Book Title

Le religieux comme cadre de référence dans la construction psychologique de l’identité

Pierre-Yves BRANDT

Institut de sciences sociales des religions, Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Lausanne

Une première esquisse de ce texte avait été présentée lors du colloque « Identités et religions : pour une meilleure gouvernance des défis sociaux » organisé par l’Université catholique de Louvain à l’occasion de l’ouverture du Master pluridisciplinaire en Sciences des religions, Louvain-la-Neuve, 18-20 avril 2007.

La thématique de l’identité religieuse est volontiers abordée par les psychologues sous l’angle des théories de la personnalité. On cherche à tester l’hypothèse de prédispositions psychologiques à être religieux. Ce faisant, on est à la recherche d’éléments constitutifs de la religiosité ; on tente par exemple d’expliquer pourquoi certains seraient fanatiques. La démarche n’est en somme pas très éloignée de tentatives plus anciennes ou même récentes pour localiser une source psychologique de la religion soit dans une croyance, soit dans un sentiment, soit dans une expérience1.

Après avoir brièvement rappelé comment la dimension religieuse peut ainsi s’articuler avec une théorie de la personnalité, nous élargirons la perspective en tirant parti de trois approches qui apportent, chacune à leur manière, des matériaux pour construire une théorie de l’identité : tout d’abord des travaux en psychologie sociale et en sociologie, ensuite un modèle noyau-périphérie de l’identité pour penser les rapports entre identité subjective (ce que je dis de moi) et identité objective (ce que les autres disent de moi), enfin le concept d’identité narrative qui permet de saisir l’articulation entre des matrices narratives fournies par les récits véhiculés dans l’environnement culturel et le récit de soi qui les emprunte. Ces divers apports nous amèneront à définir l’identité comme résultant d’un processus de construction bien plus que comme un donné prêt-à-porter.

Nous illustrerons ensuite plus précisément trois aspects de cette construction identitaire en à l’aide de recherches empiriques sur :

  • la formation de l’identité religieuse dans le passage à l’âge adulte (perspective développementale) ;
  • les ressources sur lesquelles prendre appui lors de passages difficiles dans un parcours de vie (théorie du coping religieux, plus particulièrement dans le domaine de la santé mentale) ;
  • le rôle de discours et récits dans la construction de l’identité religieuse (processus d’identification).

Le choix de ces trois champs ne prétend pas à l’exhaustivité. Il est uniquement au service de l’objectif principal visé par cet exposé : mettre en évidence le rôle que peut jouer le recours à des références religieuses dans la construction psychologique de l’identité. Cet objectif atteint, nous conclurons sur les responsabilités sociales qui en découlent suivant que l’on occulte ou que l’on aide à penser le rôle du religieux dans la construction identitaire. Il s’agira de montrer quel impact une gouvernance publique dans ces domaines peut avoir sur le vécu psychologique.

1. Travaux sur la personnalité : personnalité et identité religieuse

Commençons donc par essayer de circonscrire ce que le terme « identité religieuse » peut recouvrir pour un psychologue et partons d’une question simple : peut-on définir l’identité religieuse comme une facette de la personnalité ?

La réponse dépend de la manière dont on caractérise la personnalité. Selon Raymond Paloutzian, James Richardson et Lewis Rambo, la caractérisation de la personnalité peut se situer à trois niveaux2. Au niveau le plus élémentaire, la personnalité est décomposée en traits. L’étude de la personnalité à ce niveau 1 adopte une perspective différentielle et cherche à distinguer des types de personnalités. Au niveau 2, dit intermédiaire (midlevel), la personnalité est appréhendée au travers de l’étude des conduites, attitudes et objectifs. C’est seulement au niveau 3, dit global (global level), que la personnalité est caractérisée en termes d’identité, notamment par le moyen du récit de vie et de la définition de soi (par exemple « j’étais chrétien, maintenant je suis juif »).

Notons pour commencer que la dimension religieuse s’exprime différentiellement déjà au niveau 1 des types de personnalités construits sur la base des traits de personnalité. C’est ce qu’ont montré des travaux qui ont opérationnalisé la question de l’identité religieuse en la situant au niveau de traits de personnalité et en formulant la question ainsi : y aurait-il des personnalités plus religieuses que d’autres ?

L’instrument devenu classique pour appréhender la personnalité à ce niveau est le test appelé Big Five3. Vassilis Saroglou, sur la base d’une méta-analyse de 71 études menées en Amérique du Nord et Europe, offre un très bon aperçu des résultats de ces travaux4. Il y a une prédominance de l’amabilité (croyants : 60 %, non-croyants : 40 %) et de l’esprit consciencieux chez les gens qui se disent religieux. Parmi ces personnes religieuses, on peut distinguer trois types de personnalités : la personnalité religieuse fondamentaliste qui a en plus un faible score pour l’ouverture à l’expérience, la personnalité avec un attrait pour la spiritualité qui a en plus des hauts scores pour l’extraversion et l’ouverture à l’expérience, et la personnalité marquée par le culpabilisme religieux qui a en plus un haut score pour le névrosisme. En revanche, les personnalités ayant un attrait pour le paranormal (par exemple télépathie, divination) sont caractérisées par de hauts scores pour l’extraversion et l’ouverture à l’expérience, mais sans que cela soit forcément associé à de hauts scores pour l’amabilité et l’esprit consciencieux.

Au final, l’étude des traits de personnalité ne permet pas de prédire qu’une personne sera religieuse ou non, mais seulement, au cas où elle serait religieuse, le type de religiosité qu’elle aura tendance à adopter ; en fonction du type de personnalité, il y aura plus de chance par exemple qu’un individu soit plutôt fondamentaliste ou plutôt ouvert à l’inconnu5. Ce constat est corroboré par des travaux consacrés aux liens entre personnalité mesurée à l’aide du Big Five et conversion religieuse dont font état R. Paloutzian, J. Richardson et L. Rambo6. Ces travaux constatent que les traits de personnalité (introversion ou extraversion, ouverture ou fermeture à des expériences nouvelles, etc.) restent plutôt stables. Cette stabilité, d’ailleurs, est plus marquée encore au-delà de l’âge de 30 ans. Autrement dit, la personnalité ne subit pas de modifications fondamentales au niveau 1 suite à une conversion : « En particulier, il y a peu de raisons de penser que les traits du noyau de personnalité tels ceux pris en compte par le Big Five [...] soient différents parce qu’une personne passerait d’une religion à une autre ou d’une absence de religion à une religion »7.

Les aspects de la personnalité qui sont affectés par la conversion religieuse ne se situent donc pas au niveau 1 des traits de base, mais au niveau 2 (midlevel) des conduites, attitudes, objectifs, et au niveau 3 (global level) de l’identité, du récit de vie et de la définition de soi. Ce qui change, lors d’une conversion religieuse, ce ne sont pas les traits de personnalité, mais comment ils vont s’exprimer dans la nouvelle religion.

Un changement d’identité religieuse ne modifie donc pas le noyau de personnalité, mais consiste à orienter l’expression de ce noyau, qui reste stable, en fonction de nouvelles convictions religieuses : l’individu monnaye l’expression de sa personnalité en fonction de ses convictions religieuses. Un bon exemple est celui de l’apôtre Paul, qui se décrit lui-même comme très zélé pour les traditions de ses pères et pour persécuter les chrétiens et qui devient un missionnaire infatigable au service de la prédication chrétienne après sa rencontre avec le Ressuscité sur le chemin de Damas8. Ainsi, tous les types de personnalités peuvent être religieux, y compris des personnalités très affectées par des troubles psychiques. C’est pourquoi la suite de notre exposé sur l’identité religieuse se concentrera principalement sur les niveaux 2 (conduites, attitudes, objectifs) et 3 (identité, récit de vie, définition de soi) de la personnalité.

Pour construire une théorie de l’identité, nous tirerons parti de trois approches qui, chacune à sa manière, apportent des matériaux : l’apport des travaux en psychologie sociale et en sociologie, un modèle noyau-périphérie de l’identité et le concept d’identité narrative.

2. Travaux en psychologie sociale et en sociologie

L’identité, et l’identité religieuse en particulier, est une thématique plus travaillée par les sociologues que par les psychologues. Dans L’invention de soi : une théorie de l’identité, Jean-Claude Kaufmann invoque deux clarifications nécessaires lorsque l’on s’intéresse à l’identité :

  • séparer l’individu de l’identité ;
  • inscrire le phénomène identitaire dans l’histoire9.

Il montre, non sans raisons, que notre époque est habitée par la croyance d’un fondement substantiel de l’identité. À la recherche d’un ancrage biologique de l’identité, la modernité a développé l’idéologie de l’individu comme entité stable, autonome et unifiée. Ce faisant, on a confondu identité et individu.

Kaufmann rappelle que le phénomène identitaire émerge avec les sociétés démocratiques, lorsque se manifeste l’incertitude radicale sur la continuité et la consistance de soi. Cette incertitude résulte de l’abandon de l’idée d’un mythe fondateur attribuant à chacun sa place dans un grand Tout. Dès ce moment, l’État se trouve dans l’obligation de contrôler le lien social. On institue des papiers d’identité, l’individu est sommé de se constituer en sujet et contraint de s’auto-définir. Pour répondre à cette obligation, l’individu va procéder en intériorisant des rôles. Ce faisant, son individualité résulte non pas tant d’une identité dont il serait détenteur a priori que d’une conjonction d’identités collectives correspondant à diverses interactions sociales dans lesquelles il est engagé. Ces identités collectives qui lui sont proposées sont celles des divers groupes d’appartenances auxquels il trouve à s’identifier. Résultat : rien ne garantit que l’identité individuelle soit unifiée. Elle est au contraire le lieu de tensions entre des identifications plus ou moins difficiles à conjuguer, conséquence de la fragmentation des appartenances : milieu familial d’origine, activité professionnelle, affiliation religieuse, orientation politique, etc. C’est pourquoi, justement, le concept principal n’est, en la matière, pas tant celui d’identité que celui d’identification. De fait, l’identité est changeante : comme produit des identifications, elle est toujours déjà dépassée. L’identité est un processus : « La révolution identitaire est celle de la subjectivité à l’œuvre dans la fabrication personnelle du sens de la vie »10. Cette fabrication suscite une inventivité qui, à chaque instant, doit retisser des liens entre des éléments épars. Ce n’est pas un hasard si Danièle Hervieu-Léger tente de cristalliser la religiosité qui en découle dans la figure typique du pèlerin11.

Kaufmann situe l’individu à l’articulation de deux processus :

  • « Un stock de mémoire sociale mouvant et contradictoire qui est individuellement incorporé » ;
  • « un système de fermeture subjective conférant le sens tout en créant l’illusion d’une totalité évidente »12.

Cette description appelle deux remarques.

Première remarque : « À l’articulation » voudrait dire que les deux processus sont également importants. À lire Kaufmann, on sent bien pourtant que le premier processus est à son avis plus important que le second13. L’individu est fait de matière sociale, ne cesse-t-il de répéter. Il n’est pas pure conscience, comme la psychologie, science du psychisme, aurait tendance à le croire, pense-t-il. Et il s’en prend sans ménagement aux psychologues qui traitent l’individu comme un atome et à la psychologie sociale qui travaille en laboratoire et n’a de social que le nom. Soit ! Mais si l’individu est fait de matière sociale, la construction identitaire n’est pas qu’un amas de matière. Elle est le fruit d’une élaboration active par le sujet qui organise cette matière.

Deuxième remarque : Entre les deux processus, il y a tension. La multiplicité des identifications menace le sujet de fragmentation, d’éparpillement. Ce processus doit donc être contrebalancé par une recherche d’unification.

3. Le modèle noyau-périphérie

Pour rendre compte de cette tension et de l’activité du sujet, nous avons développé un modèle noyau-périphérie construit sur l’opposition entre identité subjective et identité objective14. L’identité subjective correspond à l’identité qu’un sujet ou un groupe humain s’attribue de son propre point de vue. L’identité objective correspond à l’identité que cet individu ou ce groupe humain se voit attribuer par l’environnement dans lequel il est plongé. L’identité individuelle se construit dans une recherche de coïncidence entre identité prescrite, imposée de l’extérieur, et identité choisie, émergeant de l’intérieur. À l’articulation de l’identité objective et de l’identité subjective, j’avais situé, à l’époque, la place du nom. On m’appelle (identité prescrite) avant que je ne m’appelle (identité adoptée). Mais le nom propre dit mon identité sans rien en dire « en substance ». Aucun trait de personnalité commun à toutes les personnes qui se prénomment « Jean », aucune conduite caractéristique des personnes qui s’appellent « Jacqueline ». Le nom propre désigne la propriété d’avoir une identité individuelle, pas ce qui la constitue. C’est pourquoi je dirais aujourd’hui que cette place du nom, à l’articulation de l’identité subjective et de l’identité objective, est occupée également et complémentairement par le récit de soi.

4. L’identité narrative

Paul Ricœur a très bien montré qu’il y a deux manières de penser l’identité : soit comme permanence dans le temps, ce qu’il appelle l’identité idem, soit comme fidélité à soi-même, ce qu’il appelle l’identité ipse15. L’identité idem est celle que capte le code ADN ou les empreintes digitales. C’est l’identité que les psychologues de la personnalité traquent quand ils identifient des traits de caractères. Cette manière de penser l’identité est incapable de saisir l’entier de la vie d’un individu. Car l’identité personnelle n’est pas statique. Le sujet est en changements perpétuels. À chaque instant, son identité s’altère. Comment ne pas subir la modification de soi ? Comment ne pas l’éprouver comme une aliénation sans fin ? La réponse de Ricœur est simple : en construisant un rapport à soi qui conquiert à chaque instant l’unité du parcours effectué. Il s’agit de ne pas se renier, de dépasser les altérations qui adviennent au cours du temps par le moyen d’une saisie globale a posteriori qui articule les moments successifs en un tout cohérent. Cette saisie ne s’effectue pas en solitaire, mais dans un échange constant avec l’environnement relationnel, social, culturel. Le mode privilégié pour la réaliser est celui de la narration. Selon le philosophe Alasdair MacIntyre, le fait que l’identité se construise au travers d’un récit n’est pas le fruit du hasard16. Au contraire, la dimension narrative est, à son avis, constitutive de l’identité personnelle. Il prend l’exemple de quelqu’un qui se plaint que sa vie n’a pas de sens. Souvent, dit-il, cette plainte exprime le fait que, pour cette personne, le récit de sa vie lui est devenu inintelligible. La préservation du sentiment d’auto-compréhension dépendra dès lors de la capacité à élaborer, à nouveaux frais, un récit qui montre comment l’unité de la personne est préservée au travers de discontinuités biographiques. Paul Ricœur décrit le patient qui s’adresse au psychanalyste comme lui apportant « des bribes d’histoires vécues, des rêves, des “scènes primitives”, des épisodes conflictuels », et il dit des séances d’analyse « qu’elles ont pour but et pour effet que l’analysant tire de ces bribes d’histoire un récit qui serait à la fois plus supportable et plus intelligible »17. L’unité narrative, bien que constitutive de l’identité personnelle, n’est jamais un acquis. Elle est toujours à reprendre : l’identité est toujours en construction, par le moyen du récit de soi.

4.1. Élaborer les tensions et les ruptures de l’identité

Le récit de soi est une tentative pour rendre compte du plus intime en composant avec les identités prescrites. S’il fallait une preuve que le récit de soi ne compose pas qu’avec les identités prescrites mais tisse aussi un lien avec la part intime du sujet, il suffirait de rappeler que personne ne peut se prévaloir de la compétence de réaliser un tel récit à la place d’autrui, sauf à prendre le risque de voir son récit disqualifié par le sujet dont parle le récit qui, à tout moment, pourrait mettre en évidence des incohérences irréfutables. La fonction d’unité comme fonction spécifique du religieux a été postulée par Vassilis Saroglou18. Selon lui, le religieux pourrait donc prétendre à contribuer de manière préférentielle au besoin de construire l’unité identitaire. La tâche qui réalise l’unification de moments éclatés d’une vie et des rôles disparates qui y ont été ou sont endossés est celle du récit autobiographique. Nous sommes donc conduits, si nous voulons parler d’identité religieuse, à parler d’identité narrative. Ce qui nous situe au niveau global selon le modèle de Paloutzian.

4.2. Articuler les croyances avec les récits

La dimension narrative de la construction identitaire permet d’articuler les niveaux 2 et 3 décrits par R. Paloutzian, J. Richardson et L. Rambo19 et de construire ainsi l’identité ipse au-delà de niveau 1 de l’identité idem. Cette articulation est bien mise en évidence dans un essai de James Day sur l’importance des récits (« narratives », « storytelling », dit-il) pour la construction de croyances personnelles20. Les croyances (de niveau 2) deviennent personnelles par le moyen de récits (de niveau 3). Partant des travaux sur la fonction performative des actes de langage, il analyse deux extraits d’entretiens pour montrer comment les croyances se construisent et se modifient dans le processus d’interlocution. « Finalement, dit-il, le contenu de croyance est décrit en termes narratifs. [...] Les croyances dépendent du public par lequel le croyant peut être compris »21. Quatre fonctions du langage sont identifiées dans ce cas : imaginer, expliquer, évaluer et accréditer (se rendre crédible aux yeux des autres). Day en conclut qu’il est impossible d’être soi si ce n’est à partir des histoires, des rôles et des mots que nous connaissons. Sebastian Murken lui répond22. Il note que, pour Day, le concept-clef est celui de relation. Or, selon Murken, si Day met bien en évidence l’aspect fonctionnel du langage, il en néglige le sous-bassement émotionnel, expérientiel, cognitif. Soit ! Mais, pour ce qui concerne spécifiquement notre objet d’étude, en l’occurrence la question de l’identité religieuse, peu importe. Car l’identité religieuse est bien, avant tout, le résultat d’une construction par le langage. Elle est fondamentalement le résultat d’un processus narratif. De fait, l’identité n’est pas pensable hors d’un rapport à soi. C’est ce que symbolise l’équation logique x = x. L’identité de « x » ne se formule pas seulement par « x », mais par un rapport d’égalité entre « x » et « x ».

4.3. Critique de l’identité narrative

Une critique de fonds a été adressée à cette conception de l’identité, au nom des acquis de la psychanalyse, par Muriel Gilbert : elle met en question la possibilité d’un rassemblement unitaire de la vie sous la forme d’un récit23. Le conscient n’a qu’un accès lacunaire à ce qui constitue la vie intrapsychique. D’une part, parce que, selon le modèle freudien, le processus de refoulement ne permet qu’un accès partiel et partial aux contenus déposés dans l’inconscient. D’autre part, parce que, selon Jacques Lacan, l’inconscient, structuré par un langage qui lui est propre, est caractérisé par la discontinuité. Sur ce soubassement, le récit de soi apparaît comme une réaction défensive. Dès lors, parler d’identité narrative encouragerait la réification, la substantialisation de l’identité. De manière convergente, Jean-Claude Kaufmann dénonce le caractère trop lisse des belles histoires de vie. En fait, nous ne cessons de passer d’un rôle à un autre, d’un micro-scénario à un autre, à la recherche d’un fil rouge qui risque toujours de nous échapper. À ces critiques, nous répondrons que les micro-récits sont encore des récits. Dans le rapport à soi, ils travaillent sur le mode de la narrativité. Parler d’identité narrative ne doit pas être entendu comme le parachèvement d’un grand récit biographique, mais comme une qualité de l’identité comme rapport à soi : le sujet n’a d’autre moyen pour accéder à soi que d’établir sans cesse des liens entre les moments épars de son existence.

5. L’attractivité du religieux pour la construction de l’identité

Dans l’Antiquité, les identités étaient fortement associées à des groupes sociaux bien identifiables. Les changements identitaires s’opéraient en grande partie par des changements d’appartenance. Devenir membre d’un groupe permettait de jouir des bénéfices psychologiques associés à l’appartenance au groupe : identité clairement définie, estime de soi. La construction du rapport à soi et aux autres était la résultante de cette appartenance. Aujourd’hui, cette construction relève bien plus de la responsabilité individuelle. Cette responsabilité est anxiogène, raison pour laquelle l’individu est à la recherche de systèmes de références lui offrant un cadre sécurisant. Les religions, du fait de leur prétention à offrir un cadre d’interprétation global de l’existence humaine, sont toutes désignées pour remplir cette tâche. Dans les périodes où les identités religieuses étaient clairement définies (définitions consensuelles, partagées), l’essentiel se jouait dans la transmission. Il s’agissait de développer des pédagogies d’appropriation, des catéchismes. L’environnement social (la société dans ses institutions) collaborait, soutenait ces initiatives. Aujourd’hui, nous l’avons dit, la responsabilité est bien plus laissée à l’individu de construire son système de références. Danièle Hervieu-Léger parle à ce propos du « droit au bricolage » revendiqué par nos contemporains24. L’identité se construit par référence à des modèles clairs25. Ces modèles remplissent plusieurs fonctions. Tout d’abord, une fonction intrapsychique qui est de garantir la cohésion interne de l’individu (sentiment d’identité), ensuite une fonction interindividuelle, qui est de garantir des rôles distincts, enfin une fonction intergroupe, qui est de garantir une appartenance légitime. Les fonctions interindividuelle et intergroupe offrent une identité reconnaissable et reconnue par les autres et par la société.

Pour ce qui concerne la fonction intrapsychique, Jean-Claude Kaufmann souligne la fonction thérapeutique de la religion : assurer un équilibre psychologique26. Dans une société multiculturelle, plurielle dans ses modèles religieux, ces modèles sont en concurrence. Dans nos sociétés occidentales modernes, les courants religieux les plus attractifs ont bien des chances d’être ceux qui offrent à l’individu les meilleures garanties d’accéder à une intégrité psychique stable et préservée27.

Ayant cerné ce que nous entendons par identité religieuse, nous allons maintenant présenter des travaux qui mettent en évidence cette thématique dans trois secteurs : l’adolescence, le coping religieux de personnes souffrant psychiquement et la construction narrative de l’identité religieuse.

6. L’identité religieuse à l’adolescence

L’adolescence constitue une période importante de la vie pour la formation des attitudes ou leur transformation. Elle correspond à la traversée d’une période où l’identité est plus floue. L’étude de cette période de la vie permet de mieux comprendre les processus d’identification et comment se construit l’identité religieuse. Pour faire apparaître les changements sociaux qui se sont produits au cours du siècle dernier sur ce point, je vais brièvement comparer deux études portant sur la conversion religieuse à un siècle d’intervalle, celle menée par Edwin Starbuck et celle menée par Ali Köse.

6.1. L’étude d’Edwin Starbuck sur la conversion religieuse

Lorsqu’Edwin Starbuck s’intéresse à la conversion religieuse, il conduit une vaste enquête auprès des membres d’Églises protestantes (principalement des méthodistes, baptistes, presbytériens, quakers) affirmant avoir vécu une conversion religieuse. Les résultats qu’ils publie en 1899 situent la conversion vers l’âge de 16 ans28. Ce qu’il faut entendre ici par conversion est une expérience vécue par un adolescent au sein d’une Église dans laquelle il a été éduqué religieusement. L’expérience de conversion marque le moment d’un engagement personnel dans cette Église, d’une adhésion pleine et entière à ses énoncés et pratiques. On se situe là dans un univers social où la transmission s’opère sans rupture.

6.2. Conversion à l’islam chez des natifs britanniques

À l’inverse, quand Ali Köse publie en 1996 son étude sur des natifs britanniques qui ont adhéré à l’islam, il rend compte d’un environnement marqué par ce que Danièle Hervieu-Léger appelle « La fin des identités religieuses héritées »29. Il constate dans ce cas un engagement plus tardif, aux alentours de l’âge de 30 ans. Surtout, et c’est ce nous intéresse ici, il observe un grand décalage entre le moment où, vers 16 ans, ces adolescents ne se sentent plus adhérer (ou même : plus appartenir) à la tradition religieuse dans laquelle ils sont nés30. Ils mettent vraiment en œuvre un prolongement de l’adolescence qui, selon la description qu’en a donnée Erik Erikson, peut être décrit « comme un moratoire psychosocial au cours duquel le jeune adulte, grâce à une libre expérimentation de rôles peut trouver où se caser dans un certain secteur de sa société, case nettement définie et qui pourtant ne semble faite que pour lui »31.

Autrement dit, les séparations d’avec le milieu familial, qui s’annoncent à l’adolescence, supposent l’appropriation, par l’adolescent, de son propre système de référence. Suivant l’environnement social dans lequel le jeune adulte va se trouver, cette appropriation prendra la forme d’une transmission quasi sans rupture ou, au contraire, la forme d’un passage par une longue période de transition.

7. Identité religieuse et souffrance psychique

L’importance des ressources religieuses ou spirituelles pour faire face à des épreuves est aujourd’hui largement reconnue. Dans le domaine de la souffrance psychique, il ne s’agit pas tant d’identité religieuse comprise sociologiquement au sens d’affiliation. La question de l’identité religieuse ne s’opérationnalise pas d’abord sous la forme de l’appartenance religieuse (« quelle est votre religion ? »), mais par la manière dont des ressources religieuses, l’appartenance n’en constituant alors qu’une facette possible, peuvent aider une personne à traverser des ruptures biographiques menaçant la continuité identitaire ou des troubles psychopathologiques menaçant la cohésion du moi. Les ruptures biographiques menacent la continuité identitaire en ce qu’elles confrontent à la perte : « je ne me reconnais plus », « ce n’est plus moi », dit le sujet qui s’entend dire en retour : « ce n’est plus toi ». Ces déclarations entament l’estime de soi sur le mode catastrophique de l’effondrement. La traversée d’une telle rupture engage dans un travail de deuil qui, comme Freud l’a bien montré32, suppose une réorganisation des identifications : qu’est-ce que le moi va s’incorporer et que va-t-il laisser ?

La fragilisation du moi, quant à elle, menace également l’équilibre psychique. Lorsqu’elle prend une dimension psychopathologique, elle peut mener à des troubles de l’identité.

Les stratégies mises en œuvre par le sujet pour faire face à une souffrance psychique peuvent avoir recours au religieux sur deux modes. Sur le versant communautaire, la fréquentation d’un groupe religieux permet de favoriser la construction de l’identité personnelle par l’appropriation de l’identité collective. Sur le versant individuel, l’estime de soi peut être soutenue par le lien objectal trouvé dans la prière ; la construction identitaire peut aussi prendre appui sur un processus d’identification à un modèle religieux. Lorsque le religieux est ainsi mobilisé dans le coping, il peut devenir le noyau autour duquel s’opère la réorganisation identitaire. C’est en ce sens que nous parlerons ici d’identité religieuse. Cette expression correspond alors, à proprement parler, au processus de construction psychologique de l’identité à l’aide du religieux.

Deux exemples, tirés d’une recherche menée dans le cadre d’un groupe pluridisciplinaire étudiant le rôle de la religiosité et de la spiritualité chez des personnes souffrant de schizophrénie, l’illustreront33. Tout d’abord, un patient (sujet 43) qui, pour faire face au mal-être consécutif au désœuvrement et à la perte d’estime de soi, adhère à la voie bouddhiste Soko Gakaï. Sa façon d’intégrer l’enseignement et la pratique s’opère sur le mode d’un renforcement narcissique du moi : il veut devenir comme Bouddha, être au-dessus des autres. Il développe un soi grandiose. Des symptômes psychotiques à caractère paranoïaque apparaissent après qu’il se soit expatrié. Il devient très violent et doit être hospitalisé. Après quoi, il adhère à une communauté évangélique. Suite à des dissensions dans cette communauté, il suit un couple qui s’en va et constitue avec eux, sous la direction du mari de ce couple qui se dit « pasteur », une petite « église de maison ». Actuellement, ce groupuscule est formé de cinq personnes : le couple qui est sorti de la communauté évangélique, le patient et sa femme, et encore une femme. Le personnel soignant qui suit le patient s’inquiète, estimant qu’il est victime d’une secte et donc en danger. En fait, une analyse de la stratégie de coping de ce patient met en évidence un coping positif : le patient prend pour modèle François d’Assise et Charles de Foucault. Il veut être comme Jésus, c’est-à-dire qu’il veut, selon ses propres déclarations, servir les autres. Si l’on compare la période où il fréquente la Soko Gakaï et la période où il va à l’« église de maison », on constate qu’il met en œuvre, dans les deux cas, le même processus de coping : l’identification à un maître spirituel. Il s’agit à chaque fois d’un renforcement narcissique. Mais, alors qu’il comprenait l’identification à Bouddha comme renforçant un soi grandiose, ce qui l’amenait à se couper des autres et à se sentir menacé par eux, il comprend l’identification à Jésus comme l’invitant à servir les autres, ce qui l’aide à faire face à ses symptômes paranoïaques.

Un autre exemple est celui d’une femme brésilienne (sujet 32), de père suisse et de mère brésilienne, qui a passé son enfance au Brésil. Durant cette période, son père est hospitalisé en Suisse pour troubles bipolaires. Sa mère pratique le spiritisme, dans le cadre de la ferme familiale au Brésil, avec son oncle et les frères et sœurs. À l’adolescence, la patiente présente des troubles schizo-affectifs. Elle vient avec la mère en Suisse où elle est hospitalisée. Peu après, le père décède. Aujourd’hui, la patiente est une jeune adulte. Elle a mis en place deux formes de coping. D’une part, elle prend part avec la mère à des pratiques spirites sur un mode très fusionnel. D’autre part, elle pratique une technique de méditation. Elle dit que cela l’aide à être en contact avec son corps, à ne pas « voler, flotter », à lutter contre des symptômes de déréalisation. Trois ans plus tard, on peut constater une évolution : le coping individuel de type méditation a pris plus d’importance que le coping collectif avec la mère.

Ces deux exemples montrent comment des personnes confrontées à des souffrances psychiques ont trouvé dans le domaine religieux ou spirituel des moyens pour construire leur identité et tenter de faire face à leurs difficultés.

8. La construction narrative de l’identité religieuse sur un campus

L’étude que nous présentons maintenant met en évidence le rôle des récits dans la construction identitaire d’étudiants34. Par la même occasion, elle vient compléter ce que nous avons déjà dit de l’identité religieuse à l’adolescence. Cette étude, menée sur un campus universitaire des États-Unis, illustre bien le rôle que peuvent jouer les repères identificatoires que des adolescents trouveront au moment de quitter la maison familiale. Cette étude porte sur l’aumônerie des étudiants de la United Church of Christ (UCC), sur le campus de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign. Les chercheurs ont récolté deux types de données. D’une part, ils ont recueilli des récits sur l’UCC et son aumônerie sur le campus : documents présentant l’aumônerie, compte-rendu de groupes de discussion où 3-4 étudiants parlaient pendant une demi-heure environ des moments importants de l’histoire de l’UCC, interview de l’aumônier qui a fondé l’aumônerie sur ce campus. D’autre part, les chercheurs ont recueilli des récits produits par 18 étudiants fréquentant cette aumônerie. Ces récits portaient sur l’histoire personnelle de ces étudiants, avec un accent particulier sur la façon dont ils se sont mis à prendre part aux activités de l’aumônerie. L’analyse de l’ensemble des récits fait ressortir quatre thèmes centraux : la valeur accordée au fait d’accepter les autres comme différents, la valeur accordée au fait de créer des lieux où les gens puissent se sentir « à la maison », l’importance accordée à la croissance personnelle résultant de la possibilité de se poser honnêtement des questions et de chercher à y répondre, l’importance accordée à la guérison de blessures du passé. Le résultat le plus frappant de cette étude est la coïncidence entre les récits individuels et les récits présentant l’histoire de cette communauté chrétienne. Par exemple, l’UCC résulte de l’union de deux dénominations chrétiennes et les récits qui présentent l’UCC valorisent l’accueil des différences et les présentent comme l’expression de la diversité. Or, les récits des étudiants vont motiver le fait qu’ils se sont intégrés sur ce campus dans cette communauté chrétienne plutôt qu’une autre justement parce qu’elle valorise le fait d’accepter les autres comme différents. Les chercheurs qui ont mené cette étude en déduisent que les récits construisant l’identité communautaire constituent une ressource psychologique exploitée par les membres de la communauté religieuse pour développer et affermir leur identité personnelle. Cette étude met fortement en évidence le rôle de la narrativité dans la construction identitaire à l’adolescence et la façon dont elle permet de passer de l’identité collective à l’identité individuelle.

9. Contribuer à une meilleure gouvernance des défis sociaux

Ayant mis en évidence le rôle que peut jouer le recours à des références religieuses dans la construction psychologique de l’identité, montrons maintenant quel impact une gouvernance publique dans ces domaines peut avoir sur le vécu psychologique. Nous avons présenté trois domaines concernés par la thématique de l’identité religieuse. Dans ces trois domaines, les travaux en psychologie de la religion apportent des éclairages susceptibles d’en améliorer la connaissance.

9.1. Le rôle du religieux dans la construction identitaire à l’adolescence

Le premier domaine auquel nous nous sommes intéressés est celui du passage de l’enfance à l’âge adulte. À ce moment du parcours de vie, dans une perspective développementale, l’enjeu principal est celui de l’intériorisation Le processus d’adolescence consiste à intégrer des valeurs, des références, qui vont permettre à l’individu de contenir et d’organiser de manière cohérente ses affects, attitudes, pensées. Or, l’une des tâches du religieux est justement de fournir un système de valeurs et d’attitudes, un ethos, accompagné par une représentation du monde et de soi qui coïncide avec cet ethos. Dans nos sociétés modernes où l’identité, notamment religieuse, n’est plus simplement héritée, où l’individu est donc sommé de déterminer sa propre posture (religieuse), la formation de l’identité religieuse dépendra de la plus ou moins grande facilité avec laquelle le sujet se trouvera en adéquation avec une lignée croyante.

« Il y a formation d’une identité religieuse lorsque la construction biographique subjective rencontre l’objectivité d’une lignée croyante incarnée par une communauté dans laquelle l’individu se reconnaît », écrit Danièle Hervieu-Léger35.

Lorsque cette rencontre paraît si évidente qu’elle ne laisse planer aucun doute sur son issue, la formation de l’identité religieuse peut s’opérer « à la Starbuck », c’est-à-dire comme accès à l’identité adulte par simple intériorisation consciente des valeurs de l’environnement (de la lignée croyante dans laquelle l’adolescent a passé son enfance). Le moment de la prise de conscience de cette adhésion est simultané à l’endossement actif de cette adhésion. Ce moment est appelé conversion (born again) par les sujets qui ont rempli le questionnaire de Starbuck. On en trouvera encore des exemples aujourd’hui dans des groupes religieux qui valorisent fortement la transmission d’un héritage immuable.

Mais la rencontre entre la construction biographique subjective et l’objectivité d’une lignée croyante s’opère de moins en moins selon ce modèle. Ces dernières décennies, les enquêtes sociologiques constatent une augmentation de la mobilité, de l’association temporaire, de la fluidité des parcours individuels. La religiosité devient de plus en plus « pèlerine ». Ainsi, lorsque l’enfant est entré dans l’adolescence et peine à se reconnaître dans une communauté religieuse incarnant une lignée croyante, l’obligation qui lui est adressée de former rapidement son identité religieuse, plutôt que de l’aider à s’approprier l’identité adulte, est perçue comme une tâche encombrante. Conséquence : une proportion importante de jeunes préfère adopter un moratoire, selon la terminologie introduite par Erik Erikson et reprise par Ali Köse. Le moment où se constitue une identité religieuse propre est décalée jusqu’au-delà de 25 ans, parfois jusque dans la trentaine. Mais ce n’est pas seulement ce déplacement temporel qu’il importe de souligner ici. S’il ne s’agissait que d’attester un tel déplacement, les sociologues seraient assurément mieux placés pour s’en occuper. L’adoption d’un moratoire comporte un aspect psychologique qu’il vaut la peine de mettre en évidence : le décalage entre le moment où le jeune se désengage de la religiosité de son milieu d’origine (de la lignée croyante héritée) et le moment où, éventuellement, il se reconnaîtra dans une lignée croyante. En ce sens, la conversion religieuse est bien moins souvent une histoire en deux temps (l’est-elle même d’ailleurs jamais ?) qu’un processus en trois temps. Le passage direct d’une forme de croyance, de ritualité, d’appartenance, à une nouvelle forme de croyance, de ritualité, d’appartenance, prend bien plus souvent l’allure d’un passage indirect entre deux formes de religiosités séparées par une sorte de retrait où l’engagement est suspendu. Ainsi, quitter la religiosité du milieu de la première socialisation s’effectue souvent sur le mode de l’abandon insensible d’un héritage jamais véritablement endossé. Quitter est séparé temporellement, plus ou moins longuement, de l’entrée dans un mode de croyance, pratique, appartenance, consciemment choisi. Il faut insister sur cet entre-deux qui sépare quitter et entrer. Quitter mobilise les processus psychologiques qui accompagnent la perte. Ces processus comportent des aspects d’un travail de deuil qui doit s’effectuer avant de pouvoir s’orienter vers une organisation nouvelle du paysage intérieur et des références identitaires. D’ailleurs, le processus d’adolescence lui-même prend en charge un travail de deuil. Il n’y a rien de spécifiquement religieux en cela. Sauf que, là où la transition de l’enfance à l’âge adulte était codifiée et accompagnée collectivement, elle était indissociable de ce que nous appelons le religieux. Des rites d’initiation accompagnaient et interprétaient le passage et les angoisses (d’abandon, de mort) que génère la perspective de cette transition inéluctable. Le rite, dont van Gennep a justement montré la structure tripartite36, était là pour cadrer cet entre-deux du « ni... ni... », du « plus pris en charge par les parents qui garantissaient jusque-là mon identité » et du « pas encore en possession de ce qui me garantit un statut, mon identité ». Cet entre-deux constitue une période marquée par une plus grande vulnérabilité psychique, une période où l’individu commence par être dépossédé de ses repères premiers avant de pouvoir s’approprier ceux qui conviennent à l’adulte. Là où les rites d’initiation sont bien en place et fonctionnent, cette période est accompagnée par les adultes et elle est limitée dans le temps. Dans nos sociétés modernes, cet entre-deux identitaire, un entre-deux qui ne se déploie pas seulement sur le plan religieux, a tendance à s’allonger. Les scènes de la vie quotidienne sont le lieu où les jeunes déploient sous nos yeux, hors d’une ritualité qui en propose une structuration, le processus psychique de transformation identitaire propre à l’adolescence. Face à des adultes qui s’en déresponsabilisent, les jeunes se trouvent souvent comme mis en demeure d’être à la fois les initiés et ceux qui initient tout en étant démunis devant la tâche. Cette situation comporte le risque d’un étalement épuisant et inquiétant de cette période de transition avec pour effet de confronter l’adolescent à une fragilisation psychique sans contenant pour la supporter. Telle est bien la question posée à nos sociétés : jusqu’où sommes-nous capables de supporter cet « en suspens » qui caractérise celui ou celle qui, une fois sorti(e) de l’enfance, cherche une porte par laquelle entrer dans le monde des adultes ?

Nous ne pouvons pas simplement laisser croire que l’identité se construirait tout seul. Comment prenons-nous nos responsabilités pour tenir compte du fait qu’elle s’élabore dans un dialogue entre identité subjective en construction et identité objective ? Quel rôle le religieux peut-il jouer ? Quel rôle nos sociétés lui attribuent-ils ? Et si les institutions religieuses ne participent plus à cette tâche, qui va jouer ce rôle ?

9.2. Le coping religieux chez des personnes souffrant de schizophrénie

Le deuxième domaine considéré est celui du coping religieux. Nous l’avons traité en présentant les stratégies de coping de deux patients souffrant de schizophrénie. Ces deux personnes, si l’on s’en tenait à l’affiliation religieuse qu’elles déclarent, seraient catégorisées comme appartenant à des courants (ou à des mouvements) sectaires : un groupuscule évangélique fondamentaliste dans un cas, une dissidence spirite sous l’autorité de la mère dans l’autre cas.

Les avis fournis par des organismes crédités d’une expertise pour décrire les groupes religieux seraient inévitablement négatifs. Sur le seul critère de l’affiliation religieuse, ils fourniraient sans nul doute une évaluation négative au fait qu’un patient suivi en psychiatrie fréquente un tel groupe et ils établiraient très probablement un pronostic négatif concernant un coping religieux dans un tel cadre. Or, quand on se met à analyser psychologiquement la stratégie de coping des patients concernés, on est amené à renoncer à ce type de jugement a priori. Qualifier un coping religieux de positif ou négatif ne peut pas être établi en se contentant d’évaluer le caractère toxique (ou malsain) ou non du système de croyances et de pratiques déclaré par le groupe religieux auquel le patient adhère. En effet, un individu peut faire des usages multiples et variés des systèmes de références sur lesquels il s’appuie.

Les décisions d’encourager ou de proscrire, pour des raisons thérapeutiques, la participation à des groupes religieux ne devrait donc jamais se fonder uniquement sur une évaluation sociale et politique d’un groupe et sur l’évaluation critique de sa doctrine. Dans l’accompagnement thérapeutique, le psychologue de la religion est là pour rappeler que chaque individu met en œuvre des stratégies qui lui sont propres. Dans une perspective clinique, il s’agit donc de donner la priorité au sens que le patient attribue lui-même aux conduites qui sont les siennes. Il importe d’être en mesure de documenter cet aspect avant de prendre des décisions qui touchent le traitement (prescription médicale de ne plus fréquenter tel ou tel groupe, par exemple).

9.3. Le rôle des récits

Le troisième domaine est celui du rôle des récits pour la formation de l’identité. Il se trouve que les références religieuses sont tout spécialement construites pour alimenter la narrativité, et cela de trois manières. Premièrement, parce qu’un système de sens à caractère religieux est souvent constitué, pour une part, par des récits fondateurs, des mythes ou des légendes. Deuxièmement, parce que les référents religieux sont transmis en partie par le moyen de récits exemplaires, vies de saints ou récits d’épisodes où des personnages sont présentés comme des modèles d’identification. Troisièmement, parce que le récit de soi participe à la construction identitaire et qu’il fait souvent partie du processus par lequel un individu s’approprie des références religieuses et en fait la démonstration aux membres du groupe religieux auquel il veut adhérer. Ainsi, Stromberg n’hésite pas à dire que le récit de conversion constitue une forme de ritualité opérant la transformation de soi mise en récit37.

En ce qui concerne la thématique identitaire, le religieux transforme au niveau global. Il le fait tout spécialement sur le mode de la narrativité. L’identité religieuse est, au sens le plus global du terme, narrative. Ce qui ne veut pas dire que la narrativité soit synonyme d’identité unifiée : la construction identitaire, dans sa dynamique de transformation, s’effectue aussi bien par la recherche d’un récit cohésif et intégrateur que par la provocation de micro-récits disjoints qui obligent sans cesse à reprendre la construction d’ensemble. Pour ce travail subjectif de construction, nous avons vu combien le sujet puise dans les ressources fournies par son environnement de référence. Il exploite des récits à disposition dans son milieu de socialisation.

Dans la perspective de la gouvernance des défis sociaux et du rôle du religieux (des religions) pour la formation des attitudes et la construction identitaire, l’importance psychologique majeure de la narrativité pour la formation de l’identité doit être estimée à sa juste valeur. Prendre cet aspect au sérieux devrait conduire les acteurs sociaux (politiciens, intervenants sociaux, experts en sciences sociales) à porter une attention toute particulière aux récits mis à disposition dans l’environnement social (y compris la production et le remaniement de ces récits) par des groupes et institutions religieux. Mais il faut aller plus loin.

Dans une perspective de gouvernance, des travaux de psychologie de la religion invitent à penser qu’il ne s’agit pas seulement d’observer les récits mis à disposition dans l’espace public mais aussi de déterminer quel type de régulation opérer sur ces récits, leur production, leurs remaniements. Des questions se posent : est-ce la tâche du politique de s’en saisir et de participer à leur production, à leur remaniement ? S’agit-il plutôt de mettre en place des actions incitatives sur les instances religieuses de toutes sortes pour les amener à travailler les récits des autres ? S’agit-il de faciliter l’accès à ces récits, soit pour les propres membres d’un groupe, soit pour tous ? Il n’est pas de mon ressort de prescrire une attitude plutôt qu’une autre. Les fondements permettant de justifier un mode de régulation plutôt qu’un autre sont à chercher au niveau d’une politique sociale. Comme spécialiste en psychologie des religions, ma contribution en ce domaine consiste uniquement à dire que la construction psychologique de l’identité est particulièrement mobilisée, sur le plan religieux, par le moyen de l’élaboration d’un récit de soi permettant de moduler, de manière la plus harmonieuse possible, le sentiment d’identité personnelle par rapport à la reconnaissance accordée par l’environnement social.

Conclusion

Nous avons cherché à attirer l’attention sur l’importance des processus psychologiques à l’œuvre dans la construction de l’identité individuelle et collective. Pour ce qui concerne la formation de l’identité religieuse adulte, nous avons voulu à sensibiliser aux besoins des jeunes en matière de formation d’identité, y compris d’identité religieuse. Pour ce qui concerne la dimension religieuse dans des situations où il s’agit de faire face à la maladie (psychique en particulier), nous avons essayé de faire entendre la voix du patient qui risque d’être stigmatisé par le système de soins si l’on y apprend qu’il fréquente tel ou tel groupe religieux ou même, tout simplement, qu’il cherche de l’aide dans ce domaine. Pour ce qui concerne l’importance des récits qui servent de référence pour la construction de l’identité religieuse, nous avons essayé de montrer l’importance qu’il faut accorder à la communication religieuse. Parler de productions discursives qui ont un impact sur la transformation identitaire, c’est interroger les mécanismes de propagande, de prosélytisme, prendre en considération les médias (presse, TV, Internet, etc.). Une gouvernance avertie devrait donc, d’un point de vue psychologique, être particulièrement attentive aux récits qui sont diffusés dans l’espace public. Cela dit, le psychologue peut donner accès à une problématique qui touche des questions de gouvernance, mais il n’est pas là pour apporter la solution. La situation est analogue à ce qui se passe, au tribunal, une fois l’expertise psychiatrique fournie. Il est impératif que le juge fasse son travail, joue son rôle, prenne ses responsabilités et ne demande d’aucune façon au psychologue ou au psychiatre de se prononcer sur la peine. Aux gouvernants donc, la responsabilité de prendre des décisions qui feront preuve d’une sensibilité pour l’impact psychologique de leurs choix. Il s’agit, à chaque fois, de tenir compte de la capacité de se prendre en charge qui est attendue des individus, en vérifiant que ce qui leur est demandé est supportable psychiquement.

____________

1Cf. le débat entre Sigmund Freud et Romain Rolland, par exemple, à propos de l’universalité d’un sentiment précoce que Romain Rolland postule et qu’il qualifie d’« océanique ». Freud conteste l’universalité de ce sentiment mais situe, en revanche, l’origine de la religion dans les sentiments de haine à l’égard du père castrateur et dans la culpabilité liée au refoulement de ces sentiments. Pour une discussion de cette controverse, voir p. ex. Michel Hulin, La mystique sauvage, Paris, PUF, 1993. Plus récemment, des théories produites par des spécialistes des neurosciences font l’hypothèse d’une expérience neuronale éprouvée comme religieuse. Voir à ce propos Pierre-Yves Brandt, Clément Fabrice, Russell Re Manning, « Neurotheology: Challenges and Opportunities », Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie 161 (2010), p. 305-309.

2Raymond F. Paloutzian, James Richardson, Lewis R. Rambo, « Religious Conversion and Personality Change », Journal of Personality 67 (1999), p. 1047-1079.

3Bart Duriez et Bart Soenens donnent une brève présentation de la manière dont le test de personnalité Big Five (Extraversion, Agreeableness, Conscientiousness, Neuroticism, Openness to Experience) a été construit sur la base du modèle de personnalité de Eysenck (« psychoticism, extraversion, neuroticism »). On a dédoublé le « low Psychoticism » en « Agreeableness et Conscientiousness » et on a ajouté « Openness to Experience ». Cf. Bart Duriez et Bart Soenens, « Personality, Identity Styles and Religiosity. An Integrative Study Among Late and Middle Adolescents », Journal of Adolescence 29 (2006), p. 119-135.

4Vassilis Saroglou, « Religiousness as a Cultural Adaptation of Basic Traits. A Five-Factor Model Perspective », Personality and Social Psychology Review 14 (2010), p. 108-125 ; Dans l’article de Vassilis Saroglou, « La religion est-elle innée ? » Cerveau & Psycho 40 (juillet-août 2010), p. 26-32, les traits sont traduits ainsi : extraversion, amabilité, esprit consciencieux, névrosisme, ouverture à l’expérience.

5Ibid.

6B. Duriez, B. Soenens, « Personality, Identity Styles and Religiosity », art. cit. ; V. Saroglou, « Religiousness as a Cultural Adaptation of Basic Traits », art. cit. ; V. Saroglou, « La religion est-elle innée ? », art. cit.

7Raymond F. Paloutzian, « Religious conversion and spiritual transformation : a meaning-system analysis », in : R. F. Paloutzian et C. L. Park (éds), Handbook of the Psychology of Religion and Spirituality, New York, Guilford, 2005, p. 331-347, extrait de la p. 332 (je traduis).

8Pierre-Yves Brandt, « Quand l’inspiration divine occulte la créativité humaine : Éclairages antiques et modernes sur la conversion de Paul », Études de Lettres 1-2 (n° 285) (2010), p. 81-98.

9Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Hachette Littératures, 2007 (20041).

10J.-C. Kaufmann, L’invention de soi, op. cit., p. 82.

11Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, notamment les p. 98-99.

12D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, op. cit., p. 55.

13D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, op. cit., p. 49-50.

14Pierre-Yves Brandt, « Identité subjective, identité objective. L’importance du nom », Archives de psychologie 65 (1997), p. 187-209.

15Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

16Alasdair MacIntyre, Après la vertu. Étude de théorie morale, Paris, PUF, 1997 (After Virtue. A Study in Moral Theory, 1981).

17Paul Ricœur, Temps et récit : Tome I, Paris, Seuil, 1983, p. 114.

18Vassilis Saroglou, « Quête d’unité : spécificité religieuse d’une fonction non nécessairement religieuse », in : P.-Y. Brandt, C.-A. Fournier (éds), Fonctions psychologiques du religieux. Cent ans après Varieties de William James, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 169-193.

19R. F. Paloutzian, J. Richardson, L. R. Rambo, « Religious Conversion and Personality Change », art. cit.

20James Day, « Speaking of Belief. Language, Performance, and Narrative in the Psychology of Religion », International Journal for the Psychology of Religion 3 (1993), p. 213-229.

21Ibid., p. 225.

22Sebastian Murken, « Believing in Speech. A Response to James Day’s Application of Narrative to the Psychology of Religion », International Journal for the Psychology of Religion 3 (1993), p. 237-240.

23Muriel Gilbert, L’identité narrative. Une reprise à partir de Freud de la pensée de Paul Ricœur, Genève, Labor et Fides, 2001.

24D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, op. cit., p. 69.

25Elisabeth W. Ozorak, « Cognitive Approaches to Religion », in : R. F. Paloutzian, C. L. Park (éds), Handbook of the Psychology of Religion and Spirituality, New York, Guilford, 2005, p. 216-234, ici p. 225.

26J.-C. Kaufmann, L’invention de soi, op. cit., p. 133.

27Pierre-Yves Brandt, « Integration or individuation : Are the salvation goods promised by First-Century Christian preaching still attractive ? », in : J. Stolz (éd.), Salvation Goods and Religious Markets. Theory and Applications, Berne [etc], Peter Lang, 2008, p. 101-125.

28Edwin D. Starbuck, The psychology of religion. An empirical study of the growth of religious consciousness, Londres, Walter Scott, 1899.

29Ali Köse, « Religious Conversion. Is it an Adolescent Phenomenon? The Case of Native British Converts to Islam », International Journal for the Psychology of Religion 6 (1996), p. 253-262 ; D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, op. cit., p. 61.

30A. Köse, « Religious Conversion », art. cit. ; Ali Köse, Kate M. Loewenthal, « Conversion Motifs Among British Converts to Islam », International Journal for the Psychology of Religion 10 (2000), p. 101-110.

31A. Köse, « Religious Conversion », art. cit., p. 163, renvoyant à Erik H. Erikson, Adolescence et crise. La quête d’identité, Paris, Flammarion, 1996 (Identity. Youth and Crisis, 1968).

32Voir à ce propos ce qu’écrit Sigmund Freud dans Deuil et mélancolie (1915).

33Philippe Huguelet, Sylvia Mohr, Laurence Borras, Christiane Gillièron et Pierre-Yves Brandt, « Spirituality and Religious Practices Among Outpatients with Schizophrenia and their Clinicians », Psychiatric Services 57 (2006), p. 366-372.

34Eric S. Mankowski et Julian Rappaport, « Narrative Concepts and Analysis in Spiritually-Based Community », Journal of Community Psychology 28 (2000), p. 479-493. Eric S. Mankowski et Elizabeth Thomas, « The Relationship Between Personal and Collective Identity. A Narrative Analysis of a Campus Ministry Community », Journal of Community Psychology 28 (2000), p. 517-528.

35D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, op. cit., p. 99.

36Arnold van Gennep, Les rites de passage. Étude systématique des rites, Paris, Picard, 2000 (réimpression de l’édition de 1909). Cette lecture peut être complétée par Thierry Goguel d’Allondans, Rites de passage, rites d’initiation. Lecture d’Arnold van Gennep, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002.

37Peter Stromberg, « Ideological Language in the Transformation of Identity », American Anthropologist (New Series) 92 (1990), p. 42-56.