Book Title

André Laks et Glenn W. Most, Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à Socrate

Textes édités, réunis et traduits par A. Laks et G. W. Most, avec la collaboration de G. Journée et le concours de L. Iribarren et D. Lévystone (coll. « Ouvertures bilingues »), Paris, Fayard, 2016 (2018 2e tirage), 1 674 p.

Stefan IMHOOF

Lire les « Présocratiques » ? Des sages, des penseurs, des savants, des « philosophes », que sont-ils exactement ? Est-il légitime d’utiliser, sans autre, le terme de « philosophe » quand on parle des penseurs grecs préplatoniciens, qui ne se sont pas reconnus eux-mêmes comme tels ? Les mots même de philosophia et de philosophos sont en effet pratiquement absents du lexique à leur époque. En 1879, Hermann Diels a publié un gros ouvrage, les Doxographi Graeci, dans lequel il répertoriait les « fragments » des penseurs préplatoniciens, tels qu’on pouvait les extraire de la production écrite de l’Antiquité, de Platon aux érudits byzantins, et les classait par auteur, en respectant l’ordre alphabétique des auteurs-sources des citations. En 1903, le même savant publie la première édition des Fragmente der Vorsokratiker, qui devait permettre « sur la base de documents originaux d’observer le processus évolutif de la pensée grecque in statu nascendi » (DK, p. V, Intr. de la 1re éd.). Les textes y sont classés en trois groupes : A) les sources (anecdotes biographiques, résumés doxographiques, etc.) publiées en grec uniquement ; B) les fragments authentiques, pourvus d’une traduction allemande et C) les imitations. À partir de 1934, les rééditions successives de l’ouvrage seront pilotées par W. Kranz, qui a ajouté une première partie (avant les Milésiens) intitulée Anfänge et qui a doté l’ensemble des textes de notes interprétatives, complétées en 1951 d’un appendice. On doit également à W. Kranz un troisième volume d’Index qui accompagne dorénavant les deux premiers tomes des Fragmente. L’édition de 1951 sera maintes fois rééditée (en 1974 nous sommes déjà au 17e tirage). Au cours de tout le XXe siècle, il y a eu de très nombreuses autres éditions de ces textes fascinants, mais le Diels-Kranz (DK) restait, jusqu’à présent, la source à laquelle tous les érudits faisaient référence. Il est possible qu’avec le Laks-Most, qui paraît simultanément en anglais (G. W. Most est responsable de l’édition anglaise, parue en 9 volumes dans la Loeb Classical Library en 2016) et en français (sous la responsabilité d’A. Laks), nous ayons entre les mains un livre qui va désormais renouveler notre manière de lire les « Présocratiques ». Laks a publié, en 2006 déjà, une Introduction à la « philosophie présocratique » (PUF), dans laquelle il expose les enjeux théoriques d’une compréhension renouvelée de ces penseurs, dont il va tenir compte dans la conception de notre ouvrage. Nous jetterons d’abord un coup d’œil sur les principes éditoriaux, pour mieux comprendre les souhaits des auteurs, puis nous tenterons de dire en quoi notre livre pourrait modifier quelque peu notre perspective de lecture des penseurs des « débuts de la philosophie ». L’ouvrage se veut à la fois « utile aux spécialistes » et « vise à présenter à un large public l’information dont nous disposons concernant les débuts de la philosophie grecque » (p. 7). Comme dans le DK, cette information est également distribuée en trois sections, mais celles-ci « ne correspondent pas aux sections de DK » (p. 9) : la section P s’occupe des « informations... crédibles ou fictives concernant la personne, la vie, le caractère et les dits du philosophe considéré » ; la section D concerne la « doctrine, qu’il s’agisse des fragments littéraux de l’œuvre elle-même (imprimés en gras) ou des témoignages sur son contenu » ; la section R, enfin, regroupe les textes de « l’histoire de la réception de la doctrine dans l’Antiquité » (p. 8). Cette distribution sépare donc clairement « la réception biographique » (P) de « la réception des contenus » (R). Le texte des sources le plus récent, que les auteurs ont pris en compte, est L’Assemblée des philosophes (qui n’est pas retenu par DK), « traduction latine d’un original arabe datant probablement du Xe siècle » (ibid.) : « Nous voulions à tout le moins effleurer par là le destin des premiers philosophes grecs au sein de la tradition arabe et médiévale – un territoire complexe et largement inexploré dont le traitement requiert une autre démarche et d’autres compétences que les nôtres » (ibid.). Outre le grec, le recueil contient également quelques textes en arabe, en hébreu, en arménien et en syriaque, lorsque « l’original grec est perdu » (ibid.). Voici, d’après les auteurs, les aspects « fondamentaux » par lesquels leur ouvrage diffère encore du DK : 1) il contient moins de chapitres que le DK (43 contre 90) : certains auteurs mineurs, dont nous « ne savons presque rien » ont été omis ou intégrés dans d’autres chapitres (ainsi, par ex., « Métrodore de Lampsaque est rattaché à Anaxagore » (p. 9), etc. ; 2) le matériau orphique n’a pas le même poids que dans le DK ; 3) l’ouvrage « couvre cependant, sous plusieurs aspects, un terrain plus vaste que celui du DK » (ibid.), a) parce qu’il contient de nouveaux textes découverts entretemps (comme le papyrus de Derveni et l’Empédocle de Strasbourg), b) « mais aussi et avant tout parce que [la] section R, spécifiquement consacrée à l’histoire de la réception », contient des textes, certes connus des auteurs du DK, mais exclus de leur recueil « en raison de ce qui était leur projet avoué, à savoir la reconstruction des doctrines originelles des premiers philosophes grecs sur la base des fragments et des témoignages » (ibid.). Ce point essentiel explique que le présent recueil contienne des textes omis dans le DK (signalés par ≠), et qui complètent souvent, au-delà des citations « authentiques », des points de doctrine ou des éléments biographiques négligés jusqu’ici. Les textes des sections D et P ont été sélectionnés en fonction de leur intérêt et n’ont donc pas été tous rapportés, en cas de doublets. L’ouvrage présente « les textes de manière thématique », ce qui se reflète dans « les nombreux intertitres qui structurent les différentes sections des chapitres » (ibid.). Cette prépondérance accordée à l’aspect thématique, permet, aux yeux des auteurs, de favoriser « grandement la compréhension des données » (ibid.), quitte parfois à découper le texte-source pour en répartir les morceaux, en fonction de la thématique, dans des sections différentes, plutôt que de le citer de façon continue. Il pourrait sembler, à première vue, que la distinction entre les sections D et R était « impossible à opérer », mais les auteurs constatent « qu’il était en fait souvent aisé de distinguer sans ambiguïté entre l’information d’un côté et la critique de l’autre » (ibid.). Cette répartition permet, entre autres, de mettre en évidence les courants d’interprétation anciens des doctrines « présocratiques » (par ex. la lecture stoïcienne d’Héraclite). Tous les textes sont présentés en langue originale et traduits en français en regard, ce qui représente également une innovation par rapport au DK, dans lequel seuls les fragments « authentiques » étaient traduits ; l’apparat critique (« volontairement simplifié », p. 10) est réduit à l’essentiel et renvoie aux éditions critiques de référence, listées p. 19-35 ; lorsque le texte est corrigé, les auteurs indiquent, « dans toute la mesure du possible le correcteur primitif » (p. 15) ; certaines conjectures marquées par « nos » sont proposées par les auteurs eux-mêmes. Chaque chapitre est précédé d’une brève introduction, d’une bibliographie et d’un plan détaillé du chapitre. À la fin de l’ouvrage se trouvent les tables de concordance avec le DK (dans les deux sens) ; ces tables sont complétées par deux index des noms propres et un glossaire très utile, indiquant la signification des termes techniques grecs (translittérés dans l’alphabet latin).

Notre ouvrage commence par un chapitre (« Modes de présentation ») qui présente « un caractère spécial » (p. 8) : il regroupe, en effet, des textes qui vont de Platon et d’Aristote (qui a donné ses « lettres de noblesse » à la pensée « présocratique ») à « Aétius », textes « destinés à éclairer la manière dont les résumés doctrinaux et les manuels doxographiques, auxquels nous devons une grande partie de notre information sur les doctrines des philosophes archaïques, ont été produits au fil de l’histoire de la philosophie grecque, et, pour certains d’entre eux, reconstruits par les philologues » (p. 39). À la lecture de cette section, on comprend que la prudence est de mise, quand on aborde la pensée « présocratique », puisque celle-ci nous est transmise quasi exclusivement par des citations, tirées notamment de résumés doxographiques, et que l’extraction du fragment « authentique » de la gangue du texte-mère a souvent donné lieu à d’interminables négociations philologiques. Comme le DK dans son édition définitive, notre ouvrage intègre également une section (« Contexte et antécédents ») consacrée à la réflexion de ceux qu’Aristote nomme les theologoi, « les poètes archaïques qui écrivent sur les dieux », en les distinguant des phusiologoi, « les premiers philosophes écrivant sur la nature » (p. 63). Ces poètes, essentiellement Homère et Hésiode, remontant probablement « à la tradition orale grecque archaïque » (ibid.), s’interrogent sur la genèse du monde, en la chantant dans des poèmes théogoniques. Avec la section consacrée aux « Premiers penseurs ioniens », nous entrons dans le vif du sujet. Curieusement, on trouve à l’orée de cette section – que l’on fait d’habitude commencer avec Thalès, le premier penseur qui choisit un principe matériel pour archè, selon ce que nous en dit Aristote en Métaphysique Α 983b20 – Phérécyde de Syros (dont l’acmé se situe vers 544/540, « ce qui en fait un cadet d’Anaximandre » [p. 113]), qui « représente [...] une intéressante figure de transition entre les deux types de discours en voie de différenciation, la théogonie et la cosmogonie » (ibid.). On voit ici que les auteurs de notre ouvrage butent parfois sur des difficultés d’ordre chronologique, lorsque la chronologie ne coïncide pas complètement avec les étapes supposées du développement de la pensée archaïque. En effet, si la séquence successive théogonie/cosmogonie/philosophie semble satisfaisante du point de vue logique, elle ne correspond pas toujours exactement à la réalité chronologique, faite souvent d’allers-retours entre pensée religieuse et pensée « philosophique », plutôt que d’un développement strictement linéaire. Outre les Milésiens (Thalès, Anaximandre et Anaximène), cette section comprend aussi Xénophane et Héraclite, tous deux originaires de Ionie. Reprenant la division de Diogène Laërce dans son prologue des Vies et doctrines des philosophes illustres, qui distingue deux courants fondamentaux dans la pensée « présocratique », la tradition ionienne et la tradition italique (I,15), les auteurs intitulent la section suivante, « Les penseurs de la Grande Grèce ». Elle commence par les chapitres 10 à 18 qui sont consacrés à Pythagore et aux Pythagoriciens, suivis de Parménide et des Éléates (Zénon et Mélissos), et d’Empédocle ; Alcméon et Hippon complètent cette section. Si, jusqu’ici, le plan de l’ouvrage suit plus ou moins la répartition traditionnelle des penseurs et écoles de pensée « présocratiques », les sections ultérieures présentent des innovations importantes par rapport au DK. La section intitulée « Les systèmes philosophiques postérieurs et leurs prolongements au Ve siècle et au début du IVe siècle » contient ainsi des nouveautés de plusieurs ordres. Si elle commence classiquement par Anaxagore et Archélaos, elle intègre par la suite les anciens atomistes, Leucippe et Démocrite, traités ensemble (les « Abdéritains » faisaient l’objet des chapitres 67 à 78 dans le DK) ; ils sont suivis par Diogène d’Apollonie. On trouve ensuite des textes tirés du Corpus Hippocratique, présentant « des points de contact » (p. 1165) entre philosophie et médecine et que le DK n’a, pour la plupart, pas retenus. Cette section est complétée par des extraits importants du papyrus de Derveni, datant d’environ 340-320 av. J.-C., découvert en 1962, et qui constitue « l’une des plus importantes découvertes du XXe siècle dans le domaine de la philosophie et de la religion grecques » (p. 1195). La section suivante (« La réflexion sur le langage, la rhétorique, la morale et la politique au Ve siècle »), la plus riche en surprises, commence par le corpus sophistique, Protagoras, Gorgias, puis Prodicos. Entre les deux derniers, on trouve... Socrate, « un “sophiste” idiosyncrasique athénien » (p. 1343) : les auteurs proposent « une petite sélection d’informations les plus crédibles sur sa vie, ses convictions et son style argumentatif » (ibid.), essentiellement tirées de Xénophon, de Platon et de Diogène Laërce. Une telle disposition, qui fait de Socrate un sophiste, même s’il n’est pas tout à fait un sophiste comme les autres, rend justice à son personnage, tel qu’il est représenté, entre autres, dans les Nuées d’Aristophane, et nous renvoie en-deçà des reconstitutions ultérieures (notamment cicéronienne) de l’histoire de la pensée grecque, qui établissaient une rupture radicale entre les « Présocratiques » tournés vers le kosmos et Socrate, tourné vers l’homme et ses préoccupations morales. Cette disposition intègre Socrate, contemporain de l’atomiste Démocrite, dans l’ensemble du corpus qu’il faudra dès lors appeler plus légitimement « préplatonicien », en accordant alors à Platon (plutôt qu’à Socrate) le mérite d’avoir opéré la scission définitive entre l’antique sophia et la nouvelle philosophia. Après Socrate, nous trouvons encore dans cette section Hippias, Antiphon et quelques autres sophistes moins connus. La section se clôt par les Dissoi Logoi (« Arguments Doubles ») et un chapitre contenant des caractérisations générales de la sophistique et des sophistes, telles qu’on les trouve, notamment, chez Platon, Aristote, Isocrate ou Aélius Aristide. Le livre se termine par un « Appendice » regroupant des témoignages concernant la philosophie et les philosophes dans la comédie et la tragédie : on y trouve des fragments du poète comique sicilien Épicharme, les allusions « railleuses à des thèmes philosophiques et à des philosophes dans la comédie attique » (p. 1561) ancienne et moyenne, de même que dans la tragédie du Ve siècle, chez Euripide surtout. Cet appendice contribue à réinscrire les textes de nos penseurs dans leur contexte historique et culturel. La disposition des textes et des auteurs suggère, souvent de manière judicieuse, les liens qui relient les penseurs et les doctrines, en soulignant davantage les continuités et les parentés que les ruptures dont se sont emparées les reconstitutions parfois scolaires et schématiques de la pensée grecque archaïque.

Pour finir, je me permets de lister quelques coquilles, relevées essentiellement dans la partie en langue française ; même si « le Laks-Most » ne connaîtra peut-être pas la longévité du DK, il va sûrement être encore réédité (il s’agit déjà du deuxième tirage), donc, corrigé : p. 57 T22, no 8 : Pythagore de Samos ; p. 69 T5 v. 744 : les demeures terrifiantes ; p. 103 T34, v. 2 : à côté de laquelle ; p. 105 T35, 20, ne ris pas ; p. 122 D10 : termes grecs à mettre en gras ; p. 219 P18, l. 1 : d’exiger ; p. 253 R30, l. 2, créées ; p. 309 R46b, l. 6, toute la durée ; l. 11, la terre à son tour ; p. 313 R54, l. 6, nous agissons ; p. 321 R75, l. 8 : celle de l’âme ; p. 357 P25, l. 5 : des rois et des dynasties ; P26, l. 2 : toutes sortes de paroles ; p. 415 D26, l. 6 : après « sexe », remplacer « ; » par « , » ; p. 549 D26, v. 1 : prends-en soin ; p. 603 D6, dernière ligne : grandes ; p. 715 D98, l. 1 : s’adresse à ; p. 779 21, l. 4 : par quoi l’entendons-nous ; p. 985 D61, l. 3 : chauds ; p. 1111 R83, l. 4 : allègements ; p. 1123 R115, l. 3 : ce que dit ; p. 1149 D27, l. 20 : quand il déborde ; p. 1160, l. 15 : τὸ7 ; p. 1191, l. 7 : le plus grand ; p. 1215 Col XVII, l. 3 : montrée ; p. 1223 Col. XXVI, l. 10 : mère pour « même » ; p. 1259 R6, l. 2 : mensonger (pour « mensongère ») ; p. 1261 R7, l. 11 : à plusieurs reprises ; p. 1283 P23, l. 1 : coassent (pour « croassent ») ; p. 1307, l. 1 : le désir ; p. 1357 P30, l. 2 : retraite de Délium ; p. 1359 P36, l. 4 : la suivante (scil. l’accusation) ; p. 1385 D55, l. 3 : flûtiste ; p. 1471 D28, l. 5 : chair ; p. 1483 D57, l. 1 : que sa vie ait avancé. Sur la traduction : p. 1191 T25, l. 7 : « fort » plutôt que « grand » (ἰσχυρός), « faible » plutôt que « petit » (ἀσθενής).

Bien que nous ne lisions dans notre ouvrage, la plupart du temps, que des éclats de textes échappés au désastre de l’Histoire, il faut lire et lire encore les penseurs des débuts de la « philosophie », notamment parce que leurs pensées, déjà étonnamment diverses et en continuelles discussions les unes avec les autres, sont le terreau sur lequel se sont édifiés les systèmes philosophiques de notre tradition. Également parce que ces fragments ont le goût de l’inouï et que leur saveur ne s’oublie pas. C’est sans aucun doute l’ouvrage à emporter lors du prochain confinement sur une île déserte !