Maurizio Bettini, Homo sum. Essere “umani” nel mondo antico
Turin, Einaudi, 2019, 132 p. Traduction française : MAURIZIO BETTINI, Contre les barbares, Traduit de l’italien par Madeleine Rousset Grenon, Paris, Flammarion, [2020], 164 p.
Il serait difficile de bien comprendre l’un des derniers essais de Maurizio Bettini en le considérant séparément du panorama plus large de la production intellectuelle la plus récente de l’auteur. Cette dernière étude aborde, en effet, le thème des droits de l’homme dans l’Antiquité grecque et romaine, mais vient surtout compléter, comme dans une sorte de trilogie, une réflexion plus large sur l’altérité que les Grecs et les Romains ont représentée – ou devraient représenter selon l’auteur – face à nous, malgré l’illusion qui est la nôtre d’en être de simples continuateurs. De la puissante métaphore culturelle (occidentale) des racines d’une culture et de son rapport avec le passé (Contre les racines, Flammarion, 2017) à la question toujours délicate de l’altérité religieuse (Éloge du polythéisme, Les Belles Lettres, 2016), les essais de Bettini réfléchissent aux grandes questions contemporaines à partir d’un laboratoire d’observation privilégié : le monde antique. Qu’il s’agisse d’essais destinés à un public de spécialistes ou s’adressant à un public plus large, les ouvrages de l’auteur offrent le grand avantage herméneutique de s’appuyer toujours sur le sol stable du vocabulaire – et il ne pourrait en être autrement pour un philologue classique. Dans les recherches mentionnées ci-dessus, l’auteur avait montré que la culture latine ne possédait pas de notion d’identité – jusqu’à une certaine époque, elle n’avait en fait même pas le mot identitas –, du moins d’une identité comme nous la pensons depuis quelques siècles, exprimée en termes botaniques de racines et de souche. Dans ce dernier travail, l’auteur se consacre aux façons qu’avaient les Anciens de penser la notion d’humanité et de droits humains, en partant, cela va sans dire, des mots qu’ils utilisaient. D’une manière très claire et à l’aide de courts paragraphes, l’essai conduit le lecteur par trois voies d’analyse parcourant le thème des droits de l’homme dans l’Antiquité (I diritti umani nel mondo antico : tre vie). Le premier volet étudie les antécédents, ou plutôt les influences historiques et culturelles, que les histoires traditionnelles ou les pratiques anciennes concernant la torture à Rome ou la liberté d’expression politique dans la démocratie athénienne ont pu exercer sur la législation occidentale en matière de droits de l’homme, depuis la Révolution française jusqu’à la Déclaration de 1948 (Dallo ius humanum al tempo libero). Le deuxième volet, suivant un parcours à rebours, aborde les principales différences entre les concepts juridiques élaborés par les États modernes pour les droits de l’homme et les conditions sociales des cultures anciennes qui n’auraient pas permis de telles élaborations juridiques : tout d’abord la condition d’esclave, considérée avant tout dans le débat philosophique, du moins depuis Aristote, comme une condition naturelle. Des obstacles similaires à l’extension universalisante de certains droits de l’homme seraient apparus dans l’Antiquité également en conséquence de la considération différente de l’humanité, selon qu’elle était comprise ou non dans les citoyens de la communauté. Pour certaines catégories sociales de non-citoyens, leur inclusion parmi ceux qui bénéficient de droits complets aurait été inconcevable, pour les étrangers par exemple, ou très problématique, comme pour les femmes (Barbari, uomini e donne). Le troisième volet est le plus étendu, mais aussi le plus dense du point de vue historique et culturel, car il vise à adopter une perspective proche des catégories des anciens – un point de vue « émique » pour utiliser un terme technique de la réflexion anthropologique – en essayant de prêter attention aux mots et aux représentations que ces mots véhiculent. L’auteur souligne ainsi la première différence, apparemment banale, mais décisive, pour comprendre comment les textes anciens pensaient aux « droits » de l’homme : il s’agit, en réalité, d’un changement de perspective par lequel les anciens ont pensé les droits de l’homme avant tout comme devoirs de l’homme, en mettant en valeur les comportements que chaque individu devait adopter pour être reconnu pleinement comme un être humain (I doveri umani degli antichi). Les devoirs humains constituaient donc la forme négative à partir de laquelle les droits de l’homme étaient façonnés : du rituel des Bouzyges (famille sacerdotale à Athènes) avec les malédictions jetées sur ceux qui refusaient de donner de l’eau et du feu aux voyageurs, d’enterrer les morts ou de montrer le chemin à ceux qui le demandaient (Le maledizioni dei Bouzygai), aux devoirs que Cicéron considérait comme essentiels en vertu de l’appartenance à la communauté (communitas) des hommes, il y avait des comportements envers tous les autres, dont chaque individu ne pouvait être exempté. La conception des devoirs universels que les êtres humains doivent ressentir comme nécessaires et urgents dans leur comportement envers les autres êtres humains est cependant, dans un certain sens, limitée par Cicéron. Comme le souligne l’auteur, Cicéron conçoit un minimum de devoirs nécessaires et communs, auxquels il ne faut cependant pas ajouter les autres devoirs de solidarité de groupe. Ces derniers ne concernent, pour chaque homme, que son propre groupe selon des cercles concentriques de plus en plus étroits qui, de la communauté des gens qui parlent la même langue, se réduit progressivement aux membres appartenant à un même groupe parental, la gens ou bien la familia (Cicerone e la cauta amministrazione dei doveri umani). La limite imposée aux communia, aux devoirs de solidarité que chaque individu devrait assumer, semble être représentée dans les réflexions de Cicéron par le dommage possible, le detrimentum, qu’une attitude de solidarité envers les autres pourrait causer aux membres de son propre groupe, les nostri dont l’auteur latin fait mention à plusieurs reprises. Le stoïcisme de l’époque impériale, incarné dans les réflexions de Sénèque, semble aller dans une toute autre direction : l’auteur repère précisément dans la position stoïcienne de Sénèque sur l’extension des liens de solidarité non seulement aux membres du groupe d’appartenance, mais à tout être humain, compris comme faisant partie d’un seul corps vivant, la matrice culturelle de l’universalité des droits développée ensuite entre le XVIIIe et le XXe siècle (Seneca e l’umanesimo stoico). L’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage réside dans une réflexion critique sur des termes qui nous semblent normaux, voire banals, précisément en raison d’une habitude (linguistique) propre à notre culture occidentale : l’essence de l’humanité, le fait de se montrer « humain » à l’égard des autres humains, se place dans une longue tradition linguistique (donc culturelle) qui remonte au latin de la fin de la République. En particulier, la réflexion philologique de l’auteur s’attarde sur la spécificité du terme humanitas dans lequel convergent deux expériences culturelles qui, dans la langue grecque, semblent distinctes : d’une part, la bienveillance envers les autres hommes en tant que philoi, à savoir les membres d’un même groupe d’appartenance ; d’autre part, la préoccupation et le soin à l’égard de ce qui constitue l’essence humaine, c’est-à-dire l’éducation et la formation de l’individu dans les arts de la parole, de la pensée et de la politique, tout ce qui précisément en grec ancien pouvait être exprimé par le mot paideia. Ces deux aspects – potentiellement séparés – sont réunis dans la conception de l’humanitas que certains intellectuels latins ont élaborée, dans laquelle les comportements caractérisés par la vertu et la douceur face aux autres sont les conséquences directes d’une certaine éducation reçue, ce que nous appelons encore aujourd’hui les « humanités » (Le parole della « umanità » e la cultura). Le texte s’achève sur la reconstruction du contexte pragmatique de la célèbre formule : « homo sum, humani nihil a me alienum puto » (« je suis homme et je considère que rien d’humain ne m’est étranger ») qui donne son titre au livre et qui a été pendant des siècles une sorte de citation obligée de tous les discours sur la vertu morale et le comportement humain, de Sénèque à nos jours. Cette phrase, tirée de la comédie Le bourreau de soi-même de Térence, est utilisée par l’auteur pour mettre en valeur un modèle d’humanité différent de celui qui crée des barrières et limite le spectre d’action des gestes de solidarité. Les mots du poète comique latin, comme la curiosité pleine de confiance en l’autre que Didon accorde aux naufragés d’Énée dans l’Énéide, dépassent largement le cercle des « voisins » (proximi, propinqui) ou celui des « nôtres » (nostri) ; ils se présentent comme des formes d’indiscrétion culturelle qui s’intéressent à l’altérité (et se mêlent à elle) sans tenir compte des avantages ou des inconvénients qu’elles pourraient avoir dans l’immédiat (Humanitas e indiscrezione). – Cependant, dans une réflexion sur l’humanitas et les droits de l’homme dans l’Antiquité gréco-romaine, il semble manquer dans l’ouvrage une place consacrée à la « protection » du monde naturel et plus particulièrement du monde animal. Agir en tant qu’« êtres humains », agir selon les principes de l’humanitas ne devrait-il pas impliquer des comportements de respect et de protection envers les êtres vivants avec lesquels on pouvait penser – surtout dans une perspective stoïcienne – avoir moins en commun (in commune) pour reprendre les mots de Sénèque ? Certaines réflexions des auteurs latins semblent aller dans ce sens, en particulier celles de Cicéron (Lettres familières 7, 1, 3) et de Sénèque (De la brièveté de la vie 13, 5-6). Dans la perspective de ces auteurs, l’exercice brutal d’une violence non motivée, comme dans le cas de la célèbre venatio (spectacle de chasse) mise en place par Pompée en 55 av. J.-C., rendrait un homme, qui plus est un homme politique puissant et cultivé, moins humain. – Le prologue et l’épilogue du livre, centrés sur le débarquement des naufragés Troyens sur les plages carthaginoises décrit par Virgile dans son Énéide, illustrent clairement le sens de l’ouvrage : la lecture, ou plutôt la relecture des classiques de notre culture, les textes « canoniques », en premier lieu grecs et latins, ne peuvent plus être lus comme auparavant, comme lorsque dans les auditoires des universités, la scène du naufragé Ilionée décrivant à la reine Didon l’ultime étape de son voyage était pensée (et enseignée) de manière détachée, presque glaciale, comme un exercice de composition littéraire dont Virgile s’illustrerait dans une procédure rhétorique appelée topothésie. Bien que non mentionnée par l’auteur, l’une des nombreuses définitions du mot « classique » données par l’écrivain Italo Calvino s’exprime en ces mots : « Un classico è un libro che non ha mai finito di dire quel che ha da dire » (I. Calvino, Perché leggere i classici, Milano, 1991). Virgile nous parle de plages lointaines et de naufrages, mais pas (seulement) pour nous faire voir des lieux à la manière d’un fin rhéteur. Il nous invite au contraire à assumer pleinement notre humanité.