Birgit Nübel, Norbert Christian Wolf (eds), Robert-Musil-Handbuch
Berlin/Boston, De Gruyter (De Gruyter Reference), 2016, 1054 p.
Si la biographie de Frédéric Joly était plutôt un essai personnel sur la vie et l’œuvre de Robert Musil, ce monumental Handbuch, édité et coordonné par B. Nübel et N. C. Wolf, paru dans la collection Reference, fait le point sur l’ensemble de la recherche universitaire contemporaine, consacrée au grand écrivain autrichien et peut se lire, par conséquent, comme un état des lieux des connaissances accumulées durant les dernières décennies sur la vie et l’œuvre de Musil. Il s’agit d’un ouvrage scientifique, qui expose de manière systématique et quasi exhaustive les résultats de cette recherche. La bibliographie, qui répertorie articles et ouvrages consacrés à Musil ne compte pas moins de 154 pages, soit près de 3 000 entrées ! Les 44 contributeurs (qui, pour certains, sont les auteurs de plusieurs études) comptent parmi les spécialistes les plus reconnus des études musiliennes. Nul doute qu’une telle approche synthétique de l’œuvre de l’auteur de l’HsQ aurait emporté sinon son adhésion, du moins sa satisfaction. Cet ouvrage met en effet en lumière l’ensemble des problématiques qui ont occupé Musil et dresse ainsi, non seulement un portrait complet de l’auteur, mais repère surtout la richesse et la profondeur de ses intérêts multiformes, en dessinant par touches, à partir de ses idées et de ses œuvres à la fois littéraires, essayistiques ou critiques, tout un pan de l’histoire de la culture européenne de la première moitié du XXe siècle. Du fait de sa richesse conceptuelle et de la complexité de ses approches, un tel ouvrage ne s’adresse pas uniquement aux lecteurs ou aux spécialistes de Musil, mais également à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire et à la philosophie de la culture. Ils trouveront dans le livre un foisonnement extraordinaire de faits et d’idées, dont la pertinence pour l’analyse de notre époque troublée reste entière. Énumérons brièvement les principales parties de l’ouvrage : I. une courte Biographie ; II. le Contexte historique, évoquant les problématiques de la modernité, les styles littéraires et les principaux courants de pensée contemporains de Musil ; III. cette partie importante est consacrée à L’œuvre – subdivisée en 3 blocs : l’œuvre publiée en volumes, l’œuvre publiée dans les journaux et revues et les œuvres posthumes, tels que les chapitres inédits ou les esquisse de l’HsQ, ainsi que les Journaux – dont le contenu est décrit, puis largement analysé et commenté ; IV. à VIII. ces parties (intitulées Aspects systématiques) sont consacrées à la reconstitution des idées et du contexte intellectuel permettant de mettre en lumière l’univers mental de Musil ; elles s’articulent en : IV. Connaissance et Science ; V. Culture et Société ; VI. Littérature, Art et Nouveaux médias (photographie, cinéma) ; VII. Constructions mentales (mystique, l’autre état, les sens des possibles, etc.) ; VIII. Narration, Langage, Métaphorique et Intertextualité ; une dernière partie (IX) est consacrée à l’histoire de la Réception des œuvres. Chaque partie contient plusieurs études particulières qui synthétisent la recherche la plus actuelle de manière pédagogique ; mais les études de détail sont toujours reliées au projet d’ensemble (il y a quantité de renvois internes à d’autres sections du livre), dont l’ambition est, comme on l’a suggéré, la reconstitution de l’atmosphère intellectuelle, scientifique, politique et sociale de l’époque de Musil, celle de l’invention de la modernité. En 1918 déjà, Musil affirme dans un essai que « “l’homme intérieur” doit être nouvellement inventé » (p. 42) et que cette invention exige « la coopération du langage, de la cognition et de l’art » (p. 43).
Dans la partie, consacrée à la notion d’« essai », B. Nübel précise toutes les connotations que possède ce terme chez Musil : l’essai permet de rendre commensurables les domaines du « ratioïde » (qu’incarne notamment le mathématicien) et du « non-ratioïde » (qu’incarne le poète) ; « l’essayisme peut ainsi être défini comme la poursuite de la science par d’autres moyens » (p. 348) ; autrement formulé par Musil lui-même : « L’art est un moyen terme entre conceptualité et concrétude » (cité p. 350). Pour Musil, la littérature avait « une exigence fondamentale de connaissance » (p. 80), au même titre que les sciences. Il souhaitait donc qu’elle possédât une précision maximale et la considérait comme un moyen d’accéder à la connaissance de l’esprit ou de l’âme, au même titre que la science permettait de comprendre la formation des cristaux ou la génétique. Durant les années 1930, Musil s’est heurté concrètement à l’opposition d’écrivains de tendance « patriotique » (Heimatsliteratur), ventant les vertus de l’enracinement : sa nomination à l’Académie prussienne des arts rejetée, notamment à cause de l’opposition de certains écrivains se réclamant de cette tendance, au motif, « qu’il était trop intelligent pour un véritable écrivain (Dichter) » (cité p. 81). Alors que l’essai et les parties essayistiques dans l’HsQ marquent spécifiquement le dépassement de la coupure que nous faisons couramment entre le savoir (la connaissance, la science) et la littérature, Musil remarque amèrement que « plus un poète (de nos jours) est bête et plus il s’acharne à affirmer que l’art est un don des dieux, et que ce sont les anges ou les démons qui conduisent sa plume » (cité p. 81). Avec « Noces » (Vereinigungen), deux récits auxquels Musil travaille durant deux ans et demi, « pratiquement jour et nuit » (cité p. 121), il tente de trouver un style qui réunisse à la fois puissance analytique et qualité poétique. Cet effort héroïque n’a pas eu le succès escompté (ces récits n’ayant trouvé que peu de lecteurs), bien que pour B. Nübel il s’agisse là « d’une contribution importante à l’analyse narrative du discours et au récit expérimental de la littérature moderne (der Moderne) » (p. 153). Le style de l’HsQ sera indéniablement moins « expérimental », au sens où il reviendra à des canons plus classiques, bien que Musil invente avec son roman une forme personnelle – dans laquelle il tente précisément d’opérer une suture entre réflexion et narration – qui n’a guère de précédents, et dont la qualité d’écriture est immense, comme l’ont reconnu d’ailleurs quelques contemporains, dont Thomas Mann. Ce dernier remarque en 1934, lors de l’appel qu’il lance pour la fondation de la Société Robert Musil, destinée à soutenir financièrement l’auteur de l’HsQ et lui permettre de continuer à travailler, que son roman constitue une œuvre « exceptionnelle, dont la signification incisive pour le développement, l’élévation et la sublimation (Vergeistigung) du roman allemand est hors de doute ». Ce roman, dont les premières esquisses remontent à 1904 (p. 225) va occuper à partir des années 1920 la plus grande partie de la vie de l’écrivain. La thématique principale du roman est résumée par Musil lui-même en ces termes : « Comment un intellectuel (ein geistiger Mensch) doit-il se comporter face à la réalité ? » (cité p. 226). Il s’agit de construire un monde, dans lequel les courants principaux de l’époque se trouvent incarnés dans des personnages reflétant toute la société viennoise d’avant 1914, et dans lequel le personnage central du roman, Ulrich, l’alter ego de l’écrivain, qui est « l’homme sans qualités », devient le point focal autour duquel tourne cet univers. La technique narrative est toujours fondée sur l’ironie « qui doit contenir quelque chose de souffrant, sans quoi elle est cuistrerie (Besserwisserei), inimitié et compassion » (cité p. 231 ; cf. aussi p. 405). Selon N. C. Wolf, « un “homme sans qualités” est un homme qui, au nom de la connaissance scientifique moderne, a pris congé des idées reçues sur le sujet, autoconsistant et constant, identique à lui-même et autodéterminé, et qui ne considère pas que cette prise de congé constitue une perte » (p. 237). Dès lors, l’« absence de qualités » du protagoniste permet à Musil d’ouvrir la figure sur le monde des possibles, de concevoir une utopie de la vie exacte, impliquant une liberté de pensée et d’action sur laquelle pourra se fonder une éthique nouvelle. Ulrich s’oppose en particulier à la figure d’Arnheim, richissime héritier d’un grand industriel allemand, auteur d’essais réputés, qui est dans le roman le représentant parfait de l’homme pourvu de qualités, en l’occurrence, essentiellement des qualités conférées par la reconnaissance sociale. Le modèle d’Arnheim est en grande partie inspiré de Walter Rathenau, ministre des affaires étrangères de la République de Weimar et fils du fondateur d’AEG, assassiné à Berlin par des membres d’une organisation secrète d’extrême-droite en 1922, auteur de plusieurs essais (comme La mécanique de l’esprit), où Musil ira puiser des citations qu’il mettra dans la bouche de son personnage. En 1920, Musil avait noté dans ses Journaux : « Composer un homme fait tout entier de citations » (cité p. 285) ; c’est ce qu’il fera aussi, entre autres, avec le personnage de Clarisse, qui va sombrer progressivement dans la psychose, et qui ne s’exprime souvent qu’en citant des phrases de Nietzsche, que Musil a montées en une sorte de collage citationnel. Le rapport entre narration et idées est au centre de ses préoccupations esthétiques et stylistiques : il s’adresse parfois des rappels à l’ordre comme celui du 11 octobre 1929 : « Ne radote pas (Quatsch nicht) ! Raconte la réalité » (cité p. 481) ; dans ses Journaux il constate également à plusieurs reprises que les idées envahissent trop la narration et il se donne pour tâche de renforcer le caractère narratif de son roman (cf. Journaux, p. 692 : « Je suis devenu trop abstrait » ; il constate encore que son roman « est surchargé d’essai », p. 816). Il cherche ainsi un équilibre à jamais instable entre contenu théorique et contenu poétique, en recourant constamment, pour passer d’un domaine à l’autre, à la comparaison et à la métaphore. Dans son étude « Métaphore » (Gleichnis), I. Mülder-Bach rappelle qu’« aucun prosateur moderne de langue allemande n’a probablement employé des comparaisons et des métaphores de manière aussi considérable que Musil, aucun n’a conféré au “sortilège” de l’analogie, “le fait d’être à la fois même et non-même” (l’HsQ, I, p. 906), une signification plus grande » (p. 751). Elle montre que Musil a fait un usage immodéré de la particule de comparaison « comme » (wie), ce qui lui permit de « ménager des passages entre réalité et possibilité, discursivité et imaginaire, pensée et sensation, intérieur et extérieur, entre le moi et l’autre » (p. 753). Citons, pour terminer, un aspect jusqu’ici relativement négligé de l’activité littéraire de Musil, celle du feuilletoniste. Le feuilleton, un genre littéraire propre à la culture germanophone, pratiqué notamment durant la période 1918-1933, et dont les représentants les plus connus sont « Walter Benjamin, Ernst Bloch, Siegfried Kracauer, Alfred Polgar, Joseph Roth, Kurt Tucholsky ou Robert Walser » (p. 397), désigne de petits textes en prose publiés dans des quotidiens ou des revues et qui se situent entre l’activité purement journalistique et l’activité littéraire. Dans l’étude que D. Müller consacre au feuilleton musilien, l’auteur s’interroge d’abord sur la signification de ce genre littéraire en insistant sur son caractère polymorphe, allant de la petite prose « impressionniste » au développement essayistique plus abstrait et généralement assez bref. Puis il analyse les rapports ambigus et parfois même conflictuels que l’auteur de l’HsQ a entretenus avec lui. Ainsi, même si en 1910, dans une remarque des Journaux (citée p. 396) il déclare son aversion pour le feuilletonisme, il a tout de même sacrifié au genre, puisqu’entre 1914 et 1932 (de manière particulièrement active entre 1923 et 1927) il a publié et republié de petits textes dans différents quotidiens et revues de langue allemande, notamment le Berliner Tageblatt, la Vossische Zeitung et le Prager Tagblatt (p. 400), aussi, mais pas uniquement pour des raisons alimentaires. Musil reprendra, après les avoir revus, une partie de ces textes dispersés, dans son volume Œuvres pré-posthumes (Nachlass zu Lebzeiten) qui parut en décembre 1935 en Suisse, aux éditions Humanitas (p. 320). Ce volume contient des textes parfois descriptifs (comme ceux réunis dans la section « Images » (Bilder), tantôt plus essayistiques (comme ceux rassemblés sous le titre de « Considérations désobligeantes », sans doute en référence aux Considérations inactuelles de Nietzsche). Musil y parle souvent à la première personne, relève très souvent de manière ironique un trait particulier de l’époque, dans une tonalité « subjective et qui se détache des autres parties du journal » (p. 403). Il développe brièvement cette description ou cette idée, en tentant de formuler à chaque fois une « pointe » ou de livrer quelques idées qui seront davantage développées dans l’HsQ. Comme le dit Müller, ces caractéristiques d’écriture nous autorisent peut-être « à lire à la manière d’une collection de feuilletons les chapitres du roman qui jouissent d’un fort degré d’autonomie, cette collection formant un pont entre la petite forme journalistique et la grande forme du roman » (p. 399). L’ouvrage intéressera, on l’aura compris, tout lecteur passionné de Musil, pour peu qu’il soit germanophone, mais également celui qui veut se faire une idée précise du climat intellectuel du monde germanophone de la première moitié du XXe siècle.