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Marc-Williams Debono (dir.), L’intelligence des plantes en question

Paris, Hermann, 2020, 240 p.

Jean BOREL

Les dix contributions que rassemble ce volume s’inscrivent dans la lignée des recherches novatrices que l’on poursuit depuis plusieurs décennies sur la complexité comportementale du monde végétal. Conscients que le schéma zoocentrique ne représente pas la seule forme d’intelligence ou d’accès évolué à l’expérience dans l’univers, que nos standards ou nos filtres de représentation de la réalité, voire de la suprématie humaine, ne sont pas un gage absolu d’appréhension de la totalité du monde, les chercheurs observent et comprennent de manière de plus en plus fine et nuancée qu’il existe une forme d’intelligence sensible et (in)corporée, une intelligence ancrée dans un corps, un milieu et un monde, qui fait front, comme pour tout être vivant, et sans doute de façon beaucoup plus drastique et écosystémique chez les plantes, aux intelligences cérébrocentrées. Les certitudes ou tabous scientifiques quant à la passivité, l’immobilité ou l’absence d’échange actif des plantes tombent les uns après les autres, dit en prologue Marc-Williams Debono, car si leurs caractéristiques structurelles (ancrage au sol, sessilité, modularité, divisibilité) les contraignent, les plantes sont depuis plus de 475 millions d’années à la source de modes subtils de développement, de perception, de mémorisation et de communication de type associatif radicalement différents, mais pas moins évolués que ceux des animaux. Alors que Jacques Tassin commence par préciser ce qu’on entend aujourd’hui par « intelligence végétale » et ce que traduit l’émergence de ce terme dans l’évolution de la pensée occidentale contemporaine, Luciano Boi poursuit en soutenant que la science a besoin d’une nouvelle philosophie de la nature : « la science, dit-il, ne peut à elle seule donner lieu à des développements théoriques féconds sans l’apport d’une réflexion philosophique fondamentale sur l’origine, la signification et la portée des concepts qu’elle utilise afin de construire ces représentations abstraites qui paraissent les plus aptes à interpréter et à expliquer les principes sous-jacents à l’actualisation spatiale et temporelle de l’unité de la matière et de la forme dans des processus de nature physique, biologique, morphologique, physiologique, psychologiques ou autres » (p. 34 ss). Dans ce sens, les plantes doivent être envisagées, « non pas en tant que ressource économique, comme dans les sociétés industrielles, ni non plus seulement en tant que source d’énergie, comme dans les sociétés post-industrielles, mais bien plutôt comme des éléments essentiels d’une nouvelle phénoménologie et esthétique de la vie, fondée sur une véritable recomposition de la ville et de la campagne et sur une pratique qui réconcilie le corps et l’esprit, les différents systèmes sensoriels en une pratique perceptive intégrée » (p. 61). Grâce à des équivalents non organiques de nos organes des sens et d’autres sens que nous ne possédons pas, les plantes sont en effet capables d’utiliser des variations de potentiel continues et des systèmes de transmission bioélectrique de l’information élaborés à courte et longue distance à travers les méristèmes, les symplasmes ou le long du phloème, voilà ce que démontre de manière passionnante M.-W. Debono dans un troisième essai. La diversification de ces modes de transmission, qui va de l’échelle cellulaire à l’organisme entier constitue l’électrome, en analogie au biome et au génome. « La plante est une interface plastique à la fois médiale (lien indissociable entre un corps organique et son milieu) et trajective (capable de traverser et d’aller au-delà de sa propre identité) qui utilise l’électrome comme vecteur principal. [...] Cet ancrage du corps végétal met en avant le plan somatique et les potentialités que cela ouvre en termes d’organisation somatotopique ou de cartographie énactive, ce qui permet l’élaboration d’une nouvelle grille de lecture “électromique” des écosystèmes interactifs, qui ouvre les voies quant à l’évaluation des niveaux d’apprentissage perceptif et des comportements complexes en favorisant la communication entre même espèces ou espèces différentes » (p. 85). Regroupés sous la tête de chapitre Philosophie des plantes, les trois essais suivants reviennent tour à tour, et de manière complémentaire aux thèmes des exposés précédents, sur la plasticité adaptative ou comportementale des plantes au regard de la tradition philosophique et botanique (Quentin Hiernaux), sur la naissance du « moi » des plantes, leur métaphysique intrinsèque, « moi » en tant que réflexivité dans toutes les parties d’une plante à la logique anti-organique. En effet, pour Emanuele Coccia, « les plantes jouent un rôle épistémologique majeur et paradigmatique. Non seulement à cause de leur autotrophie – les plantes n’ont pas besoin de faire de l’hostilité et de la prédation la dynamique fondatrice de leur cycle de vie –, mais aussi parce qu’elles sont structurellement des organismes qui se définissent par leur capacité à donner vie à d’autres organismes vivants. Avec la plante, la biologie est obligée de penser la logique de l’interrelation de tous les êtres vivants sous une forme différente de celle de la consommation mutuelle et de l’entropie. Le miracle et le paradoxe – même thermodynamique – des plantes témoignent de la capacité de la vie à se construire à partir de presque rien, de ce qu’elles ne vivent pas, à se multiplier comme spontanément » (p. 109). Quant à Michael Marder, il nous entraîne à considérer la pensée végétale (Plant thinking) comme in-tentionnalité. « L’intentionnalité étendue et s’étendant du végétal va au-delà de l’utilisation de ce à quoi elle s’efforce, parce qu’elle ne représente pas la lumière solaire et les autres ressources vitales en tant qu’objets, et parce que la cible solaire de son effort est inaccessible. Se déroulant entre ciel et terre depuis la bifurcation initiale de la graine en germination, la pensée spatiale de la plante est l’agitation du milieu, mais aussi au milieu. La pensée-plante est un entre-deux de croissance, la place du milieu ou le milieu, ensuite formalisée en environnement. La pensée-plante est la pensée environnementale » (p. 131). Les quatre derniers articles proposent un point de vue et une approche plus littéraire, symbolique, artistique et sapiential du monde végétal. Alors que la lecture des Métamorphoses d’Ovide offre la possibilité à Claudia Zatta de présenter la plasticité du corps et l’intériorité des plantes dans les mythes, les espaces germinatifs et leur écologie engagent Anaïs Lelièvre à la découverte du dynamisme de la création artistique. Enfin, Yann Toma relève à quel point les végétaux nous sont indispensables face au « Capitalocène » et à la destruction massive des écosystèmes, et Olga Kisseleva illustre et défend son projet du Memory Garden pour le Memorial Holocauste Babi Yar à Kiev, centré sur l’arbre comme nouvelle manière de comprendre le passé. Émerveillement et responsabilité sont les deux mots qui montent à l’esprit à la rencontre de ces essais, et nous ne pouvons que souhaiter que ces nouvelles perspectives sur le monde végétal, dont notre vie planétaire dépend entièrement, s’intègrent progressivement aux programmes éducatifs des jeunes générations à venir, gage d’une reconfiguration constructive des rapports nature-culture.