Le pandémonisme dans les Recherches sur la liberté humaine de Schelling
Le terme de pandémonisme apparaît chez Schelling dans les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine (1809) pour désigner la configuration conceptuelle qui tient que la méchanceté est le trait fondamental de l’être soit que l’être émané ait rompu avec la divinité, soit que ce trait englobe tout l’être, Dieu compris. Or bien qu’il ne l’admette pas comme effectivité, Schelling l’envisage comme possibilité à laquelle l’être est soumis et doit résister. Dans l’œuvre qui surpasse en profondeur tout ce que l’homme a pensé au sujet du mal, une place est réservée, à laquelle il convient d’être attentif, à la notion d’une inversion de Dieu comme horizon absolu du pandémonisme supplantant le panthéisme.
1. Pandémonisme et émanation
John Milton a forgé le terme de Pandaemonium pour désigner la capitale du royaume infernal du sombre dieu du mal1. Que le sens en soit Tous-les-démons ou Site-de-tous-les-démons, reste que le préfixe exprime le rassemblement dans une particularité (la classe des démons) et non une réduction de tout l’être à la seule réalité satanique. Or c’est dans ce second sens que les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine (1809), sur lesquelles porte la présente étude, trouvent emploi au terme lorsque l’auteur, Schelling, considère, entre les diverses théories sur l’origine du mal, celle, de tonalité néo-platonicienne, qui admet la constitution du monde comme l’effet d’un éloignement de Dieu volontaire de la part des choses, à la suite d’une rupture peccamineuse initiale provoquant une déchéance toujours plus profonde. Il suit de là que si la présence du mal dans le monde s’explique, ce n’est pas sans avoir à payer un lourd tribut : l’extinction totale du bien, en conséquence de quoi s’impose « un pandémonisme à la place du panthéisme »2.
Il est clair qu’ici le préfixe a valeur englobante. Tout ce qui est s’avère mauvais puisque issu de la faute. Non pas uniquement l’homme primordial, mais tout aussi bien les innombrable entités qui ne sont pas la limpidité de l’Un : matière, formes, substances... Non pas un monde livré au démon, son prince, mais un monde-démon pour lequel nul salut n’est envisageable, un monde tel que même les gnostiques ne l’ont pas rêvé puisqu’ils soutiennent que des âmes pures, dites pneumatiques y sont enfermées dans l’attente de leur délivrance par la connaissance. Cette description est à même de rendre compte de la notion de pandémonisme, un pandémonisme dérivé autant que progressif, provenant de la dégradation de l’être : « Le bien se perd à travers une infinité d’étapes intermédiaires, par affaiblissement progressif, en passant dans ce qui n’a plus aucune apparence de bien, un peu à la manière dont Plotin décrit avec subtilité, mais insuffisamment, le passage du bien originel à la matière et au mal »3. Il ne faut pas voir ici plus qu’une analogie, d’ailleurs risquée, avec la pensée propre de Plotin laquelle correspond davantage à ce que Schelling dit de l’éloignement involontaire, effet du débordement de l’essence4. L’idée que l’émanation (volontaire ou non) conduise au pandémonisme, Schelling ne la doit pas à Plotin (pour qui l’univers est parfait et bon), mais à Friedrich Schlegel jugeant que par l’émanation « tout ce qui a l’existence est malheureux ; le monde lui-même est mauvais, corrompu qu’il est en son intime parce que tout n’est qu’une triste dégradation de la parfaite félicité de l’Essence éternelle »5.
Ladite description, toutefois, ne justifie pas véritablement le remplacement du panthéisme par le pandémonisme tant que Dieu est maintenu hors de la sphère du mal. En effet, si l’être est le mal, Dieu (qui est) ne saurait en être exclu. Comme le panthéisme (au sens large), en ne se contentant pas de faire de Dieu l’être du monde, les identifie d’une manière ou d’une autre6, un pandémonisme strict (ou absolu) implique nécessairement un Dieu qui est source du mal, autrement dit un Dieu méchant ou mauvais. Et c’est bien ce que suggère Schelling jugeant que la théorie qu’il expose aboutit à l’extinction totale du bien du fait même qu’elle tient que le premier péché eut lieu dans la sphère du divin : non seulement par dégradation, mais dès l’origine et dans l’origine. La fusion de la théorie de l’émanation et de la doctrine du premier péché est rendue impossible par Plotin en tant qu’il nie qu’il y ait du mal dans l’intelligible7 et qu’en procéderait une chute, mais rejoint une intuition gnostique valentinienne.
Par le pandémonisme, dit Schelling, disparaît, « dans le système de l’émanation, toute opposition (Gegensatz) véritable entre le bien et le mal »8. Il serait erroné de penser qu’allusion est ici faite à l’indifférence du bien et du mal. Outre que c’est le panthéisme qu’on accuse parfois de ce grave travers, l’opposition dont il est question ne se dissipe ici qu’au profit du mal (omniprésent) tandis qu’il arrive aux théoriciens du panthéisme de lui attribuer la thèse contraire, l’omniprésence du bien, le mal n’étant qu’apparence9. En tout état de cause, ce qui s’efface, pour Schelling, c’est l’antagonisme du bien et du mal sans lequel il n’y a ni bien ni mal, chacun ne se déterminant que dans son combat contre l’autre.
Bref, même si ces quelques lignes de Schelling s’inscrivent dans le cadre de l’enquête sur les théories accréditant la thèse que la liberté, pour être un pouvoir pour le mal, doit avoir une racine indépendante de Dieu, et bien qu’elles stipulent que, pour la doctrine qu’il expose (et qui n’est pas la sienne), le mal est finalement intrinsèque au monde (pandémonisme dérivé et progressif, du type byronien clamant que ce monde-ci est de damnation)10, elles laissent une place à un pandémonisme strict enveloppant la sphère divine elle-même dès lors qu’elle intègre les philosophèmes conjoints du premier péché et de la chute. Il importe de noter que Schelling détecte là une lacune qu’il va s’efforcer de combler : si « le premier péché est déjà par lui-même le mal », l’origine du mal reste inexpliquée11. Le philosophe n’allègue pas la liberté comme il l’avait fait dans Philosophie et religion pour la bonne raison que l’acte libre lui-même doit être élucidé quant à son instigation, de quoi s’occupe en priorité l’essai de 1809 grâce à l’introduction du concept de Fond vivant.
2. Le Dieu inversé
S’il y a une sorte de pandémonisme schopenhauerien, il ne peut y en avoir un d’effectif chez Schelling. Il y a certes place pour un pandémonisme ineffectif et possible régnant dans la conscience (comme il en va, suivant la tardive Philosophie de la mythologie traitant du moment kronien)12. Je porterai mon attention au pandémonisme impossible tel que les Recherches sur la liberté le conçoivent, la chose sans le nom. Il est à détecter dans le passage suivant :
La possibilité générale du mal consiste [...] en ceci que l’homme, au lieu de faire de son ipséité la base et l’instrument, peut s’efforcer de l’ériger en volonté dominante et totale, et à faire du spirituel en lui un moyen. Si en l’homme le principe ténébreux de l’ipséité et de la volonté propre est tout pénétré de lumière et un avec elle, alors Dieu, en tant qu’amour éternel ou comme existant effectivement est en lui le lien des forces. Mais si les deux principes sont en discorde, un autre esprit s’élance à la place où devrait être Dieu : le Dieu inversé (umgekehrte), celui-là qui, excité à l’actualisation par la révélation de Dieu, ne parvient jamais à passer de la puissance à l’acte, qui assurément n’est jamais, mais toujours veut être, et par conséquent, à l’instar de la matière des Anciens ne peut être appréhendé comme effectif (actualisé) par l’entendement accompli, mais seulement par une fausse imagination (logismô nothô) qui est précisément le péché13.
Il convient d’abord de déterminer qui est ce non-étant qui aspire à l’être. La suite du texte reconnaît en lui le séducteur et ennemi de toute créature traditionnellement appelé Satan. On est en droit alors de se demander comment il se fait qu’il ne parvienne pas à exister. N’est-il pas créé avant le monde ? Mieux encore : n’est-ce pas en raison de sa chute que, s’il faut en croire saint Augustin, les hommes furent créés afin de suppléer aux pertes parmi les anges ?14 Serait-il l’impuissance au sein de la puissance ? Posséderait-il dans l’idéalité un nisus qui resterait sans effet ? Pour obtenir une réponse à cette question, il faut disqualifier résolument l’impression que nous avons affaire à une singularité. Il n’y a pas là un Satan à la forte personnalité qui se dresserait contre Dieu, comme chez Milton, serait exilé de la Patrie céleste et condamné à perpétuellement rouler vers l’abîme15. La raison en est que le Dieu inversé est en quelque sorte Dieu lui-même, et s’il y a lutte, c’est, pour reprendre à Luther sa formule – en la détournant de son intention –, Deus contra Deum16, non pas littéralement un Dieu opposé à un autre, un ciel bleu à un ciel noir, ou une quelconque gigantomachie, mais une lutte d’exclusion réciproque au plan même de l’être. Ce serait une erreur d’appliquer aveuglément ici le schéma simplificateur des Conférences de Stuttgart (1810) qui font s’opposer en Dieu les principes de l’amour et de l’égoïsme, le premier parvenant à se subordonner le second (surmontement qui n’est certes pas anéantissement car Dieu ne peut subsister sans égoïté). Or c’est précisément de quoi il n’est pas question dans ce passage de 1809. Pas plus qu’il n’est l’égoïté de Dieu, le Dieu inversé n’est son Fond (suivant le vocabulaire des Recherches). Que si on présentait le Dieu inversé comme l’équivalent de l’égoïsme divin, on lui attribuerait fatalement l’exister d’une manière ou d’une autre, d’autant que Schelling qualifie par l’Être ledit égoïsme17. Or le Dieu inversé, on s’en souvient, n’est pas – effectivement18. Je risque l’hypothèse que son concept dépend de celui du mal universel suscité par la réaction du fondement lors de la révélation de Dieu et dont Schelling précise qu’il ne parvient pas à l’effectivité19. Le Dieu inversé me semble signifier ce même mal universel en tant que, cette fois-ci, il vise à subvertir la volonté d’amour en Dieu même.
Mais l’idée d’une lutte d’exclusion réciproque ne conduit-elle pas nécessairement à l’admission que les deux adversaires sont ? Non si l’exclusion est principielle au sens où d’emblée, immémorialement et dans le concept, l’un ne peut être sans empêcher l’autre.
La solution au problème soulevé se trouve dans la notion même de panthéisme et précisément dans la notion du tout. Reprenant à son compte la question de Leibniz sur la raison pour laquelle il y a quelque chose plutôt que rien, Schelling ne répond pas en recourant au principe de raison, avec un Dieu comme cause première extérieure au monde. Il juge la question mal formulée : ce n’est pas le quelque chose qui s’oppose au néant, c’est « le tout ou Dieu ». Ce qui s’explique de la manière suivante : « Le tout, c’est ce à quoi il est impossible de ne pas être »20. On aura reconnu la définition de l’être nécessaire, alias Dieu. Mais en panthéisme, la nécessité d’exister qui se dit de l’affirmant vaut également pour l’affirmé. Le quelque chose (mode de la substance unique, si l’on veut ou particule de la nature naturée, si l’on préfère) est contingent : « à la chose, précise Schelling, il n’est pas absolument impossible de ne pas être ». Si donc Satan était autre que Dieu, il ne serait qu’une chose parmi d’autres. Dans ce cas, il pourrait ne pas être. Mais si cela était, cela impliquerait qu’il pourrait également être si son concept n’y répugnait pas (par impossibilité intrinsèque). Or précisément, la notion d’un ange déchu et qui, à la faveur d’une fraude initiale, se serait emparé de l’humanité, est si loin de paraître inconcevable que c’est elle qui s’impose dans la dogmatique. Il faudrait alors se tourner vers une impossibilité d’une autre nature, extrinsèque. On ne voit pas ici comment sinon par une décision de Dieu, compte tenu du fait que, dans cette hypothèse, Satan ne peut être pensé que comme un mode. Mais nous ne parlerions pas ici de celui-là qui aspire à être (car le Dieu-tout lui interdirait jusqu’à son éclosion momentanée dans l’entendement divin et, partant, jusqu’à l’éventualité même d’une pulsion vers l’être), et encore moins de celui-là dont on dit qu’il est le Dieu inversé.
En tant que Dieu (Dieu inversé), le principe du mal ne pourrait être que le tout. C’est ici que s’applique dans le cadre de la philosophie de Schelling la sentence citée au sujet du système de l’émanation, qu’il « introduit un pandémonisme à la place du panthéisme ». Au lieu que le Dieu de bonté soit tout et devienne tout en tout21, ce serait le Dieu de méchanceté et ceci guère par une intempestive irruption de l’extérieur, mais par une simple inversion ou mieux dit : par mutation de forme, la matière (la divinité) étant identique. Partons, pour justifier cette proposition, de la dialectique que Schelling met en œuvre pour élucider le rapport du bien et du mal. Il tient qu’ils « sont le même envisagé simplement sous différents aspects, ou encore [...] [que] le mal est en soi, c’est-à-dire dans la racine de son identité, le bien, de même que le bien est en revanche, envisagé en sa scission binaire (Entzweiung) ou sa non-identité, le mal »22. Dans la racine de l’identité la matière est la même ; c’est au niveau de la forme que réside la non-identité. Cela s’applique à n’importe quelle substance : « Dans le tout disjoint on retrouve les mêmes éléments qui étaient présents dans le tout en son unité ; l’élément matériel est le même dans les deux cas – et de ce point de vue le mal n’est pas plus limité ou pire que le bien) –, mais l’élément formel est complètement différent »23. Une simple extrapolation permet de saisir comment le Dieu inversé ne se distingue de Dieu que par la forme24. On ne dira pas que la substance du Dieu inversé aurait été l’orgueil ou la volonté de puissance ; sa substance (même si in mente) ne sera jamais que Dieu même et de part en part. Orgueil ou volonté, c’est la forme qu’il acquerrait s’il réussissait à exister25.
De quoi résulte une alternative disjonctive : ou bien Dieu ou bien le Dieu inversé, mais pas les deux en même temps, ou leur mélange – pour la bonne raison que se font face des principes de totalité : panthéisme et pandémonisme. Les totalités n’entrent pas en composition comme le feraient les entités hétérogènes du manichéisme, lesquelles existent toutes deux, alors que dans la présente alternative un seul Dieu est à exister, et il le ferait non pas comme un tout, mais comme le tout. Que si le pandémonisme prévalait, il serait loisible d’imaginer non seulement un univers entièrement et définitivement soumis au mal (univers dans lequel il serait commis volontairement) en sorte que l’arbre cosmique, au lieu de donner des fruits de vie, n’en donnerait que de mort26, mais aussi un tribunal divin qui se mettrait à condamner la vertu (comme il en irait selon Saint-Fond l’unique personnage pandémoniste de Sade27), après l’avoir tenue pour insubstantielle28 (le bien est privation du mal dû). « Tout est renversé [...] Les malfaiteurs seront des justes », clame le Barrabas de Michel de Ghelderode29.
Reste à expliquer le principe de l’inversion. L’être se compose de deux principes, la volonté universelle et la volonté particulière. On sait qu’en l’homme celle-ci peut chercher à dominer celle-là faisant ainsi du spirituel un moyen. Or Dieu possède également en lui ces mêmes principes avec cette différence, avec l’homme, que le lien entre eux est indissoluble30, par quoi il convient d’entendre que l’inversion est, dans ce cas, impossible, raison pour laquelle le Dieu inversé, le Dieu sens dessus dessous (anô katô panta, dirait Platon31), ne saurait s’actualiser.
Encore faut-il expliquer pourquoi il y aspire. Pas plus qu’il n’est Dieu comme Dieu est, le Dieu inversé n’est, comme je l’ai déjà signalé, le Fond de Dieu, cette irréductible nature en Dieu qui est animée d’une irrésistible pulsion de révélation (irrésistible pour Dieu32 aussi bien que pour le Fond) et à laquelle le philosophe a donné un relief exceptionnel. Pour donner vie et autonomie à tout le potentiel dans l’être divin, le Fond cherche à tout particulariser, ce qui l’amène à porter chaque ipséité à l’auto-affirmation. Or la volonté propre provient précisément du Fond33 dont la volonté de révélation se conjugue avec une volonté de soi qui s’exprime dans le retour à soi34. C’est par là que la volonté particulière est tentée de provoquer la perversion de son rapport à la volonté universelle. L’incitation lui en vient de l’esprit de dissension qui entend séparer le principe propre du principe universel35, esprit du déchirement qui a une origine cosmogonique36, la création (ou l’avènement de la conscience) se faisant par une succession de désemmêlements au sein de la potentialité, disons plus précisément de séparations (ainsi que dans le chapitre I de la Genèse). La conséquence en est le mal, effectif seulement en l’homme. Pour Dieu, cela reste dans le concept et dans l’aspiration (en guise de Dieu inversé) car le Fond (ce qui ne doit pas être pour soi-même) ne dominera pas Dieu (quelles que soient ses volcanisations et ses pulsions) en une fallacieuse et illégitime unité et finira par lui demeurer uni par le lien indissoluble de l’amour, car il n’est pas le mal : « L’être fondamental initial ne saurait être en soi méchant pour ce qu’il ne comporte pas une dualité de principes »37, alors que le Dieu inversé nécessairement puisqu’ils s’inversent en lui. Si le Fond, en tant que principe barbare38 ou sauvage39 – non seulement « irrégularité initiale », mais aussi « indissoluble reste »40 –, est à même de susciter des inversions ad extra, et même être à l’origine de cela qui voudrait inverser l’Un-tout, il ne peut lui-même s’inverser. Il ne demeure pas moins que lui est inhérente la tentation terrible du pandémonisme qui s’exprime dans le désir de contracter l’être.
Bien que le Dieu inversé ne puisse parvenir à la consistance ontologique (laquelle signerait le triomphe illimité et sans contestation du mal), il n’en est pas moins agissant au titre de désir d’être41, et plus précisément de projet, un projet réfréné dans le cas du rapport entre Dieu et son Fond, mais agissant encore (et pour longtemps) dans les créatures. Le risque de pandémonisme est écarté, non celui de démonisme car la structure d’inversion qui a lieu dans l’homme se stabilise par le lien d’une unité fallacieuse : « Un autre esprit s’élance à la place où devrait être Dieu ». Ce qui revient à dire que l’homme est travaillé par le projet d’être Dieu quitte à ce que ce soit contre Dieu et à ses antipodes : « La volonté propre peut aspirer à être en tant que volonté particulière ce qu’elle n’est que dans son identité avec la volonté universelle. »42
3. Les démonisations
Bien que le Dieu inversé ne passe pas à l’acte, ce qui le suscite, à partir du Fond en bullition et ébullition, agit dans l’homme – lequel voudrait pouvoir l’appréhender comme étant son artificieuse vérité intime. S’il est insaisissable pour un entendement sain, une « fausse imagination » (nous dirions aussi : une perception délirante) le donnera à voir. Tel démon, chez Milton, n’est-il pas qualifié de « Fantasm »43, sorte d’apparition spectrale ? Cette fausse imagination que Schelling tire du Timée (52b) (logismô nothô : raisonnement hybride permettant de saisir le lieu) fait penser à l’autre intellect évoqué par Plotin lorsqu’il conçoit la possibilité de se représenter la matière qui pourtant n’a pas de forme44. La différence est que l’imagination a précisément pour fonction de doter l’inexistant d’une forme, ce qui confirme l’explication par le délire et lui ajoute le phénomène de la projection que la littérature fantastique est précisément propre à illustrer. N’est par exemple pas sans intérêt une interprétation du Runenberg (1804) de Tieck (un familier de Schelling à Iéna) au moyen du prisme du Dieu inversé. Christian abandonne son épouse pour une entité qui passe aux yeux de certains pour une vieille sorcière tandis qu’elle paraît une déesse au gré de l’homme ébloui et quasiment hébété. Le lien qui a remplacé l’autre est fantasmatique et en correspondance avec l’aspiration profonde du personnage (le terme emblématique de Sehnsucht, récurrent dans la nouvelle, tient une place prépondérante dans le traité de Schelling). On pourrait préférer un roman qui mette en scène « le fils étrange du chaos » comme Faust appelle son démon. Mais voici la suite du passage de Schelling, objet de la présente étude :
« (la fausse imagination) qui est le péché même ; c’est pourquoi il cherche, au moyen de représentations spéculaires, en empruntant, lui qui n’est pas, l’apparence de l’être véritable, comme le serpent les couleurs à la lumière, s’efforçant d’amener l’homme dans le non-sens, là où seulement il peut être reçu et conçu par lui. C’est donc à bon droit qu’on le représente, non seulement comme ennemi de toute créature (laquelle ne subsiste que par le lien de l’amour) et principalement de l’homme, mais aussi comme son séducteur qu’il attire à de faux plaisirs et le persuade d’accueillir en son imagination le non-étant, en quoi il est aidé par le penchant au mal propre à l’homme dont l’œil incapable de contempler l’éclat du divin et de la vérité, regarde toujours le non-être. Le péché commence ainsi : l’homme passe de l’être authentique au non-être, de la vérité au mensonge, de la lumière aux ténèbres pour devenir lui-même fond créateur et exercer sa domination sur toutes choses grâce à la puissance du centre qu’il a en lui. »45
La description ainsi faite du Dieu inversé laisse accroire qu’il s’agit de Satan tel que la dogmatique en a brossé le portrait, séducteur associé au serpent. Il n’en va pas ainsi. Loin de lui de prétendre à égaler le Très-Haut46, comme s’il était une substance étrangère. Il n’est pas non plus rayé du Livre de vie47, car il n’y fut jamais inscrit. Sa qualité essentielle d’interversion du bien et du mal, est chez lui essentielle48, alors qu’accidentelle et acquise chez Satan. Notons aussi que la candidature de Lucifer est formellement écartée par Schelling dès lors qu’il disqualifie la thèse « d’un esprit créé qui, lui-même déchu, pousserait l’homme à la chute »49. Deux affirmations sont à bannir : que le Dieu inversé soit une créature50 et qu’il soit un ange damné. En revanche, Schelling s’est souvenu du verset de l’Évangile johannique (8,44) qualifiant le diable d’homicide, de menteur et de père du mensonge51.
Qu’en est-il de Méphistophélès ? Comme Satan affligé d’une aversion native de la vérité et comme le Dieu inversé, il a rapport au non-être et en use à leur instar. Son but ultime n’est toutefois pas de noyer les hommes dans une brume d’indécision à la fois théorique et pratique afin de provoquer leur chute. De manière plus radicale, étant « l’esprit qui toujours nie », il aspire à reconduire toute la création dans le fondement52 et chaque chose lumineuse dans la Ténèbre dont elle est issue. Juste le contraire du Dieu inversé pour autant que de ce dernier le but est la perversion de l’être, non son abolition ou même, pour parler comme Hugo, la complétion du chaos par l’enfer53, car le chaos n’est pas de mise, puisqu’est visée l’instauration absolue de l’ordre atroce (ce qui est pire que tout). Bref, un pandémonisme méphistophélique parfait est par définition impensable. Leur contact ne se peut que si le méphistophélisme est mitigé (il accomplit le bien en voulant faire le mal) et si le pandémonisme inverse tout sauf Dieu.
Du fait de l’échec du projet pandémonique, le Dieu inversé est obligé, comme le diable faustien, de se rabattre sur des entreprises secondes, dans son cas : de démonisations partielles. Exercer sa domination sur toutes choses, ce n’est rien d’autre en effet qu’inverser le rapport entre la volonté universelle et la volonté particulière ou, pour le dire autrement, aspirer à devenir despote, ce qui est le désir de tous les hommes54. Et comme on peut le constater, c’est par la même occasion prétendre à la divinité. Et il en va de l’homme dont le Dieu inversé est devenu le lien interne ce qui arrive dans le monde inversé de Tieck : que non seulement tout le monde ne peut y être un dieu, mais aussi qu’il n’est au fond qu’un pauvre fou55. Oui, mais la folie, pour Schelling est insurrection, et la maîtrise elle-même impossible sans l’élément divin en lui (la puissance du centre) dont le Dieu inversé use plutôt qu’il ne l’élimine (l’homme ne peut être ravalé au niveau de la bête56).
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1John Milton, Le Paradis perdu, livre 1, vers 756.
2Les références aux textes de Schelling renverront principalement à l’édition suivante : Sämtliche Werke, 7 tomes, Stuttgart, Cotta, 1856-1861, ci-après abrégée SW. Ici, cf. Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 355.
3Ibid.
4De manière générale, l’éloignement selon Schelling, est volontaire de la part des choses (des idées ou de l’homme en particulier) (cf. Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, SW, t. 7, p. 191) sans que cela entraîne le pandémonisme, la création (et par là l’auto-révélation de Dieu) profitant de la pleine expression de la réalité absolue effectuée par la singularisation dans et par le fini (explicatio sans complicatio).
5Friedrich Schlegel, Über die Sprache und Weisheit der Indier, Heidelberg, Mohr und Zimmer, 1808, p. 98. Il est à noter qu’au Moyen Âge le terme d’emanatio était souvent considéré comme un équivalent de creatio.
6Par exemple, en 1804, dans le Système de l’ensemble de la philosophie et de la philosophie de la nature en particulier : « Dieu est le tout même et non sa cause » (SW, t. 6, p. 177). Équation qui toutefois n’est pas réversible, Dieu étant l’affirmant et le tout l’affirmé. Voir aussi les Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, § 93, SW, t. 7, p. 161.
7Plotin, Ennéades, 51 (I, 8) 2.
8Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 355.
9Par exemple, dans l’essai de Schlegel (Über die Sprache und Weisheit der Indier, op. cit., p. 97) dont la lecture accompagna l’écriture du traité de Schelling.
10« It is a damned world » (Byron, Werner, III, sc. 1).
11Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 355.
12Ibid., p. 290-293.
13Ibid., p. 389-390.
14Enchiridion IX, 29 ; La Cité de Dieu, XXII, I, 2.
15La brève apparition anthropomorphe de Satan dans l’écrit sur la liberté a lieu dans et par le moment christique. Allusion aux tentations du désert (SW, t. 7, p. 380). Une victoire sur Jésus aurait évidemment contribué à l’inversion de Dieu.
16Luther, Operationes in psalmos, Werke 5, Weimar, H. Böhlau, 1892, p. 167. Chez Goethe : « Nemo contra Deum nisi Deus ipse » (épigraphe de la quatrième partie de Dichtung und Wahrheit). Notons que le syntagme du Dieu inversé réapparaît dans la dernière philosophie de Schelling (Le Monothéisme, SW, t. 12, p. 106), mais dans une tout autre acception.
17Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 440.
18On notera que l’Un inversé dont il sera question dans la dernière philosophie de Schelling existe bel et bien quant à lui, puisqu’il se compose des Puissances divines dans leur extraversion (cf. SW, t. 12, p. 91).
19Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 381.
20Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, § 159, SW, t. 7, p. 174.
21On voudra bien noter que, lorsque dans la période intermédiaire de sa philosophie, Schelling assume le panthéisme, il n’attribue guère à Dieu un être aveugle, mais la personnalité.
22Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 400.
23Ibid., p. 370.
24Le Dieu inversé ne doit pas être mis en concurrence avec le singe de Dieu (Diabolus simia Dei) et il n’est pas non plus doté de trois faces, comme le Lucifer de Dante (Inferno, XXXIV, 38), marquant une inversion de la Trinité. Il est, si l’on préfère, son rival (aemulus Dei) absolu, sans que ce soit par mimétisme.
25Par l’orgueil, disait Schiller (Die Jungfrau von Orleans, Prol, sc. 2), l’enfer s’emparerait des hommes. De Dieu aussi alors.
26L’image est de Catherine de Sienne : « ... non produce frutto di vita, ma di morte » (Il Dialogo, X).
27« Quand vous avez vu que tout était vicieux et criminel sur la terre, leur dira l’Être suprême en méchanceté, pourquoi vous êtes-vous égaré dans les sentiers de la vertu ? Vous annonçai-je par quelque chose, que ce mode fût fait pour m’être agréable ? Et les malheurs perpétuels dont je couvrais l’univers ne devaient-ils pas vous convaincre que je n’aimais que le désordre, et qu’il fallait m’imiter pour me plaire ? Ne vous donnai-je pas chaque jour l’exemple de la destruction ; pourquoi ne détruisiez-vous pas ? Les fléaux dont j’écrasais le monde, en vous prouvant que le mal était toute ma joie, ne devaient-ils pas vous engager à servir mes plans par le mal ? On vous disait que l’humanité devait me satisfaire ; et quel est-il donc l’acte de ma conduite où vous m’ayez vu bienfaisant ? Est-ce en vous envoyant des pestes, des guerres civiles, des maladies, des tremblements de terre, des orages ; est-ce en secouant perpétuellement sur vos têtes tous les serpents de la discorde, que je vous persuadais que le bien était mon essence ? » (Sade, La Nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu, suivie de L’histoire de Juliette sa sœur, VI, Paris, 1797, p. 347). Telles pourraient être les sentences de Dieu en régime pandémoniste. Quant au diable de Pouchkine, qui réprouve la nature entière (Le Démon, 23), il est manifestement prépandémoniste, car il ne la bénit pas en raison de la beauté-et-bonté qui la caractérise.
28« Vertu, tu n’es qu’un mot, car partout sur la terre / Ainsi que Dieu je t’ai cherchée en vain ! [...] / À nous le vice et la vie à plein verre ! » (Lacenaire, Le Dernier Chant).
29Barrabas, acte II (Bruxelles, Actes Sud/Labor, 1984, p. 91).
30Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 364.
31Théétète, 153d.
32Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 375.
33Ibid., p. 363.
34Sur le dyothélisme du Fond, cf. Jad Hatem, Liberté humaine et divine ironie. Schelling avec Luther, Paris, L’Harmattan, 2013, ch. I, § 2.
35Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 365.
36Ibid., p. 377.
37Ibid., p. 375.
38Schelling, Die Weltalter, Munich, Beck, 1946, p. 51.
39Sur ce syntagme cf. Philosophie de la Révélation, SW, t. 13, p. 391.
40Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 359-360.
41Schelling insistera dans les Âges du monde sur l’effectivité du non-étant : « Le mal est un mensonge intérieur, auquel manque tout être véritable, et pourtant il est et fait preuve d’une terrible effectivité, non pas cependant comme un véritable étant, mais bien comme quelque chose qui, par nature, aspire à être étant » (SW, t. 8, p. 267 ; trad. P. Cerutti, Paris, Vrin, 2012, p. 119).
42Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 365. Même résultat chez Sartre, sur la base d’autres présupposés : le pour-soi aspire à être en-soi-pour-soi en sorte qu’« être homme, c’est tendre à être Dieu » (Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 653).
43John Milton, Le Paradis perdu, livre 2, vers 743.
44Plotin, Ennéades, 51 (I, 8) 15.
45Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 390.
46John Milton, Le Paradis perdu, livre 1, vers 40.
47Ibid., livre 1, vers 362-363.
48« Mal, sois mon bien ! » (Ibid., livre 4, vers 110).
49Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 375.
50Schelling ne s’en départira pas, au contraire, dans sa Philosophie de la Révélation, cf. SW, t. 14, p. 242-243. On notera qu’être une créature en dette est ce qui affligeait le plus le Lucifer miltonien (Le Paradis perdu, livre 4, vers 50-53) si bien qu’il forma le fantasme d’être né de lui-même par le fait de sa propre force (Ibid., livre 5, vers 857-848).
51Schelling commentera le verset dans sa Philosophie de la Révélation (SW, t. 14, p. 268). Toutefois, Satan parvient à l’effectivité (contrairement au Dieu inversé) grâce à l’homme (Ibid.). Satan, chez Milton, est « composé de mensonges / depuis le commencement, et dans les mensonges finira » (Le Paradis reconquis, livre 1, vers 407-408) car il s’en nourrit (Ibid., vers 429).
52Goethe, Faust, vers 1338. Toute la création et, partant, Dieu même en tant que créateur. Le méphistophélique apparaît dans les Conférences de Stuttgart où le mal est désigné comme « le spirituel le plus pur du fait qu’il mène la guerre la plus violente contre tout être au point de vouloir supprimer jusqu’au fondement de la création » (VII, p. 468). Chez Dostoïevski, le diable est qualifié « esprit du néant » (Les Frères Karamazov, IIe partie, livre V, v). Certains damnés voudraient que le Dieu vivant lui-même soit anéanti avec sa création entière (Ibid., IIe partie, livre VI, iii). S’y oppose frontalement l’amour de toutes les œuvres de Dieu (Ibid.)
53Victor Hugo, Satan dans la nuit, livre 5, vers 49.
54Cf. Helvétius, De l’esprit, III, ch. 17.
55Ludwig Tieck, Die Verkehrte Welt, V, sc. 7.
56Schelling sait, par Baader, que l’homme ne saurait être qu’au-dessous de l’animal (par sa perversité) ou au-dessus. Cf. Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine, SW, t. 7, p. 373.