Michael Erler, Epicurus. An Introduction to his Practical Ethics and Politics
Bâle, Schwabe Verlag, 2020, 165 p.
Il existe évidemment de nombreuses introductions à la philosophie d’Épicure (341-270). L’originalité de la présente étude est double. Il s’agit en effet de six conférences données par l’auteur à Pékin devant un public d’étudiants chinois. D’autre part, le fil rouge de cette introduction est l’éthique pratique et « l’art de vivre » proposés par les épicuriens – l’auteur convoque aussi Lucrèce (Ier s. av. J.-C.), Philodème (Ier s. av. J.-C.) et Diogène d’Œnoanda (IIe s. ap. J.-C.) –, ainsi que leur attitude paradoxale à l’égard du politique. Selon l’auteur, le contexte historique et politique dans lequel l’épicurisme voit le jour, détermine largement les préoccupations des philosophes de la fin du IVe s., en justifiant une orientation dominante de la recherche philosophique vers « un art de vivre » s’adressant avant tout à l’individu (la question est : « how to shape a happy life », p. 11). Cet aspect de la philosophie épicurienne, particulièrement important en période de crise, en garantit aussi, selon l’auteur, une certaine actualité (p. 10). L’auteur reconnaît toutefois que l’orientation pratique de la philosophie épicurienne n’exclut pas les recherches théorétiques et scientifiques, comme en témoigne, par exemple, le gros ouvrage du Maître, Sur la nature (nombreux fragments conservés) où le philosophe développe sa philosophie de la nature (physique, psychologie et théologie) matérialiste. L’auteur traite son sujet en six chapitres (ou six conférences) : Le sage selon Épicure : l’éthique pratique comme philosophia medicans (1) ; Le Jardin d’Épicure : culte et philosophie (2) ; La « vraie politique » épicurienne (3) ; Theologia medicans : La transformation épicurienne de la pratique religieuse traditionnelle (4) ; Interpretatio medicans : Épicure, poésie et orthodoxie épicurienne (5) ; L’épicurisme dans la République romaine et dans l’Empire romain chrétien (6). Comme on le voit, une métaphore (traditionnelle) parcourt toute l’étude : le philosophe est le médecin des âmes – rappelons malicieusement qu’ἐπίκουρος (epikouros) signifie « secourable ». La philosophie, dans toute son étendue, est fondamentalement une thérapeutique (medicans) : il s’agit de maîtriser les passions ou d’en guérir – angoisse devant la mort, peur des caprices des dieux –, pour atteindre la tranquillité de l’âme et le bonheur. L’aspirant philosophe, le « progressant », doit constamment garder à l’esprit, en guise de viatique, la formule du « quadruple remède » (tetrapharmakon) : les dieux ne sont pas à craindre (ils ne s’occupent pas des humains) ; la mort n’est rien pour nous (elle est néant, puisque l’âme est mortelle) ; le plaisir (le bien) nous est facilement accessible ; la souffrance (le mal) est de courte durée et supportable. Ceci nécessite méditations et exercices, calcul rationnel des plaisirs et des peines, fondés sur les discussions entre amis, la lecture réitérée des bréviaires de l’école, méditations constantes des exemples de vie que fournissent les coryphées de « l’école ». L’auteur s’attache en particulier à ébranler nombre d’idées reçues, anciennes et modernes, sur l’épicurisme. La doctrine n’est ni monolithique ni définitivement figée : l’épicurisme a su se transformer, évoluer et s’adapter à des circonstances nouvelles, en particulier après sa diffusion dans le monde romain (Philodème, Lucrèce, Diogène d’Œnoanda) ; il touche les élites instruites plutôt que le peuple ; il conjugue souci de soi et altruisme ; la formule λάθε βιώσας (« vis caché ! ») n’exclut ni le caractère philanthropique de l’épicurisme ni une certaine visée politique (la « vraie politique »), même si la politique traditionnelle, fondée sur la recherche des honneurs et cause de troubles de toutes sortes, se voit disqualifiée. Quant à la question de la religion traditionnelle, l’auteur refuse l’interprétation selon laquelle Épicure serait simplement « légaliste », c’est-à-dire disposé à se conformer aux pratiques sociales en vigueur, celles du culte aussi bien que celles de la prière. On lira avec intérêt les pages que l’auteur consacre à la prière en contexte épicurien : la prière ou l’hymne (cf. l’hymne à Vénus de Lucrèce) garde un sens, même si les dieux demeurent complètement étrangers aux sollicitations des hommes, dans la mesure où l’accent est mis sur la transformation de l’état mental de l’adorateur devant l’exemple de félicité parfaite et d’ataraxie du divin bien compris, modèle du sage idéal (p. 88-99). La thèse générale selon laquelle la philosophie antique, en particulier la philosophie des époques hellénistique et romaine, est fondamentalement exercices de l’esprit orientés vers la transformation de soi en vue d’atteindre la vie bonne ou le bonheur (εὐδαιμονία, cf. p. 25), n’est pas nouvelle (on s’étonne de ne pas voir cité dans la bibliographie l’excellent Pierre Hadot). Ce qui donne tout son intérêt à l’ouvrage c’est la précision et la clarté de l’argumentation, le recours à certains textes peu connus de la tradition épicurienne – Philodème, Diogène –, l’inscription des problématiques dans la pensée philosophique antérieure – Platon, surtout (étrangement, le Théétète n’est pas utilisé), et Aristote –, et plus spécifiquement les liens établis avec la littérature grecque et latine, voire avec les arts figuratifs (l’École d’Athènes de Raphaël, le memento mori de la coupe de Boscoreale). Les nombreuses références en notes sont destinées à ouvrir le texte sur des prolongements permettant d’approfondir la réflexion. On regrettera seulement que les transcriptions du grec omettent la distinction entre voyelles brèves et longues, ce qui en rend la lecture parfois ambiguë. On recommandera donc sans réserve cet ouvrage très riche malgré sa brièveté.