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Philosophie et théologie dans le cartésianisme : la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles et sa postérité

Aurélien CHUKURIAN

Université de Montréal

Cet article s’inscrit à la suite d’un colloque organisé conjointement avec le professeur Christian Leduc en déc. 2018 à l’Université de Montréal, consacré aux « Enjeux théologiques du cartésianisme » : nous le remercions vivement, ainsi que celles et ceux qui y ont participé. Aussi, cet article synthétise notre communication, laquelle avait été donnée durant notre Early Post-doc Mobility réalisé avec le soutien du FNS, à qui va aussi notre reconnaissance.

1. Présupposés d’une approche théologique de Descartes : séparation entre raison et foi

Dans cet article, nous nous attacherons à mettre au jour les enjeux théologiques qui enveloppent la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles : nous nous pencherons non seulement sur la formulation qu’en donne Descartes, mais aussi sur sa postérité. Cependant, un préambule méthodologique s’impose sur la façon dont nous comptons mettre en rapport la philosophie cartésienne avec la théologie. Cela se fera en respectant la séparation structurelle tracée par Descartes entre philosophie et théologie, dont il importe de préciser la modalité.

Philosophie et théologie définissent, dans l’œuvre cartésienne, deux ordres de vérités qui diffèrent aussi bien dans leur assise épistémologique que dans leur visée. La philosophie se fonde sur la lumière naturelle de la raison pour établir des vérités qui regardent, selon la métaphore de l’arbre de la philosophie présentée dans la Lettre-Préface des Principes de la Philosophie, la métaphysique (les principes ou premières choses que l’on peut connaître en philosophant par ordre, entre lesquels se trouvent l’immatérialité de l’âme, l’existence de Dieu en tant qu’Être infini et ses attributs, l’étendue comme essence des choses matérielles, la démonstration de leur existence, la distinction réelle de l’âme et du corps et leur union substantielle), la physique (les corps étendus et les lois qui les régissent), la médecine (la santé), la mécanique (le fonctionnement des corps vivants réduits à des automates complexes) et la morale (la vie heureuse). Pour sa part, la théologie reçoit une double acception1 : en premier lieu, elle concerne les vérités révélées qui, requérant la lumière surnaturelle de la grâce et accessibles dans la foi conçue comme don de Dieu, ont trait au salut et aux conditions de l’autre vie. Il s’agit de la théologie positive, désignant l’enseignement dogmatique de l’Église catholique. Selon une seconde acception, la théologie s’occupe de l’intellection des vérités révélées : il s’agit de la théologie spéculative qui, en s’appuyant sur une assise philosophique, propose une conception systématique des données de foi.

Or, si Descartes prétend faire œuvre de philosophe, en se penchant exclusivement sur ce qui relève de la raison, délaissant les questions théologiques, il veille aussi à préciser le rapport qui régit ces deux ordres de vérités. Pour différents qu’ils soient, ils ne sont nullement conflictuels : l’unicité de la vérité exige l’impossibilité qu’une vérité soit contraire à l’autre2. Ce qui est révélé dans la foi par la grâce divine est au-delà de la raison, mais non pas contre celle-ci. Surtout, Descartes affirme que les principes qu’il instaure rationnellement s’accordent, mieux que ceux hérités d’Aristote3, avec les vérités de la foi chrétienne.

Ainsi, s’intéresser aux enjeux théologiques de la philosophie cartésienne ne signifiera nullement que Descartes devient théologien mais que, depuis sa position de philosophe, ses principes philosophiques, notamment métaphysiques, ont une portée telle qu’ils ont une répercussion sur la théologie. C’est à dégager la teneur de cette répercussion que nous nous emploierons, en nous tournant vers la théorie de la création des vérités éternelles.

2. Contextualisation et contenu philosophique de la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles

Faire émerger les échos théologiques de la théorie cartésienne réclame de restituer son contenu philosophique, en commençant par quelques précisions contextuelles. D’une part, avancée à l’origine dans un contexte physique (en tant que la physique a pour fondement la métaphysique), dans trois lettres de 1630 adressées au Père M. Mersenne, elle ne se réduit nullement à un hapax : nous la retrouvons continuellement à l’œuvre jusqu’en 1649, aussi bien dans des lettres que des textes publiés. Au corpus de la Correspondance avec Mersenne s’ajoutent, parmi les lieux d’affirmation de la théorie, les Quatrième et Cinquième Parties du Discours de la méthode, les Réponses aux Ve et VIe Objections aux Méditations métaphysiques, les art. 21 et 22 des Principes de la philosophie, les lettres à Mesland de 1644, les échanges avec Arnauld et Morus de 1648 et 1649, et enfin, l’Entretien avec Burman. D’autre part, il convient de noter un regain d’intérêt, au sein des études cartésiennes, pour cette théorie, alors qu’elle a été longtemps marginalisée, en étant soit réduite à un accident de parcours4, soit à n’être que « l’aspect dérivé » de thèmes plus centraux5. Notre réflexion sur la lecture théologique à laquelle se prête une telle théorie s’inscrit dans une volonté de consolider son statut de pierre angulaire de la métaphysique cartésienne, rejoignant les positions d’E. Gilson, de F. Alquié, d’H. Gouhier, et de J.-L. Marion6. De même, notre perspective théologique nous offrira l’occasion d’approfondir la question de la fortune de cette théorie, thématique longtemps ignorée, revivifiée par les travaux de G. Rodis-Lewis et de J. Gasparri7. De fait, loin de la dénaturer, la question théologique permettra de penser à nouveaux frais les intérêts proprement cartésiens de cette théorie.

Ces éléments apportés, venons-en au contenu de cette théorie, en nous employant à le résumer. Celle-ci consiste à soutenir que les vérités éternelles, à savoir logiques, mathématiques, physiques et morales, sont créées par Dieu, n’étant « pas plus nécessairement conjointes à son essence, que les autres créatures »8. La clef de voûte d’une telle affirmation réside dans l’infinité de la substance divine, matrice de la façon dont Descartes entend, et non comprend, Dieu au moyen de son idée : Dieu, au titre d’être infini à la puissance incompréhensible, doit être pensé comme cause efficiente de tout ce qui est9. À cet égard, les vérités éternelles, dotées d’un statut ontologique10, ne peuvent être que créées, de sorte que l’être du possible découle de l’acte créateur de Dieu. Tant les essences que les existences appartiennent à la juridiction de Dieu, auteur de tout ce qui est ou qui peut être. Loin d’être inscrites dans l’entendement divin au titre de possibles, en guidant une volonté qui les porterait à l’existence, les vérités éternelles sont établies par Dieu à la façon d’un roi, selon le même genre de causalité régissant toutes choses, à savoir la causalité efficiente et totale, Descartes excluant le finalisme.

Quelques éléments corrélatifs méritent alors d’être soulignés. D’une part, les vérités éternelles procèdent d’un décret divin marqué du sceau de la liberté d’indifférence, renvoyant en Dieu – il en va différemment pour l’homme de la signification de l’indifférence –, à l’indistinction des opérations d’entendement, de volonté et de puissance. Les vérités éternelles ne sauraient être connues puis voulues et créées, mais au contraire elles sont connues, voulues et produites dans un acte unique et simple11, illustrant la transcendance de Dieu sur sa créature. Dieu instaure librement le vrai et le bien sans être déterminé par une raison de bonté ou de vérité, l’unité de ses opérations étant le fondement de leur établissement : « en Dieu ce n’est qu’un de vouloir et de connaître ; de sorte que ex hoc ipso quod aliquid velit, ideo cognoscit, et ideo tantum talis rest est vera (de cela même qu’il veut quelque chose, il connaît par là cette chose, et par là seulement une telle chose est vraie). »12

D’autre part, contingentes parce que librement créées, les essences n’en acquièrent pas moins, par l’acte créateur de Dieu, une éternité et une nécessité, résultant de ce que Dieu est immuable. Il s’agit pour Descartes de soutenir que Dieu a « voulu que quelques vérités fussent nécessaires », sans qu’il « les ait nécessairement voulues ; car c’est toute autre chose de vouloir qu’elles fussent nécessaires, et de le vouloir nécessairement, ou d’être nécessité à le vouloir »13. Aussi, Dieu a créé notre esprit de façon à ce qu’il puisse comprendre ces vérités et les percevoir dans leur nécessité : ces vérités sont « mentibus nostris ingenitae » (innées à notre esprit)14.

Enfin, la théorie trouve son point culminant dans la réflexion relative au principe de non-contradiction. Descartes souligne que Dieu en est indépendant, sa puissance ne pouvant être limitée par celui-ci15. Cette affirmation a souvent été mal conçue, car elle consiste, non à relativiser le savoir humain, mais à ne pas ériger celui-ci en norme de l’action divine. La prééminence de Dieu sur le principe de non-contradiction est encadrée par la puissance incompréhensible de Dieu et la nécessité résultant de son action. D’un côté, découlant d’un libre décret de Dieu, les vérités éternelles auraient pu être autres qu’elles ne sont, au point que le principe de non-contradiction aurait pu lui-même être autre qu’il n’est : Dieu a librement établi ce qui est contradictoire sans avoir été nécessité par ce dernier. Toutefois, il ne nous appartient nullement de savoir ce que Dieu aurait pu faire autrement, en tant que cela reste incompréhensible. L’efficience de l’action divine demeure le seul horizon de l’humaine compréhension, la véracité divine garantissant que Dieu peut faire ce que nous comprenons16.

Ainsi, pour conclure ce résumé, retenons deux enseignements. D’un côté, Dieu est la « source » « de toute lumière », « de toute bonté et vérité »17 (omnis bonitatis veritatisque fontem), en tant que source créatrice. De l’autre, Dieu est auteur de la lumière naturelle de notre esprit en lequel il a déposé les semences de vérité qu’il a lui-même librement établies. Il importe d’ajouter un dernier point, qui servira à nourrir notre angle d’approche théologique.

3. La considération des contradictions impossibles

L’articulation entre Dieu et le principe de non-contradiction s’approfondit, au sein de l’œuvre cartésienne, par le biais de la considération de contradictions impossibles. Tout en soutenant la dépendance du principe de non-contradiction à l’égard du décret divin, Descartes « avoue » néanmoins l’idée que certaines contradictions possèdent une évidence telle que nous les « jugeons entièrement impossibles »18, c’est-à-dire aussi bien pour l’esprit humain que pour Dieu. La proposition paradigmatique d’une telle contradiction impossible concerne, davantage encore que le champ moral à propos duquel une indétermination demeure19, le domaine ontologique : c’est la proposition affirmant que « Dieu aurait pu faire que les créatures ne fussent point dépendantes de lui »20. Si Descartes précise que « nous ne les devons point représenter pour connaître l’immensité de la puissance divine »21, il n’empêche que « certaines contradictions paraissent plus impossibles que d’autres »22 : il y a bien des limites de l’impossible incluses dans la théorie cartésienne. Comment rendre compte de cette situation ?

Ces contradictions impossibles signifient l’existence, au sein de la théorie cartésienne, de vérités qui ne sont pas créées par Dieu, car leur dépendance à l’égard du décret divin, impliquant leur contingence, offusquerait cette fois Dieu en rabaissant sa puissance : « Dieu ne ferait pas paraître que sa puissance est immense s’il créait des choses telles que par après elles pussent exister sans lui ; mais au contraire, il montrerait par là qu’elle serait finie, en ce que les choses qu’il aurait une fois créées ne dépendraient plus de lui pour être »23. En d’autres termes, l’attention portée à l’infinité divine conduit à concéder l’existence de vérités éternelles qui ne sont pas des créatures, non en tant qu’elles seraient indépendantes de Dieu au titre d’essences incréées, mais parce qu’elles sont attachées à « l’existence incréée d’où procède l’existence créée »24. En ce sens, il ne s’agit nullement d’imposer une loi humaine à Dieu, mais d’être attentif aux cas de propositions qui entraîneraient pour Dieu de cesser d’être Dieu si elles étaient possibles : c’est en raison du fait que Dieu, substance infinie cause d’elle-même, « ne peut pas se priver de sa toute-puissance »25 que certaines contradictions sont impossibles, dans la mesure où leur possibilité porterait atteinte à Dieu, diminuant sa majesté infinie.

Il s’ensuit que les contradictions entièrement impossibles prises en compte par la théorie cartésienne participent de l’existence de Dieu en tant qu’elle « est la première et la plus éternelle de toutes les vérités qui peuvent être, et la seule d’où procèdent toutes les autres »26. Cet énoncé est crucial, en ce qu’il reconnaît des régimes d’éternité : les vérités éternelles, au sens des essences des choses, sont créées par Dieu et se distinguent d’une vérité éternelle qui n’est pas créée, au sens où elle est inhérente à l’être de Dieu, renvoyant à son existence au titre de causa sui (« l’immensité même de sa nature est la cause ou la raison pour laquelle il n’a pas besoin d’aucune cause pour exister »27).

4. Regard théologique

4.1. Trois répercussions théologiques : dignité de Dieu, puissance divine, équivocité

Tels sont les éléments récapitulant le contenu philosophique de la théorie. Or, il apparaît qu’elle détient des répercussions théologiques, qui surgissent graduellement, selon différents angles de lecture.

En premier lieu, cette répercussion théologique s’illustre dans l’un des buts affichés par la théorie, consistant à corriger les erreurs, jugées blasphématoires28, de la scolastique. La théorie répond à l’impératif « de parler de Dieu plus dignement que n’en parle le vulgaire », la scolastique étant à l’inverse accusée d’anthropomorphisme par la réduction de Dieu à une « chose finie » : « C’est en effet parler de Dieu comme d’un Jupiter ou un Saturne, et l’assujettir au Styx et aux Destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. »29 Admettre l’antécédence d’une vérité qui, éternelle, serait connue par l’entendement et déterminerait sa volonté, tel que le fait la fausse théologie scolastique, signifie pour Descartes une déchéance de la divinité, qu’il importe de rehausser. La théorie ne s’assigne pas moins pour mission que de restituer la nature du « vrai Dieu » et d’exalter sa majesté infinie, en mettant au jour son indépendance ontologique, l’indistinction de ses opérations et la nécessité de son action. D’ailleurs, Descartes ne craint pas de convoquer la Genèse pour asseoir sa théorie : à ses yeux, la Bible témoigne, non que Dieu fait les choses parce qu’il voit qu’elles sont bonnes, mais que la « raison de leur bonté dépend de ce qu’il les a ainsi voulu faire »30.

À ce titre, la théorie cartésienne revêt une portée tangentiellement théologique à travers le soin accordé à la dignité de Dieu, célébrée dans une visée apologétique : il en va de la défense de la « cause de Dieu », thème que l’on trouve également dans l’Épître dédicatoire aux Méditations. Deux autres répercussions théologiques peuvent être repérées.

D’une part, Descartes inaugure une nouvelle réflexion sur la puissance divine, en sonnant le glas de la distinction, qui prévalait dans la théologie médiévale, entre puissance absolue et puissance ordonnée : « la puissance absolue n’est plus, chez Descartes, l’ombre de la puissance ordonnée ; elle est la puissance, sans ombre aucune, d’ordonner tout ce qui est »31. La conception d’une puissance absolue qui ne serait pas totalement mise en œuvre par la puissance ordonnée est révoquée au profit de la seule efficience de l’action divine, attachant au non-être les possibles non créés par Dieu.

D’autre part, la théorie manifeste l’opposition à plusieurs tendances de la théologie médiévale : l’univocité de l’ens (Suarez), l’analogie de l’être (Thomas), et la position émanantiste (Bérulle). Descartes met l’accent sur une équivocité entre l’homme et Dieu, nullement destinée à précariser le savoir humain et à placer Dieu dans un abîme insondable : la théorie est solidaire d’une insistance sur l’incommensurabilité entre le fini et l’infini qui n’exclue pas pour le fini d’entendre l’infini, d’accéder à l’intelligibilité de ce qu’il a établi, et de nouer une relation d’amour avec lui. À cet égard, l’équivocité a pour fonction, non de marquer une fissure épistémologique par rapport au vrai et au bien en soi, mais de signifier une différence entre l’homme et Dieu dans leur façon d’y accéder, eu égard à leur liberté : l’esprit humain le découvre selon des rapports successifs, alors que Dieu l’institue dans un acte unique.

Ces considérations montrent l’équilibre de la théorie cartésienne : loin d’instaurer une fissure épistémologique, elle conjugue la liberté de la causalité divine et la nécessité de l’effet.

4.2. La ligne de réception des post-cartésiens : l’enjeu théologique de l’univocité

Toutefois, même si un tel équilibre est avéré, il n’empêche qu’il n’a pas toujours été perçu de ses contemporains. Aussi, la réception, hostile, de la théorie par les post-cartésiens que sont Spinoza, Leibniz et Malebranche a pour trait commun de lui opposer un refus, gravitant autour d’un double motif corrélatif : l’un épistémologique, l’autre au croisement de la métaphysique et de la théologie. La théorie fragiliserait le savoir humain, et introduirait une scission entre le fini et l’infini, de sorte qu’elle réclamerait de rehausser le savoir et de restaurer le lien entre l’homme et Dieu. Dans le sillage de J.-L. Marion32, nous pouvons remarquer que c’est le concept d’univocité qui se charge d’accomplir cette double tâche, traduisant les enjeux philosophico-théologiques parsemant cette première ligne de réception. Envisageons les positions des post-cartésiens que nous nous emploierons à synthétiser, selon le thème de l’univocité, impliquant corrélativement l’essence divine et ce que l’esprit humain connaît.

Tout en admettant que la théorie cartésienne est la moins éloignée de la vérité33, Spinoza la rejette, en vertu de deux arguments. Tout d’abord, la réforme apportée par l’auteur à l’essence divine discrédite la théorie cartésienne, en ce que cette dernière mène à la conséquence absurde que Dieu aurait pu être autre34. Au Dieu cartésien, source créatrice des essences et des existences, Spinoza oppose une causalité divine s’exerçant de façon immanente et nécessaire : une infinité de modes découle nécessairement de la toute-puissance divine35, sans laquelle rien ne peut ni être ni être conçu.

L’actualisation nécessaire du possible, marque de la perfection divine, retire aux vérités éternelles leur statut de créature et tend vers une univocité que va accomplir un second argument. Le déploiement nécessaire de l’essence divine en une infinité de modes peut être conçu par l’entendement humain, partie de l’entendement divin, à la faveur de l’idée adéquate. Se mesurant à sa fécondité déductive selon une dénomination intrinsèque, sans référent externe, l’idée adéquate signifie que l’esprit humain peut connaître de la même façon que Dieu dans le sens où c’est Dieu qui connaît, non en tant qu’infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’esprit humain. L’idée adéquate consomme la rupture avec la théorie cartésienne, Descartes s’étant gardé d’autoriser l’adéquation, en la distinguant, dans les Réponses aux Quatrièmes Objections, de la connaissance complète, pour sa part accessible à l’esprit humain fini.

Malebranche s’en prend aussi à la théorie cartésienne, qu’il accuse de ruiner la science, la morale et la religion36. Distinguant les vérités éternelles des lois de la nature37, l’Oratorien conçoit les secondes comme créées mais refuse de faire des premières des créatures38. Un tel renversement est solidaire de la thèse malebranchiste de la vision en Dieu, qui porte sur le statut des idées. Érigées en archétypes intelligibles des choses créées, celles-ci revêtent une éternité, une immutabilité, et une nécessité qui les rendent incréées, exigeant de les placer en Dieu, dans son Verbe, lequel lui est coéternel et consubstantiel. Il s’ensuit que les idées sont vues en Dieu, en vertu de la double union qui régit l’esprit humain, l’une avec son corps, l’autre avec Dieu. L’âme est unie au Verbe divin, qui n’est autre que la Raison universelle et infinie « qui renferme dans sa substance les idées primordiales de tous les êtres et créés et possibles »39.

Ainsi, la vision en Dieu, distinguée d’une vision béatifique, abroge la théorie cartésienne en aboutissant à une univocité, sur le plan de la connaissance des essences, mathématiques, logiques, physiques et morales40 : nous « pouvons voir une partie de ce que Dieu pense »41. La vision en Dieu se montre alors subversive en ce qu’elle restaure, en Dieu, une hiérarchie de la sagesse sur la puissance, que Descartes avait écartée. Les idées que l’esprit voit dans le Verbe déterminent un ordre que Dieu doit suivre, exprimé dans le principe de la simplicité des voies : Dieu « dépend » de sa sagesse42 qui, lui étant co-éternelle, « l’oblige à agir » selon des lois simples et générales, afin que sa conduite et son ouvrage reflètent ses attributs43. Toutefois, il convient de préciser l’univocité malebranchiste : l’Oratorien maintient la tension entre un Dieu proche, par son Fils en qui nous voyons les idées, et un Dieu éloigné, sa puissance efficace échappant à toute connaissance, en tant qu’elle est réservée au Père44.

Leibniz achève la réception contestataire de la théorie cartésienne. Il la bannit dès l’ouverture du Discours de métaphysique, en l’incriminant de réduire Dieu à un tyran45. Leibniz soumet la théorie cartésienne au crible du principe de raison suffisante, pour montrer qu’elle le transgresse, le philosophe de Hanovre assurant au passage « une forme de revanche posthume de Suarez sur Descartes »46. Leibniz rétablit l’indépendance des vérités éternelles47 : elles résident dans l’entendement divin, dont elles sont des « suites »48, Dieu agissant, en vertu d’une nécessité morale, selon la raison du meilleur. Sous l’effet de cette rectification, il apparaît que le Dieu cartésien, en créant librement les essences, est conduit à agir sans raison, ce qui revient à « agir contre la raison »49. Leibniz peut alors intenter à la théorie cartésienne l’affront suprême d’avoir enfanté le Dieu spinoziste, en tant qu’elle démunit Dieu de sa volonté et de son entendement, de sorte à le réduire à une nature50.

La dissolution de la théorie cartésienne opérée par le principe de raison incline alors à renouer avec l’univocité. Le principe de raison est lié à la théorie de la notion complète51 qui revient à mettre sur le même plan l’esprit de l’homme et celui de Dieu, séparés par une distinction de degré et non de nature52. Aussi, le principe de raison autorise un projet de justification de Dieu, en conciliant sa bonté et sa puissance avec l’existence du mal. L’indépendance des vérités éternelles, siégeant dans l’entendement divin, revêt une utilité pour justifier Dieu en tant qu’elle rentre en ligne de compte dans l’origine du mal métaphysique, dont découlent le mal physique et le mal moral : « la nature idéale de la créature », participant des vérités éternelles, est la « cause déficiente » du mal métaphysique53.

5. Portée et limites de l’enjeu théologique de l’univocité : vers une autre ligne de réception

Partant, fil rouge des post-cartésiens dans leur appréhension de la théorie cartésienne, le thème de l’univocité cristallise les enjeux philosophico-théologiques de cette première ligne de réception. Le refus émis par ces auteurs se situe sur un double plan indissociable, touchant autant à la nature de Dieu qu’à la portée de l’esprit humain, l’un et l’autre ne pouvant plus être tenus pour incommensurables : causalité immanente nécessaire, primauté de la sagesse dont témoigne la simplicité des voies, principe du meilleur ; idée adéquate, vision en Dieu, principe de raison. Tels sont les concepts qui, illustrant le double niveau de la position des post-cartésiens, servent à réfuter Descartes.

Toutefois, pour intéressante qu’elle soit, cette première approche des enjeux théologiques de la théorie cartésienne et de sa postérité mérite une observation : elle reste dans le domaine de la théologie naturelle en ce qu’il a été annexé par la métaphysique cartésienne, Descartes ayant confié à la raison le soin d’instaurer les préambules de la foi que sont l’existence de Dieu, ses attributs, et l’immatérialité de l’âme. Les enjeux traversant la théorie cartésienne, quand bien même décisifs pour le renversement de la théologie scolastique, se situent à la frontière de la philosophie et de la théologie, en tant qu’ils concernent l’essence divine appréhendée par la raison, sans pénétrer le domaine des vérités révélées. Dès lors, la question devient de savoir s’il est possible d’aller plus loin, en investissant un niveau pleinement théologique qui touche au domaine des vérités révélées.

Une telle problématique réclame de démêler préalablement ce qu’il en est de la fortune de la théorie cartésienne en dehors des post-cartésiens. Or, contrairement à ce que laisse entendre une citation allusive de la Monadologie (§ 45) de Leibniz, citant P. Poiret comme seul héritier de la théorie cartésienne, il est avéré que nombre de cartésiens la défendent et l’assument. G. Rodis-Lewis, et à sa suite G. Gasparri, ont dressé la liste des adhérents parmi ceux identifiés aux minores – les cartésiens mineurs, distingués des post-cartésiens. Dans le cadre limité de cet article, nous évoquerons les grandes lignes de ce qu’il faut retenir des gestes d’adhésion de trois cartésiens, que sont Pierre Cally, Robert Desgabets, et Pierre-Sylvain Régis.

Une première approche suggère que leur adhésion prend place une fois encore dans un cadre métaphysique. Ces trois cartésiens s’attachent à soutenir la dépendance des vérités éternelles à l’égard de Dieu, en repoussant l’univocité et le scepticisme : ils la concilient avec la stabilité du savoir humain, en promouvant l’immutabilité divine et la règle de l’évidence, tout en maintenant l’efficace des causes secondes.

Qu’en est-il d’un niveau proprement théologique de l’héritage de la théorie ? Une première piste réside dans l’enjeu eucharistique, en se tournant vers Desgabets : ce dernier revendique la conciliation des principes cartésiens avec la transsubstantiation, prenant notamment appui sur la théorie cartésienne pour affermir sa perspective. Néanmoins, l’intervention du champ eucharistique ne recouvre pas une dimension proprement théologique dans le sens où elle est solidaire d’une instrumentalisation philosophique affectant la théorie cartésienne : celle-ci sert à mettre en œuvre la thèse de l’indéfectibilité des créatures, où la puissance divine se décline comme « puissance épuisée »54. Une telle instrumentalisation, contribuant à la constitution de la notion d’un radical cartesianism étudiée par T. Schmaltz55, limite la portée théologique de son association avec l’eucharistie.

Une seconde voie consiste à relever le soin des cartésiens à conférer à la théorie de Descartes une empreinte augustinienne. La marque de la portée théologique de la postérité résiderait dans un « cartésianisme augustianisé », pour reprendre une catégorie d’H. Gouhier56. Cependant, cette approche souffre de deux lacunes. Elle pâtit d’une certaine faiblesse par la réduction d’un enjeu théologique à la référence à Augustin. Surtout, elle conforte une filiation augustinienne qui, à l’inverse, mérite d’être remise en cause, sur un double plan. D’une part, G. Rodis-Lewis a remarqué l’usage détourné que Cally, Régis et Desgabets font subir à une citation augustinienne (« Uniuscujusque rei natura voluntas Dei est » – « la nature de chaque chose est la volonté de Dieu »57), qu’ils avancent de façon récurrente pour placer la théorie cartésienne sous le patronage d’Augustin58. De l’autre, dans le prolongement d’H. Bouchilloux, nous nous inscrivons en faux contre la revendication de la conformité augustinienne de la théorie cartésienne : Augustin « défend un platonisme chrétien excluant la création des vérités éternelles »59.

6. L’enjeu théologique à l’aune de la christologie

Il apparaît que nos différentes pistes pour traiter les implications théologiques de la théorie cartésienne et de sa postérité se referment dans l’instant même où elles s’ouvrent. Qu’est-ce à dire ? Notre hypothèse de travail serait-elle vouée à ne pouvoir remonter plus loin que ce qui relève de l’appréhension rationnelle de l’essence de Dieu ? Il existe pourtant une dernière voie, impliquant de revenir aux sources.

Nous pouvons observer que, dès l’origine de sa formulation, la théorie cartésienne soulève une question proprement théologique, relevant du domaine des vérités révélées, à travers le statut confié au Verbe. Cette difficulté christologique est soumise par Mersenne dans une lettre perdue, mais Descartes en garde la trace dans la manière dont il introduit sa réponse : « Ce que vous dites de la production du Verbe ne répugne point, ce me semble, à ce que je dis ; mais je ne veux pas me mêler de Théologie, j’ai peur même que vous ne jugiez que ma philosophie s’émancipe trop, d’oser dire son avis touchant des matières si relevées »60. Ce passage, souvent cité par la littérature secondaire mais rarement pris en compte dans son potentiel herméneutique, revêt une importance décisive, en tant qu’il signe la rencontre de la philosophie avec la théologie, en ciblant la nécessité de clarifier la répercussion christologique de la théorie cartésienne, la nature du Christ faisant partie des vérités révélées.

La tension christologique émerge en prenant l’expression « production du Verbe » au sens, non du génitif subjectif, mais du génitif objectif. Dans le second cas, il s’agit de la nature du Verbe, faisant intervenir le dogme de la Trinité : on est dans le domaine de la théologie positive ; dans le premier cas, il s’agit de l’activité du Verbe, mettant en jeu des conceptions théologiques : c’est le champ de la théologie spéculative. Sur ce dernier point, il est acquis que la théorie cartésienne renverse la tradition scolastique, dans la mesure où elle exclut de loger les vérités éternelles dans le Verbe, de sorte que Dieu les contemplerait au moment de la création. Mais la césure avec la tradition se double-t-elle d’une tension avec le dogme ? Qu’en est-il de la nature du Verbe dans le cadre d’une doctrine posant les essences et les existences librement créées par Dieu ? Penser les vérités éternelles comme créées n’implique-t-il pas d’étendre cette création au Verbe également, en tant qu’elles lui sont traditionnellement consubstantielles ? L’indépendance ontologique de Dieu, justifiant de placer sous sa tutelle tant les essences que les existences, n’aboutit-elle pas à une conséquence impactant le dogme trinitaire, en assimilant le Verbe à une créature produite par Dieu ? L’emploi du terme production dans la réponse cartésienne cristallise la difficulté christologique, dans le sens où la doctrine chrétienne traditionnelle (concile de Nicée-Constantinople) enseigne la génération et non la production (credo... in unum Dominum Jesum Christum... genitum, non factum) : le Verbe est engendré mais non créé. À ce titre, se pose la question de savoir si la théorie cartésienne ne détiendrait pas pour conséquence d’ouvrir la voie à une forme d’arianisme, en rabaissant le Verbe au rang de créature, qu’il revient à Dieu de produire au même titre que les autres créatures.

Ainsi la possible assimilation de l’engendrement du Verbe à une création témoigne de l’intérêt théologique recouvert par la théorie cartésienne. Cependant, observons la sérénité affichée par Descartes dans sa réponse : il s’arroge le droit de se dispenser d’élucider ce qu’il en est de la production du Verbe. Cette réponse sereine peut faire l’objet d’une double lecture.

D’un côté, l’on peut considérer que la confiance adoptée par Descartes procède de ce que sa théorie s’accommode effectivement de la doctrine catholique traditionnelle : le renversement qu’elle induit de la théologie médiévale n’inclut pas un bouleversement des mystères de foi. C’est l’angle de lecture adopté par H. Gouhier. Le commentateur expose que le Verbe n’est pas emporté dans l’universalité de l’acte créateur de Dieu. Il se rapporte à l’indistinction des opérations divines : celle-ci préserve la divinité éternelle du Verbe, en le laissant subsister dans l’unité trinitaire. L’entendement, la volonté et la puissance ne faisant qu’un et ne pouvant être distingués, même par abstraction, le Verbe peut toujours tenir lieu de l’entendement, non plus en tant qu’il contient les vérités éternelles, mais en tant qu’il agit conjointement avec le Père en les créant. La simplicité de l’action divine autorise de placer le Verbe éternellement auprès de Dieu, H. Gouhier citant l’épître à Timothée : « Déplatonisé, le Verbe a rejoint le Père dans la transcendance où il est “lumière inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir” »61. À cet égard, la création des vérités éternelles reste dans une parfaite conformité biblique, H. Gouhier relevant qu’elle est, sans le chercher, « le strict commentaire de l’Évangile de saint Jean : “et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu” »62. L’appui représenté par l’indistinction des opérations divines peut être suivi par un autre, consistant dans ces vérités éternelles incréées, relevées supra, qui touchent à l’être de Dieu : le Verbe serait une production éternelle qui serait inhérente à l’existence de Dieu, au titre de la plus éternelle des vérités63.

Cette orthodoxie rendrait compte de l’aisance de Descartes, et de son appel à la théologie pour se soustraire à une explicitation : sa doctrine s’accorde avec la Trinité mais il ne lui revient pas, en tant que philosophe, de développer les modalités d’un tel accord. Ce premier registre d’interprétation peut être étayé en se référant à d’autres concepts cartésiens, notamment celui d’infini, que Descartes convoque lors d’une allusion à la Trinité64. Parce qu’il est positivement incompréhensible pour la raison, l’infini apporte la claire conscience philosophique qu’il y a en Dieu des choses outrepassant l’entendement humain65. En ce sens, l’incompréhensible infinité divine permet d’établir la possibilité, philosophique, de la Trinité.

Cependant, pour cohérente qu’elle soit, cette interprétation n’est pas exhaustive en tant qu’il est possible de jeter un autre regard sur la Lettre à Mersenne. Détacher les vérités éternelles du Verbe en les rendant dépendantes du décret divin peut ouvrir un espace pour penser le Verbe comme l’effet d’une création, laissant poindre le « soupçon d’arianisme »66. Le statut du Verbe en tant que créature pourrait alors être considéré à partir des différents registres d’éternité établis par Descartes quand il indique, dans la Lettre au Père Mersenne du 6 mai 1630, que Dieu est la plus éternelle des vérités, plus éternelle que les vérités éternelles qu’il a créées. Selon cette perspective, Dieu produirait éternellement son Verbe, de sorte que son éternité ne serait ni celle de Dieu, ni celle des vérités éternelles. Le Verbe occuperait une position intermédiaire entre Dieu, cause de soi, éternel absolument, et les créatures que sont les vérités éternelles. Mais on pourrait aussi envisager une co-éternité du Verbe et des vérités éternelles, ou bien enfin, une préséance des vérités éternelles sur le Verbe.

Quelle que soit la nature assignée au Verbe créé, la théorie de la création des vérités éternelles laisserait présager une supériorité ontologique de Dieu sur le Verbe : l’un garderait une transcendance, le second faisant partie des créatures qu’il revient à Dieu de produire.

Ce serait cette tension avec le dogme que viendrait exprimer la terminologie de la production du Verbe, de sorte que le recours de Descartes à la théologie pourrait davantage s’apparenter à une dérobade : acculé par l’objection d’une contradiction avec le dogme trinitaire, l’auteur ne peut que feindre l’assurance, et contourner le danger en se réfugiant derrière la séparation entre philosophie et théologie.

Remarquons que l’idée d’une conséquence hétérodoxe en matière de christologie se trouve renforcée par d’autres principes émaillant la philosophie cartésienne. Dans sa réflexion sur la causa sui, Descartes note retenir le terme cause tout en sachant que celui-ci ne convient pas à la procession des personnes divines67. En outre, une tension surgit concernant la médiation christique. D’un côté, elle est maintenue théologiquement, sur le plan du salut68. De l’autre, sur le plan philosophique, elle est écartée au profit de l’idée de Dieu : celle-ci suffit pour connaître le vrai Dieu, que ce soit pour ce qui concerne l’unité de son essence, les œuvres, émanant de sa puissance, que sont les existences et les essences, ou même sa providence générale et particulière69, cela sans ne rien savoir des personnes de la Trinité70. Le rôle médiateur traditionnellement dévolu au Christ est rempli philosophiquement par l’idée de Dieu, en tant qu’elle assure la liaison du fini et de l’infini : trace laissée en l’homme par Dieu, entièrement vraie, claire et distincte, elle préside à une connaissance de Dieu permettant de le toucher par la pensée – non l’embrasser –, tout en étant la source d’un amour naturel de Dieu se passant de l’Incarnation71. De tels éléments, conjugués à la difficulté de la lettre à Mersenne, inviteraient à renouveler la christologie autorisée par la philosophie cartésienne.

Il est difficile de trancher parmi les deux interprétations avancées : nous ne connaissons pas la réaction de Mersenne, et Descartes n’est pas revenu sur cette question. Il n’a pas élaboré la christologie philosophique appelée par sa théorie, au grand regret du lecteur attentif aux répercussions théologiques de ses principes philosophiques. Pour explorer ce point, nous proposons, dans un ultime moment, de chercher s’il est possible de trouver, dans la postérité, des prises de position attestant ces enjeux christologiques, en déterminant laquelle des deux interprétations se trouve priorisée, celle d’une christologie orthodoxe ou bien, celle d’une christologie hérétique, proche d’une forme d’arianisme.

L’hypothèse générale de l’enjeu christologique sous-jacent à la théorie cartésienne trouve un motif de satisfaction à travers la réception malebranchiste, en tant qu’elle cible justement les conséquences christologiques de celle-ci pour la refuser. Malebranche pousse en quelque sorte à son paroxysme l’objection de Mersenne : il accuse la création des vérités éternelles de renverser « tout l’édifice de la Religion chrétienne en dépouillant Jésus-Christ, ou le Verbe de Dieu, de sa divinité »72. Peu de commentateurs ont abordé cette question alors qu’elle semble décisive. Outre F. Alquié73, qui y fait brièvement référence, B. Tambrun y revient dans un article. La commentatrice recommande de replacer le refus de la théorie cartésienne dans un horizon plus large, en prêtant attention aux récusations apportées par Malebranche dans son œuvre aux milieux ariens et sociniens. C’est dans le contexte de ce combat que la commentatrice inscrit le rejet malebranchiste de la théorie cartésienne, en tant qu’elle exerce une menace antitrinitaire74.

Nous suggérons aussi de rattacher la révocation à un enjeu christologique : la citation tirée des Éclaircissements montre que Malebranche perçoit une tension, déjà soulevée par Mersenne, entre la création des vérités éternelles et la production du Verbe au sens du génitif, à la fois objectif et subjectif. L’on peut penser que la christologie est le moteur premier de l’hostilité malebranchiste, déterminant la question de l’univocité. Concevoir une dépendance des vérités éternelles à l’égard du décret divin revient pour l’Oratorien à priver le Verbe de sa divinité, en courant le risque d’en faire une production, une créature. C’est pourquoi l’Oratorien prend soin de rétablir l’indépendance des vérités éternelles, afin de restaurer l’unité trinitaire : immuables et éternelles, elles ne peuvent être que renfermées dans le Verbe, Raison universelle, consubstantielle à Dieu. Loger les vérités éternelles dans le Verbe, en insistant sur l’ordre qu’elles imposent à Dieu en tant qu’il les contemple, coïncide avec le retour de l’univocité, par l’union de la raison humaine à la Raison universelle. Divinité du Verbe et univocité vont de pair, dans la mesure où Dieu consulte sa Sagesse qui lui est consubstantielle, à laquelle l’esprit humain est aussi uni en percevant en son sein les essences des choses. La vision en Dieu prend le contre-pied de la création des vérités éternelles au nom d’un impératif christologique, en tant que la seconde contrevient à l’orthodoxie que la première se charge de restituer.

Toutefois, si la réception malebranchiste confirme notre thèse d’un impact christologique majeur de la théorie cartésienne, il reste à savoir si cet impact a été non pas dénoncé, mais perçu et assumé par ceux qui souscrivent à la théorie cartésienne. Nos recherches nous ont dirigé vers le réformé P. Poiret, lequel a embrassé le cartésianisme avant de rompre avec ce dernier pour s’orienter vers une pensée mystique, devenant le disciple de la prophétesse A. Bourignon. Néanmoins, sa prise de distance avec Descartes n’entamera pas son adhésion à la théorie cartésienne.

Or, eu égard à l’héritage qu’il lui consacre, Poiret viendrait plutôt donner raison à la première interprétation de la réponse de Descartes à Mersenne : son œuvre maîtresse, L’Économie divine (1687), amoncelle la libre création des possibles et la doctrine de la Trinité, sans laisser paraître aucune tension. Dieu se suffit à lui-même avec son Fils et son Esprit éternel, qui procèdent immédiatement de sa nature. Au regard de l’autosuffisance de la Trinité, la création se présente comme un surcroît contingent : celle-ci, englobant les essences et les existences, découle d’un décret gratuit de Dieu regardant sa seule délectation arbitraire75.

Tel est sans doute le principal intérêt de la réception opérée par P. Poiret. Dans les Cogitationes Rationales (1685), l’auteur impute à Descartes le reproche de n’avoir parlé « qu’à l’occasion et seulement en passant »76 de la création des vérités éternelles. Pourtant, Poiret ne saisit pas la signification exacte de la théorie cartésienne. Refusant d’intégrer le principe de non-contradiction77, il commet surtout un contresens en l’adossant à une doctrine de l’analogie de l’être78 (CR, 3). L’aspect partiel de l’adoption de la théorie, relevé par Bayle79, signant une forme d’inconséquence, est compensé par le fait que cette adoption permet de justifier rétrospectivement la réponse cartésienne à Mersenne. Pour Poiret, Descartes « n’aurait pas eu tort »80 de souligner que la question de la production du Verbe ne répugne pas à sa théorie, en tant que cette dernière se concilie aisément avec la Trinité : cette conciliation se trouve renforcée par le fait que les arguments préalablement évoqués pour la soutenir sont aussi présents chez Poiret. Celui-ci avance l’indistinction des opérations divines81 et réserve un champ de vérités éternelles appartenant à l’essence de Dieu, dont la Trinité fait partie82.

La piste Poiret s’inscrivant dans la première voie d’interprétation, misant sur l’orthodoxie, qu’en est-il de la postérité de l’interprétation hétérodoxe dénoncée par Malebranche ? À ce jour, nous n’avons pas encore trouvé l’auteur qui, reprenant la création des vérités éternelles, assumerait un impact christologique hétérodoxe, de sorte que ces deux pôles seraient liés. Toutefois, l’absence de cet auteur ne signifie nullement un échec de la problématique : l’intérêt christologique de la théorie cartésienne est attesté par la dénonciation de Malebranche et l’adhésion de Poiret. Ce qu’il en est de l’éventuelle perception favorable d’une christologie hétérodoxe impliquée par la théorie cartésienne ne vient que renforcer la pertinence de la problématique, contribuant à animer la recherche. L’attention portée à la lettre à Mersenne, associée à la citation de Malebranche et à des études de la littérature secondaire, permettent de dessiner les contours d’un axe de recherche, en se concentrant sur la place assignée aux principes cartésiens, notamment la création des vérités éternelles, dans les milieux sociniens et ariens de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle. Il s’agirait d’interroger la possible filiation cartésienne de ces doctrines théologiques, en prenant la théorie cartésienne comme expérience cruciale de cette autre ligne de réception du cartésianisme.

Nous parvenons au terme de notre propos. Il en ressort que la théorie cartésienne de la création des vérités éternelles cristallise une manière de faire communiquer la philosophie et la théologie. Il s’agit d’une théorie qui, tout en appartenant à la philosophie en ce qu’elle est forgée par la raison et constitue le fondement métaphysique de la physique, exerce des répercussions sur la théologie. Penser les essences comme créées librement par Dieu dans un acte unique et simple signifie également, dans la perspective de Descartes, célébrer la majesté de Dieu, poser une incommensurabilité entre le fini et l’infini qui autorise l’établissement d’un savoir humain certain et le déploiement d’une relation d’amour, et soutenir une causalité divine efficiente totale telle que la production du Verbe s’en trouve concernée, dans des termes sujets à une détermination variable. Or, ce n’est pas seulement la théorie cartésienne qui s’avère soulever des enjeux théologiques, mais aussi sa postérité. Le refus exprimé par les post-cartésiens se situe à la frontière de la philosophie et de la théologie, en tant que les motifs épistémologiques se greffent à des décisions qui concernent la théologie naturelle, gravitant autour du rétablissement de l’univocité. À ce plan de la théologie naturelle s’ajoute un niveau proprement théologique de la réception, à travers la manière dont les successeurs de Descartes conçoivent le statut confié au Verbe au sein d’une création des essences, participant de leur acceptation ou de leur refus d’une telle théorie.

Ainsi, la théorie cartésienne et sa postérité soulignent la richesse du cartésianisme en ce que le lecteur est tenu en éveil sur le double front de la philosophie et de la théologie, de sorte que leur séparation préalable conditionne la fécondité de leur dialogue, comme déjà Descartes le pensait.

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1Henri Gouhier, La pensée religieuse de Descartes (1924), Paris, Vrin, 20062, p. 220 et 232.

2À noter que les références aux textes cartésiens renverront principalement à l’édition de F. Alquié : René Descartes, Œuvres philosophiques, 3 tomes, Paris, Classiques Garnier, 1967 (2010). Les références à d’autres éditions seront précisées ponctuellement. Ici : Lettre au Père Mersenne de décembre 1640, t. 1 et la Lettre au Père Dinet, t. 3.

3Cf. Lettre dite à *** de 1633-1635, t. 1 ; Lettre au Père Mersenne du 31 mars 1641, t. 1 ; Lettre à *** de mars 1642.

4Émile Bréhier, La philosophie et son passé, Paris, Alcan, 1940, p. 104-105.

5Martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons. I : L’âme et Deu, Paris, Aubier, 1953, p. 24.

6Étienne Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, Alcan, 1913 ; F. Alquié, La découverte métaphysique de l’homme, Paris, PUF, 1950 ; Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1972, réédition 1999 ; Jean-Luc Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1981.

7Geneviève Rodis-Lewis, « Polémiques sur la création des possibles et sur l’impossible dans l’école cartésienne », in : Id., Idées et vérités éternelles chez Descartes et ses successeurs, Paris, Vrin, 1985, p. 139-163 ; Giuliano Gasparri, “Le grand paradoxe de M. Descartes.” La teoria cartesiana delle verità eterne nell’Europa del XVII secolo, Leo S. Olschki, Firenze, 2007 ; Id., « La création des vérités éternelles dans la postérité de Descartes », Revue philosophique de la France et de l’étranger 132/3 (2007), p. 323-336.

8R. Descartes, Lettre au Père Mersenne du 27 mai 1630, t. 1, p. 268.

9Méditations métaphysiques (ci-après MM), Réponses aux Sixièmes Objections, t. 2, p. 877 : « Quand on considère attentivement l’immensité de Dieu, on voit manifestement qu’il est impossible qu’il y ait rien qui ne dépende de lui, non seulement de tout ce qui subsiste, mais encore qu’il n’y a ordre, ni loi, ni raison et de vérité qui n’en dépende. »

10Lettre au Père Mersenne du 27 mai 1630, t. 1, p. 267 : « il est certain qu’il est aussi bien l’auteur de l’essence comme de l’existence des créatures ; lesquelles je ne conçois point émaner de Dieu comme les rayons du soleil, mais je sais que Dieu est auteur de toutes choses, et que ces vérités sont quelque chose, et par conséquent qu’il en est auteur. »

11Ibid., p. 268 : « Vous demandez ce que Dieu a fait pour les produire ? Je dis que ex hoc ipso quod illas ab aeterno esse voluerit et intellexerit, illas creavit (par cela même qu’il les a voulues et comprises de toute éternité, il les a crées). »

12Ibid. Cette citation constitue sans doute l’énoncé « le plus précis de la théorie cartésienne » (J.-L. Marion, op. cit., p. 27), tout en contenant une inversion des formules des Disputationes Metaphysicae de Suarez.

13Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644, t. 3, p. 74.

14Lettre au Père Mersenne du 15 avril 1630, t. 1, p. 260.

15Ibid., p. 261 : « Oui, nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance ». Cf. aussi Lettre à Arnauld du 29 juillet 1648 et Lettre à Morus du 5 février 1649.

16Cf. MM, Réponses aux Sixièmes Objections, t. 2, § 8, p. 878.

17Principes de la philosophie (ci-après PP), Première Partie, t. 3, art. 22 et 30.

18Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644, t. 3, p. 74.

19L’Entretien avec Burman, édition, traduction et annotation par J.-M. Beyssade, Paris, PUF, 1981, Texte 25, Sur les Réponses aux Sixièmes Objections, t. 2, p. 70.

20Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644, t. 3, p. 74.

21Ibid.

22Émile Bourtroux, Des vérités éternelles chez Descartes (thèse latine 1874), trad. G. Canguilhem, F. Alcan, 1927, cité par H. Gouhier, opcit., p. 286.

23R. Descartes, Lettre à l’Hypersaspistes, août 1641, t. 2, p. 368.

24H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, op. cit., p. 287.

25R. Descartes, Lettre à Regius de juin 1642, t. 2, p. 934.

26Lettre au Père Mersenne du 6 mai 1630, t. 1, p. 265. [mots soulignés par nous].

27MM, Réponses aux Secondes Objections, Exposé géométrique, t. 2, p. 591.

28Lettre au Père Mersenne du 4 mai 1630, t. 1, p. 264 : « Et si les hommes entendaient bien le sens de leurs paroles, ils ne pourraient jamais dire sans blasphème que la vérité de quelque chose précède la connaissance que Dieu en a. »

29Lettre au Père Mersenne du 15 avril 1630, t. 1, p. 259-261.

30MM, Réponses aux Sixièmes Objections, t. 2, § 8, p. 877.

31Hélène Bouchilloux, « Montaigne, Descartes : vérité et toute-puissance de Dieu », Revue philosophique de la France et de l’étranger 134/2 (2009), p. 149.

32Jean-Luc Marion, « Création des vérités éternelles, principe de raison, Spinoza, Malebranche, Leibniz », in : Id., Questions cartésiennes. II : Sur l’ego et Dieu, Paris, PUF, 1996.

33Baruch Spinoza, « Éthique », in : Œuvres complètes, traduction et notes par C. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965. Cf. I, 33, scol. 2 : « Je reconnais que cette opinion, qui soumet tout à une volonté divine indifférente, et admet que tout dépend de son bon plaisir, s’éloigne moins de la vérité que cette autre consistant à admettre que Dieu agit en tout en ayant égard au bien. »

34Ibid. : « Si les choses avaient été produites d’une autre manière, il faudrait attribuer à Dieu une autre nature, différente de celle que la considération de l’Être parfait au plus haut point nous oblige à lui attribuer. »

35Ibid., I, 17, sc. : « de la souveraine puissance, ou de sa nature infinie, une infinité de choses en une infinité de modes, c’est-à-dire tout, a nécessairement découlé ou en suit, toujours avec la même nécessité ; de même que de toute éternité et pour l’éternité il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent à deux droits. C’est pourquoi la toute-puissance de Dieu a été en acte de toute éternité et demeure pour l’éternité dans la même actualité. »

36Les références aux textes de Malebranche renverront à l’édition de Geneviève Rodis-Lewis : Nicolas Malebranche, Œuvres Complètes, 2 tomes, Paris, Gallimard, 1979. Ici : Recherche de la vérité (ci-après RV), t. 1, Éclaircissement VIII, art. 1 : « Tout est donc renversé. Il n’y a plus de science, plus de morale, plus de preuves incontestables de la religion. Cette conséquence est claire à celui qui suit pied à pied ce faux principe, que Dieu produit l’Ordre et la Vérité par une volonté extrêmement libre. »

37RV, t. 1, I, § 2.

38Réponse à Régis, t. 1, II, 23 : « Les vérités géométriques et numériques comme 2 fois 2 sont 4, sont éternelles et indépendantes, préalables aux libres décrets de Dieu. »

39Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, t. 2, III, 2.

40Pour la façon dont les idées intelligibles renfermées dans le Verbe concernent tant les rapports de grandeur que les rapports de perfection, cf. RV, VI, I, 5, t. 1 et Méditations chrétiennes (ci-après MC), t. 2, IV, § 7.

41Traité de morale, t. 2, I, 1, § 4. Cf. aussi RV, t. 1, V, V : « Ainsi lorsque l’esprit connaît la vérité, il est uni à Dieu, il connaît et possède Dieu en quelque manière. Mais non seulement on peut dire que l’esprit qui connaît la vérité, connaît en quelque manière Dieu qui la renferme ; on peut même dire qu’il connaît en quelque manière les choses comme Dieu les connaît. »

42RV, t. 1, Ecl, X : « La raison que nous consultons n’est pas seulement universelle et infinie, elle est encore nécessaire et indépendante, et nous la concevons en un sens plus indépendante que Dieu même. Car Dieu ne peut agir que selon cette raison ; il dépend d’elle en un sens : il faut qu’il la consulte et qu’il la suive. Or Dieu ne consulte que lui-même ; il ne dépend de rien. Cette raison n’est donc pas distinguée de lui-même : elle lui est donc coéternelle et consubstantielle. »

43Traité de la Nature et de la Grâce, t. 2, III Ecl., § 25 : « c’est sa sagesse qui l’oblige à agir de manière si simple et si générale. »

44MC, t. 2, IX, § 2 (où c’est le Verbe qui parle) : « Tu voudrais bien comprendre comment la volonté de mon Père a tant d’efficace qu’elle donne et conserve l’être à toutes choses... Tu me demandes une idée claire et distincte de cette efficace infinie qui donne et conserve l’être à toutes choses. Je n’ai point maintenant de réponse à te faire qui soit capable de te contenter. Ta demande est indiscrète. Tu me consultes sur la puissance de Dieu : consulte-moi sur la sagesse si tu veux que je te satisfasse maintenant. Je ne donne pas aux hommes d’idée distincte qui réponde au mot de puissance et d’efficace. »

45Leibniz, Discours de métaphysique, présentation et traduction par Christiane Frémont, Paris, Flammarion, 2001, (ci-après DM), § 2 : « Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait également louable en faisant tout le contraire ? Où sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volonté tient lieu de raison, et si, selon la définition des tyrans, ce qui plaît au plus puissant est juste par là même ? »

46J.-L. Marion, « Création des vérités éternelles. Principe de raison. Spinoza, Malebranche, Leibniz », op. cit., p. 211.

47Leibniz, Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, Jacques Brunschwig (éd.), Paris, Flammarion,1969, (ci-après Théo), § 185 : les vérités éternelles « subsistent par leur nature et non par un choix arbitraire de Dieu ».

48DM, 2.

49Théo, § 196.

50Lettre à Molanus (vers 1679), in : Carl. I. Gerhardt (éd.), Die philosophischen Schriften, vol. 4, Hildesheim/New York, Olms, 19782 : « le Dieu de Descartes n’a pas de volonté ni d’entendement, puisque, selon Descartes, il n’a pas le Bien pour objet de la volonté ni le Vrai comme objet de l’entendement » ; Lettre à Philippi de janvier 1680, Ibid. : « il faudra concevoir Dieu à la façon de Spinoza comme un être qui n’a point d’entendement ni de volonté. »

51DM, § 8 et 13.

52Théo, Préface : « les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, mis il les possède sans bornes ; il est un océan dont nous n’avons reçu que des gouttes. »

53Théo, § 20.

54Alfredo Gatto, « La Puissance épuisée. Robert Desgabets et les Vérités éternelles », Recherches Philosophiques 4 (1er sem. 2017), p. 129-152.

55Tad M. Schmaltz, Radical Cartesianism. The French Reception of Descartes, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

56H. Gouhier, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, 1978.

57La citation à laquelle se réfèrent les cartésiens renvoie à la Cité de Dieu. Toutefois, il faut relever en toute rigueur une imprécision textuelle puisque l’on trouve chez Augustin : « Quomodo est enim contra naturam, quod Dei fit voluntate, cum voluntas tanti utique Conditoris conditae rei cujusque natura sit ? » – « Comment serait contre nature, ce qui arrive par la volonté de Dieu, la volonté d’un si grand Créateur étant la nature même de chaque créature ? », De civitate Dei, XXI, 8.

58G. Rodis-Lewis, « Les essences éternelles et leur création : le détournement d’un texte augustinien », in : opcit., p. 159-163.

59Hélène Bouchilloux, « Descartes et saint Augustin : la création des vérités éternelles », Revue philosophique de la France et de l’étranger 131/2 (2006), p. 148.

60R. Descartes, Lettre au Père Mersenne du 6 mai 1630, t. 1, p. 265-266. [mots soulignés par nous].

61H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, op. cit., p. 241.

62Ibid.

63Il convient d’émettre quelques remarques concernant l’interprétation de J.-L. Marion. Ce dernier relève également la potentielle « conséquence extrême » de la théorie cartésienne, proche d’une « forme d’arianisme épistémologique » (Sur la théologie blanche de Descartes, opcit., p. 164). Néanmoins, le commentateur signale cette conséquence potentielle pour aussitôt souligner que Descartes parvient à l’éviter : J.-L. Marion convoque alors sa propre interprétation de la théorie cartésienne, selon laquelle elle introduirait une fissure épistémologique, aboutissant à un relativisme et requérant la mise en place d’un codage métaphysique. Aussi, le Verbe ne serait pas ravalé au rang de créature, mais maintenu dans son éternité incréée, à la faveur de la coupure avec les vérités qu’il a créées. L’arianisme serait évité au prix d’une césure avec l’intelligibilité du réel. Cependant, nous nous sommes rangés du côté des interprètes estimant que cette théorie n’inclut nullement cette coupure avec le vrai et le bien en soi (cf. H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, opcit., p. 250, G. Rodis-Lewis, « Création des vérités éternelles, doute suprême et limites de l’impossible chez Descartes », opcit., p. 127, et H. Bouchilloux, « Montaigne, Descartes : vérité et toute-puissance de Dieu », opcit., p. 155), tant et si bien qu’elle ne peut servir de support pour résoudre le problème du Verbe. Celui-ci appelle d’autres réponses, comme celle offerte par H. Gouhier.

64R. Descartes, Lettre au Père Mersenne du 31 décembre 1640, t. 1, p. 306.

65PP, Première Partie, t. 3, art. 25 (« Et qu’il faut croire tout ce que Dieu a révélé, encore qu’il soit au-dessus de la portée de notre esprit »), p. 107 : « Car nous ne devons point trouver étrange qu’il y en sa nature, qui est immense, et en ce qu’il a fait, beaucoup de choses qui surpassent la capacité de notre esprit. »

66Michel Piclin relève le « soupçon d’arianisme avec la théorie de la création des vérités éternelles » dans son livre sur saint Thomas : Philosophie et théologie chez saint Thomas, Paris, Klincksieck, 1983, p. 27.

67R. Descartes, MM, Réponses aux Quatrièmes Objections, t. 2, p. 680-681.

68Lettre au Père Mersenne de mars 1642, t. 1, p. 925 : « Mais il faut remarquer que ce qui se connaît par raison naturelle, comme qu’il est tout bon, tout puissant, tout véritable, etc., peut bien servir à préparer les infidèles à recevoir la foi, mais non pas suffire pour leur faire gagner le ciel ; car, pour cela, il faut croire en Jésus-Christ et aux autres choses révélées, ce qui dépend de la Grâce. »

69Lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, t. 3.

70MM, Réponses aux Sixièmes Objections, t. 2, p. 887 : « l’existence de Dieu peut être clairement connue, sans que l’on ne sache rien des personnes de la très sainte Trinité, qu’aucun esprit ne saurait bien entendre s’il n’est éclairé des lumières de la foi. »

71Lettre à Chanut du 1er février 1647, t. 3.

72Malebranche, RV, t. 1, Ecl. XIII : « Il y a des gens qui pensent qu’il n’y a point d’ordre immuable et nécessaire par sa nature, et que l’ordre ou la sagesse de Dieu, selon laquelle il a fait toutes choses, quoique la première des créatures est elle-même une créature faite par une volonté libre de Dieu, et non point engendrée de sa substance par la nécessité de son être. Mais ce sentiment qui ébranle tous les fondements de la morale, en ôtant à l’ordre et aux lois éternelles qui en dépendent, leur immutabilité, et qui renverse tout l’édifice de la religion chrétienne, en dépouillant Jésus-Christ ou le Verbe de sa divinité, ne répand point encore assez de ténèbres dans l’esprit pour lui cacher cette vérité que Dieu veut l’ordre. » [Mots soulignés par nous].

73Ferdinand Alquié, Le cartésianisme de Malebranche, Paris, Vrin, 1974, p. 228-229.

74Brigitte Tambrun, « Nouvelles perspectives sur Malebranche : les vérités éternelles face à la menace antitrinitaire », Études théologiques et religieuses 93/1 (2018), p. 23-55.

75Pierre Poiret, L’Économie divine, I, 4, § 4 : « Il se suffisait avec soi-même, avec son Fils et son Esprit Eternel. Néanmoins, se délectant dans soi, se jouant dans soi avec sa sagesse admirable, qui le représentait à lui-même [...] ; il s’est par pure délectation arbitraire, et par une fiction toute libre, avisé d’un monde intelligible et d’autres idées que de son essentielle [...]. Il a inventé ces choses librement dans son concept arbitraire ; et il a résolu avec la même liberté de les produire au dehors. Voilà la source et l’origine de toutes les réalités différentes de Dieu. »

76Cogitationes Rationales (ci-après CR), III, 10, § 4.

77Ibid., § 23.

78M. Chevalier, opcit., p. 171, note 74 : « les Cogitationes ne cessent de comparer la pensée créée et celle du Créateur. »

79Pierre Bayle, « Objections », in : Œuvres Diverses V, 1, trad. É. Labrousse, Hildesheim/New York, Olms, 1982, p. 48.

80Geneviève Rodis-Lewis, « Polémiques sur la création des possibles et sur l’impossible dans l’école cartésienne », opcit., p. 121.

81Poiret, CR, III, 10, § 4.

82Ibid., § 5 : « Il aurait pu se faire ainsi qu’il n’existât pas une seule vérité, à part celles qui appartiennent à l’essence même de Dieu, ou encore que les vérités fussent complètement différentes de celles qui sont aujourd’hui. »