Gilbert Larochelle et Françoise Courville, La course à la performance. Regards critiques de la philosophie sur la santé
(coll. « Dédale »), Paris, Beauchesne, 2016. 93 p.
Les deux auteurs offrent une réflexion critique et perspicace du terrain dans lequel les intervenants du monde de la santé sont actuellement enlisés. Ces derniers deviennent le reflet d’une société piégée, où s’y entrechoquent les discours contradictoires de la performance et de la dignité humaine. Un avant-propos donne le ton. Il sera question du discours de la performance omniprésent dans nos institutions publiques qui prennent tous les moyens possibles pour atteindre une efficacité optimale au détriment des finalités du discours de la dignité humaine. Comment tenir ensemble avoir et être, sans en subir les effets pervers ? Il ne s’agit pas de dénigrer l’importance de l’excellence et du dépassement de soi ; il s’agit d’éviter la réduction de l’humain à un moyen, à un objet, alors que sa dignité exige qu’il soit reconnu comme sujet et comme fin.
Au premier chapitre nommé « Discours de la performance et triomphe de l’ingénierie », les auteurs démontrent comment le déploiement de la modernité contient une antinomie, une déchirure au sein même de la rationalité : « En clair, la rationalité pousse l’agir humain aux frontières maximales de son efficacité au prix d’une dépréciation de la recherche sur le sens de l’existence » (p. 15). Des témoins des traditions philosophiques et littéraires sont appelés à la barre pour soutenir l’essor de la rhétorique de la performance qui aboutit à trois problèmes inducteurs de méfiance : celui d’une confusion entre le descriptif et le justificatif, là où s’efface l’écart entre les faits et les valeurs; celui d’une tension entre l’hétéronomie et l’autonomie, là où ce que nous croyions posséder nous possède; enfin, découlant des deux premiers problèmes, celui d’une évolution de la transparence vers le conditionnement, là où sous le couvert du premier, le second triomphe.
Le second chapitre intitulé « Dignité humaine et quête d’une transcendance » reprend les éléments caractéristiques du développement de cette idéologie de la performance, pour encore mieux mettre en évidence l’irréductibilité des deux logiques : celle des moyens et celle des finalités. La mécanique de la performance gomme la finitude et la fragilité humaines, qui constituent le ressort fondamental de la dignité humaine. Et c’est au sortir d’un siècle meurtri comme le XXe s., « qu’il faut justement repenser la dignité humaine à partir de la suprême humiliation, là où la grandeur de l’homme touche au plus près l’intime conviction de sa vulnérabilité » (p. 35). Si plusieurs sciences de la culture comme la philosophie, la politique et le droit s’interrogent sur le statut de l’humain en société, c’est dans le champ de la santé qui la collision entre la performance et la dignité devient la plus visible. Comment concilier dans un système de haute performance le souci de l’humain ? À quoi bon encore parler dans ce modèle de dignité humaine, selon certains ? Pourquoi ne pas précisément remettre en jeu cette notion spécifique de la dignité humaine, rétorqueront Larochelle et Courville ? Encore faut-il s’entendre sur la notion et sur son potentiel heuristique contemporain. Un recadrage alternatif à l’idéologie de la performance s’imposerait à la limite de l’ineffable et de l’incommensurable, protestant et s’indignant. Ce chapitre explore enfin trois dimensions qui servent à exprimer les conditions d’une reconnaissance de la dignité humaine : la personne est non-objectivable, non-instrumentalisable et non-justiciable.
Le troisième chapitre titré « Méfiance et confiance dans la relation de soin » plonge au cœur de la tension générée quand se noue concrètement performance et dignité dans l’existence. Le domaine de la santé monstre de manière exemplaire cette tension délétère. De la longue histoire de la relation de soin, les auteurs y rappellent qu’à l’origine prendre soin reposait sur la confiance et le temps de la relation amicale de proximité, que l’entreprise thérapeutique s’est ensuite déplacée sur la ligne de la transcendance en régime de chrétienté, avant de se déplacer sur le registre de la science : la relation de soin se rationalise et se mesure au réel observable. Agonie du colloque entre le soignant et le soigné, place aux savoirs et à ses technologies ! Un tel contexte entraîne des progrès médicaux phénoménaux, mais engendre aussi des paradoxes et des dilemmes, qui ont des conséquences nocives sur les soignants et les soignés : Sape des conditions d’émergence de la confiance, exigences contradictoires entre le débit et l’idéal de soin, dérives rationnelles, organisationnelles et algorithmiques au détriment du relationnel et à ce qui fait sens dans l’acte de soin. Pris dans les engrenages de l’abstraction et de la rationalisation, les trois conditions de la dignité humaine s’estompent. Concluant avec Gabriel Marcel, on rappelle que l’attitude soignante repose sur la conscience d’une relation « liée à l’expérience de la faiblesse » : « C’est cette conscience unique qui fait, encore aujourd’hui et sans doute pour longtemps, la richesse insurpassable de la capacité d’indignation devant la souffrance d’autrui et de son irremplaçable sœur puînée, la dignité humaine » (p. 70).
Si le dernier chapitre dénommé « Temporalité de la performance : l’urgence » insiste tout d’abord sur les éléments qualitatifs de la prise en charge de la personne souffrante et fragile, il appert que les mutations et les conditions sociales bouleversent de fond en comble la relation de soin qui passe en mode d’urgence généralisée. Ainsi, on y décrit les effets dévastateurs de la culture de l’urgence pour la relation de soin, métaphore de la situation contemporaine. La postface appelée « Essoufflement de l’homo performans » poursuit la réflexion critique dans la foulée du dernier chapitre, mais insiste sur l’importance d’initier un dialogue pour mieux penser les limites de la performance et de lui redonner une juste place dans l’existence. Si la performance est de tout temps un exercice salutaire, il faut en questionner sérieusement son absolutisation : « [...] interroger sa constitution en nécessité, en un culte, mieux en une idéologie à laquelle les thuriféraires recourent pour réaliser la promesse d’un amalgame entre le sens, le bonheur et la vertu » (p. 89-90).
Ce petit livre réjouit par ses propos intelligents, nuancés, qui rappellent l’essentiel équilibre à développer dans la relation de soin, qui rencontre humblement la souffrance et la précarité humaine, mais qui devient aussi le lieu des grandeurs humaines les plus fascinantes. Il nous arrive rarement de tomber sur des perles ; ce petit livre en est une !