Matthew Crawford, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver
Paris, La Découverte, 2016, 352 p.
Le philosophe américain Matthew Crawford a ceci de particulier qu’il a été formé en mécanique moto à côté de ses études en philosophie politique. N’ayant pas réussi à trouver une activité professionnelle où il aurait pu mettre à profit ses compétences intellectuelles, il a décidé d’ouvrir un atelier de réparation de motos. Dès lors, sa réflexion philosophique a accompagné son travail de réparateur et il en a conçu une défense du travail manuel et des compétences pratiques qu’il requiert dans un premier ouvrage traduit en français sous le titre Éloge du carburateur (La Découverte, Paris, 2009). Crawford tente d’y montrer que les tâches pratiques accomplies par un mécanicien, un plombier ou un électricien ne sont pas serviles et machinales mais engagent leur propre mode de réflexion et peuvent être épanouissantes et même donner un sens à l’existence, sans pour autant tomber dans un romantisme facile qui occulterait la pénibilité de tout travail.
Dans cet ouvrage, l’auteur reprend ces thèses fondamentales pour leur donner une assise philosophique et conceptuelle beaucoup plus développée ainsi qu’une orientation de critique sociale vigoureuse. Il attaque son propos en relevant que notre attention est sollicitée, captée et manipulée (par ce qu’il appelle des architectes du choix) de toutes part dans nos sociétés consuméristes. Or, cultiver son attention revient à former la personne que l’on devient, de par les compétences que nous acquérons et les valeurs qui nous sont importantes. L’auteur propose une voie pour surmonter ce défi fondamental (ainsi que d’autres pathologies de nos sociétés comme l’anomie individualiste ou les addictions) : choisir et développer des compétences pratiques qui nous fassent sortir de notre léthargie consumériste et développer notre personnalité de façon originale et intéressante (comme ces facteurs d’orgue en Virginie – auxquels un long chapitre est consacré – qui fabriquent des orgues selon d’anciennes techniques presque oubliées et que l’auteur a suivis comme une sorte d’ethnologue). Une activité pratique a ceci de précieux qu’elle permet de structurer notre attention et de la rendre active et compétente au lieu d’être ballottée selon les tentations du moment. L’auteur montre, au moyen du concept de gabarit, qu’il a emprunté au lexique de la menuiserie, comment toute activité organise et structure son environnement pour devenir optimale et aisée, comme l’illustre l’exemple du cuisinier qui dispose ses instruments et ses ingrédients selon un schéma spatial spécifique. Pour toutes ces analyses, l’auteur s’appuie beaucoup sur la phénoménologie du rapport pratique au monde, notamment sur James Gibson et Hubert Dreyfus, mais aussi sur son vécu personnel comme son expérience de pilotage de moto.
Au final, comme le titre l’indique, l’enjeu de l’ouvrage est de montrer comment retrouver un contact avec le réel, c’est-à-dire réapprendre à nous confronter au monde, en dépit de toutes les médiations et tous les voiles (technologiques, médiatiques, etc.) qui tendent aujourd’hui plus que jamais à nous en séparer. C’est ainsi, selon lui, que nous pouvons trouver un sens à notre existence. Une idée aussi simple que profonde et dont le potentiel critique est indéniable.