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Étienne Gilson, Œuvres complètes, t. I : Un philosophe dans la cité, 1908-1943, textes présentés et annotés par Florian Michel

Paris, Librairie Philosophique J. Vrin (Bibliothèque des textes philosophies), 2019, 818 p.

Ruedi IMBACH

Ce premier volume des œuvres complètes d’Étienne Gilson (1884-1978) contient plus de cent quinze textes de nature diverse que le philosophe français a rédigés entre 1908 et 1943. On connaît de cet auteur surtout ses travaux importants sur Augustin, Thomas d’Aquin et Descartes, mais ce gros volume montre des aspects différents et moins connus de cet académicien. L’éditeur de cet ouvrage a publié il y a peu une remarquable biographie (Étienne Gilson, une biographie intellectuelle et politique, Paris, Vrin, 2018) qui s’ouvre sur le constat que « Gilson est une figure oubliée de l’histoire culturelle française ». Comme la biographie, le présent volume montre la part plus engagée et plus sociale de cet érudit français. Les textes ici réunis et commentés révèlent un homme qui a pris une part active à la vie sociale, politique et culturelle de son temps. L’ouvrage s’ouvre avec la republication (p. 25-136) du petit volume publié en 1934 sous le titre Pour un ordre catholique. L’introduction programmatique de cet opuscule part de la constatation que le temps présent assiste au fait historique le plus important depuis la conversion de l’Europe au christianisme, à savoir la décision consciente de l’Europe « de ne plus adhérer à la foi chrétienne » et de ne plus « vivre sur le capital moral » légué par le christianisme (p. 32-33). Les préoccupations premières des catholiques au nom desquels Gilson parle sont donc : « Prendre conscience de nos principes, les affirmer, unir nos efforts pour les mettre en œuvre » (p. 35). Les divers chapitres ne traitent donc pas seulement de « l’état païen » et de l’impératif « catholiques d’abord », mais abordent surtout, sous différents angles, la question de l’école catholique. Michel insiste sur le fait que cet opuscule n’invite pas à la « sécession intérieure », mais plaide en faveur de la « mise en ordre du catholicisme excessivement désordonné » (p. 5), dans le but, selon les termes de Gilson, d’assurer « la réalisation des fins catholiques dont l’État n’assure plus la responsabilité » (p. 71). La fin visée de l’ordre catholique est de « satisfaire intégralement les exigences d’une vie pleinement catholique dans un État qui n’est pas catholique » (p. 72). Cet opuscule engagé est issu de la collaboration de Gilson avec le périodique dominicain Sept pour lequel le philosophe a rédigé une soixantaine d’articles entre mars 1934 et août 1935 (publiés p. 475-665). Le volume contient également plusieurs textes en anglais, dont un cours donné en 1933 à Toronto sous le titre Christian Social Philosophy (p. 209-292). Cet intéressant enseignement, dont le but est de montrer « the influence of that same Christian revelation » sur la pensée politique médiévale et moderne (p. 209), prépare sans doute le futur volume sur Les Métamorphoses de la Cité de Dieu de 1952. Les interventions de Gilson à propos de la seconde guerre mondiale méritent également d’être mentionnées (elles sont toutes antérieurs à l’armistice de juin 1940) : L’Europe et la paix (p. 335-351), La France dans le conflit actuel (p. 743-747), La France et la guerre (p. 749-751). Dans ces textes, Gilson pourfend le pacifisme et le neutralisme et invite à avoir « le courage, enfin, de proclamer cette simple vérité que la guerre pour laquelle nos soldats se battent, Anglais, Canadiens et Français, est une guerre juste, entreprise sans haine pour une cause juste » (p. 351). Plusieurs contributions concernent le métier d’historien de la philosophie. On peut mentionner le projet déposé en 1931 au Collège de France en vue d’un enseignement de l’histoire de la philosophie médiévale (p. 165-168) ou le long compte rendu du Congrès international de philosophie de 1932 (p. 767-800). Il faut souligner que Gilson, dans son projet d’une chaire de philosophie médiévale au Collège de France critique la « croyance en une philosophie médiévale latine autonome » et insiste sur la contribution significative des penseurs arabes et juifs au développement de la pensée chrétienne (p. 167). Il souligne donc « l’unité spirituelle profonde qui établit entre Avicenne, Averroès, Maïmonide et les penseurs chrétiens des liens autrement intimes qu’on le suppose ordinairement » (p. 167). Dans son Examen de conscience (p. 189-197), il s’interroge sur les liens entre l’histoire, la vérité et l’apologie. Il se demande s’il veut être historien pour être apologiste, et le célèbre défenseur de la possibilité d’une philosophie chrétienne apporte la réponse suivante à cette interrogation : « Mon histoire ne serait pas ce qu’elle est si je n’étais catholique, mais sans mon histoire je ne serais pas le catholique que je suis » (p. 196). Les notes de l’éditeur de ce volume aussi riche qu’instructif sont discrètes mais permettent de bien situer historiquement les textes réunis. Il est incontestable que ce premier volume des Œuvres complètes révèle des aspects insoupçonnés de cet important historien de la philosophie. Il est patent que cet ensemble de textes fait bien comprendre au lecteur attentif à quel point le projet âprement défendu par Gilson d’une philosophie chrétienne est solidaire du désir d’une société chrétienne. On peut dès lors bien saisir le sens de l’accusation que Gilson adresse (dans un texte de 1934) à l’auteur de la Divine Comédie, à savoir d’avoir commis un crime : « Le crime de Dante, car c’en est un, fut de ruiner à la fois l’unité de la sagesse chrétienne, en isolant la foi de la raison, et l’unité de la chrétienté, en isolant de l’ordre spirituel, l’ordre temporel qui doit s’y subordonner » (p. 502-503). Le lecteur stupéfié lit avec un certain étonnement que selon Gilson le poète et philosophe italien aurait ainsi sonné le « glas de la chrétienté ».