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De La Théologie du cœur à La Théologie réelle : la mystique d’après Pierre Poiret

Mariel MAZZOCCO

Faculté de théologie, Université de Genève

Introduction

Pasteur, théologien et philosophe cartésien durant sa jeunesse, éditeur d’ouvrages mystiques pendant la deuxième partie de sa vie, Pierre Poiret occupe un statut particulier et original dans l’histoire des idées religieuses de la première modernité. Bien qu’il ait quitté à l’âge de trente ans son ministère auprès de la paroisse d’Annweiller, sa profession d’éditeur conserve une vocation éminemment pastorale : faire connaître au monde protestant les écrits mystiques afin de favoriser un esprit de tolérance religieuse. S’il est vrai qu’il a renoncé à tout pour devenir l’un des disciples d’Antoinette Bourignon1, cependant Poiret n’a jamais été un marcheur spirituel qui traverse les régions inexplorées de l’âme. Il incarne plutôt le rôle du passeur dont la mission consiste à transmettre à la postérité l’héritage des auteurs mystiques. Poiret n’est pas un mystique, mais un spécialiste et un fin connaisseur de la mystique. C’est un point qu’il tient à souligner en 1687 dans l’un de ses ouvrages majeurs, L’Œconomie divine :

Je voudrais bien que je puisse vous offrir ceci comme des productions de choses qui fussent vraiment dans mon cœur ; au lieu qu’à mon grand regret et à ma confusion, elles ne sont que par spéculation dans mon esprit ; et que, sans doute, je ne devais pas me précipiter à produire ainsi des feuilles sans fruit2.

Et vers la fin de sa vie, à ceux qui, comme le théologien luthérien Jean-Wolfgang Jaeger, l’accusaient d’être l’un des principaux mystiques de son temps, Poiret répondait ceci : « Je n’ai jamais écrit pour le public un ouvrage de théologie mystique, je ne m’en suis jamais cru capable ; bien moins encore me suis-je jamais compté parmi ceux qui sont illuminés. »3 N’étant pas un mystique, mais un homme qui étudie la mystique, Poiret réfléchit sur la pertinence et l’intérêt que cette dimension du religieux peut revêtir pour ceux et celles qui n’ont pas connu une telle expérience intime du divin. En adoptant la position d’« observateur » il peut ainsi se pencher sur le sujet à partir d’une certaine distance critique. Son originalité sera d’opérer une distinction entre une mystique extraordinaire et passive, vécue par un nombre restreint de personnes (expérience très rare, comme il aura le soin de le préciser à maintes reprises) et une mystique ordinaire accessible à tout le monde, coïncidant avec une vie spirituelle active choisie volontairement par ceux qui décident de s’acheminer sur les voies de l’intériorité.

Mais qu’est-ce que le mot mystique désigne pour un protestant français du Refuge résidant en Hollande ? Par quels moyens, selon Poiret, la « théologie mystique » peut sortir de sa niche et s’adresser à un public élargi, toutes confessions confondues ? Et encore, en quelle mesure son activité d’éditeur s’inscrit dans le cadre des querelles sur la mystique qui ont marqué la fin du XVIIe siècle ?

1. L’effervescence éditoriale du pasteur Poiret ou comment sauver les mystiques de l’oubli

Dès 1690, dans la préface du recueil La Théologie du cœur, Poiret divisait « La Théologie Mystique » en deux typologies différentes :

La première est extraordinaire : c’est celle de la voie de l’entendement ; qui consiste en ce que Dieu faisant cesser son activité, opère dans lui [l’être humain] par des manières surnaturelles de ravissements et d’extases, et par des visions intellectuelles. [...] Cette espèce de Théologie mystique est très rare.

L’autre sorte de Théologie Mystique, qui regarde la voie de la volonté, consiste en ce qu’on vide son cœur de l’estime et de l’amour des choses créées et de soi-même, pour le donner tout à Dieu, et pour n’aimer plus que lui seul et que l’accomplissement de sa volonté divine. Et c’est là la véritable Théologie Mystique, proportionnée à la capacité de tous les hommes, à l’usage d’eux tous, et que plût à Dieu que tous voulussent bien étudier4.

Le verbe employé à la fin de ce passage est révélateur. Si la mystique est à la portée de tout le monde, c’est parce qu’elle peut être apprise. Poiret fixe donc un champ du savoir : la mystique, qui depuis le début du XVIIe siècle l’on appelait la « science des saints », ne relève plus uniquement d’une connaissance expérimentale ; cette « science à part »5 devient une catégorie épistémologique à la fois littéraire et spirituelle, un objet d’étude à méditer, dont se nourrir spirituellement, accessible à toute personne intéressée. Nous assistons donc à un renversement de perspective, car la mystique n’est plus conçue de manière exclusivement verticale, mais aussi horizontale. Poiret démocratise la mystique. Et cela grâce à une véritable stratégie éditoriale. Désormais installé à Rijnsburg, entre 1690 et 1700 il compose une petite bibliothèque spirituelle, expressément conçue pour un public protestant, qui connaîtra une diffusion importante dans les cercles pieux de toute l’Europe et même au-delà, jusqu’au Nouveau Monde.

Regardons en détail le contenu de ces anthologies qui ont connu une fortune considérable et qui attestent de la volonté de faire éclater les barrières confessionnelles et géographiques. Respectivement en 1690 et 1696 Poiret édite en deux volumes La Théologie du cœur ou recueil de quelques traités qui contiennent les lumières les plus divines des âmes simples et pures6.

Cette première « théologie » renfermait quelques courts traités constituant une sorte d’introduction à la vie spirituelle : Le Berger illuminé7 ; L’abrégé de la perfection chrétienne8 ; La ruine de l’amour-propre9 ; La vie intérieure ou Dialogues entre Jésus-Christ et l’âme dévote10 ; L’amour aspiratif de Jean de Saint-Samson ; enfin l’Abrégé de la théologie mystique du jésuite René Rapin ainsi qu’une Lettre sur l’éducation chrétienne des enfants (texte anonyme dont Poiret est l’auteur). Dans la même période paraissent deux recueils consacrés à deux figures majeures de la mystique féminine italienne : La Théologie de l’amour ou la vie et les œuvres de Catherine de Gênes (1691)11 et La Théologie de la croix de Jésus-Christ, ou la vie et les œuvres de la bienheureuse Angèle de Foligno (1696).

Quatre ans plus tard, après un temps de recueillement finalisé à méditer le contenu des écrits qu’il souhaite éditer, en 1700 Poiret publie La Théologie réelle, vulgairement dite La théologie germanique. Cette anthologie comprenait une nouvelle traduction de la célèbre Theologia Deutsch, un Traité du rétablissement de l’homme par la puissance, la justice et la miséricorde de Dieu par un auteur protestant hollandais anonyme ainsi qu’une Lettre sur la régénération par une femme mennonite à l’identité inconnue et des Maximes de Jean de Saint-Samson, que Poiret ne nommait pas, mais désignait sous l’expression « par un carme déchaussé aveugle mort en 1636 ». En annexe au volume, Poiret avait ajouté sa Lettre sur les Auteurs mystiques et un Catalogue sur les Auteurs qui écrivirent sur les questions mystiques et spirituelles ainsi qu’une longue Préface apologétique sur la Théologie mystique12.

Ces quatre « théologies », auxquelles s’ajoute la publication d’autres recueils, sont encadrées par deux chantiers éditoriaux de grande ampleur : la publication des œuvres complètes de Mlle Bourignon, achevée en 1686, et celle des œuvres de Mme Guyon, commencée en 1704. Poiret se fait ainsi promoteur d’une littérature devenue suspecte ; il offre une nouvelle vie à des ouvrages – pour la plupart sortis de la plume d’une femme – qui autrement seraient voués à disparaître. Son travail d’éditeur témoigne d’une attention toute particulière pour la mystique française : à cause de la tempête quiétiste qui s’était déchaînée à la fin du Grand Siècle, les éditions devenaient en effet rares et dans quelques cas il était difficile, voire impossible, de se les procurer. Notre théologien messin relève donc un défi majeur qui consiste à sauver de l’oubli des auteurs spirituels (femmes et hommes) injustement persécutés. C’était le cas, par exemple, des Poésies spirituelles de François Malaval, l’« aveugle éclairé » de Marseille, dont l’ouvrage principal, la Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation, avait été mis à l’Index en 1686 : Poiret décide de rééditer ces poèmes mystiques en 1714 en ayant soin de n’indiquer que les initiales de l’auteur13.

La liste des auteurs mystiques qui ont retenu l’attention de Poiret et dont il conseillait la lecture serait très longue. La Lettre et le Catalogue sur les Auteurs mystiques qu’il publie dans La Théologie réelle témoignent en effet d’une véritable mystique européenne couvrant plusieurs siècles, de l’antiquité jusqu’à l’époque baroque14. Dans la mystique, Poiret trouve donc une sorte de langage spirituel universel susceptible d’interpeller chaque chrétien. La confession, le sexe, et l’origine des auteurs ne l’intéressaient guère. Comme il le remarque en 1687 dans une belle page de La Paix des bonnes âmes :

Je n’ai envisagé par tout que la Sagesse et la Vérité de Dieu ; et il m’a toujours été indifférent par quel moyen Dieu me l’ait voulu faire connaître : si par un homme ou par une femme, par un docte ou par un indocte, par un Catholique, par un Calviniste, par un Lutherien, ou même par un Juif ou par un Payen ; ce m’est tout un, pourvu qu’il ait la vérité et aussi avant qu’il l’aura, mais pas d’avantage15.

2. Plaider pour la mystique

Parmi les recueils que Poiret a édités, la Théologie réelle occupe un rang particulier. Si pour les trois premières théologies il avait fait recours, comme d’habitude, à l’éditeur fictif « Jean de la Pierre à Cologne », pour la théologie réelle il reconnaît l’œuvre comme étant sortie de ses presses, Henri Wettstein d’Amsterdam. Comme le laisse entendre le titre, le but de cette anthologie de textes spirituels est de démontrer que la seule et vraie théologie est celle qu’on appelle la « théologie mystique ». Le choix de placer en tête du volume une nouvelle édition de la Théologie germanique16 n’est d’ailleurs pas anodin. Un tel choix s’avère en effet stratégique, car ce célèbre traité de la fin du XVe siècle, attribué à un « chevalier teutonique » de Francfort, était l’un des rares ouvrages mystiques à avoir fait l’unanimité parmi les protestants. Rappelons que c’est à Luther que nous devons la première édition en langue originale de la Theologia deutsch, publiée avec une préface en 1516, puis en 1518. Au siècle de la Réforme, ce traité avait été ensuite traduit en français et latin par les soins de Sébastien Castellion et publié à Anvers en 1558. Mis à l’index par les catholiques en 1612, dès 1604 le ministre Johann Arndt en avait assuré la diffusion en milieu luthérien et Spener en milieu piétiste17.

En publiant en 1700 cette nouvelle édition de la Théologie germanique accompagnée d’un certain nombre d’autres textes spirituels et surtout de ses propres écrits sur la mystique, Poiret fait une sorte de bilan de début du siècle. L’année précédente, le conflit théologique autour du quiétisme avait abouti à la condamnation en mars 1699, par le pape Innocent XII, de 23 propositions de l’Explication des Maximes des saints de Fénelon. La mystique semblait sortir vaincue de ce combat théologique aux enjeux politiques. Si le début du XVIIe siècle avait été dominé par « l’invasion mystique », la fin du siècle annonçait le « crépuscule des mystiques »18.

C’est donc à contre-courant qu’un homme protestant se faisait défenseur de la théologie mystique en rédigeant une longue préface apologétique de plus de deux cents pages, véritable manifeste pro mystique. Le terme « mystique » n’était plus désormais un adjectif dénotant une interprétation allégorique de la Bible ou encore une connaissance apophatique du divin. Au XVIIe siècle, l’adjectif « mystique » s’était cristallisé en substantif pour indiquer la mystique en tant qu’expérience ainsi que les mystiques19. Mais les questions relevant du langage spirituel intéressent relativement peu Poiret qui se borne à rappeler que « ce mot n’a de soi rien ridicule et il porte même son apologie avec soi ; car il signifie caché, secret, et par conséquent, une chose qui n’est pas pour tout le monde et qui est intérieure et spirituelle »20. Poiret ne souhaite pas entreprendre une analyse ou une défense du langage mystique qui avait tant enflammé les esprits des théologiens catholiques. C’est l’objet lui-même (la théologie mystique) qu’il souhaite examiner : « Voilà pour le mot ; venons-en à la chose même. Je prétends faire voir qu’il n’y a rien de plus raisonnable, de plus juste, de plus clair, ni de plus incontestablement solide que la théologie mystique. »21

Nous l’avons vu, pour Poiret la mystique est un art, une science qui peut être étudiée et apprise. Pour élucider ce point, il introduit un exemple intéressant issu du langage géométrique : est-ce que quelqu’un tournerait en ridicule le mot « rhomboïde » pour le simple fait qu’il est « inintelligible » aux yeux des personnes qui n’ont pas étudié les mathématiques ? Le fait d’ignorer une chose n’implique pas pour autant qu’elle soit irrationnelle. Afin de démontrer la rationalité et la solidité de la théologie mystique, dans la deuxième partie de sa préface Poiret se sert des arguments théologiques suivants. Selon Poiret, si la mystique peut convenir à tout le monde, au point de pouvoir être considérée comme la parfaite expression de l’essence du christianisme, c’est en raison de ces trois thèses :

  • Dieu est le principe et la fin de l’homme ;
  • Dieu étant éternel, l’homme a été créé pour l’éternité ;
  • Dieu, pur esprit, est une chose intérieure et invisible, de même que la partie invisible de l’être humain, c’est-à-dire son âme, est une chose intérieure.

Il s’ensuit, d’après Poiret, qu’il est tout à fait raisonnable que l’être humain cherche dans son intériorité la possession des choses spirituelles. Les moyens d’y parvenir seront ceux indiqués par les auteurs mystiques : la simplicité, l’oraison silencieuse ainsi que le détachement qui aboutit à l’ouverture de l’âme à Dieu.

Poiret n’ignore pas que sa position vis-à-vis de la mystique pourrait lui attirer des critiques. Afin de prévenir les objections de ses adversaires, il précise la relation que la mystique entretient avec la religion :

On m’objectera que, si tout devait aller ainsi, il faudrait donc que tout le monde devînt mystique et spirituel pour être sauvé, et cependant on a cru jusqu’ici que la Religion – qui est le moyen de nous sauver – et la Théologie mystique étaient deux choses bien différentes. À quoi je réponds que, si l’on veut entendre par la Théologie mystique certaines opérations extraordinaires et passagères de Dieu dans quelques âmes (qui pourtant ne font point la Théologie mystique), ou même que l’on entende par là une connaissance actuelle ou idéelle de toutes les matières mystiques, en ce sens elle n’est pas la même chose que la Religion. Mais, à la prendre pour la pratique et l’exercice des choses qu’on vient de dire, aussi avant que l’homme puisse y contribuer par sa coopération, et que Dieu y opère ensuite pour sa purification et pour son union, c’est la substance de la religion même en sa plus pure force22.

Mais c’est seulement dans la troisième partie de sa préface, intitulée « Nullité du Jugement d’un Protestant sur la théologie mystique », que Poiret va faire ressortir de manière claire son idée de la mystique.

3. Le différend Jurieu-Poiret : mystique extravagante ou mystique ordinaire ?

Nous sommes dans un cadre polémique. Cette troisième partie de la préface n’est qu’une riposte à Pierre Jurieu23, professeur de théologie à Rotterdam, qui venait de faire paraître en 1699, quelques mois après la condamnation de l’Explication des Maximes des saints de Fénelon, un Traité historique contenant le jugement d’un protestant sur la Théologie mystique. Le propos de Jurieu se résume en trois points : attaquer Bossuet détesté des Huguenots du Refuge, car il avait été l’un des partisans de la révocation de l’édit de Nantes ; montrer que la querelle du quiétisme a des enjeux politiques ; tourner en dérision la mystique sur laquelle il prétend porter un jugement historique (alors qu’il n’a aucune connaissance de la littérature mystique, comme en témoignent les erreurs historiques et les contradictions dont est bourré l’ouvrage et que Poiret ne manque pas d’énumérer).

Les thèmes abordés dans ce livre ainsi que le ton dérisoire et provocateur employé par l’auteur s’inscrivent dans l’atmosphère de l’époque. En effet, si les théologiens catholiques s’attaquaient à la mystique, en milieu laïque les poèmes satyriques se multipliaient. Jurieu s’inscrit dans cette tendance : il oscille entre la critique théologique et celle qui est satyrique. Poiret, quant à lui, profite de la parution de ce traité pour prendre la défense de la mystique et démonter les deux thèses principales soutenues par Jurieu : le caractère inintelligible du langage mystique et le caractère extraordinaire, voire fanatique, de l’expérience mystique. C’est sur ce terrain que les deux théologiens vont s’affronter.

Déjà en 1683, dans son Histoire du Calvinisme et celle du Papisme mises en parallèle, Jurieu avait soutenu que la « théologie mystique est un tissu d’expressions barbares, inintelligibles, de visions ridicules, et d’une dévotion folle et extravagante, capable de gâter les esprits »24. La critique de Jurieu se focalise sur deux aspects différents, mais complémentaires de la mystique, à savoir l’expérience et le langage censé l’exprimer. En ce qui concerne le langage, d’après Jurieu la théologie mystique est « une maison obscure », ses matières sont « des terres inconnues, des énigmes », et les phrases des mystiques du galimatias25. Il faut reconnaître que Jurieu n’affirme rien de nouveau, car il se situe sur le même plan de bien des théologiens catholiques qui critiquaient le langage employé par les « nouveaux spirituels »26. Dès 1657 le carme Jean Chéron avait pointé du doigt les livres de théologie mystique, les jugeant « des tissus continus de mêmes façons de parler très obscures et inintelligibles » : « on y entend que des élévations, que des actes surnaturels, éminents, relevés, des transformations, des déifications [...] attouchements suprêmes et divins [...] appétits enflammés, angoisses obscures »27, s’exclamait-il.

Comme le soulignait Nicolas Berdiaev dans Esprit et Réalité, « les heurts perpétuels entre mystique et théologie viennent de ce qu’elles parlent des langues différentes, et qu’il est impossible d’établir un système de correspondance entre les deux lexiques »28. Le malentendu naît lorsque l’on essaye de transcrire le langage mystique en termes théologiques. Le langage mystique est à son tour la transcription d’une expérience ineffable de la présence de Dieu au fond de l’âme. Et c’est justement la notion d’expérience qui est au centre de la critique de Jurieu. Si Jurieu considère que « La Théologie mystique est une science barbare »29 c’est à cause de son caractère expérientiel. Il considère qu’il s’agit d’une science pratique, d’un art fondé non sur une expérience spirituelle intérieure, mais sur des expériences extraordinaires qui peuvent dégénérer vite dans des « transports fanatiques ».

Or c’est justement cette thèse (le caractère extraordinaire de la mystique, susceptible de virer au fanatisme ou au ridicule) que Poiret veut démonter afin de prouver que la théologie mystique est en réalité « la plus pure connaissance et le plus pur amour de Dieu ; ou [...] l’union avec Dieu autant qu’il est possible de l’avoir en cette vie »30.

Il faut rappeler que Poiret se sent attaqué personnellement. Une fois de plus, Jurieu s’en est pris à sa relation avec Antoinette Bourignon, qu’il définit comme la Mme Guyon des protestants (Poiret quant à lui serait l’équivalent du Père La Combe). L’accusant d’avoir rompu avec toutes les communions du monde, Jurieu critique l’attitude irénique de Poiret. Ce dernier ne peut que réagir à ces accusations, sa démarche visant au contraire le dialogue entre les confessions : non l’exclusion, mais l’inclusion. Et ce trait d’union, ce point de rencontre, il le trouve dans la spiritualité, dans la mystique. Non dans la mystique des extases, des visions, de l’extraordinaire, mais dans ce qu’il nomme « une mystique ordinaire ».

C’est dans sa longue préface contenue dans la Théologie réelle que Poiret reprend et traite de manière systématique la distinction entre les deux typologies de mystique, déjà abordée dans la Théologie du cœur :

Personne n’ignore qu’on n’ait pris jusqu’ici les mots de Théologie mystique et celui de Mystique simplement pour mots d’une même signification. On ne peut ignorer non plus qu’on n’ait communément divisé la Mystique en extraordinaire : d’extases, de visions et de révélations ; et en ordinaire qui, sans visions, sans révélations, sans ravissements, par le train de la grâce ordinaire reçue avec fidélité, introduit l’âme à l’union avec Dieu et le rend maître, moteur et directeur de toutes les facultés et puissances. Nul mystique, que je sache, n’a recommandé à personne la recherche et la poursuite de l’extraordinaire, dont ils ont déconseillé l’attachement. Ce n’est que la recherche de l’ordinaire qu’ils ont proposé31.

Il s’agit de l’une des premières réflexions d’un spécialiste de la mystique sur la mystique en tant qu’objet à étudier, et non d’un mystique sur son expérience. Poiret n’était pas intéressé à la mystique extraordinaire, bien qu’il précise que ces extases et visions « ne se doivent ni mépriser ni rejeter lorsqu’elles viennent véritablement de Dieu »32. Au XXe siècle plusieurs philosophes français souligneront le caractère accessoire de ces phénomènes exceptionnels. Il suffit d’évoquer Joseph Maréchal qui affirmait que « les visions, de quelque nature qu’elles soient, n’expriment point l’essence du mysticisme »33 ou encore Jean Baruzi pour qui « l’expérience mystique ne doit pas être considérée comme liée aux visions et aux révélations »34.

En effet, les mystiques n’ont jamais insisté sur l’aspect extraordinaire de l’expérience spirituelle. Par exemple, Mme Guyon mettait en garde ses lecteurs en affirmant qu’il fallait « empêcher les âmes de s’arrêter aux visions et aux extases, parce que cela les arrête presque toute leur vie »35. Alors que Jurieu estimait que Mme Guyon était une « femmelette visionnaire » ou l’« une des plus folles fanatiques du siècle »36, au contraire cette femme du Grand Siècle recommandait l’oraison de simple présence de Dieu, une prière ineffable qui d’après elle était «  bien au-dessus des extases, et des ravissements, des visions »37.

Cette théologie mystique « ordinaire » qui intéresse Poiret n’est donc pas un don, mais un choix ; le choix d’ouvrir son âme à Dieu et de parcourir les chemins de l’intériorité, de se décentrer du monde pour pouvoir ensuite mieux se recentrer au sein de la société. Le don c’est plutôt la foi dans laquelle est ancrée cette quête spirituelle.

***

Au temps des querelles sur la mystique et des conflits de religion, Pierre Poiret décide de sortir des sentiers battus afin de suggérer que la mystique est le lieu d’une rencontre et d’un dialogue fécond. Sous sa plume, la théologie mystique devient un objet à étudier, dont se nourrir pour grandir spirituellement, en outrepassant le cadre des querelles théologiques stériles et des divergences confessionnelles. Mais alors, comment définir cette théologie mystique ordinaire, à la portée de tout le monde, quel nom lui donner ? Théologie du cœur ou Théologie réelle ? Si nous regardons l’attitude de Poiret – véritable précurseur de l’œcuménisme spirituel et partisan de la tolérance religieuse – peut-être l’expression qui conviendrait le mieux pour définir la mystique est celle qu’il employait en 1702 dans un recueil anonyme en latin renfermant ses textes sur la théologie mystique ainsi qu’un traité du professeur James Garden d’Aberdeen (l’un des Écossais admirateurs de Mlle Bourignon et de Mme Guyon). Le titre de ce livre était : Théologie pacifique38.

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1À ce propos, je renvoie à l’article de Mirjam de Baar, « Pierre Poiret, le plus fidèle disciple d’Antoinette Bourignon », ici-même, p. -.

2Pierre Poiret, L’Œconomie divine, t. VI, 9, 45, Amsterdam, chez Henry Wettstein, 1687, p. 470.

3Id., Vindiciae Veritatis et innocentiae perpetuis (...) accusationibus et criminationibus D. Joh. Wolfgangi Jaegeri, publié dans les Posthuma, Amsterdam, ex officina Westeniana, 1721, I, 6, p. 252.

4Id., La Théologie du cœur ou recueil de quelques traités qui contiennent les lumières les plus divines des âmes simples et pures, première partie, Cologne, chez Jean de la Pierre, 1690, préface [n.p.].

5Voir la définition donnée par Pierre de Bérulle en 1625 : « cette science est proprement une science spirituelle car elle est propre à l’esprit de Dieu et est des choses vraiment spirituelles et divines, et même rend spirituel son possesseur » (Mémorial de quelques points servant à la direction des supérieurs, in Œuvres complètes, Paris, Cerf, 1996, vol. 8, p. 383) ; « c’est le secret de Dieu, c’est la conduite de son amour, c’est un don différent, c’est une science à part, c’est la science des saints » (Élévation sur sainte Madeleine, in ibid., p. 460).

6Une seconde édition augmentée de ce recueil va paraître en 1697.

7Dans sa préface Poiret précise que c’est « une rencontre très-véritable qui est arrivée réellement au R. Père Buzin, jésuite de la province de France », qui aurait par la suite relaté cet épisode dans une lettre adressée à un religieux ; il s’agit en réalité de la relation de Jean-Joseph Surin sur le jeune homme du coche (1630), publiée dès avant 1648 sous l’anonymat et qui circula rapidement en toute la France ainsi qu’en milieu flamand (sur ce point, cf. Michel de Certeau, La Fable mystique, I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1982, p. 280-308).

8Longtemps attribué à la « Dame milanaise » Isabella Bellinzaga mais vraisemblablement composé par son directeur spirituel, le jésuite Achille Gagliardi, le Breve Compendio di perfezione cristiana (1585) fut traduit en français dès 1596 et exerça une influence considérable dans les milieux dévots parisiens de la première moitié du XVIIe siècle.

9C’est-à-dire le Bref discours de l’abnégation intérieure (1597) du cardinal Pierre de Bérulle, une adaptation de l’Abrégé de la perfection chrétienne. Il est intéressant de remarquer que Poiret n’indique pas le nom de cet auteur spirituel s’étant engagé dans une politique anti-protestante sous le règne de Louis XIII. Son nom est en revanche signalé dans le Catalogus auctorum mysticorum.

10Dans sa préface Poiret précise que l’édition de Mons 1647 qu’il a suivi supprime le nom de l’auteur, ce qui n’empêche pas, ajoute-t-il, « qu’on ne juge facilement par sa lecture que c’est une fille qui l’a composée ». Voir aussi sa lettre sur les auteurs mystiques, où Poiret indique qu’il s’agit d’« un petit traité d’une fille [...] où la matière et les espèces de l’oraison sont expliquées avec une simplicité et une facilité non commune » (cf. P. Poiret, Écrits sur la Théologie mystique, éd. M. Chevallier, Grenoble, J. Millon, 2005, p. 183). En réalité ce texte n’est que la première partie de la relation de Surin sur le jeune homme du coche, qui dès 1647 avait été imprimée aussi sous le titre Les secrets de la vie spirituelle enseignés par Jésus-Christ à une âme dévote, et par un berger à un bon religieux, en forme de conférence spirituelle.

11Ce volume renferme également des Exercices sur la passion de Jésus Christ de Louis de Blois, traduits du latin par Poiret.

12Sur les critères d’édition adoptés par Poiret, voir ce qu’il affirme à propos du travail fait sur l’Abrégé de la perfection chrétienne : la version dont il disposait (Arras, 1629) étant pleine de fautes, il avait « tâché d’y remédier en mettant le tout en termes plus clairs et plus intelligibles sans ôter pourtant au discours sa simplicité et sans s’éloigner de ses expressions » (La Théologie du cœur, Préface, [n.p.]).

13Signalons également l’Analysis Orationis Mentalis (1686) du Père François La Combe, ouvrage condamné en 1695, que Poiret réédite en 1711 dans le recueil Sacra Orationis Theologia, ou encore la publication, en 1710, d’un recueil d’écrits mystiques du Frère Laurent de la Résurrection, sous le titre La Théologie de la Présence de Dieu. Sur Poiret « homme de lettres » et les traités qu’il édite ou réédite, voir Marjolaine Chevallier, Pierre Poiret (1646-1719). Du protestantisme à la mystique, Genève, Labor et Fides, 1994, p. 63-107.

14En 1708 Poiret amplifie ce catalogue dans sa Bibliotheca mysticorum selecta qui connaîtra une large diffusion et sera un outil de référence tout au long du XVIIIe siècle. La Préface, la Lettre ainsi que le Catalogue publiés dans La Théologie réelle ont été réédités en 2005 dans le recueil Écrits sur la Théologie mystique (op. cit.)

15P. Poiret, La paix des bonnes âmes dans tous les partis du Christianisme, Amsterdam, Théodore Boeteman, 1687, V, XI, p. 187 ; voir l’édition critique par Marjolaine Chevallier (Genève, Droz, 1998, p. 192).

16Dès 1676 Poiret avait fait paraître à Amsterdam une traduction française de la Theologie deutsch, vraisemblablement trouvée dans l’une des éditons de Johann Arndt. La traduction de Poiret contenue dans la Théologie réelle (1700) a été proposée par Marjolaine Chevallier dans le volume La théologie germanique, Grenoble, J. Millon, 2000.

17Sur l’histoire éditoriale de ce traité, voir en particulier Elisabetta Zambruno, La “Theologia Deutsch” o la via per giungere a Dio. Antropologia e simbolismo teologico, Milano, Vita e Pensiero, 1990.

18D’après le titre du tome II de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1921) de Henri Bremond et de l’ouvrage de Louis Cognet, Crépuscule des mystiques. Le conflit Fénelon-Bossuet (1958).

19À ce sujet je renvoie à mon étude « “Mystique”. Histoire et métamorphose d’un mot (XVIIe-XXe siècles) », in : M. Mazzocco, F. Trémolières, G. Waterlot, L’Université face à la mystique : un siècle de controverses ? Rennes, P.U.R., 2018, p. 11-23.

20P. Poiret, Préface, in : Écrits sur la Théologie mystique, op. cit., p. 45. Il est intéressant de remarquer que Poiret fait appel à l’autorité de Paul : « Ce mot a été dans la bouche et est encore dans les écrits des plus sains Pères de l’Antiquité et S. Paul l’a en quelque sorte consacré, lorsqu’il annonçait la sagesse de Dieu qui est MYSTÈRE, c’est-à-dire qui est MYSTIQUE ou cachée et que nul des sages du siècle n’a connue (1 Co 2, 7). Voir aussi la Préface de La Théologie du cœur : « Nous annonçons, dit Saint Paul, la sagesse de Dieu qui est MYSTIQUE ou en MYSTÈRE, c’est-à-dire cachée. » [n.p.]

21Ibid.

22Ibid., p. 50-51.

23Sur ce théologien et controversiste calviniste français, voir en particulier la Bibliographie critique de l’œuvre imprimée de Pierre Jurieu (1637-1713) établie par Émile Kappler (Honoré Champion, Paris, 2002), qui constitue un instrument de travail incontournable, ainsi que la thèse néerlandaise de F. R. J. Knecht, Pierre Jurieu, Theoloog en Politikus der Refuge (Kampen, 1967).

24Pierre Jurieu, Histoire du Calvinisme et du Papisme mises en parallèle, Rotterdam, R. Leers, 1683, vol. 1, chap. 6, p. 118.

25Id., Traité historique, contenant le jugement d’un protestant sur la Théologie mystique, (s. l.), 1699, p. 48.

26D’après une expression de Pierre Nicole, Réfutation des principales erreures des quiétistes, Paris, Guillaume Desprez, 1695, p. 52, 195, 253.

27Jean Chéron, Examen de la théologie mystique, Paris, E. Couterot, 1657, p. 57 et p. 51.

28Nicolas Berdiaev, Esprit et Réalité, Paris, Aubier-Montaigne, 1943, p. 166.

29P. Jurieu, Traité historique, opcit., p. 74.

30P. Poiret, La Théologie du cœur, op. cit., Préface, n. p.

31Id., La Théologie réelle, Préface, in : Écrits sur la Théologie mystique, op. cit., p. 120.

32Id., La Théologie du cœur, op. cit., Préface, n. p.

33Joseph Maréchal, « Sur quelques traits distinctifs de la mystique chrétienne », Revue de philosophie, (12) 1912, p. 441.

34Jean Baruzi, « Saint Jean de la Croix et le problème de la valeur noétique de l’expérience mystique » (1925), L’Intelligence mystique, éd. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Berg International, 1985, p. 64.

35Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres récits biographiques, éd. D. Tronc, Paris, Honoré Champion, 2014, I.1.9, p. 201.

36P. Jurieu, Traité historique, op. cit., p. 213 et p. 196.

37J.-M. Guyon, La Vie par elle-même, op. cit., I.1.9, p. 200.

38P. Poiret, Theologiae purae ac pacificae vera ac solida fundamenta, sive Theologia comparativae, 1702.