Frédéric Joly, Robert Musil. Tout réinventer
Paris, Seuil (Biographies-Témoignages), 2015, 576 p.
La grande biographie de Musil (1880-1942) est celle de Karl Corino (sobrement intitulée Robert Musil, Eine Biographie, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 2003, 2026 p.). L’entreprise de F. Joly ne duplique nullement cet ouvrage monumental – un comble, pour un auteur qui a pourtant écrit dans ses Journaux : « j’ai si peu vécu [sous-entendu “de choses dans ma vie”] » –, devenue la référence pour tout musilien. Pour éviter tout malentendu, l’auteur indique en note : « il me faut confesser une présomption : avoir voulu écrire un livre profondément différent [de celui de Corino] dans le ton, l’esprit, la forme comme l’ambition » (p. 11, n. 2). Il s’agit effectivement davantage d’un essai sur la vie et l’œuvre de l’auteur de l’Homme sans Qualités (l’HsQ), construit certes d’une manière chronologique, que d’une véritable biographie. Il s’agit peut-être d’une sorte de « métabiographie », dont le but est de comprendre toute une époque, mais aussi les enjeux de notre propre modernité, à partir d’une vie et d’une œuvre exemplaires. Ce livre passionnant et passionné, tente de restituer les fondements de l’entreprise littéraire véritablement titanesque de Musil, en en décrivant les moments essentiels, et en montrant la grandeur et l’héroïsme d’une vie dédiée entièrement à la rédaction du grand roman, doublée d’une lutte épuisante pour la stricte survie économique. L’auteur montre avant tout la cohérence et la systématicité de l’œuvre, dont Musil a toujours souhaité qu’elle fût une synthèse des grandes idées et des problématiques du siècle. Il lui importe « de s’attarder sur les conditions les plus concrètes, matérielles » (p. 13) de la genèse du roman en la reliant « à une évolution d’ensemble » (p. 14), sans faire « le récit biographique » (p. 16) d’une vie, mais de suivre Musil dans son travail d’écrivain, pour qui « la littérature a pour objet et mission d’interpréter la vie », « cette tâche d’interprétation ayant tout d’une quête existentielle » (ibid.). L’HsQ souvent qualifié de « roman-essai » est sans doute le réservoir le plus complet et le plus clairvoyant des idées qui ont façonné la première moitié du XXe siècle et qui restent très largement actuelles. Comme le résume P. Jaccottet, qui a tant fait pour la transmission des œuvres de Musil au public francophone, l’auteur de l’HsQ a réfléchi sa vie durant à la « recherche d’une vie juste dans un monde délabré » (cité p. 535). La biographie-essai de F. Joly montre en quoi la poétique de Musil est aussi foncièrement une recherche éthique, et que le grand roman écrit – de la fin de la première guerre mondiale à 1942, dans un temps de catastrophes – s’avère une boussole indispensable pour nous guider à travers les tumultes de son époque et de la nôtre. Les analyses pénétrantes de Musil, incarnées par une multitude de personnages – parmi lesquels Ulrich, une sorte de double de l’auteur, joue un rôle central – doublées souvent d’une ironie féroce, pourfendant la bêtise sous toutes ses formes, n’ont pas vieilli. Partageant la passion de la pensée autrichienne pour la « clarté » et la précision, le jeune Musil se préoccupe certes d’adopter une vie équilibrée, dont les ingrédients sont ses intérêts multiples pour les mathématiques, la technique, le sport, la sociologie, le droit, l’histoire, la philosophie, la psychologie, la littérature, « mais il est surtout tout entier tourné vers l’éclaircissement patient de ce qu’il pressent être un dessein capital, une “perspective infinie”, presque palpable déjà de manière étonnamment précoce, quoique peu articulée. Une certitude tout de même : devenir un grand homme » (p. 56). Musil est très vite persuadé que seul le roman, l’écriture littéraire, est à même de produire cette synthèse qu’il compte réaliser des idées de son temps, même s’il faut, pour les incarner, inventer une vingtaine de personnages principaux, comme il le déclare en 1926 à Oscar Maurus Fontana. Dans des notes préparatoires pour ce qui deviendra l’HsQ, mais qui s’appelle encore L’espion, Musil note même : « Constituer au moins cent figures qui représentent les types de l’homme contemporain ». Le jeune auteur, avant même d’avoir publié en 1906 son premier roman Les désarrois de l’élève Törless, « n’est pas loin d’être convaincu que l’art, à la condition d’être pratiqué avec le sérieux qui convient, est en mesure de conférer une haute signification à l’existence » (p. 95). Il ne s’agit pas d’adopter une forme de cet esthétisme si courant au début du XXe siècle, mais bien de trouver une esthétique nouvelle, qui soit en même temps une éthique, intégrant l’apport des sciences, de la philosophie, de la sociologie, etc., mais qui ne se réduise pas à une forme d’érudition ou de littérature savante. Musil écrit en effet dans les Journaux que « la culture de soi seule permet de libérer les grandes possibilités de la vie. Chacun est à lui-même sa propre fin ; aussi son devoir est-il de tendre au maximum de vie intensifiée » (cité p. 96). Et cette recherche ne saurait consister en l’accumulation d’« une simple masse de connaissances », car l’érudition n’est, pour Musil, que « la forme intelligente de la mort de l’âme » (ibid.) Durant toute sa vie, on l’a dit, Musil a été taraudé par des difficultés économiques. S’il considérera « longtemps que l’argent est un dû » (p. 155, n. 1) lui permettant de poursuivre son travail d’écriture, et s’il a survécu durant des années en publiant, parfois à son corps défendant, articles critiques et chroniques pour des journaux et des revues, il a bénéficié aussi à partir du milieu des années vingt, de dons versés par une « Société des amis de Robert Musil » d’abord à Berlin puis à Vienne (entre 1934 et 1938), qui s’est mobilisée pour permettre à l’écrivain de continuer son travail. L’auteur indique à ce propos qu’« il faut bien sûr gagner sa vie [...] mais la gagner, c’est négliger l’écriture. Se consacrer exclusivement au roman à l’inverse, c’est mettre en péril les finances du ménage. Éternel dilemme... » (p. 341). À partir de 1921, Musil va commencer à travailler à l’HsQ pour bientôt consacrer entièrement son existence au roman, dont une première partie est publiée en 1931, avec un certain succès. Pour l’auteur c’est « l’interprétation du dernier tiers de la vie-œuvre ou œuvre-vie (les années 1923 à 1942) » de Musil qui sera la plus délicate. Dorénavant, en effet, vie et œuvre seront intriquées, et l’HsQ, va bientôt prendre des dimensions gigantesques, Musil multipliant les versions possibles et les variantes, expérimentant tour à tour les multiples facettes d’Ulrich et ses interactions avec les autres personnages. Le roman restera néanmoins, comme on le sait, inachevé. Musil est mû par ce qu’il appelle « le sens du possible ». « En une heure, où, de tout côté, il n’est plus question que d’impératifs absolus, de rétrécissement de l’horizon de vie, de négation du possible, les Musil n’abandonneront jamais ce sens du possible, cette “faculté de penser tout ce qui pourrait être ‘aussi bien’, et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas” » (p. 476-477). Ce n’est qu’au prix de cette ouverture sur le possible d’une vie devenue quasiment impossible, du fait des circonstances historiques et des conditions matérielles toujours plus précaires, jusqu’à une quasi indigence, que l’écriture du roman a pu se poursuivre. L’auteur rappelle le rôle déterminant qu’a joué Martha Musil dans l’organisation de la vie matérielle de l’écrivain, totalement désemparé face aux exigences pratiques du quotidien, mais il relève surtout le rôle indispensable d’interlocutrice privilégiée, de lectrice, de correctrice et peut-être même de co-autrice de certains chapitres de l’HsQ, qu’elle n’a cessé de jouer tout au long de leur vie commune. Elle accompagne notamment l’écrivain, littéralement enfermé (de 1931 à 1933) dans son logement de Berlin, travaillant comme un forcené à son roman (dont la première partie du deuxième tome paraîtra encore en 1933), alors que l’Allemagne sombre dans le chaos nazi. « Le livre à venir, le livre sans fin, va se confondre toujours plus avec la vie même, il va garantir, justifier, porter à lui seul l’existence de l’écrivain et de sa femme, de ses “deux auteurs”, du moins provisoirement. Qu’est-ce qui, en effet, rattache désormais les Musil à la vie, sinon l’écriture sans fin ? » (p. 478). En 1933 (et jusqu’en 1938), les Musil rejoignent Vienne, avant de partir en exil en Suisse, passant brièvement par Zurich pour rejoindre Genève, ville dans laquelle l’écrivain décédera le 15 avril 1942, dans un dénuement quasi complet. Après bien d’autres commentateurs, l’auteur s’interroge sur les particularités de l’écriture de l’HsQ. Il constate que pour Musil « la démarcation entre pensée et littérature est parfaitement superfétatoire, qu’une forme romanesque susceptible d’accueillir une dimension “essayistique”, en l’occurrence fondamentalement tournée vers l’expérimentation, constitue une voie possible, et à vrai dire la seule envisageable à ses yeux [...]. Ce qu’il veut c’est un roman qui pense » (p. 43). Il ne s’agit donc pas pour Musil d’intégrer des passages réflexifs dans la narration romanesque (comme le fait, par exemple, Thomas Mann dans La Montagne magique), mais plutôt de trouver une forme personnelle d’expression, dans laquelle la narration se fonde dans la pensée et la pensée dans la narration. Si Musil veut toujours « raconter », sa narration ne consiste pas tant à accumuler des détails concrets ou des notations psychologiques particulières, mais il veut tenter de faire comprendre les mécanismes intellectuels qui entrent en action chez tel ou tel personnage, représentant un pan ou une tendance de la vie sociale, sans pourtant en faire un idéal-type schématique. Ulrich, qui est à la fois Musil lui-même et son interlocuteur préféré, « incarne l’irrésolution même, l’irrésolution intellectuelle, mais aussi l’irrésolution du sentiment » (p. 346) ; il cherche, comme l’écrivain le dit dans une lettre « une issue, une détermination réelle de ses actes » (cité p. 346), tout en renonçant à s’incarner dans ces « qualités » qui sont autant de déterminations familiales, sociales, historiques ou politiques qu’Ulrich rejette, parce qu’il refuse de se laisser enfermer dans leur caractère figé et fictif et parce qu’elles le coupent du « sens du possible ». Ulrich et Musil accordent sans aucun doute une valeur déterminante à la vérité, mais ils sont convaincus tous deux que celle-ci ne saurait être trouvée définitivement. Elle est plutôt comme la boussole qui permet au personnage de s’orienter dans l’aventure d’une vie conçue comme une expérience de la pensée, impliquant l’utilisation d’un véritable laboratoire conceptuel, destiné à comprendre à la fois l’époque et à élaborer une éthique nouvelle permettant d’y vivre.
L’écriture de l’HsQ consiste ainsi en une expérience de vie et d’écriture, indissociablement mêlées : « Le grand roman est avant tout la relation d’une expérience, d’une quête [...] et même d’une utopie. Mais qu’est-ce qu’une utopie ? Une définition en est donnée dans le roman, comme toujours très précise, et montrant d’ailleurs que l’utopie est intrinsèquement liée à l’idée d’exactitude : son essence, y est-il écrit, “doit être décrite comme une expérience en cours de laquelle la modification possible d’un élément appartenant à la vie, ainsi que ses effets sont soumis à l’observation” [l’HsQ II, p. 1927] » (p. 415). Il arrive que Musil compare son roman à « une malle qui se mêlerait des intentions de celui qui la remplit » (cité p. 495). Comme le dit l’auteur, « cet ouvrage hors norme a au fond ses lois propres, absolument uniques, qu’il impose à son auteur » (ibid.) Et cette lutte pour l’expression, qu’accompagne l’espoir de pouvoir terminer le roman va continuer jusqu’à la fin. Dans une lettre de 1940 Martha écrit à son interlocuteur (le pasteur Lejeune, qui fera beaucoup pour les Musil, lorsqu’ils vivront en exil en Suisse) : « Nous nous trouvons dans une situation tout à fait désespérée, et j’en ai déjà presque perdu la tête – ce qui vaut mieux toutefois que si c’était mon mari ; sans doute connaît-il bien tous nos désagréments et difficultés, mais il en refoule de son mieux la pensée, sinon il ne pourrait pas travailler –, c’est donc à moi qu’incombent le souci et la conscience de notre situation sans issue... » (cité p. 520, n. 1). Dans « Alice et le maire » le film de Nicolas Parisier, la protagoniste, incarnée par Anaïs Demoustier, une philosophe qui doit redonner des idées au maire (F. Luchini) de Lyon, tient sous son bras le livre de Frédéric Joly. Nul doute que d’autres lecteurs y trouveront aussi de quoi se nourrir intellectuellement.