le moyen d’une fille et d’une indocte, qu’ont à dire là-dessus ceux des sçavants qui sont assez sots pour insulter tout ce qui n’est pas de leur bande lettrée et de leur espèce masculine ? » Ceux-là se vantent : « Nous avons études en tête, barbe au menton, droit de parler ». Poiret de rétorquer : « Mais croyez-moi, vos études sont aussi peu nécessaires à l’Esprit de Dieu que vos barbes ! »19

Tout en conservant sa préférence à Antoinette Bourignon, qui a transformé sa vie et sa pensée, Poiret, entre autres dans sa Lettre sur les auteurs mystiques, fait l’éloge d’un grand nombre de femmes dont il conseille et vante les œuvres spirituelles. Par exemple, dans sa Préface sur la Théologie mystique, il présente une dentelière mennonite20. C’est très probablement lui qui vient de traduire du flamand sa Lettre sur la régénération, publiée pour la première fois en français. À son sujet il conclut : « voilà une personne dont on ne peut pas dire qu’elle ait tiré sa Théologie mystique des préventions des hommes ni des livres des moines », puis il évoque des adversaires : « ceux qui sont préoccupés contre la théologie mystique [il désigne ici les protestants], aussi bien que ces grands hommes qui ont voulu bannir de cette vie l’amour pur et le reléguer dans l’autre [ici Rome et Bossuet]. Voici une fille qui peut leur servir de maître »21.

Ailleurs, il soulignera la supercherie d’un éditeur récent qui a cherché à faire passer pour un homme cette « sainte fille » qui est l’auteure de La Perle évangélique22. « Comme s’il fallait avoir honte de faire paraître aux savants dédaigneux la vérité venante d’une femme, quoique pourtant le Saint Esprit ait souvent plus de prise sur elles que sur eux, leur esprit étant plus libre des fatras de la science humaine, plus docile et plus porté vers la piété que celui des doctes, dont il plait à Dieu de confondre la sagesse, la présomption et l’orgueil par des moyens si propres à son dessein et si mortifiants pour ces cœurs superbes »23. Poiret mentionne, réédite même Armelle Nicolas, une servante rustique, pure théodidacte, qui peut « mettre les savants à son école »24.

Bien entendu, il n’ignore pas que quelques rares femmes ont été savantes. N’a-t-il pas correspondu avec deux d’entre elles : la princesse Élisabeth et Anna-Maria van Schurmann25 ? Il reconnaît et écrit lui-même que l’autorité de quelques-unes fut reconnue et appréciée. Quant à Antoinette Bourignon, puis Jeanne-Marie Guyon, ces deux femmes en principe non instruites dont il a tenté de publier toute l’œuvre volumineuse, ce n’est ni leur savoir ni leur plume qu’il admire le plus, c’est au contraire ce qui ne peut leur avoir été donné que de Dieu même, pour le salut de beaucoup. Elles ont été chargées de mission dans une chrétienté qui a dégénéré depuis ses origines. C’est en faisant connaître leurs œuvres que Poiret espère contribuer à ce « renouvellement de l’Église, qui sera suivy de la venue glorieuse de Jésus-Christ sur la terre »26.

Ce n’est pas, comme pour les féministes, l’égalité des droits ou l’identité des compétences que Poiret veut défendre quand il met les femmes en avant. C’est plutôt ce qu’il y a en elles de « féminin », de « chétif », et devant Dieu, leur exemplaire humilité, leur abandon, leur « cesser ». En opposition à l’homme, au masculin, orgueilleux, sec, prétentieux à cause de sa raison. Pensons au choc de Fénelon devant la compétence spirituelle de Jeanne Marie Guyon.

Par ailleurs, c’est certainement à l’image de ces deux femmes, ses modèles, que s’est formée la conception originale de Poiret sur un sujet que personne n’abordait alors, c’est à leur école qu’il a tout appris des relations désirables entre les chrétiens divisés.

3. Précurseurs dans le domaine de l’œcuménisme ?

Pour Poiret et ceux qui l’entourent à deux époques de sa vie, Antoinette Bourignon puis Madame Guyon ont été chargées d’un ministère, porteuses d’une parole évangélique qu’elles ne peuvent avoir inventée, donc certainement don de l’Esprit Saint. Or, ces deux inspirées sont catholiques, mais ni l’une ni l’autre n’a jamais exigé la conversion de ses disciples protestants ; elles les ont au contraire acceptés et considérés comme des frères dans une démarche de piété partagée. Poiret leur en est reconnaissant.

À la différence de Madame Guyon, Antoinette Bourignon critique vigoureusement son Église et le clergé ; elle ne participe plus à la messe. Elle s’est mise en marge d’une Église qu’elle juge en son temps gravement dégénérée par rapport à ses origines et au modèle divin de Jésus lui-même. Poiret fonde à son tour sa position si radicalement irénique sur une conception historique du même ordre. Puisque la chrétienté est dégradée et qu’on s’approche de la fin des temps, il est urgent de revenir à l’essentiel que le Christ a enseigné et vécu : accepter de mourir à soi-même et aimer Dieu d’un amour pur, c’est-à-dire sans y chercher le moindre intérêt ni profit. Puis, considérer l’amour mutuel comme l’unique pierre de touche des relations entre les humains et surtout entre chrétiens des trois « partis » : catholiques, luthériens ou réformés27. L’amour est le seul critère sur lequel nous serons jugés. « Dieu n’étant pas un Dieu de party, mais le Dieu de tous ceux qui l’aiment de bon cœur, il faut aussi qu’un vray serviteur de Dieu ne soit point esclave d’un party ou d’un autre, mais qu’il soit pour procurer le bien de tous ceux qui aiment Dieu en quelques partis qu’ils puissent se rencontrer »28.

La Réformation – Poiret n’hésite pas à employer le mot péjoratif de « schisme » – a prétendu revenir à une compréhension plus juste de l’Évangile, mais cette cassure a créé des « partis » hostiles qui ne cessent de se condamner mutuellement. « Au lieu de justifier le bien et de condamner le mal en quelque party qu’ils puissent se trouver, chacun veut non seulement qu’on justifie son party ; ce n’est pas assez, il faut encore condamner tous ceux qui ne sont pas le sien »29. Cette partialité a été à l’origine de nouvelles haines, de guerres, de violence et de sang. En France, selon la volonté de Louis XIV, l’Église romaine contraint par la force les protestants à rentrer en son sein, pour rétablir une prétendue unité : c’est injuste, violent, mauvais. Poiret est informé de ce que souffrent les siens à Metz, après la Révocation.

Je voudrois bien, mes chers amis, que vous comprissiez [...] ce qui nous rend agréables ou désagréables à Dieu, ce qui nous sauvera ou nous damnera ne sont point les différences des religions extérieures, de leurs cérémonies, de leurs opinions ni de leurs disputes. Dieu ne sauvera personne pour avoir été Catholique romain, ou Réformé, ou Luthérien, et il ne damnera personne aussi pour cela ni pour les différences des opinions et des cérémonies qu’ils tiennent. Mais il sauvera ceux d’entre eux qui s’humilient dans leurs cœurs devant lui. [...]30 En un mot ceux qui élèvent en tout temps, en tout lieu, en toute occupation leur cœur à Dieu [...] si nous l’aimons et tâchons de lui plaire en toute chose31.

La façon dont les cérémonies, surtout l’eucharistie, sont pratiquées et comprises repose sur des interprétations différentes des textes évangéliques. Mais aucun dialogue n’est alors possible entre les autorités ecclésiastiques des différentes familles religieuses ; en revanche, la controverse est lourde de centaines de livres polémiques.

Notre penseur veut montrer qu’on pourrait prendre les choses autrement. Là, il semble tout à fait original, sans prédécesseur. Ce sont ces étonnants textes de L’Œconomie divine32 où il explique sa conception : le Seigneur peut accorder au croyant ce que sa foi lui promet. Ainsi, au catholique, il accorde de recevoir la présence réelle du corps du Christ. Poiret en est arrivé à cette pensée en respectant la conviction de « saintes âmes » catholiques (une sainte Thérèse, une Angèle, un Thomas a Kempis) qui ne peuvent avoir été trompés dans l’assurance qui est la leur. Mais par ailleurs, au luthérien, Dieu donne dans la sainte Cène une présence réelle, sans transformation des espèces, enfin au réformé, une présence purement spirituelle. « Les gens de bien en quelque party qu’ils soyent ont raison dans la Foy et dans l’amour de Dieu où ils se trouvent différemment [...]. Dieu leur dit à tous “qu’il vous soit fait selon votre foi” (Matthieu 9,29). »33

Poiret insiste : « Je ne vois point de nécessité absolue à ce qu’une personne soit de l’extérieur d’un party plutôt que d’un autre pour être sauvé, mais bien qu’on soit uni par le lien de l’esprit à l’intérieur du party de tous les saints et de toutes les bonnes âmes, de quelque société qu’elles soyent, ou que l’on adhère à l’amour de Dieu et à l’amour du prochain qui est le point essentiel. »34 Plus tard, en réponse aux critiques des théologiens réformés, qui craignent qu’il encourage la conversion à Rome, il riposte : « J’ai seulement voulu que des âmes pieuses de l’unique religion, qui par ailleurs se trouvent dans des confessions différentes, ne se méprisent ni ne se condamnent, ne se tiennent pas les unes les autres pour errantes, hérétiques [...], mais s’aiment plutôt, considérant que c’est ce que le Christ veut qu’elles fassent et qu’il a fait lui-même. »35

Le seul historien qui, au XVIIIe siècle, considère sérieusement cette conception originale et, sans la critiquer, la cite, c’est Nicéron : « Si l’on adoptait une fois ce principe, il mènerait bien loin et les controverses les plus importantes seroient bientôt terminées. Mais on peut dire qu’il est singulier à M. Poiret »36.

Pour lui, dorénavant, la vraie Église est hors des délimitations humaines de ces partis dont le Seigneur ne s’occupe pas. C’est une communauté invisible que lui seul connaît. Bien entendu, il se réfère là à une conception protestante de l’Église, où ni le clergé ni aucun autre intermédiaire, ou vicaire, ne joue aucun rôle et où l’on peut se référer directement à ce que le Christ a enseigné et vécu.

Cela permet de prêcher l’apaisement au huguenot forcé à assister à la messe qui lui fait horreur : au lieu d’y voir une idolâtrie, il a la possibilité d’élever son âme en méditant la Passion que ce sacrement commémore. Cela peut plus généralement annoncer un relèvement, une réhabilitation de l’Église, car si les saintes âmes sont très rares partout, il se trouve de « bonnes âmes » dans chaque parti ! C’est ce que notre inlassable éditeur tente d’inculquer aux huguenots du Refuge par la publication d’ouvrages mystiques dont les auteurs sont de saintes âmes issues de toutes confessions.

Tout n’est donc pas perdu et on peut compter que le Seigneur restaurera l’unité de son Église, mais lui seul peut le faire. C’est ainsi que Poiret, plus de deux siècles avant l’abbé Paul Couturier, affirme que cette réunification se produira quand et comme le Seigneur le voudra et certainement pas de main d’homme.

Cependant, une question reste posée : faut-il changer de parti, ou pas ? « Mais quoi qu’il n’y ait point de nécessité absolue qu’en aimant Dieu l’on soit d’un party extérieur plutôt que d’un autre, cela n’empêche pas que la naissance [...] ne doivent déterminer les âmes soit à demeurer, soit à ne demeurer pas en certain party. »37

En attendant l’action de Dieu lui-même, il est sage, pense Poiret, que chacun demeure dans le parti où il est né et qu’il cherche à y vivre de la manière la plus conforme à ce que Dieu attend de lui. C’est ce qu’il répond clairement et poliment à Fénelon, qui sollicite sa conversion : ils ne partagent en aucun cas la même conception de l’Église et du salut. Mais le respect mutuel entre les deux hommes ne semble pas avoir été troublé par ce refus, probablement grâce à Madame Guyon.

Il est possible pour ces « âmes intérieures » non seulement de vivre ensemble, sans se condamner, mais de s’exhorter mutuellement à la vie d’amour qu’exige le Christ.

Conclusion

Il est contestable que Poiret ait été un vrai précurseur quand il considère le désir comme essentiel en l’homme. L’affirmer serait jouer sur les mots. Parle-t-on du même désir ? Les raisons qui sont les siennes sur ce sujet, tout en conservant leur valeur, diffèrent trop de celles de notre siècle...

Pour la place à reconnaître aux femmes ? Il n’a rien d’un féministe, mais déjà, loin de passer les femmes sous silence, il a exprimé, répété à leur égard son admiration reconnaissante. Cependant, elles restent des êtres plus faibles, et c’est justement de leur humilité, de leur laisser-faire que Dieu se sert. Poiret veut en être le témoin et les proposer en modèles.

Mais dans ce troisième domaine, pas d’hésitation : il est vraiment un précurseur de l’œcuménisme ! Avant qu’existe le mot, le concept ou la reconnaissance en action ! Avant même que la notion de tolérance ait commencé avec les Lumières à évoluer vers un sens positif... Nous pouvons admirer Poiret d’avoir mis l’accent sur une idée toute neuve, de l’avoir maintenue en bravant les oppositions que tous ont exprimées contre lui : faux frère pour les protestants, et surtout Jurieu, qui se croit porte-parole des Français du Refuge. Mais rejeté par les catholiques pour avoir aussi fermement refusé d’adhérer à l’Église romaine. C’est probablement à cause de son inacceptable « œcuménisme » que Poiret, unanimement désavoué, a été si profondément et si durablement oublié, et surtout en France.

Ce précurseur est un chrétien « sans Église », en marge de toute confession, au nom de la vraie Église, invisible, celle de toutes les bonnes âmes que Dieu seul connaît et approuve et qu’il restaurera à la fin des temps dans son règne glorieux.

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1Pierre Poiret, Cogitationes rationales de Deo, anima et malo (1715), Hildesheim/New York, G. Olms, 1990.

2Pierre Poiret, L’Œconomie Divine ou Système universel et démontré des œuvres et des desseins de Dieu envers les hommes, Amsterdam, H. Wetstein, 1687. Cet ouvrage, composé de sept petits volumes, est une sorte de synthèse de la pensée de Poiret, écrite en français, traduite en plusieurs langues. Nous remercions la Médiathèque protestante de Strasbourg, qui le possède (relié en trois volumes) et l’a mis à notre disposition.

3Selon le texte biblique qui répète deux fois cette expression : Gn 1,26-27.

4Philippes de Mornay, Traité de la vérité de la religion chrétienne contre les Athées, Epicuriens, Payens, Juifs, Mahomedistes et autres infidèles, Genève, Antoine Chuppin, 1583, ch. 5. Seigneur du Plessis (1543-1623), cet écrivain polyglotte, homme d’État, du parti de la tolérance, ami d’Henri IV, connaît parfaitement la Bible.

5Jacob Boehme (1575-1624), cordonnier visionnaire, théosophe et mystique allemand luthérien. Poiret dit de qui il tient ses conceptions, à la fin de sa vie (1715), dans une riposte au théologien allemand Abraham Pungeler.

6P. Poiret, L’Œconomie Divine, op. cit., t. 2, p. 397 (nous soulignons).

7Ibid.

8Ibid., p. 524.

9« [La raison] se met à la place de Dieu [...] cherche à se faire naître sa lumière par ses propres actes [...] même à se faire tenir, elle et ses rêveries, pour Dieu. » Ibid, t. 3, p. 224.

10Ibid, t. 2, p. 402 (nous soulignons). Poiret emploie ce terme à plusieurs reprises, par exemple : ibid, t. 3, p. 221 (« faim effroyable de plénitude et d’acquiescence »).

11Ibid., t. 2, p. 486.

12Ibid., t. 6, p. 53.

13Ibid., p. 129.

14Ibid., p. 128.

15Ibid., p. 127.

16De surcroît Claude Grandidier est d’origine Messine, comme Poiret.

17Le pasteur et professeur Pierre Jurieu (1637-1713), qui depuis la Révocation rédige ses Lettres Pastorales (1686-1689) pour les protestants restés en France, consacre un grand article de sa onzième pastorale (1er janvier 1687) à dénoncer L’Avis Charitable (1686) de Poiret. Et de flétrir celui qui s’est « jeté entre les bras d’une certaine femme visionnaire », « sa maîtresse ». Voir mon édition critique Pierre Poiret, La Paix des bonnes âmes (1687), Genève, Droz, 1998. Pierre Bayle aussi s’est moqué de Poiret à ce sujet.

18David Ancillon l’ancien (1617-1692), éminent pasteur de la paroisse de Metz, bibliophile ; il doit quitter la ville par la Moselle à la Révocation de l’Édit de Nantes. S’établit à Berlin comme de nombreux Messins.

19Toutes ces citations sont extraites d’un « Avis sur ce volume », au début du t. 5 (pages non chiffrées), § 6.

20Il tient à montrer à ses lecteurs que tous les spirituels dont il diffuse les œuvres ne sont pas catholiques. Pierre Poiret, Écrits sur la Théologie mystique. Préface, Lettre, Catalogue (1700), Grenoble, Jérôme Millon, 2005.

21Écrits sur la Théologie mystique, op. cit., p. 43.

22CfLa perle évangélique (1602), éd. Daniel Vidal, Grenoble, Jérôme Millon, 1997.

23Écrits sur la Théologie mystique, op. cit., p. 174.

24L’École du pur amour de Dieu, ouverte aux Savans et aux Ignorans dans la vie merveilleuse d'une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas, vulgairement dite La bonne Armelle, décédée depuis peu en Bretagne. Par une fille Religieuse de sa connoissance, Jeanne (de la Nativité), Cologne, Jean de la Pierre, 1704, « Avant-Propos ».

25Élisabeth de Bohême (1617-1680), princesse palatine, correspondante de Descartes ; Anna-Maria van Schurman (1607-1678), érudite néerlandaise, qui adhéra au groupe de Jean de Labadie.

26P. Poiret, L’Œconomie divine, op. cit., t. 5, tome intitulé : « L’Œconomie du rétablissement de l’homme après l’Incarnation de Jésus-Christ ».

27Poiret ne connaît ni les orthodoxes, ni les anglicans, absents alors des Pays-Bas.

28P. Poiret, La Paix des bonnes âmes, op. cit., p. 258.

29P. Poiret, L’Œconomie Divine, op. cit., t. 5, « avis sur ce volume », dont les pages ne sont pas chiffrées.

30Poiret liste longuement les actes et attitudes requis des vrais chrétiens.

31P. Poiret, La Paix des bonnes âmes, op. cit., p. 43-44.

32P. Poiret, L’Œconomie divine, op. cit., t. 5, ch. 6 et 7, que Poiret recopie en trois articles dans La Paix des bonnes âmes.

33Ibid., p. 218-219. C’est Poiret qui souligne.

34Ibid.

35P. Poiret, Vindiciae Veritatis et innocentiae perpetuis (...) accusationibus et criminationibus D. Joh. Wolfgangi Jaegeri, publié dans les Posthuma, Amsterdam, ex officina Westeniana, 1721, II, chap. 5, p. 293.

36Jean-Pierre Nicéron, Mémoires pour servir à l’Histoire des hommes illustres dans la République des Lettres, t. 4, Paris, Briasson, 1728, p. 153.

37P. Poiret, L’Œconomie divine, op. cit., t. 5, p. 197-201.