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L’impératif de l’indicatif

Revisiter l’éthique christologique de Karl Barth

Pedro VALINHO GOMES

RSCS – Université catholique de Louvain

1. Quel rapport entre éthique et dogmatique ?

À la fin d’une conférence tenue en 1946 sur l’éthique chrétienne, Karl Barth déclare « l’œuvre chrétienne comme fruit de la foi chrétienne, la loi chrétienne comme figure de l’Évangile chrétien, l’éthique chrétienne comme l’impératif de l’indicatif de la dogmatique chrétienne. Si vous êtes venus ici pour comprendre le sens de l’éthique chrétienne, je vous invite une fois de plus à garder à l’esprit que la séparation est ici fatale ! »1 Foi et travail, Évangile et Loi, dogmatique et éthique forment des paires indissociables de catégories théologiques qui perdent leur horizon d’intelligibilité quand on les considère séparément. Le lecteur de Barth reconnaîtra ici que son besoin de cohérence, voire d’inséparabilité, entre les différentes disciplines théologiques résulte d’une méthodologie qui est imposée par l’objet même de la théologie : Barth reconnaît que l’objet de la théologie ne saurait être autre que Dieu qui se dit dans sa révélation christique ; c’est donc l’objet lui-même qui se fait connaître par sa révélation ; ce que la théologie peut dire, si elle est encore ouverte à son objet propre, ne peut être que dialogue avec la Parole révélée. Ainsi, c’est l’objet même qui dicte la méthodologie de la réflexion théologique et les multiples implications qui en découlent.

La proposition de Barth s’insère dans un débat déjà long sur la justification éthique. Elle est une réaction à une proposition moderne qui cherche à obtenir une telle justification par la simple raison. Rejetant la loi naturelle, dans laquelle il voit une menace pour le don totalement libre de Dieu, Barth s’efforce de comprendre la transformation sans précédent que la révélation apporte à l’humanité, comme une interpellation qui exige une réponse. La grammaire de cette réponse, offerte dans la révélation qui se décline à l’impératif, est déjà l’éthique. Cette compréhension de l’éthique nous place devant une question que l’on pourrait formuler avec les mots d’Henri Bouillard, dans sa thèse sur Karl Barth : « Devant Dieu, quelle est l’attitude de l’homme ? »2 Pour Barth, seule une éthique christologique, fondée sur le commandement de Dieu révélé en Jésus-Christ, répond aux exigences d’une éthique complète. Plutôt que subordonnée à la dogmatique, l’éthique est intégrée à l’effort théologique que représente la dogmatique. D’un côté, la dogmatique engage une praxis en tant qu’obéissance à la révélation ; de l’autre, l’éthique théologique ne peut se dispenser de l’engagement qui lui est donné par la révélation. Il n’y a pas d’espace dans la théologie barthienne pour une éthique autonome, ni même pour une éthique de l’autonomie3.

Mais alors, quelle est l’attitude de l’homme devant Dieu ? Y a-t-il encore lieu de discerner une éthique au sens propre dans le cadre de la réponse au commandement de Dieu ? En outre, comment justifier la pertinence d’une éthique théologique dans un monde pluriel, en évitant de tomber dans le fondamentalisme ou la dilution, voire la banalité ? Comment comprendre, dans ce contexte, l’éthique théologique comme l’impératif de l’indicatif de la dogmatique, sans se laisser piéger dans un difficile mais nécessaire débat entre les définitions de l’autonomie et de la théonomie ? D’autres clés de lecture peuvent-elles aider à comprendre la proposition barthienne et sa contribution engagée à la pensée éthique chrétienne ? Cette synergie propre aux sphères théologiques, telle que Barth l’entend, peut-elle être la dynamique adéquate pour équilibrer la liberté humaine et l’engagement que l’écoute de la révélation biblique implique dans l’existence du chrétien ?

Le long parcours de réflexion du théologien bâlois est d’abord centré sur la déclaration catégorique et sans ambiguïté de la liberté de Dieu, rompant avec les prisons anthropomorphiques et « intellectualisées » qui caricaturaient l’objet de la théologie. C’est à partir de cette déclaration fondamentale – que Barth s’efforce de ne jamais perdre de vue – que, dans les textes de sa maturité théologique, il semble accorder plus d’attention à ce que l’action humaine peut représenter face à la révélation christologique et dans le champ d’une dogmatique qui affirme avec force la divinité de Dieu et sa liberté4.

Nous suggérons qu’une christologie de l’alliance se prête comme clé de lecture dans tout ce parcours de la théologie barthienne : l’alliance comme raison d’être de la création, de la réconciliation, de la rédemption ; l’alliance comme une interpellation libre de Dieu, qui responsabilise dans l’exigence de réponse et offre la vraie liberté qui permet de répondre. Face à l’alliance, il n’y a pas d’abstention : ne pas répondre, c’est déjà répondre. Toute éthique est fondée sur l’histoire de ce dialogue d’interpellation libre et de réponse libre qu’est l’alliance révélée en Jésus-Christ. Nous essayerons d’analyser des concepts paradoxalement connexes qui constituent des catégories incontournables pour penser une éthique christologique de l’alliance ; ces catégories caractérisent une grande partie du travail développé par Barth et peuvent soutenir le rapport indissociable entre dogmatique et éthique, le dialogue entre l’éthique chrétienne et d’autres pensées éthiques, et la question générale de la justification éthique dans un monde pluriel et pluraliste. Cette pertinence ne peut, toutefois, devenir évidente qu’en préservant, comme le fait Barth, les tensions inhérentes au travail théologique.

2. L’impératif de la bénédiction : révélation et écoute

C’est une proposition véritablement antimoderne de penser, avec Barth, que tout travail sérieux dans le domaine de l’éthique chrétienne doit mettre en évidence l’inséparabilité entre dogmatique et éthique, qu’on ne peut pas comprendre celle-ci « sans référence à un ensemble de convictions théologiques et ontologiques sur l’être et l’activité de Dieu comme contexte définissant la théorie éthique »5. Déjà dans son commentaire de l’épître de Paul aux Romains, Barth écarte une éthique comprise comme une énumération de simples interdictions ; en vérité, selon lui, les possibilités éthiques de la personne – soit au sens positif du terme (ce qu’on doit vouloir et faire), soit au sens négatif du terme (ce qu’on ne doit pas vouloir ni faire) – ne peuvent être que des possibilités de l’homme, c’est-à-dire, toujours équivoques, « soumises à la réserve de Dieu ». Selon Barth, ce qui rend une action proprement morale, c’est précisément la relation à Dieu6. Barth tire les conséquences qui découlent d’une affirmation de la primauté de Dieu : l’action de l’homme est reconnue dans cette relation radicale au commandement de Dieu.

Quelle est la logique qui permet à Barth une telle conclusion ? La réponse se trouve en Jésus-Christ. L’événement christique remet en question toute échelle possible de valeurs, nécessairement relativisée par rapport à la proposition évangélique. Voilà le grand désarroi, le grand point d’interrogation dont parle Barth en commentant Rm 1,16-17, au sujet de l’Évangile par rapport à toutes les autres propositions faites dans et par le monde : « [Le message du salut] n’est pas une vérité à côté d’autres vérités : il les met toutes en question »7. Le Christ n’est pas une proposition parmi d’autres ; il est la proposition qui met en question toutes les autres. Devant le Christ s’ouvre une dialectique dans laquelle l’alternative est, en dernière analyse, le néant. L’éthique chrétienne représente donc l’ouverture inconditionnelle du questionnement éthique au Dieu révélé en Jésus-Christ. C’est là son caractère absolu : « dans son essence, [l’éthique chrétienne] ne consiste absolument qu’en une seule question et, dans son développement, absolument qu’en des questions, qu’en des questions telles que seul Dieu lui-même peut être la réponse »8. En effet, une éthique de la grâce n’offre pas des réponses mathématiques ou casuistiques, mais elle pose des questions. La dictature des réponses morales n’est que symbole de la mort9. Cette dictature des réponses morales absolutise la certitude humaine par rapport à ce que l’on doit faire ; mais l’éthique de la grâce déclare la fin fondamentale de ce triomphalisme de la certitude humaine. En effet, la question « qu’est-il de mon devoir de faire ? » n’a pas de possibilité de « réponse matérielle », mais est « la question de la motivation et du but de notre acte effectif », question « à laquelle seul Dieu lui-même et son acte peuvent être la réponse »10.

L’attitude fondamentale du théologien chrétien engagé dans le développement d’une éthique chrétienne est donc l’écoute11. En fait, toute la théologie doit naître de l’écoute : « L’éthique chrétienne prend comme son point de départ ce qui doit être un mystère pour celui qui n’est pas encore ou peut-être plus à l’écoute de Dieu »12. C’est dire que l’éthique chrétienne n’est pas un monologue humain, un exercice de réflexion visant à développer un principe d’action abstrait. La mission de l’éthique théologique n’est pas de développer par soi-même des grands principes de l’action bonne à interpréter et à mettre en pratique, dès lors que l’on ne connaît pas l’action bonne autrement que dans la révélation de Dieu. Comme l’observe Stanley Hauerwas, ce serait « la tentative du moraliste de se placer sur le trône de Dieu, en distinguant par la casuistique le bien du mal »13. L’éthique théologique, de ce point de vue, n’est pas vraiment engagée dans le développement d’une éthique en tant que programme de principes, mais dans l’offre d’un horizon théologique qui rend l’homme-qui-nomme-Dieu responsable devant Dieu et, par conséquent, devant les autres hommes et le monde.

Celui qui écoute la révélation n’est pas prioritairement appelé à critiquer la morale ; ce qu’il est appelé à faire en éthicien, c’est « une explication de ce qui est donné à la foi, car la foi entend et obéit au commandement du Dieu de grâce. L’éthique théologique, comme toute la théologie, est dominée par la question : “Dans quelle mesure la réalité est-elle telle que le chrétien la croit ?” »14. Celui qui devient un auditeur de la révélation ne saurait qu’être transformé, voire converti, par elle. Et ce n’est pas simplement une metanoia esthétique ; toute la dimension symbolique de cette transformation est corrélative à une exigence éthique qui vient du fait de devenir disciple. L’auditeur devient disciple et il agit en tant que disciple-auditeur.

Cette priorité de l’écoute est attestée bibliquement. Nous proposons de l’illustrer avec le récit qui inaugure l’alliance. Lorsque Abram est appelé par le Seigneur à quitter sa terre, sa famille et la maison de son père pour aller sur la terre que Dieu devait lui faire voir, c’est l’histoire de l’alliance qui s’ouvre précisément dans et par cet événement de révélation, d’initiative totalement libre et gratuite de Dieu. La reconnaissance de la présence d’un autre qui, sans prévenir, fait irruption dans l’ordinaire de la vie, c’est déjà la surprise d’une interpellation : « Pars de ton pays ! » Abram, fils de Tèrah, s’était installé dans le pays de Harrân, à mi-chemin entre Ur et le pays de Canaan qui était le destin choisi par son père (Gn 11,31). Canaan, la terre que Tèrah avait choisie pour vivre, mais qu’il n’avait pas atteinte, rappelle le nom du fils de Noé, maudit dans sa vieillesse à cause de son comportement, épisode narré à peine deux chapitres plus haut (Gn 9,25). Qu’Abram, fils de Tèrah, appelé par Dieu, habite à mi-chemin entre son point de départ et le pays de la malédiction et soit poussé à quitter cette terre de nulle part pour habiter la seule terre qui compte, c’est-à-dire le lieu que Dieu a choisi, voilà la très brève synthèse de l’impératif éthique offert par l’alliance, comme une liberté qui permet l’obéissance.

Dans ce contexte de révélation, d’une incursion surprenante de Dieu dans l’ordinaire, comme un événement qui fait irruption dans l’histoire de l’homme depuis l’extérieur, la vocation est scellée par la promesse d’une bénédiction qui est l’œuvre de Dieu : « Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom » (Gn 12,2). Le chemin du pays de la malédiction au pays de la bénédiction est indiqué. L’interpellation faite à Abram pour qu’il quitte sa terre est donc complétée par l’annonce d’une histoire de bénédiction qui scelle le commandement de Dieu par sa promesse. C’est ce que Dieu fera pour Abram qui justifiera que ce dernier quitte sa terre pour marcher vers une terre qu’il ne connaît pas, au nom d’une interpellation qu’il ne peut pas expliquer. C’est l’avenir de la promesse qui justifie le présent de l’obéissance. Mais cet indicatif de bénédiction, promesse d’une histoire à construire, doit encore devenir un impératif paradoxal : « Sois en bénédiction » (Gn 12,2). Cette formulation de la bénédiction à l’impératif est vraiment surprenante, au point que les traductions abandonnent souvent le sens du commandement dans la phrase. On s’interroge : comment peut-on obéir au mandat d’être une bénédiction si la bénédiction est davantage promesse de Dieu qu’engagement humain ? Mais le paradoxe doit être maintenu. La promesse de bénédiction reçoit ici le sens du commandement. L’impératif « sois en bénédiction » fait écho à l’indicatif « je te bénirai » du début du verset. Puisque Dieu bénit Abram, Abram doit être une bénédiction. Puisqu’il sait qui il est – celui qui est béni par Dieu, le destinataire de la promesse, le partenaire libre de l’alliance – il sait ce qu’il doit faire – vivre librement la promesse de cette bénédiction. Nous ne savons ce qu’il faut faire que dans la mesure où il nous est révélé qui nous sommes. La bénédiction est interpellation éthique suffisante. L’élection est une bénédiction ; et la bénédiction de l’élection est un impératif éthique. Du point de vue éthique, cela signifie non pas que l’homme interpellé par Dieu reçoive un manuel de discernement moral, mais que tout ce à quoi il est appelé de décider de manière responsable doit désormais être mesuré par rapport à cette interpellation originelle qui le détermine fondamentalement.

L’éthique biblique se décline donc comme une réponse à une interpellation de Dieu, une mise en intrigue de chaque événement dans l’histoire de l’alliance qui s’inaugure dans l’interpellation d’Abram. Ce n’est que lorsque cette histoire prend le dessus sur la vie de l’homme que celui-ci sait quoi faire. L’éthique théologique n’est pas tant une question de logique morale qu’une question d’histoire de vie.

3. La réponse à Gethsémani : obéissance et liberté

Si la véritable question éthique ne peut être posée que dans le cadre d’une réponse dogmatique à la révélation, les implications d’une éventuelle séparation entre dogmatique et éthique se font également et peut-être surtout sentir du côté de la dogmatique. Reconnaissant que l’éthique de Luther et de Calvin (et, dans une large mesure, même de Schleiermacher) ne se trouve que dans leurs travaux dogmatiques, Barth met en question les projets théologiques qui cherchent une autonomisation de l’éthique en tant que science pratique, limitant la dogmatique à un discours intellectuel et purement théorique de la proclamation chrétienne. Un discours théologique qui sépare la foi des œuvres est un discours sans fondement biblique et incapable de penser soit la foi soit les œuvres. Une dogmatique qui n’accueille pas l’éthique dans son cœur n’est pas à la hauteur de sa propre nature ; elle court le risque de devenir discours éthéré et « elle n’aurait plus qu’à disparaître de la scène, pour céder la place à une éthique de caractère non théologique »15.

De fait, la dogmatique est « une éthique, soit une réponse à la question éthique ». Pourquoi ? Parce qu’elle pose « d’une manière éminemment critique le problème du bien, au sein et au-dessus de toutes les formes du bien qui prétendent régler les actions humaines »16. Une conception éthique ainsi déterminée théologiquement ouvre, certes, un débat difficile. Le point de départ, pour Barth, doit être l’affirmation que Dieu se révèle et que la révélation de Dieu oblige. Il ne nous est pas permis de faire comme si Dieu n’avait pas parlé et agi. La facticité de la révélation offre un chemin de connaissance qui s’impose à l’homme interpellé et prend une place dans sa vie. C’est l’affirmation catégorique que la révélation de Dieu occupe une place centrale dans l’éthique chrétienne, et il est clair en outre que cette éthique de l’obéissance ou éthique du commandement est, paradoxalement, une éthique de la liberté transformationnelle de la personne humaine et du monde, précisément dans la mesure où elle offre la transformation et l’imaginaire nécessaires pour discerner le bien. Certes, ce n’est qu’en assumant la tension propre au travail théologique, le caractère paradoxal et polyphonique qu’implique l’herméneutique de la révélation, bref le moyen même par lequel Dieu se fait connaître, que nous pouvons entrevoir ce paradoxe de la liberté dans l’obéissance. L’expérience de la foi, comme obéissance à la Parole, est simultanément vécue comme liberté dans la Parole. Barth ne semble donc pas trouver de distinction entre la catégorie théologique de l’obéissance et la catégorie éthique de l’action bonne ou de la vie bonne. Faire le bien, c’est, dans le domaine de la foi,

obéir à la révélation de la grâce divine, vivre comme un homme qui, en Jésus-Christ, a été l’objet de cette grâce. C’est pourquoi, quand la dogmatique devient une éthique, il ne saurait être question pour elle de changer de direction ou de thème : elle ne fait que manifester au contraire sa substance éthique. Ici comme ailleurs, elle ne peut vivre d’autre chose que de la connaissance de la Parole et de l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire de Jésus-Christ17.

La révélation n’offre pas de réponses directes au questionnement moral. En effet, par la révélation, c’est la question « qu’est-il de mon devoir de faire ? » qui s’élargit et se transforme. L’homme partenaire de Dieu ne peut plus penser son action hors de l’alliance. L’élection divine détermine l’homme et la seule vraie question éthique qui reste est de savoir « en quoi consiste l’autodétermination de l’homme qui correspond à cette détermination divine »18. L’enjeu de l’alliance, c’est que l’homme doit apprendre de Dieu à répondre à Dieu. Comme « partenaire de l’alliance », l’homme doit se comporter « conformément à ce que Dieu a fait pour lui. [...] Car Dieu n’entend pas attirer l’homme à lui sans lui faire endosser ses responsabilités »19. En fait, l’obéissance et la responsabilité forment « un couple central dans le cadre de cette éthique définie par la détermination divine de l’être humain »20. Mais l’obéissance est, tout d’abord, la reconnaissance que l’alliance est le plan sur lequel se joue la responsabilité pour la vie, en toute liberté. Devant la grâce de Dieu, l’obéissance devient action de grâce, eucharistie (première indication que la véritable éthique chrétienne se dit eucharistique).

Si la révélation de l’alliance n’offre pas de réponses directes au questionnement moral, elle offre en revanche l’horizon approprié au questionnement éthique : l’homme est déterminé par son élection à devenir partenaire de Dieu dans l’alliance. La question centrale devient donc celle-ci : comment existera-t-il sous cette détermination ?21 L’horizon éthique à partir duquel l’obéissance et la liberté de l’homme se déclinent n’est pas antithétique ; l’obéissance et la liberté ne sont pas deux attitudes distinctes et opposées chez l’homme partenaire de l’alliance, mais forment les deux faces d’une attitude paradoxale d’obéissance libre, de liberté obéissante.

Si l’on veut savoir ce que peut signifier la réponse à l’interpellation de Dieu, on ne peut pas s’arrêter à Abram, devenu Abraham, mais on doit parcourir l’histoire de sa descendance, de la promesse reçue, jusqu’à l’événement de cette histoire où Dieu et l’homme se retrouvent réconciliés en Jésus-Christ. C’est dans l’événement christologique que nous trouvons la vraie liberté de répondre inconditionnellement à l’impératif de la bénédiction et que nous découvrons que cette vraie liberté s’identifie à la pleine obéissance à la volonté du Père. C’est ainsi que nous pouvons considérer Gethsémani comme lieu éthique par excellence.

Dans la quatrième partie de la Kirchliche Dogmatik, Karl Barth s’attarde sur l’angoisse de Jésus au jardin de Gethsémani22. Le moment de l’angoisse de Jésus est lu en parallèle et à la suite du récit synoptique des tentations de Jésus au désert. Gethsémani est là encore lieu de tentation (Lc 22,39-45 ; Mt 26,36-40 ; Mc 14,32-42) : c’est le désert de la solitude absolue de Jésus, qui demande la communion orante de ses disciples, mais qui, laissé seul face à la décision fondamentale à prendre devant l’interpellation de la volonté de Dieu, doit assumer la responsabilité pour ceux qui n’ont pas su veiller ni prier avec lui pendant une heure. C’est aussi le désert du silence de Dieu : il n’y a pas là d’épiphanie comme à d’autres moments significatifs de la vie de Jésus, où la voix de Dieu se fait entendre par surprise ; c’est seulement le cri de l’angoisse, qui prend chez Luc la forme des gouttes de sang tombant à terre (Lc 22,44) ; la réponse de Dieu n’est pas une réponse ; la Parole est ici cri d’angoisse et silence. La réponse de Dieu sera offerte dans la séquence des événements et il n’est pas difficile de confondre, dans la séquence des événements, le langage de la volonté de Dieu avec le langage de Satan qui tente l’homme interpellé par Dieu ; voilà ce que Barth considère comme « proprement effroyable »23, que la volonté de Dieu et la volonté de Satan puissent coïncider dans ce moment d’angoisse de Jésus. En fait, le non de Dieu au péché de l’homme coïncide, dans l’obéissance de Jésus à Gethsémani, avec le non du péché à Dieu. C’est, enfin, le désert de l’obéissance libre, où finalement l’homme obéit à l’impératif de la bénédiction de l’alliance ; Jésus est seul devant Dieu, dans la totalité de sa responsabilité devant l’interpellation de Dieu, conscient du paradoxe effrayant de la coïncidence (et de ses conséquences), dans son obéissance, du non de Dieu au péché et du non du péché à Dieu, et il crie « Abba ». Son cri est moins contestation que prière :

Jésus prie, il n’exige pas ; il ne fait valoir aucune prétention, il ne pose à Dieu aucune condition. Il ne réserve nullement son obéissance future. Il n’abandonne donc pas l’état de pénitence où il a vécu jusqu’alors. Il ne cesse pas de donner d’avance raison à Dieu, contre lui-même. Il ne songe pas à anticiper sous quelque forme que ce soit sa justification par Dieu, ni à vouloir la déterminer de son propre chef. Il prie son Père comme un enfant qui sait qu’il peut et doit le faire ; il sait que son Père connaît et prend à cœur sa détresse, et qu’il décide ce qui est possible et doit être, en sorte que ce qu’il permettra de se produire sera la seule chose possible, bonne et juste24.

Pourquoi le sait-il ? Pourquoi prie-t-il son Père ? La lecture du Gethsémani que propose Barth ne le dit pas expressément, mais nous pouvons comprendre que la réponse repose sur le cri de Jésus à partir duquel se développe sa liberté obéissante : « Abba ». Dans son angoisse, il sait quoi faire car il sait qui il est : le Fils. Ce n’est pas par hasard si les trois récits synoptiques de sa prière à Gethsémani gardent, dans l’introduction de son cri de détresse, au début du cri qui est l’interrogation éthique par excellence, le vocatif « Père » (« mon Père » dans Mt et « Abba, Père » dans Mc). Le parallèle possible de Jn 12,27-28 renforce cette idée : l’âme troublée, Jésus se demande si, face à ce qui doit être fait, face à la seule action vraiment bonne, il ne devrait pas demander au Père de le sauver de cette heure. C’est la certitude qu’il est venu pour cet événement de réconciliation, pour cette heure où l’impératif de la bénédiction doit être pleinement réalisé, la certitude que le Père veut cette heure, qui transforme son interrogation en obéissance. Car l’action bonne est la gloire de Dieu (cf. Jn 12,28).

Qu’attend Dieu de l’homme ? Que veut Dieu d’Abram, qu’il appelle loin de ses projets personnels quand il est nulle part, à mi-chemin entre Ur et Canaan, le pays de la malédiction, et lui ordonne d’être une bénédiction ? Comment et dans quelle mesure cet homme, partenaire de l’alliance qui s’ouvre devant lui, est-il déterminé par Dieu ? C’est l’alliance elle-même qui dicte les grandes lignes de cette détermination. L’obéissance à l’impératif de la bénédiction est possible en Jésus-Christ, l’homme-Dieu, l’alliance en personne, le « seul homme obéissant et donc libre »25. Que la grammaire éthique de l’alliance allie liberté et obéissance c’est le mystère christologique même qui l’affirme, puisque, en lui, Dieu lui-même est obéissant « jusqu’à la mort, à la mort sur une croix » (Ph 2,8).

Selon Barth, qui l’apprend de l’Évangile, seul l’homme déterminé peut être libre ; c’est-à-dire, seul l’homme déterminé par Dieu est libre, précisément parce que la vraie liberté n’existe qu’en Dieu. En fait, le paradoxe réside dans le fait que la véritable autodétermination, la pleine liberté, n’est que le fruit de la détermination de Dieu. Gethsémani, ainsi que toute la lecture paulinienne de l’événement christologique, se présente comme une critique de la dilution des concepts de liberté et d’autonomie. En termes christologiques, la liberté est moins autonomie qu’ortho-nomie, comprise ici comme l’alignement de la volonté personnelle sur la volonté de Dieu. En fait, comme Barth l’a très bien reconnu dans son commentaire de l’Épitre aux Romains, c’est à partir de la liberté de Dieu révélée en Jésus-Christ que l’homme peut comprendre sa propre liberté. Précisément parce que la liberté que l’homme reçoit de Dieu est la liberté de Dieu même26. En fait, rétrospectivement, nous découvrons que nos choix dits libres sont toujours conditionnés. En revanche, la liberté dans le Christ est la liberté de ne pas avoir à se créer soi-même.

Réfléchissant sur la science théologique dans l’Introduction à la théologie évangélique, Barth considère que l’objectif de la dogmatique et de l’éthique théologique est de « faire reconnaître, de maintenir et de promouvoir la liberté qui découle de la Parole de Dieu ». En fait, « l’éthique [...] devient désormais matérielle en tant que doctrine de la liberté de la créature devant Dieu, dans la communauté, pour la vie et à l’intérieur de ses limites »27. L’enjeu de la dogmatique est d’être à l’écoute de la Parole pour devenir service de la Parole ; et puisqu’elle décline à l’indicatif la liberté qui lui est donnée par la Parole, elle doit la décliner aussi à l’impératif en appelant « en tout temps la communauté chrétienne à faire preuve de liberté »28.

4. Le décalogue de la grâce : grammaire éthique et discernement

La proposition éthique ainsi définie sur un axe christologique, comme impératif de l’indicatif, est critique à l’égard d’une théorie postmoderne qui tombe facilement dans la tentation de devenir une réponse technique et casuistique, sous le signe de l’utilité, aux défis moraux qui se présentent. Son objectif premier n’est pas la critique des théories éthiques en général ; mais parce qu’il n’y a pas d’abstention ni de compromis face à l’alliance, elle implique toujours la critique de tout projet éthique hors de la révélation. La décision, devant le Christ, est toujours radicale ou elle ne l’est pas (et si elle ne l’est pas, elle est déjà réponse négative). C’est le Christ ou rien.

Dans quel cadre peut-on comprendre cette proposition ? John Webster, lecteur attentif de Barth, fait appel au concept d’ontologie morale de Charles Taylor29. La théorie morale moderne, qui identifie le domaine de l’éthique avec la portée de la conscience délibérative et des actions spontanées, a du mal à comprendre le langage et la proposition d’une éthique spécifiquement chrétienne. Même si nous portons quotidiennement de solides jugements de valeur sur notre comportement, il nous est difficile de tracer un portrait d’ensemble qui offre un horizon de sens à ces mêmes évaluations. Pour Taylor, il existe un lien essentiel entre l’identité et une sorte d’orientation, parce qu’on « n’est soi-même que dans la mesure où l’on avance dans un certain espace de questions, où l’on cherche et trouve une orientation à la bonté »30.

C’est cet horizon, cette orientation qu’offre la dogmatique théologique. Par contre, étant donné que la dogmatique apprend ce qu’il faut dire à partir de l’écoute de la révélation de Dieu lui-même, cet horizon s’impose avec la force d’une vérité qui invite et qui engage. C’est pourquoi une lecture attentive de la Kirchliche Dogmatik ne peut manquer d’entrevoir, dans les lignes et les interlignes des développements dogmatiques, le déroulement d’un questionnement éthique sur ce qui est bon. Ce n’est évidemment pas une quête de ce que nous choisissons ou voulons que le bien soit, puisque l’éthique n’est pas une question de « conscience ou de culture, mais une question de la manière dont les agents humains sont orientés vers un agir créatif qui est la genèse de leur propre agir, et par laquelle ils se trouvent à la fois défiés et comblés »31.

La question est maintenant de savoir comment discerner cette grammaire éthique qui est donnée dans la révélation. Nous connaissons la réponse de Jésus à l’homme qui s’approcha de lui pour lui demander : « Maître, que dois-je faire de bon ? » (Mt 19,16). La réponse en contre-question nous surprend : pourquoi demander à Jésus ce qui est bon si seul Dieu, dont Jésus est la révélation, est bon ? Et pourtant, le fait que l’homme se tourne vers Jésus pour l’interroger sur ce qui est bon est déjà un signe de sa frustration dans la recherche d’une réponse à la question éthique fondamentale et de sa disposition pour entendre de Dieu ce qu’il faut faire, c’est-à-dire la bonne nouvelle de son commandement. C’est en Jésus que l’homme doit chercher quoi faire ici et maintenant, parce que c’est en lui que l’homme trouvera « l’avenir qu’il attend » et parce que c’est en lui « qu’a été conclue l’alliance entre Dieu et l’homme qui constitue le commencement de toutes les voies et de toutes les œuvres divines, et qui préside à l’existence de toute créature »32. Se demander ce qui est bon devant le Christ, c’est comprendre que « le bon » est à chercher devant Dieu ; mais, comme le remarque notre théologien, le faire c’est aussi l’entendre de Jésus :

si je réponds à ta question, ma réponse sera telle que tu ne pourras plus interroger ni toi-même, ni personne d’autre, sur ce que tu dois faire de bon. Veux-tu écouter ce verdict ? Es-tu prêt à entendre la parole qui, une fois qu’elle t’aura été dite, ne te laissera plus la possibilité de procéder à une vérification et de réserver ta décision ? Sais-tu bien qu’en m’interrogeant comme tu l’as fait sur ce qui est bon, tu as précisément « appelé » cette parole sur toi, et tranché ainsi à l’avance la question de ta justice ou de ton injustice devant Dieu ?33

Que Jésus renvoie son interlocuteur aux commandements ne doit pas surprendre. Dieu n’a pas deux paroles, avait rappelé Barth dans sa célèbre conférence sur Évangile et Loi, qu’il n’a pas été autorisé à donner lui-même, mais qu’il a dû faire lire par le pasteur Immer en sa présence dans l’église de Barmen, la nuit où la Gestapo l’a déporté en Suisse, le 7 octobre 193534. Dans ce texte, Barth est soucieux d’inverser la formulation de Luther sur la relation entre la Loi et l’Évangile, en affirmant la Loi comme une tâche et une forme nécessaire de l’Évangile, dont le contenu est la grâce. Elle est grâce, cette Parole de Dieu qui est bonne nouvelle et loi. Elle est don de sa miséricorde inconditionnelle, imméritée et gratuite. Mais elle est aussi jugement parce que la grâce de cette bonne nouvelle oblige. La bénédiction se décline à l’impératif.

Mais voici la nouveauté qu’il nous faut mettre en évidence : l’impératif ne saurait pas se dire autrement qu’en tant que grâce. C’est précisément en tant que grâce qu’il incite à agir. C’est pourquoi les béatitudes de Mt 5 sont une déclaration et une tâche, c’est pourquoi elles doivent être suivies du commentaire de Jésus sur le Décalogue et se terminer par l’impératif qui se fait l’écho de l’ordre paradoxal et surprenant donné à Abram : « Vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). Le devoir devient une promesse.

Que peut signifier l’obéissance au commandement de Dieu ? Contrairement à ce qu’une lecture trop façonnée par des concepts réductionnistes de la liberté pourrait vouloir proposer, le commandement n’est pas un substitut au discernement moral ; le discernement de l’homme qui, interpellé par l’impératif de Dieu, s’interroge sur ce qu’il doit faire à la lumière de cet impératif, se place sous la détermination de l’impératif de cette interpellation qui est la grammaire de bénédiction et de grâce. Ce n’est pas sans raison que le premier des commandements est celui de l’écoute, shema Israël, et que ce qui doit être écouté c’est la révélation de ce qui nous détermine : le Seigneur est le seul Dieu et c’est pour cette raison que, de tout son cœur, de tout son être et de toute sa force, l’homme aimera se laisser ainsi déterminer par lui (Dt 6,4-5).

Ainsi, la responsabilité du chrétien est surtout – sinon même exclusivement – eucharistia pour la charis de Dieu. La responsabilité est réponse : réponse à et réponse pour. L’action bonne de l’homme, c’est celle par laquelle il accepte et affirme la révélation de la réconciliation opérée par Dieu lui-même en sa faveur, pour qu’il vive et se réjouisse.

L’action de l’homme est bonne, dans laquelle l’homme est reconnaissant de la grâce de Dieu. Rien d’autre ? Non, rien d’autre. Car tout ce qu’on peut appeler bien, la foi, l’amour, l’espérance, toutes les bonnes vertus et tous les devoirs concevables sont contenus dans ceci : que l’homme soit reconnaissant pour la grâce de Dieu35.

L’éthique chrétienne s’inscrit ainsi dans une histoire où Dieu appelle l’homme à une réponse, dans la reconnaissance. Une telle représentation christologique est de nature relationnelle, étant donné qu’elle est née dans l’histoire de l’alliance de Dieu avec le peuple d’Israël et dans l’histoire de Jésus-Christ. C’est l’histoire de ce dialogue qui constitue la trame de l’éthique chrétienne. Si cette histoire est omise ou mal interprétée, la proposition éthique chrétienne ne pourra pas être comprise.

Alors que la pensée morale tend à faire du sujet le centre du jugement, le fait que Barth souligne les catégories de l’élection et du témoignage gracieux s’oppose certainement à la plupart des projets éthiques modernes. Pour reprendre les mots de William Werpehowski, « la pratique consistant à suivre un récit normatif cohérent de l’existence chrétienne par l’essai et la révision du langage de la foi, forgé dans la Bible et la tradition, est un aspect essentiel du travail théologique de Barth et [...] une de ses grandes contributions à l’éthique chrétienne aujourd’hui »36. À cet égard, l’éthique théologique n’est pas d’abord une réflexion sur des solutions ou un manuel de pratiques adaptées à des domaines spécifiques de l’activité humaine, mais le résultat d’une histoire à travers laquelle le chrétien et l’Église peuvent comprendre leur existence dans le monde. L’éthique chrétienne est « l’histoire de l’appel de Dieu à Israël et de la vie de Jésus. Cette histoire exige la formation d’une communauté correspondante qui a appris à vivre d’une manière qui lui permette d’entendre cette histoire »37. C’est ce qu’on peut appeler une spiritualité. Cette histoire offre une représentation pour lire le monde, car l’on ne peut savoir quoi faire qu’en sachant qui l’on est. Spiritualité et éthique sont donc indissociables.

Celui qui est l’accomplissement de la loi et des prophètes (Mt 5,17) est le fondement sur lequel une « doctrine du commandement de Dieu » peut être édifiée. En revendiquant l’homme pour lui-même, c’est Dieu qui en prend la responsabilité. Dieu prend la responsabilité de l’homme d’une manière que lui seul peut prendre. Nous sommes dans le domaine de la grâce : domaine de la pleine liberté et grâce qui « oblige l’homme pour son salut »38.

5. Indicatif-impératif : pour une éthique christologique

Il nous est maintenant possible de revenir sur le parcours que nous venons de faire à travers certains aspects de la contribution de Barth à l’éthique théologique, une contribution qui s’ancre dans un centre christologique, pour en tirer quelques conclusions et interrogations.

1. Les concepts de loi naturelle et de théologie naturelle constituent une de grandes difficultés de Karl Barth avec la théologie catholique, et ces notions n’ont jamais expressément été réhabilitées dans sa théologie. La théologie est une science de l’écoute et de la reconnaissance. Cette relation inséparable avec la Parole révélée offre à l’ensemble de la théologie, y compris son éthique, une véritable empreinte christologique. Mais la révélation est moins information qu’événement qui nous fait devenir ce que nous sommes, comme nous l’avons vu dans la surprenante interpellation de Dieu à Abram, où la promesse de bénédiction devient impérative.

Le défi théologique de cette proposition se pose autour de la possibilité humaine de connaître Dieu d’une autre manière que par l’autorévélation de Dieu lui-même, voire autour de la possibilité humaine de reconnaître le bien de manière autonome. Comme le souligne Benoît Bourgine, Barth semble exclure si radicalement une théologie naturelle qu’il « refuse d’admettre, relativement à la possibilité de connaître Dieu, une disponibilité humaine autonome, indépendante de la révélation, puisqu’il faudrait conclure selon lui à l’existence d’une seconde voie pour connaître Dieu, à côté de celle attestée par la révélation »39. Pourtant, surtout depuis le milieu des années 1950, on a pu reconnaître dans les textes de Barth quelque chose de « l’intentionnalité qui préside à leur constitution classique »40. Dans son texte « Christliche Ethik », paru en 1946, Barth questionne la posture de l’éthique chrétienne face à l’univers de la morale humaine. Voici sa réponse : « L’éthique chrétienne traverse tout ce monde de la morale, teste tout et préserve le meilleur, seulement le meilleur, et cela signifie ces choses par lesquelles la grâce de Dieu est le mieux louée »41. Denis Müller a raison de souligner que le fait de révoquer expressément un concept n’équivaut pas nécessairement à abandonner la chose en question : « Barth a subrepticement réintroduit la problématique de la nature et de la raison dans sa théologie, sous l’angle d’une théologie des lumières du monde (Lichter der Welt) et de la lumière de la vie »42, et il ne s’empêchera pas d’identifier « dans le monde et dans les événements du monde des paraboles du royaume des cieux »43.

Cette étape ne signifie toutefois pas un changement de critère théologique. Il se peut que, par les choses du monde, l’on sache quelque chose de Dieu, de sa liberté et de sa volonté, mais le critère demeure que c’est face à la révélation de Dieu en Jésus-Christ que la théologie peut déclarer la validité de ces apports. Chez Barth, la fidélité à la révélation n’est point remise en question.

2. Le questionnement éthique à l’écoute de la révélation nous ouvre à une logique d’obéissance à l’impératif de Dieu, à son commandement. Ce qui semblerait signifier la perte de liberté par une obéissance hétéronome se révèle paradoxalement être la vraie liberté : sur un ton paulinien, Barth note que nous ne connaissons la vraie liberté qu’en Jésus-Christ, dans son don gratuit. Et en lui, la liberté et l’obéissance se retrouvent singulièrement, comme nous l’avons vu se produire dans le récit de Gethsémani.

La proposition ne va pas sans objection : quelle est donc la place de l’action humaine ? Pour y répondre, nous proposons de faire appel à la catégorie du témoignage et à la reconfiguration de la responsabilité que cette catégorie suppose dans la théologie barthienne. Paul Ricœur avait proposé une quadruple irruption du sens du « témoignage » dans sa lecture d’És 43,8-13, dont les deux premiers semblent bien correspondre à l’orientation christologique proposée par Karl Barth : 1) « par son origine, le témoignage vient d’ailleurs » ; 2) « c’est Yahvé lui-même qui s’atteste dans le témoignage ». Le troisième et surtout le quatrième sens ouvrent un espace de réflexion sur la place de l’autonomie et de la liberté humaines : 3) « c’est pour tous les peuples qu’un peuple est témoin » ; et 4) « cette profession implique un engagement total non seulement dans des paroles, mais des actes et, à la limite, dans le sacrifice d’une vie »44. De quelle façon un tel engagement peut-il être pensé en termes d’autonomie ? La réception du témoignage du Christ est encore témoignage de son témoignage. Et ce témoignage, qui est essentiellement parole, devient un témoignage d’action et de vie dans la mesure où la parole assume l’existence entière du témoin croyant. En fait, l’existence ecclésiale ne saurait être autre chose que ce témoignage d’un témoignage originaire, même si elle éprouve les paradoxes de ne pas pouvoir parler de Dieu et de ne pas pouvoir ne pas parler de Dieu, de l’inconditionnalité de la grâce et la nécessité de la foi, de la liberté de Dieu et la liberté humaine. Ce n’est peut-être qu’en acceptant ce « double état » à propos de son devoir et de son pouvoir, qu’elle pourra comprendre sa vocation à témoigner avec la force de la révélation45.

Les traits spécifiques du témoignage chrétien que Barth identifie gardent précisément ce paradoxe, en faisant « sauter aux yeux le caractère indispensable de la libération du chrétien en vue de son service de témoin »46. Le chrétien est (1) appelé à témoigner au monde du fait de la révélation comme un fait absolument décisif pour toute femme et tout homme ; (2) plus que son faire, ce qui devient central au service du témoignage du chrétien est le chrétien lui-même, non pas tant du point de vue de sa moralité, mais comme un homme qui a reconnu en Jésus son Maître et Seigneur et dont la vie a gagné un nouveau centre ; mais (3) afin qu’il puisse effectivement être un témoin, le faire du chrétien doit aussi rendre manifeste ce qui détermine son existence ; c’est-à-dire que « le chrétien doit être chrétien pour pouvoir agir comme tel là où son Seigneur veut l’employer »47. Ce n’est que dans la mesure où la révélation détermine l’existence que la question éthique gagne en portée, en tant que témoignage irrépressible.

3. L’Évangile et la Loi sont une grammaire où nous apprenons qui nous sommes. Ici, l’éthique conflue définitivement vers une christologie de l’alliance. En acceptant la proposition selon laquelle l’éthique est « l’impératif de l’indicatif » qu’est la dogmatique, et que la dogmatique représente l’effort théologique qui cherche à dire dans ses propres mots ce que Dieu dit de lui-même en Jésus-Christ, l’éthique théologique s’éloigne définitivement d’une approche casuistique pour converger vers la question christologique. Dans une perspective christologique, c’est l’ensemble de l’existence chrétienne qui répond de manière responsable devant les autres hommes dans la mesure du Christ. En fait, devant le Christ, tout autre argument éthique tombe parce que le Christ détermine l’existence d’une manière irréfutable. C’est pourquoi l’éthique interroge la christologie sur ce qui est bon, comme le fait l’homme de l’Évangile qui pose la célèbre question à Jésus (Mt 19,16).

Le défi serait de comprendre comment une éthique ainsi conçue peut dialoguer avec d’autres éthiques dans un monde pluraliste sans vouloir assumer le monopole du dialogue dans l’espace public. À cet égard, nous dirons seulement ce qui suit : si nous avons souligné la dimension impérative de la définition de l’éthique théologique de Karl Barth, la question principale reste l’indissociabilité de l’éthique et de la dogmatique, et la tâche consiste avant tout à travailler sur la dimension indicative sur laquelle l’éthique s’engage. Il est vrai qu’une déduction immédiate d’une éthique à partir d’un dogme entraîne des difficultés qui ne sont pas mineures48. Mais il n’est pas moins vrai que la dimension indicative de la dogmatique, dans la mesure où il s’agit d’un dialogue avec la Parole de Dieu, engage l’éthique dans le dynamisme transformateur que l’Écriture peut déclencher. De plus, l’engagement du témoin est non seulement éthique, mais aussi spirituel. Il serait utile de comprendre que l’impératif de l’indicatif est au moins aussi polyphonique que la révélation dont il est issu. L’indicatif n’est pas un manuel moral, mais un témoignage de salut. Rappeler cette différence, aussi simple qu’elle soit, demeure crucial.

La reconstitution de ce parcours à partir des contributions de Karl Barth nous a permis d’évaluer qu’une éthique chrétienne dissociée de sa déclinaison théologique risque de devenir simple casuistique. En faisant un pas au-delà de Barth vers une systématisation, nous pouvons maintenant conclure par la séquence suivante. 1) L’attitude éthique fondamentale est celle de l’écoute, qui permet de recevoir de l’autre l’histoire que nous sommes et à partir de laquelle nous pourrons connaître l’action bonne. 2) La question éthique est de nature relationnelle car la parole centrale sur cette question est dite dans l’histoire de l’alliance et trouve sa réalisation définitive dans la personne de Jésus-Christ. 3) L’histoire de l’alliance dans laquelle nous nous insérons et qui nous définit et nous interpelle se décline simultanément dans l’indicatif et l’impératif ; c’est ce que nous avons proposé de comprendre à partir de l’histoire d’Abram : la bénédiction d’être élu pour cette histoire est un impératif qui nous rend responsables, un appel éthique. 4) La grâce invite une reconnaissance qui est déjà l’action bonne ; la responsabilité éthique est donc une réponse à et pour un autre ; elle est eucharistique au sens plein du terme. 5) De la reconnaissance de la grâce révélée, se déclenche l’imaginaire qui deviendra la grammaire du discernement éthique ; par conséquent, l’impératif de la révélation est moins une indication casuistique qu’une grammaire de discernement à partir de l’histoire qui nous constitue profondément. 6) Cette grammaire déclinée christologiquement conjugue de façon inattendue liberté et obéissance, commandement et discernement, grâce et reconnaissance, impératif et indicatif, éthique et dogmatique, non pas dans un effort dialectique de trouver la synthèse, mais parce que l’objet propre de la théologie, Dieu lui-même, se révèle et nous interpelle dans cette polyphonie. 7) Finalement, cette plongée christologique conduit l’éthique au domaine du témoignage, c’est-à-dire au domaine où l’action bonne est mesurée par rapport à l’événement christique qui nous offre la vrai vie bonne et l’opportunité d’en être témoin.

Dans le grand champ du dialogue théologique qui s’enrichit de modèles différents, parfois opposés, et de positions fortes, la théologie de Karl Barth sera certainement reconnue dans l’histoire de la théologie pour le sérieux avec lequel elle rappelle que Dieu est Dieu, que Dieu est libre, que Dieu se révèle et que la théologie ne peut pas faire comme si Dieu ne s’était pas révélé. C’est précisément parce que Dieu s’est révélé ainsi qu’il nous faut penser l’éthique, ni comme un effort simplement raisonnable ni comme un manuel de comportement moral, mais comme l’engagement que nous recevons de manière impérative à partir de l’indicatif qui nous donne de nous connaître nous-mêmes et de vivre en chrétiens.

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1Karl Barth, « Christliche Ethik », Theologische Existenz heute, N.F., 3, Munich, Chr. Kaiser, 1946, p. 10 (je souligne et traduis).

2Henri Bouillard, Karl Barth, t. 3, Paris, Aubier, 1957, p. 30.

3Cf. Denis Müller, Karl Barth, Paris, Cerf, 2005, p. 231-232.

4Voir la célèbre conférence de Barth de 1956 sur L’humanité de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1956.

5John Webster, Barth’s Ethics of Reconciliation, Cambridge [etc.], Cambridge University Press, 1995, p. 217.

6Cf. Karl Barth, L’Épître aux Romains, Genève, Labor et Fides, 2016, p. 437.

7Ibid., p. 42.

8Ibid., p. 440.

9Ibid., p. 441.

10Ibid., p. 448-449.

11Voir, à cet égard, la convergence entre la perspective de Karl Barth et celle de Paul Ricœur, dans Paul Ricœur, « Nommer Dieu », Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 281-305.

12K. Barth, « Christliche Ethik », op. cit., p. 4.

13Stanley Hauerwas, Character and the Christian Life. A Study in Theological Ethics, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1994, p. 140.

14J. Webster, Barth’s Ethics of Reconciliation, op. cit., p. 218.

15Karl Barth, Dogmatique, I.2***, Genève, Labor et Fides, 1955, § 22, p. 333.

16Karl Barth, Dogmatique, II.2**, Genève, Labor et Fides, 1959, § 36, p. 8.

17Ibid., p. 32.

18Ibid., p. 3.

19Ibid., p. 3.

20Éric Gaziaux, « Quel type d’éthique théologique ? Entre Karl Barth et Paul Tillich », in : Dimitri Andronicos, Céline Ehrwein Nihan et Mathias Nebel (éd.), Le courage et la grâce. L’éthique à l’épreuve des réalités humaines, Genève, Labor et Fides, 2013, p. 57.

21Cf. K. Barth, Dogmatique, II.2**, op. cit., § 36, p. 3.

22Karl Barth, Dogmatique, IV.1*, Genève, Labor et Fides, 1966, § 59, p. 273-286.

23Ibid., p. 282.

24Ibid., p. 283-284.

25Ibid., p. 272.

26Cf. K. Barth, L’Épître aux Romains, op. cit., p. 281.

27Eberhard Jüngel, « La vie et l’œuvre de Karl Barth », in : Pierre Gisel (éd.), Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, Genève, Labor et Fides, 1987, p. 57.

28Karl Barth, Introduction à la théologie évangélique, Genève, Labor et Fides, 1962, p. 143. Remarquons ce que dit John Webster à cet égard : « Si “en Jésus-Christ, il a été définitivement établi que Dieu n’existe pas sans l’homme”, alors la tâche de la dogmatique chrétienne inclut l’éthique comme description de l’agent humain en relation avec Dieu. » J. Webster, Barth’s Ethics of Reconciliation, op. cit., p. 5.

29Cf. J. Webster, Barth’s Ethics of Reconciliation, op. cit., p. 215-217.

30Charles Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 3. La formulation est proche de la dénonciation de la fragmentation de la pensée morale moderne faite par Alasdair MacIntyre dans After Virtue (Londres, Duckworth, 1981). Le monde contemporain, dit-il, ne possède « plus que des fragments d’un modèle conceptuel, fragments auxquels manque le contexte qui leur donne sens. Certes, nous disposons d’un simulacre de morale et nous continuons à utiliser la plupart de ses expressions clefs. Mais de cette morale, nous avons perdu presque toute compréhension théorique et pratique » (p. 4 de la traduction française : Après la Vertu, Paris, Presses universitaires de France, 1997).

31J. Webster, Barth’s Ethics of Reconciliation, op. cit., p. 216.

32K. Barth, Dogmatique, II.2**, op. cit., § 37, p. 107.

33K. Barth, Dogmatique, II.2**, op. cit., § 37, p. 108.

34Cf. Karl Barth, Evangelium und Gesetz (Theologische Existenz heute. 32), Munich, Chr. Kaiser, 1940. Pour la contextualisation de cette conférence et la déclaration de Barmen, voir Christiane Tietz, Karl Barth. Ein Leben im Widerspruch, Munich, C. H. Beck, 2018, p. 280 ; Derek Woodard-Lehman, « The Law as the Task of the Gospel. Karl Barth and the Possibility of an Apostolic Pragmatism », Journal of Jewish Ethics 2/1 (2016), p. 64.

35K. Barth, « Christliche Ethik », op. cit., p. 6 (je souligne).

36William Werpehowski, Karl Barth and Christian ethics. Living in truth, Burlington, Ashgate Publishing Company 2014, p. 62.

37Stanley Hauerwas, « The Gesture of a Truthful Story. The Church and “Religious Education” », Encounter 43/4 (1982), p. 319 (319-329) ; Theology Today 42/2 (1985), p. 181 (181-189). Également repris in Stanley Hauerwas, Christian Existence Today. Essays on Church, World, and Living In Between, Eugene, Wipf & Stock, 2010, p. 101 (101-110).

38K. Barth, Dogmatique, II.2**, op. cit., § 36, p. 1.

39Benoît Bourgine, L’herméneutique théologique de Karl Barth. Exégèse et dogmatique dans le quatrième volume de la Kirchliche Dogmatik, Louvain, Peeters, 2003, p. 488-489.

40Denis Müller, « La loi “naturelle” au risque de l’instabilité évangélique. Prescriptum protestant à un concept en miettes », Revue d’éthique et de théologie morale 261 (2010), p. 23 (11-30).

41K. Barth, « Christliche Ethik », op. cit., p. 7.

42D. Müller, « La loi “naturelle” au risque de l’instabilité évangélique », art. cit., p. 23.

43Walter Kasper, La théologie et l’Église, Paris, Cerf, 1990, p. 257. Cf. aussi D. Müller, Karl Barth, op. cit., p. 232. Cf. Karl Barth, Dogmatique, IV.3* (1959), Genève, Labor et Fides, 1972, p. 39-179 (surtout 118-146).

44Paul Ricœur, « L’herméneutique du témoignage », in : Enrico Castelli (éd.), Le témoignage, Paris, Aubier, 1972, p. 44.

45Cf. Karl Barth, « La Parole de Dieu, tâche de la théologie », Parole de Dieu et parole humaine, Paris, Librairie protestante, 1966, p. 203-204.

46Karl Barth, Dogmatique, IV.3**, Genève, Labor et Fides, 1973, § 71, p. 317.

47Ibid., p. 318.

48Cf. W. Kasper, La théologie et l’Église, op. cit., p. 257-263.