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Jean-François Pradeau, Plotin

(coll. « Qui es-tu ? »), Paris, Éditions du Cerf, 2019, 157 p.

Jean-Pierre SCHNEIDER

Considéré dans l’historiographie moderne comme fondateur d’un nouveau platonisme, Plotin (205-270) – « le plus grand philosophe de l’Antiquité » avec Platon et Aristote (p. 7), « le plus grand philosophe de toute l’histoire romaine » (p. 8) –, jouit en France d’une faveur généralement réservée aux « classiques ». Depuis le XXe s., trois traductions se sont succédées de l’immense ouvrage édité et organisé par son disciple Porphyre sous le titre d’Ennéades (litt. « Neuvaines ») : É. Bréhier édite et traduit pour Les Belles Lettres l’ensemble des 54 traités répartis en 6 livres de 9 traités composant les Ennéades (7 vol., 1923-1938) ; les éditions Flammarion publient en format de poche l’ensemble des Ennéades, sous la direction de L. Brisson et J.-F. Pradeau (GF, 9 vol., 2002-2010) ; une traduction est en cours, lancée par P. Hadot en 1987 au Cerf, puis reprise actuellement par Vrin. On peut diviser le présent ouvrage en deux parties, la première historico-philologique, la seconde philosophique et doctrinales. L’auteur commence par traiter de la vie de Plotin et de son œuvre, avec précision, en insistant sur l’environnement culturel et politique. Pour ce faire, il suit la Vie de Plotin, écrite par le disciple de ce dernier, Porphyre (on pourra lire ce texte remarquable dans le vol. 9 de l’éd. GF mentionnée). Même s’il s’agit plus d’un éloge – une « hagiographie » selon l’auteur – que d’une biographie au sens moderne, il est possible d’en extraire nombre de faits culturels aussi bien que psychologiques notables. De plus, les décisions éditoriales de Porphyre y sont exposées avec une précision inhabituelle. Plotin, né en Égypte, formé à Alexandrie, viendra à Rome – le centre du pouvoir – où il établira une « école » chez des particuliers et y enseignera presque jusqu’à sa mort. À l’encontre de la représentation traditionnelle d’un philosophe purement contemplatif retiré du monde, l’auteur insiste sur le rapport du philosophe avec le pouvoir – « un proche des puissants », « un philosophe de cour » (p. 29) – et sur ses préoccupations pratiques et même philanthropiques (il se fait l’intendant et le tuteur d’orphelins, filles et garçons, de la noblesse romaine) ; vers l’âge de 40 ans, il se fait admettre dans l’entourage de l’empereur Gordien III lors d’une campagne de ce dernier contre les Perses (pour « faire l’essai tant de la philosophie pratiquée chez les Perses que de celle qui florissait chez les Indiens », selon Porphyre, p. 21) ; si, après la mort de l’empereur, il se rend à Rome, c’est pour se rapprocher de la cour impériale et du Sénat : « il était devenu le philosophe et pour partie le conseiller des princes » (p. 32) ; « Plotin aura été le philosophe le plus prisé et le plus fréquenté par l’élite impériale » (ibid.). Le portrait que dessine Porphyre de son maître est celui de l’« homme divin » chargé d’une mission providentielle dans le monde (certains traits de la biographie de Plotin font penser à la « vie » de Pythagore). Quand on passe à l’œuvre, le tableau change du tout au tout. On y voit un philosophe spéculatif dont toute l’énergie intellectuelle est orientée vers l’élaboration d’un système métaphysique subtil et complexe ; toutefois, l’acte de compréhension rationnelle du Tout et de la place singulière qu’y occupe l’âme humaine, entre le sensible et l’intelligible, débouche sur une transformation intérieure du sujet philosophant : la reconnaissance de la nature essentiellement divine de l’âme indique alors la voie ascendante vers l’« assimilation au dieu » (ὁμοίωσις θεῷ). Les pages que l’auteur consacre à la description de la structure du monde « intelligible » – qui s’exprime dans la hiérarchie des trois hypostases, ou niveaux de réalité, l’Un (au-delà de l’Être), l’Intellect ou l’Être et l’Âme, et dans leurs rapports de causalité complexes, toujours à la fois transcendantes et immanentes –, sont denses : c’est qu’il s’agit fondamentalement de rendre compte du passage de l’unité absolue à la multiplicité réalisée. On peut se demander s’il est judicieux de parler de « mécanique » de la procession (p. 89). En effet, l’une des ennéades les plus remarquables (VI 8), intitulée par Porphyre « Sur la liberté et la volonté de l’Un », semble bien contredire, dans son discours affirmatif sur l’Un, ultimement inadéquat il est vrai, la notion même de mécanique. Par ailleurs, un chapitre particulier sur les limites du langage, dont Plotin est toujours conscient et que l’auteur signale d’ailleurs à plusieurs reprises, aurait peut-être permis de mieux souligner l’originalité de cet aspect de la pensée plotinienne. Le langage est en effet l’organe du logos adapté au monde sensible caractérisé par l’espace et le temps et la multiplicité du divers, mais convient mal au discours sur l’intelligible et a fortiori sur l’Un dont tout prédicat, voire toute nomination, introduit une détermination, une limitation et finalement une multiplicité. On notera en particulier l’accumulation de métaphores de natures diverses, chacune proprement inadéquate, que le philosophe utilise pour indiquer quelque chose de la causalité exercée par l’Un : le Principe produit comme le feu la chaleur, la neige le froid, l’objet odorant une odeur, le soleil la lumière, le centre le cercle, la source son épanchement (par surabondance), etc. Le lecteur qui voudra approfondir les questions doctrinales pourra toujours se reporter à l’excellent ouvrage de D. O’Meara, Plotin. Une introduction aux Ennéades, Fribourg/Paris, 20042. Enfin, on soulignera outre la clarté de l’exposition, le caractère synthétique de l’exposé doctrinal, d’où tout appareil érudit est délibérément mis de côté, ainsi que la présence bienvenue de longues citations textuelles des Ennéades.

Corrigenda : fin du IIIe s. (p. 25) ; métempsycose (41) ; a adapté (93) ; λόγος (110).