L’héritage religieux de Gottfried Keller
Entretien sur le livre de Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde
Présentation par Stefan Imhoof
Le 23 mai 2017 a eu lieu à Genève une rencontre entre les professeurs Jacques Bouveresse et Ruedi Imbach, portant principalement sur le livre du premier, intitulé Le danseur et sa corde, Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller et les difficultés de la foi. Cet ouvrage est le troisième d’une série consacrée à la discussion de problèmes de philosophie de la religion1, en particulier la philosophie de la religion de Wittgenstein.
Ce dialogue, organisé par le groupe genevois de la Société suisse de philosophie, est né d’une suggestion de Ruedi Imbach, qui a consacré au livre de Jacques Bouveresse un compte-rendu substantiel et élogieux, paru dans la revue Geschichte der Germanistik2, qui met en relief les rapports que Wittgenstein a entretenus avec l’œuvre de l’écrivain suisse Gottfried Keller (1819-1890).
Dans son article, Imbach rend compte à la fois du livre de Bouveresse et explique l’influence que Gottfried Keller a pu exercer sur des esprits aussi différents que Nietzsche ou Wittgenstein, en réhabilitant l’œuvre et la pensée d’un écrivain qui est tombé, du moins dans l’aire francophone, dans une forme d’oubli quand il n’est pas tout simplement ignoré. Bouveresse rappelle ainsi que Wittgenstein considérait Keller comme l’un des écrivains les plus importants de la littérature européenne de la fin du XIXe siècle, ayant exercé une influence esthétique, mais aussi morale et philosophique, déterminante sur sa pensée. Selon Imbach, le livre de Bouveresse montre de manière saisissante les similitudes qui existent entre les façons que Wittgenstein et Gottfried Keller ont eues de saisir le problème religieux. Il analyse en particulier la manière dont l’écrivain suisse tente de formuler le problème de Dieu, dans le roman Henri le vert (Der grüne Heinrich) et le récit « Le rire perdu » (« Das verlorene Lachen », tiré des Gens de Seldwyla) que Wittgenstein appréciait grandement et qui contient des pages remarquables sur la forme d’« athéisme » prônée par Keller. L’écrivain et le philosophe sont des sortes d’incroyants, qui, paradoxalement, ont toujours accordé une importance extrême à la question de la croyance même si Keller, après sa rencontre avec la pensée de Feuerbach, a développé une forme d’athéisme alors que Wittgenstein est resté tourmenté toute sa vie par une sorte d’envie de croire.
Au cours de leur dialogue, Bouveresse et Imbach se sont intéressés d’abord à l’image du danseur de corde, récurrente chez Wittgenstein, mais présente également chez Nietzsche et Tolstoï. Ils ont tenté de comprendre si ce funambule qu’est le penseur religieux peut être un penseur « honnête », au sens de Wittgenstein, et si l’on peut, en général, développer une pensée philosophique sur la religion qui soit intellectuellement et moralement honnête. On sait l’importance que ce terme (« honnêteté ») revêt dans les analyses (et l’autoanalyse) du philosophe et plus généralement l’importance que les questions « religieuses » (plutôt que scientifiques) revêtaient à ses yeux. Imbach a, de son côté, rappelé les rapports que Gottfried Keller entretenait avec la foi et a dessiné quelques éléments historiques du contexte historique dans lequel l’écrivain a vécu. Les interrogations des deux orateurs ont finalement porté sur la manière de croire de ces « incroyants » qu’étaient Keller et Wittgenstein et sur ce que l’on pouvait dire de la religion ou ce qu’il valait mieux taire à son sujet.
[Le texte que nous présentons ci-dessous est la reconstitution écrite d’un dialogue, fondé lui-même sur les notes écrites plus ou moins développées des deux orateurs.]
Ruedi Imbach. — Il m’importe pour commencer de dire avec toute la précision souhaitée à quel point la lecture du livre de Jacques Bouveresse a été pour moi un très bel enseignement. Tout d’abord, c’était pour moi une véritable découverte et une certaine fierté d’apprendre que Wittgenstein appréciait tant l’œuvre de notre écrivain suisse. Toutefois, ce qui est beaucoup plus important, la présentation de la lecture wittgensteinienne de Keller et surtout la présentation de cette lecture a rencontré chez moi des préoccupations personnelles et philosophiques. Cette lecture n’a pas seulement ouvert des perspectives, elle m’a amené à envisager et appréhender autrement un certain nombre de questions et de problèmes philosophiques. J’étais tellement touché par cette lecture qu’il m’a semblé impératif de faire connaître cette approche de Keller et de Wittgenstein. Par ailleurs, les questions abordées méritaient d’être présentées au public germanophone.
Le titre de votre magnifique livre nécessite quelques mots d’explication qui nous permettraient d’entrer au cœur des problèmes soulevés par Keller et Wittgenstein. Que signifie la parole de Wittgenstein dans les Vermischte Bemerkungen de 1948 : « Le penseur religieux honnête est comme un danseur de corde (Seiltänzer) » ?3 Comment comprendre le titre de votre ouvrage ?
Jacques Bouveresse. — La référence à l’image du danseur de corde pour représenter la situation de l’homme religieux provient évidemment, dans Le Danseur et sa corde, de Wittgenstein, qui l’utilise précisément pour caractériser la position particulièrement difficile et périlleuse de ce qu’il appelle « le penseur religieux honnête ».
Les trois mots sont importants. Il doit s’agir de quelqu’un qui s’efforce de penser et ne se contente pas de vivre simplement la religion, quelqu’un qui pense de façon religieuse et qui, ce faisant, réussit à rester honnête, une chose que Wittgenstein considère comme presque irréalisable.
Wittgenstein est revenu fréquemment sur le risque de malhonnêteté qui menace particulièrement l’homme religieux et par-dessus tout l’homme d’Église, que sa profession met facilement dans l’obligation de se mentir à soi-même et de mentir aux autres. On peut remarquer que Gottfried Keller donne une illustration tout à fait parlante de cela, dans « Le rire perdu »4 – un récit que Wittgenstein connaissait bien et pour lequel il semble avoir éprouvé une admiration particulière –, avec le personnage du pasteur devenu incroyant, mais continuant néanmoins à exercer comme si de rien n’était sa profession, qui fournit à l’auteur une occasion de se livrer à une satire féroce du clergé. Un point commun important entre Wittgenstein et Keller consiste justement dans la considération qu’ils sont capables de manifester à l’égard de la religion, alors qu’ils n’en ont à peu près aucune pour ses ministres, ou en tout cas pour la plupart d’entre eux. Dans les Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer, Wittgenstein affirme à un moment donné que les « primitifs » dont parle Frazer ne sont sûrement pas aussi éloignés de la compréhension d’une chose spirituelle qu’un curé (parson) anglais ordinaire.
C’est en réfléchissant à toutes ces choses que je me suis rendu compte que Keller se servait lui aussi, dans Der Apotheker von Chamounix, de l’image du danseur de corde et le faisait d’une façon qui semble différer de celle de Wittgenstein. « Chacun », écrit-il, « danse sur sa corde / Son court espace de temps / Chacun cherche à happer l’autre / Crie et clame : je danse mieux ! »5 Et évidemment, à la fin, chacun tombe de sa corde et cesse à jamais de crier. Il s’établit donc entre tous les danseurs une égalité parfaite dans l’immobilité et le silence. Il me semble qu’il y a également, sur ce point, une certaine similitude entre le mode de pensée de Wittgenstein et celui de Keller. Aucun des deux ne semble croire à une supériorité intrinsèque du danseur religieux sur le danseur incroyant ou du deuxième sur le premier. Tous les deux, estiment-ils, ont à faire leurs preuves et aucun des deux ne peut être assuré de réussir à l’emporter. On sait que Wittgenstein a été déconcerté à un moment donné par la façon dont certains de ses élèves et amis s’étaient convertis au catholicisme. À ce sujet il écrit ceci dans une lettre : « Si quelqu’un me dit qu’il a acheté un équipement de danseur de corde, je ne suis pas impressionné avant d’avoir vu ce que l’on fait avec lui »6. Je crois que Wittgenstein et Keller sont d’accord pour estimer que la religion n’est au fond qu’un équipement, qui n’est pas plus facile, mais au contraire probablement plus difficile à utiliser que d’autres, et que tout dépend de l’usage que l’on se montre capable d’en faire. Notons ceci : quand Wittgenstein parle de la tentation de la malhonnêteté à laquelle le penseur religieux est peut-être encore davantage exposé que d’autres, il y inclut la tendance à croire et à essayer de faire croire à d’autres (surtout quand on est obligé en quelque sorte professionnellement de le faire) qu’il est possible de procurer à la religion un fondement théorique et plus précisément philosophique. C’est ainsi que, quand Maurice Drury, dans la première conversation sérieuse qu’ils ont eue, lui déclare qu’il est venu à Cambridge avec l’idée de se faire ordonner prêtre dans la religion anglicane, Wittgenstein exprime son incompréhension et son inquiétude en mettant en avant le fait que sa fonction l’obligerait à peu près inévitablement à théoriser et à philosopher de façon apologétique sur le christianisme, une chose qui constitue plutôt, selon lui, la preuve d’un manque de foi et qu’un chrétien authentique devrait justement s’abstenir de faire7. C’est ce que l’on pourrait appeler la malhonnêteté et le mensonge de la chaire, opposés à la vérité du christianisme qui est un produit de la vie, plutôt que d’un enseignement doctrinal. Chez Keller également, on voit réapparaître fréquemment, et notamment dans « Le rire perdu », une opposition de cette sorte. Dans Henri le vert, le maître d’école, c’est-à-dire le père d’Anna, fait preuve, à l’égard de l’indocilité et de l’indiscipline du héros en matière religieuse, d’une tolérance qui lui semble justifiée par la conviction que s’il réussit à devenir réellement chrétien, ce ne sera pas par l’enseignement que l’on pourrait essayer de lui donner :
Le maître d’école était plutôt heureux de mes opinions divergentes ; elles procuraient du mouvement à son esprit, et il avait d’autant plus sujet de me prendre en amitié, que je lui donnais plus de peine. Il disait que cela était tout à fait dans l’ordre, que je serais encore un de ces hommes chez lesquels le christianisme est le fruit de la vie, non le produit de l’Église, et que je finirais par devenir un bon chrétien quand j’aurais quelque expérience8.
Ruedi Imbach. — On le voit bien, Keller et Wittgenstein avaient une conscience très aiguë de l’extrême difficulté d’une pensée religieuse honnête et l’image du danseur de corde exprime fort adéquatement la recherche d’équilibre qu’une approche de ces thèmes demande. Deux de vos livres indiquent cette difficulté déjà dans le titre puisque vous demandez si l’on peut ne pas croire et ce qu’il convient de faire de la religion. Quels sont les buts poursuivis dans Le danseur et sa corde ?
Jacques Bouveresse. — On pourrait dire que le but du livre s’est trouvé être en fait triple.
1. Je cherchais en premier lieu à comprendre pour quelles raisons un écrivain comme Gottfried Keller avait pu faire l’objet, de la part de Wittgenstein, d’une admiration aussi passionnée et à peu près inconditionnelle. Car c’est un auteur qui, pour le lecteur actuel de Wittgenstein, a certainement peu de chances de figurer dans la liste des écrivains de premier plan et même simplement déjà d’être connu de lui. La situation est sans doute, pour des raisons évidentes, heureusement un peu différente en ce qui concerne la Suisse, et peut-être également l’Allemagne. Mais, bien que Keller ait encore à notre époque quelques admirateurs fervents comme par exemple W. G. Sebald, je n’ai pas l’impression que ce soit un auteur qui pèse à présent d’un poids réellement important. Ce qui fait qu’il est difficile de ne pas éprouver une certaine surprise quand on lit, par exemple, ce que György Lukács pouvait écrire en 1939 à son propos :
Keller appartient à la littérature mondiale comme l’un des plus grands écrivains épiques du XIXe siècle. Le fait qu’il ne possède pas encore, ou au mieux que partiellement une notoriété mondiale ne change rien à ce fait objectif. Le moment nous semble cependant venu de considérer l’œuvre de Keller de ce point de vue, et de lui donner la place historique qui lui revient parmi les véritables grands de la littérature mondiale. L’objectif de ces considérations se situe en opposition délibérée à la plupart des appréciations qui font de Keller un écrivain provincialiste allemand ou suisse9.
Si Keller est réellement un écrivain aussi important que le pensait Lukács, et il y a de bonnes raisons de croire qu’il l’est effectivement, on peut s’étonner non seulement qu’il ne soit pas davantage reconnu comme tel, mais également que les philosophes, qui ne se sont généralement pas fait prier pour s’exprimer sur la littérature en général et sur les grands écrivains en particulier, se soient aussi peu intéressés à lui. J’ai donc essayé, et c’était le deuxième objectif du livre dont nous parlons, de comprendre ce qui avait pu faire à un moment donné de Keller un auteur jouissant d’une réputation aussi considérable.
2. Ludwig Wittgenstein est né en 1889, un an avant la mort de Keller. Or celui-ci, dans les dernières années de sa vie, était devenu, de toute évidence, un écrivain particulièrement estimé et honoré. Wittgenstein a donc vécu à une époque où la réputation de Keller, pas seulement en Suisse, mais également en Allemagne et en Autriche, et même au niveau européen, était incomparablement plus grande qu’elle ne semble l’être devenue à présent. Du même coup, l’admiration qu’il avait pour cet écrivain apparaît certainement comme beaucoup moins exceptionnelle et excentrique qu’elle ne pourrait le sembler au premier abord. J’ai donc cherché à comprendre également – ce qui, je le reconnais, m’a parfois entraîné un peu loin de Wittgenstein lui-même – comment Keller avait pu devenir un auteur de référence pour un nombre aussi grand de personnages fameux, à commencer bien entendu par Nietzsche lui-même. Parmi les critiques littéraires et théoriciens de la littérature, on peut citer notamment Lukács et Walter Benjamin, parmi les écrivains Karl Kraus, Elias Canetti, et André Gide, dont j’ai découvert à cette occasion qu’il avait lui-même traduit en français un extrait de Henri le vert, et, parmi les musiciens, ce qui, quand il est question d’un philosophe comme Wittgenstein, a aussi son importance, Johannes Brahms, qui a fait la connaissance de Keller à Zurich, en 1874, et qui était un admirateur absolument passionné de son œuvre, Richard Wagner lui-même et Hugo Wolff. Une chose qui mérite, me semble-t-il, d’être signalée est que Wittgenstein n’était pas seulement un connaisseur et un admirateur de Gottfried Keller comme prosateur – un point qu’il a en commun avec Nietzsche – mais également de son œuvre poétique et qu’il semble s’être intéressé également à un autre écrivain zurichois, à savoir Conrad Ferdinand Meyer, dont il cite un poème dans une lettre de 1941 à Moore (le poème s’intitule Die Vestalin, « La Vestale »10).
3. J’en viens au troisième objectif, qui était de recenser et d’analyser les points de rencontre entre Wittgenstein et Keller, en particulier sur la question de la religion car, d’une part, c’est une question qui a une présence et une importance particulières dans presque toute l’œuvre de Keller et, d’autre part, c’est principalement à propos d’elle que Wittgenstein se réfère à celle-ci. S’il est permis d’évoquer un aspect un peu personnel, je dois dire que je connaissais assurément Gottfried Keller, grâce au professeur avec qui j’ai commencé à apprendre l’allemand et qui était remarquable par sa maîtrise de la langue, sa compétence, son ouverture d’esprit et sa connaissance de la littérature allemande. Mais ce que je me souviens d’avoir lu de Keller, dans ces années-là, se borne essentiellement à des récits comme Kleider machen Leute et Das Fähnlein der sieben Aufrechten. On peut remarquer que Wittgenstein aimait particulièrement certains de ces récits, un peu pour les mêmes raisons qu’il aimait les Vingt-trois contes de Tolstoï, en particulier celui qui s’intitule « Combien d’arpents de terre faut-il à l’homme ? », à savoir la capacité qu’ils ont de nous communiquer, sous la forme la plus brève, la plus concentrée et la plus sobre qui soit, et sur un mode qui n’a rien d’édifiant, une leçon de morale et de vie claire, simple et importante. Je n’avais pas lu, à l’époque dont je parle, Henri le vert et je ne l’ai fait, je l’avoue, que de façon relativement récente et essentiellement à cause de Wittgenstein. Je dois dire que je ne l’ai pas regretté, pas seulement à cause du roman, qui est certainement une œuvre majeure, mais également grâce à ce que cette lecture m’a permis d’apprendre sur Wittgenstein et sur la nature des rapports qu’il a entretenus avec la religion.
Ruedi Imbach. — Votre ouvrage m’a incité à relire Henri le vert et je ne l’ai pas non plus regretté. Cette lecture était plus particulièrement orientée vers les questions qui sont au centre du Danseur. On sent la présence incontestable de Feuerbach dont la rencontre a été décisive pour l’évolution de la pensée de Keller. Le lecteur est intrigué par l’histoire de Mérette, cette petite fille qui, dans Henri le vert, refuse de prier, d’accepter les doctrines religieuses et qui doit finalement mourir11. Il est cependant un point particulièrement intéressant du point de vue philosophique dans ce roman : l’effort d’Henri de connaître la vérité sur soi-même. Cela m’amène à évoquer un aspect de la proximité de Keller et de Wittgenstein. Les deux auteurs ont tenu un journal. Keller affirme que l’homme qui cesse de s’observer soi-même cesse d’être un homme, parce qu’il sacrifie son autonomie. Et Wittgenstein, dans une observation de 1948, note qu’il n’écrit presque toujours que des conversations avec lui-même. Il me semble que vous insistez également sur cet effort des deux penseurs de chercher à connaître la vérité sur eux-mêmes.
Jacques Bouveresse : Vous avez tout à fait raison. C’est effectivement un point crucial pour l’un et l’autre et auquel j’ai accordé une attention particulière. Il peut être utile à ce propos de citer un passage de la première version d’Henri le vert qui jette une lumière importante sur la similitude que Wittgenstein percevait, sur de nombreux points, entre la situation du héros de Keller et la sienne. L’un des plus importants d’entre eux est la conviction que la vertu la plus importante est celle qui consiste en l’aptitude à chercher et à accepter, quand on réussit à la connaître, la vérité sur soi-même, aussi désagréable et dévalorisante qu’elle puisse être. La tenue d’un journal peut constituer, de ce point de vue, un auxiliaire important et on sait que c’est précisément l’exemple de Keller qui a incité Wittgenstein à un moment donné à se lancer dans une entreprise de cette sorte, même si, pas plus que Keller, il n’a réussi à tenir véritablement de façon continue un journal de sa vie. Dans Henri le vert, le héros parle d’une exigence qui est présentée justement comme étant d’origine chrétienne et qu’il a acceptée entièrement :
La première chose que le maître nous désignait comme exigence chrétienne et sur laquelle il fondait une vaste science était la connaissance et la confession de la qualité de pécheur. Cette doctrine rencontrait une orientation apparentée en moi, qui est fondée profondément dans ma nature, comme dans celle de tout homme convenable ; elle consiste en ceci qu’à chaque instant on doit faire preuve de franchise envers soi-même, ne se jeter jamais et en aucune manière de la poudre aux yeux, et avouer au contraire ouvertement à soi et aux autres l’insuffisant et le grotesque, le faible et le mauvais. L’homme naturel se considère lui-même comme une partie du tout et pour cette raison comme tout aussi dépourvu d’artifice que celui-ci ou une autre partie de la nature ; c’est pourquoi il a le droit de paraître à ses propres yeux tout aussi important et édifiant que tout le reste, de se montrer lui-même tranquillement, pourvu qu’en même temps il voie et mette au jour tout aussi clairement tout petit point malade en lui-même. On doit en outre prendre en considération les circonstances particulières de ses fautes et manquements, et constater la responsabilité impliquée à chaque fois, qui est toujours différente ; car le même manquement peut être chez un homme presque insignifiant, alors que pour un autre il est un péché ; et même pour un seul et même homme il est plus impardonnable et plus grave à une certaine heure qu’à une autre heure12.
Rester constamment conscient de ses fautes et de ses insuffisances, ne pas chercher à les minimiser et n’en rejeter en aucun cas l’origine et la responsabilité sur autre chose, notamment sur l’environnement, la naissance, le contexte social et politique, etc., est une tendance que l’on retrouve à peu près au même degré extrême à la fois chez Heinrich/Henri, chez Gottfried Keller et chez Wittgenstein. Dans les remarques comportant un caractère autobiographique et personnel que l’on trouve dans les manuscrits de Wittgenstein, on voit ressurgir régulièrement, spécialement dans les périodes de crise, le sentiment d’une insuffisance et même d’une indignité profondes qui s’applique en fin de compte même à la question de son rapport à la croyance. Il donne en effet par moments l’impression de désirer par-dessus tout réussir à croire et en même temps d’en être empêché parce qu’il ne mérite pas que la foi lui soit accordée. Beaucoup de gens s’imaginent que la croyance religieuse peut rendre meilleurs ceux auxquels elle est accordée. Wittgenstein pense à peu près exactement le contraire de cela : il faudrait d’abord être bien meilleur qu’il ne l’est pour mériter de croire et même déjà pour réussir à comprendre réellement une chose comme le message de l’Évangile. Pour ce qui concerne la question du rapport à la religion, c’est Wittgenstein lui-même qui a qualifié Keller d’homme religieux, dans un sens qui demanderait évidemment à être clarifié et précisé. Mais une chose au moins semble tout à fait claire : il ne peut s’agir effectivement, dans son cas, que d’une religion sans Dieu et à peu près sans croyance. Fritz Mauthner, un admirateur de Keller qui fut en correspondance avec lui, parle à son sujet d’une « mystique sans Dieu »13. L’honnêteté m’oblige à reconnaître que, dans Le danseur et sa corde, je n’ai fait à bien des égards que commencer, sur ce point, un travail qui demanderait, de toute évidence, à être poussé beaucoup plus loin.
Ruedi Imbach. — Il est certain qu’une telle « mystique sans Dieu » mériterait une grande attention. Dans ce contexte il serait fort intéressant de relire les écrits de l’un des amis de Mauthner, Gustav Landauer, qui, lors de son séjour en prison, tout en étant athée et anarchiste, avait traduit les sermons de Maître Eckhart14. Quant à Keller, il est certain que la question religieuse comportait chez lui aussi une dimension politique. La Suisse de son temps était fortement secouée par les problèmes de la sécularisation, que l’on songe simplement à la guerre du Sonderbund. Dans le récit « Le rire perdu » ces débats sont très présents et ils sont nécessaires pour la compréhension de Henri le vert.
Jacques Bouveresse. — En effet, une des raisons qui complique la lecture et la compréhension d’un ouvrage comme Henri le vert est, je crois, que l’on ne sait généralement pas grand-chose, en France, de l’histoire de la Suisse, et en particulier de celle des affrontements de nature religieuse qui ont marqué cette histoire au cours du XIXe siècle. Or il s’agit d’événements par lesquels Keller a été constamment concerné et dans lesquels il a même été impliqué parfois de façon directe. Une des choses dont on prend conscience en le lisant est l’importance considérable qu’ont eue à une certaine époque les discussions et les controverses sur la question de la religion. C’est une caractéristique dont il est difficile à présent de se faire une idée précise. « Il se montre clairement », a écrit Paul Engelmann, « que, à l’époque où Wittgenstein était jeune, tout ce qui intéressait les hommes dans les choses de l’esprit était plus ou moins associé à la pensée religieuse, et plutôt à l’art et à la littérature qu’à la science »15. C’est une affirmation qui est sûrement un peu trop générale. Mais elle met à juste titre l’accent sur un aspect important. On comprend mieux, en lisant Engelmann, le genre d’intérêt que pouvait susciter, chez Wittgenstein, un écrivain comme Keller et également à quel point les membres du Cercle de Vienne se sont mépris sur Wittgenstein quand ils ont cru que son intérêt allait en priorité, comme c’était effectivement le cas pour eux, à la science, et surtout pas à la religion. Ce n’était manifestement pas du tout la position de Wittgenstein, qui n’était en aucune façon disposé à accorder à la science un avantage de cette sorte. Je dois dire aussi qu’en lisant ou relisant les auteurs qui ont été impliqués dans les confrontations dont je suis en train de parler, j’ai été frappé par le niveau et la qualité de la réflexion sur la religion, qui me semblent, de façon générale, bien supérieurs à ce qu’ils sont devenus à présent, dans une phase qui est régulièrement décrite comme étant celle d’un retour du religieux.
Ruedi Imbach. — Serait-il possible d’esquisser quelques traits communs entre les convictions « religieuses » de Keller et de Wittgenstein ?
Jacques Bouveresse. — Keller et Wittgenstein ont en commun un certain nombre de convictions importantes à propos de la religion et du religieux, mais dont on peut dire, je crois, qu’elles concernent peut-être davantage encore ce que la religion ne devrait surtout pas être que ce qu’elle est. L’une d’entre elles, qui est fondamentale, pourrait être décrite assez bien par une citation tirée de Henri le vert :
De ma vie de jeu et de plaisir intérieure et extérieure, raconte le héros, le bon Dieu fut refoulé et ne put y être maintenu ni par Madame Margret ni par ma mère. Pour de longues années la pensée de Dieu devint pour moi une pensée plate prosaïque, au sens auquel les faux poètes tiennent la vie réelle pour prosaïque, par opposition à la vie inventée et fabuleuse. La vie, la nature sensible étaient de façon singulière mon conte de fée, dans lequel je cherchais ma joie, alors que Dieu est devenu pour moi la réalité nécessaire mais plate et scolaire (schulmeisterlich), à laquelle je ne retournais que comme un enfant fatigué de se bagarrer et affamé revient à la soupe quotidienne de la maison, et avec laquelle je cherchais à en finir aussi vite que possible. Cela a déterminé la façon dont la religion et le temps de mon enfance ont été accouplés l’un à l’autre. Je ne peux du moins, bien que tout ce temps soit devant moi comme un miroir clair, me souvenir d’avoir jamais ressenti, avant l’éveil de la raison, un frisson de dévotion, aussi puéril soit-il16.
J’ai fait allusion il y a un instant à la distinction entre la religion qui constitue le résultat de l’enseignement et celle qui constitue le résultat de la vie elle-même, une distinction qui est cruciale aussi bien pour Wittgenstein que pour Keller. Pour le second, le lien entre la religion et l’école, dans son enfance, a été tellement fort qu’il a abouti à l’exclusion complète de la religion de tout ce qui est censé représenter la vie réelle. La religion s’est trouvée réduite au statut de simple fiction qui, contrairement à ce que l’on dit souvent, n’a rien de poétique, mais est au contraire une fable dépourvue de toute espèce d’attrait que le maître d’école a pour tâche d’inculquer aux enfants et qui, dans l’esprit du héros, restera justement associée à jamais à lui. C’est ce que l’on pourrait appeler, par conséquent, l’aspect « magistérial » de la religion, qui est pour Keller le plus négatif et le plus insupportable. Dieu lui-même, dans ces conditions, finit par apparaître plus ou moins sous les traits d’une sorte de maître d’école pointilleux et rigoriste qui ne peut susciter que la répulsion et la crainte, et sûrement pas l’amour. Il va sans dire que cette idée de Dieu est, pour Wittgenstein, à peu près aussi irrecevable qu’elle l’est pour Keller, et pour des raisons semblables. L’un et l’autre sont convaincus que l’incroyance et même l’irréligion déclarées valent, à tout prendre, beaucoup mieux que la croyance et la religion contraintes. Et cela entraîne chez l’un et l’autre le genre de réticence et de méfiance dont j’ai déjà parlé à l’égard du clergé.
Le ressentiment et le mépris de Keller pour les représentants officiels du protestantisme orthodoxe se manifestent, à un moment ou à un autre, dans presque chacun de ses récits. Dans une lettre à sa mère datée du 19 septembre 1841 (il était à ce moment-là âgé de 22 ans), il explique qu’il lui est « impossible d’entendre les prêches fades et froids de nos pasteurs réformés et de remastiquer leurs lieux communs anciens mille fois réchauffés, qui sont tout de même si rarement adaptés à notre situation présente »17. Les ministres du culte ne sont au fond, justement, que des maîtres d’école incapables de faire autre chose que de ressasser indéfiniment les mêmes antiennes. Ce qui ne va pas, dans la religion, telle qu’elle est enseignée la plupart du temps, est donc le fait qu’elle reste, pour l’essentiel, étrangère à la vie. Mais, bien entendu, les attaques de Keller contre les théologiens et les pasteurs ne visent en aucune façon les chrétiens ordinaires qui réussissent au contraire, justement, à mettre en harmonie leurs convictions religieuses et leur vie. Keller est même capable d’aller encore plus loin que cela, puisqu’il fait dire, par exemple, à son héros, Henri : « J’aurais honte si j’en arrivais jamais à mépriser ou à tourner en dérision quelqu’un à cause de sa foi ou à ne pas éprouver du respect pour l’objet de celle-ci, si le croyant y trouve sa consolation »18. C’est le genre de position modérée qui ne pourrait évidemment pas satisfaire des critiques de la religion comme Freud et Bertrand Russell, qui considèrent que, si la consolation est illusoire, il est indispensable de le faire savoir et d’inviter les croyants à essayer d’en tirer les conséquences.
Ruedi Imbach. — Il est à mon avis opportun de rappeler ici, rapidement, l’enjeu de la nouvelle « Le rire perdu », dont les deux protagonistes, Justine et Jukundus, se rencontrent lors d’une fête de tir. Le narrateur insiste sur le fait que « le même beau rire » (das gleiche schöne Lachen) les rapprochait et les unissait. Leur heureuse union est détruite lorsque Justine tombe sous l’influence d’un pasteur, le pasteur de Schwanau, et les deux se séparent. Ce qui est essentiel est le fait, mis en avant par le narrateur, que du visage des deux mariés le « rire heureux » avait ainsi disparu. Après toutes sortes d’événements, après une douloureuse séparation, les deux retrouvent finalement le « rire qui avait été perdu » à cause d’une tentation religieuse19. Jukundus affirme clairement pour conclure qu’il ne veut rien savoir des platitudes que profèrent ceux « qui ne savent rien non plus mais qui veulent tout de même me mettre sous tutelle »20.
Jacques Bouveresse. — Dans « Le rire perdu », l’aspect anticlérical de la religion authentique, s’il est permis de parler encore de religion, est à nouveau mis en évidence de façon particulièrement nette à travers le comportement du héros Jukundus, auquel Wittgenstein se réfère explicitement dans une de ses remarques. L’attitude de Jukundus à l’égard de l’Église est exprimée de façon particulièrement claire à la fin de la nouvelle, quand Justine lui demande ce que l’on peut encore essayer de faire avec la religion ou avec l’Église :
« Rien », répondit-il. Après avoir réfléchi un peu, il poursuivit : « Si l’éternel et l’infini se tiennent toujours aussi tranquilles et se cachent, pourquoi ne devrions-nous pas nous tenir aussi une fois pendant un temps comme des gens tout à fait satisfaits et paisiblement silencieux. [...] Quand les figures personnelles sont enlevées à une religion, alors ses temples s’écroulent et le reste est silence. Mais le silence et le calme obtenus ne sont pas la mort, mais la vie, qui continue à fleurir comme ce matin du dimanche et avec une conscience bonne nous traversons ce qui arrive dans l’attente des choses qui viendront ou ne viendront pas. »21
Quand Justine, qui voudrait en savoir plus, l’invite à prêcher en quelque sorte son évangile personnel à la nature environnante et à se mettre dans la peau des saints qui ont prêché, à ce qu’on dit, l’évangile aux pierres ou aux poissons, Jukundus coupe court à toute suggestion de cette sorte : « Non, l’Église, c’est fini ! [Nein, die Kirche ist aus !] Entends-tu le signe, répondit Jukundus en riant, au moment où réellement dans le lointain çà et là les cloches annonçaient la fin du service religieux. »22
Ce qui est peut-être le plus important dans ce que dit Jukundus, en tout cas pour Wittgenstein, c’est l’idée que l’homme véritablement religieux est peut-être justement celui qui, dans son comportement à l’égard de Dieu, fait preuve de la même tranquillité et de la même discrétion que Dieu lui-même le fait justement avec le monde et avec l’humanité en général, celui qui est préparé à la fois à ce qui arrivera, aussi peu souhaitable que cela puisse être si c’est un malheur, qu’à ce qui n’arrivera pas, aussi désirable que cela puisse être si c’est un bonheur. Cela incite évidemment de façon très forte à rapprocher, comme le fait Wittgenstein, l’attitude de Jukundus de celle de Job, dont on pourrait dire qu’il se comporte justement, bien avant que le Christ ait enseigné ce genre de chose, comme un vrai chrétien en se montrant capable d’accepter sans aucune récrimination aussi bien la misère et le malheur les plus extrêmes que la splendeur et la prospérité qui lui avaient été octroyées auparavant.
La question qui se pose ici et qu’il pose lui-même est celle de savoir si l’on peut ou non avoir raison contre Dieu. Et la réponse est clairement négative :
En vérité, je sais bien qu’il en est ainsi :
l’homme pourrait-il avoir raison contre Dieu ?
Quiconque s’avise de discuter avec lui
Ne trouve pas à répondre une fois sur mille (Jb 9,2-3).
C’est une attitude que Wittgenstein semble approuver entièrement. Il considère que l’on ne devrait pas avoir et encore moins formuler des revendications quelconques à l’égard de Dieu et il se reproche justement comme une faute le fait de n’être pas capable d’adopter et de conserver réellement, même quand les choses deviennent particulièrement difficiles pour lui, une attitude de cette sorte. Job dit aussi (à sa femme) : « Si nous accueillons le bonheur comme un don de Dieu, comment ne pas accueillir de même le malheur ? » (Jb 2,10). Or il se trouve que Keller se réfère lui aussi explicitement au livre de Job, pour condamner l’attitude, à ses yeux très peu chrétienne, qui est adoptée dans ses livres par un autre écrivain qui se trouve être justement un pasteur, à savoir Jeremias Gotthelf, autrement dit le pasteur Albert Bitzius. Ce qui indispose particulièrement Keller dans le comportement de Gotthelf est sa manière de s’ériger, à l’égard de ses personnages, en juge chargé de distribuer les récompenses et les punitions. Et comme il semble entendu, si l’on accepte le point de vue de la théorie de la prédestination, que le critère de l’élection, pour autant qu’il en existe un, ne peut consister ici-bas que dans la réussite et la prospérité matérielles, il n’est pas difficile de deviner en quoi peuvent consister la récompense et la punition : « Ses héros vertueux », dit Keller de Gotthelf, « sont tous des vieux-croyants conservateurs, et le Dieu écrivain, avec la plume dispensatrice de destins, ne sait pas les rétribuer autrement que par le fait qu’ou bien ils sont riches et aisés, ou bien ils le deviennent finalement. Les gueux et les affamés, en revanche, sont tous des incroyants radicaux, et pour eux cela va franchement mal »23. On peut aussi citer le passage suivant, où il est question explicitement de la leçon qui peut être tirée du livre de Job :
« Le livre de Job » conteste dans son rythme et son mouvement de houle dialectique magnifiques et majestueux l’article de foi hébraïque ancien selon lequel Dieu rend exclusivement et comme le signe auquel on les reconnaît heureux sur terre les justes, les pieux, et les distingue expressément par la possession et la bonne santé corporelle des méchants, pour lesquels les choses vont effectivement mal. Toutes les œuvres de Gotthelf prennent justement sous leur protection cet article de foi mosaïque dans ce qu’il a d’essentiel avec une petite modification. Selon elles, tous les pieux et les justes sont ou bien déjà bénis par la prospérité et le bonheur, et sont en même temps de bons conservateurs, ou bien ils méritent de le devenir, et il est manifeste que c’est l’intention de Dieu ; mais les méchants, les pécheurs, les gueux ; qui sont tous libéraux, adeptes des Lumières (aufgeklärt), mais en même temps au plus haut point misérables, indigents, quémandeurs d’aumônes et malheureux, empêchent les justes conservateurs de connaître la prospérité terrestre qu’ils méritent et les privent continuellement de ce qui leur revient. Alors que par conséquent les trois amis querelleurs et critiques dans le « Livre de Job » veulent le consoler de façon cruelle, en lui disant que son malheur le fait reconnaître tout simplement comme gueux et pécheur, la muse en tablier de lin de Gotthelf concède qu’assurément le juste aussi peut être de temps en temps malheureux, mais que ce sont uniquement les rationalistes et les libéraux qui sont responsables de cela24.
Dans Zeitgeist und Bernergeist25, publié deux ans avant sa mort, Gotthelf commence par souligner que lui aussi, n’en déplaise à ses adversaires, est un républicain né, et non un républicain fabriqué, mais que la lutte pour un État chrétien a été le but de toute son œuvre et son action, ce qui suscite de la part de Keller le commentaire sarcastique suivant :
Ainsi donc le danger couru par la religion est le contenu véritable de son livre, avant tout tel qu’il est venu sur le canton de Berne du fait de la nomination du professeur Zeller de Tübingen et a été favorisé par l’organisation et la direction libérales (freisinnig) de l’École normale d’instituteurs. En premier lieu, il entend par l’État chrétien la vieille République de Berne, qui est constituée de dynasties paysannes bernoises anciennes qui ont le droit de se maintenir sur leurs fermes opulentes aussi longtemps qu’elles professent le Christ. Si elles ne font plus cela, elles perdent logis et ferme. Il n’y a cependant dans l’Évangile aucun mot ayant trait au fait que le vrai chrétien doit être un paysan bernois riche26.
De ce point de vue-là aussi, la religion de Wittgenstein, si l’on peut se permettre d’utiliser aussi le mot à son propos, présente une analogie frappante avec celle de Keller et de son héros Jukundus. Pour Wittgenstein, essayer, par des manifestations de dévotion de se concilier les faveurs de Dieu, de façon à ce qu’il nous octroie le meilleur et nous évite le pire, est une attitude qui ne relève pas de la religion, mais plutôt de la superstition. Or il tient par-dessus tout à maintenir une distinction stricte entre ces deux choses. La vraie religion, pour ce qui concerne la relation à Dieu, est celle qui consiste à ne rien craindre et à ne rien espérer de lui. On peut certes, comme le fait Jukundus, espérer que les choses se passeront de la meilleure façon qui soit, mais en restant conscient du fait qu’elles peuvent aussi très bien se passer autrement, et on ne doit surtout pas considérer que, si elles tournent à notre avantage, ce sera en vertu d’une faveur que Dieu nous a octroyée. C’est ce qui pendant un temps, avant que ne se produise entre eux une rupture causée justement par une différence d’attitude radicale à l’égard de la religion, permet à Justine de se rassurer au moins partiellement en constatant que le comportement de son mari est peut-être bel et bien inspiré malgré tout, en fin de compte, par une certaine crainte de Dieu.
Ruedi Imbach. — Peut-être vaut-il la peine de revenir encore une fois à la nouvelle sur « Le rire perdu » et se demander s’il est possible de préciser l’attitude religieuse de Justine et la conception de la religion de Jukundus.
Jacques Bouveresse. — Les circonstances de la rupture permettent de comprendre tout à fait clairement la nature de la différence fondamentale qu’il y a entre la religion de Justine et celle de Jukundus. Le pasteur de Schwanau, qui se croit autorisé à faire la leçon à Jukundus, lui dit ceci : « Eh bien, nous n’allons pas poursuivre la chose plus loin. Vous êtes sans doute à bien des égards un profane, sans cela vous sauriez que nous autres théologiens avons intégré dans notre théologie bien des secteurs du savoir qui auparavant ne lui étaient pas assujettis et sur lesquels il vous manque, étant donné la position que vous occupez dans la vie, une vision d’ensemble claire »27. La réponse cinglante de Jukundus à cette affirmation est la suivante : « Vous pouvez, vous théologiens, ressentir ce besoin, mais je ne crois pas que votre théologie regagne de ce fait le caractère d’une science vivante, aussi peu que la cabale, l’alchimie ou l’astrologie d’autrefois pourraient encore être appelées une science de cette sorte »28. Et quand le pasteur reproche à Jukundus de tenir des propos qui sont inspirés essentiellement par la haine et la colère, celui-ci l’assure qu’il n’en est rien et que tout ce qu’il demande à la religion est simplement de le laisser en paix :
Nous ne donnons de la tête contre aucun mur. Il ne s’agit pas non plus de haine et pas de colère ! Il s’agit simplement de ceci que nous n’avons pas le droit de recommencer toujours une fois de plus à instituer un enseignement sur ce que personne ne peut enseigner à quelqu’un d’autre, s’il veut être honnête et véridique, et à confier les fonctions d’enseignants à ceux qui tendent les mains pour les recevoir. Moi, à titre individuel, je m’en tiens à cela et je vous souhaite en attendant tout le bien possible, je vous prie seulement de me laisser complètement tranquille, car sur ce point je n’entends pas la plaisanterie !29
Jukundus estime que les pasteurs comme celui auquel il a affaire s’arrogent le droit d’enseigner des choses qu’en réalité ils ne savent pas et que personne ne peut savoir. On retrouve ici, évidemment, l’idée, qui est aussi importante pour Wittgenstein qu’elle l’est pour Keller, que la religion est une chose qui, en toute rigueur, ne peut pas s’enseigner ou peut-être, en tout cas, une chose que l’on peut seulement s’enseigner à soi-même, en étant aidé en cela par la vie, et non pas enseigner aux autres, surtout si, comme c’est souvent le cas, on est soi-même incapable de pratiquer réellement la religion que l’on prêche.
Or le protestantisme, dans la version prétendument rajeunie, réformée et éclairée qu’en propose le pasteur, se trouve être justement une chose qui est pour Justine d’une importance cruciale :
Elle avait trouvé dans la nouvelle culture ecclésiastique, qui lui semblait si libérale (freisinnig), si cultivée, si raisonnable, pour finir presque le seul appui ferme contre le chagrin secret qui l’oppressait, or voilà que son mari s’était insurgé en un rejet déclaré contre cela. Car elle le considérait, par rapport au pasteur, comme ignorant et insuffisant, comme un malheureux. Le malheur d’une scission sur la question de la foi en liaison avec un malheur domestique commençant était soudainement là au milieu du monde de l’Église si bien éclairé et éloquent30.
Ruedi Imbach. — Cette dernière citation montre bien qu’aux yeux de Keller, dans cette nouvelle, une certaine religion dogmatique et arrogante divise l’humanité comme elle a fait perdre à Justine et Jukundus le « beau rire »31. Ai-je tort de penser que Wittgenstein rejette également une conception doctrinale de la religion ? J’ai été très frappé par une remarque de 1946 à propos du christianisme : « Le christianisme enseigne, je crois, que toutes les bonnes doctrines ne servent à rien. Il faudrait changer la vie. (Ou de direction de la vie.) »32
Jacques Bouveresse. — C’est une très bonne façon de conclure. Wittgenstein et Keller sont, je crois, persuadés l’un et l’autre que la première chose que la religion elle-même devrait nous enseigner comme étant la plus importante est non pas sa propre doctrine, mais la conviction que le plus important (et le plus difficile) est justement de changer sa vie (ou de l’orienter autrement). Mais il me semble que Wittgenstein parle en l’occurrence, comme il le fait souvent, davantage du christianisme comme idéal que du christianisme comme réalité.
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1Les deux premiers sont Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi (Marseille, Agone, 2007) et Que peut-on faire de la religion ? Suivi de deux fragments inédits de Wittgenstein (Marseille, Agone, 2011).
2« “Der ehrliche religiöse Denker ist wie ein Seiltänzer”, Jacques Bouveresse liest Wittgenstein und Gottfried Keller », Geschichte der Germanistik : Historische Zeitschrift für die Philologien 47/48 (2015), p. 95-105.
3Georg Henrik von Wright (éd.), Vermischte Bemerkungen. Eine Auswahl aus dem Nachlass, Francfort, Suhrkamp, 1984 (Ludwig Wirttgenstein, Werkausgabe, 8), p. 554 : « Der ehrliche religöse Denker ist wie ein Seiltänzer. Er geht dem Anschein nach beinahe nur auf der Luft. Sein Boden ist der schmalste, der sich denken lässt. Und doch lässt sich auf ihm wirklich gehen. »
4« Das verlorene Lachen », in : T. Böning (éd.), Die Leute von Seldwyla, Francfort, Deutscher Klassiker Verlag, 2006, p. 499-595, p. 823-856 commentaire.
5« Jeder tanzt auf seinem Seile / Seine kurze Spanne Zeit / Jeder schnappet nach dem andern, / Schreit und ruft : Ich tanze besser ! » « Der Apotheker von Chamounix », 2e partie, § 2 in : Gesammelte Gedichte, Berlin, Wilhelm Hertz, 18842, p. 460.
6Rush Rhees (éd.), Ludwig Wittgenstein – Personal Recollections, Oxford, Blackwell, 1981, p. 103 ; cf. Le danseur et sa corde, op. cit., p. 135.
7Personal Recollections, op. cit., p. 101 ; cf. Le danseur et sa corde, op. cit., p. 214.
8Gottfried Keller, Henri le vert, t. 1, trad. Jean-Paul Zimmermann, Lausanne, L’Âge d’homme, 1987 (d’abord paru dans cette version en 1932-1933), p. 260-261. Pour la version originale cf. Gottfried Keller, Der grüne Heinrich : Erste Fassung, Thomas Böning et Gerhard Kaiser (éds), Francfort, Deutscher Klassiker Verlag, 2007.
9György Lukács, « Gottfried Keller » (1939), in : Die Grablegung des alten Deutschland. Essays zur deutschen Literatur des 19. Jahrhunderts (Ausgewählte Schriften, t. 1), Reinbek, Rowohlt, 1967, p. 147.
10Il s’agit du poème qui porte le titre Das heilige Feuer (Conrad Ferdinand Meyer, Sämtliche Werke, II, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1976, p. 9, avec ce début : « Auf das Feuer mit goldnem Strahle, / Heftet sich in tiefer Mitternacht / Schlummerlos das Auge der Vestale, / Die der Göttin ewig Licht bewacht. »)
11Keller, qui suggère qu’il s’agit d’un récit ancien, a inventé l’histoire de Mérette. On a pu interpréter Mérette comme l’alter ego de Keller. Jean-Jacques Lagrange a réalisé en 1982 un téléfilm sur ce sujet, Mérette. Corina Bille, l’écrivaine valaisanne, s’est inspiré du récit de Keller pour la nouvelle Emerentia 1713 dans Deux passions, Paris, Gallimard, 1979.
12Der grüne Heinrich : Erste Fassung, ch. 18, op. cit. ; cf. Henri le vert, t. 1, op. cit., p. 233.
13Sur Mauthner, cf. Le danseur et sa corde, op. cit., p. 25-28. Voir aussi Jacques Le Rider, Fritz Mauthner. Une biographie intellectuelle, Paris, Bartillat, 2012.
14À ce propos cf. Thorsten Hinz, Mystik und Anarchie. Meister Eckhart und seine Bedeutung im Denken Gustav Landauers, Berlin, Karin Kramer, 2000.
15Ludwig Wittgenstein et Paul Engelmann, Lettres, rencontres, souvenirs, I. Somavilla, B. McGuiness (éds), traduit de l’allemand par François Latraverse, Paris, L’Éclat, 2010, p. 210.
16Henri le vert, t. 1, chapitre 7, 1re version, op. cit., p. 94.
17« [...] es ist [mir] unmöglich, die nüchternen und kalten Predigten unserer reformierten Pfaffen zu hören und ihre alten tausendmal aufgewärmten Gemeinsprüche, die doch so selten in unsere gegenwärtige Lage passen, zu wiederkäuen. » Gottfried Kellers Leben, Briefe und Tagebücher, Emil Ermatinger (éd.), Stuttgart-Berlin, Cotta, 1919, t. 2, p. 74.
18Gottfried Keller, Henri le vert, t. 2, op. cit., p. 380.
19« Das verlorene Lachen », op. cit., p. 594 : « doch als man sah, dass das verlorene Lachen wiedergekehrt war, verbreitete sich der Sonnenschein des alten Glücks im ganze Hause. »
20Ibid., p. 593.
21Ibid.
22Ibid., p. 594 : « “Nein, die Kirche ist aus ! hörst Du das Zeichen ?” antwortete Jukundus lachend, als wirklich in der Ferne hier und dort die Glocken die Beendigug des Gottesdienstes verkündeten. »
23Gottfried Keller, « Jeremias Gotthelf », in : J. Fränkel, C. Helbling (éds), Sämtliche Werke, Berne-Erlenbach, Rentsch & Benteli, 1926-1949, t. 22, p. 78.
24Ibid., p. 105-106.
25Jeremias Gotthelf, Zeitgeist und Bernergeist, Berlin, Julius Springer, 1852.
26Gottfried Keller, « Jeremias Gotthelf », op. cit., t. 22, p. 46.
27« Das verlorene Lachen », op. cit., p. 547.
28« Dieses Bedürfnis mögt Ihr Theologen fühlen ; ich glaube aber nicht, dass Euere Theologie dadurch den Charakter einer lebendigen Wissenschaft wieder gewinnt, so wenig als die ehemalige Kabbalistik, die Alchymie oder die Astrologe noch eine solche genannt werden könnte. » Ibid.
29Ibid., p. 548.
30Ibid.
31Ibid., p. 550 : « Von diesem Augenblick an war aus den Gesichtern der beiden Eheleute jenes anmutige und glückliche Lachen verschwunden, so vollständig, als ob es niemals darin gewohnt hätte. »
32Ludwig Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen. Eine Auswahl aus dem Nachlass, op. cit., p. 525 : « Das Christentum sagt unter anderem, glaube ich, dass alle guten Lehren nichts nützen. Man müsse das Leben ändern. (Oder die Richtung des Lebens.) »