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Giacomo Leopardi, Zibaldone

Traduit de l’italien, présenté et annoté par Bertrand Schefer, Paris, Éditions Allia, 2019, 2 390 p.

Jean BOREL

À quoi comparer le Zibaldone de Leopardi ? À un volcan en perpétuelle éruption ? À un kaléidoscope en constante mutation ? En tous les cas, ce qu’il faut d’abord dire, c’est que cette œuvre au goût de « sabayon » – tel est le sens de Zibaldone ! – n’a aucun équivalent dans la littérature universelle. Est-ce un journal ? – Oui et non. Oui, parce que Giacomo Leopardi (1798-1837) ne quittait jamais ce « cahier » dans lequel il accumulait, en les datant, les observations, les pensées et les intuitions les plus diverses sur tous les sujets qui lui passaient par la tête et sans aucun plan préétabli : de la vie personnelle et intime à la philologie, de la linguistique à la sociologie, de l’anecdote à la poésie, de la politique à l’histoire, de la philosophie à la religion, de la métaphysique aux sciences naturelles. Non, parce que le « je » y est rarement narratif, et que ce texte rassemble aussi bien de brefs aphorismes que de véritables petits traités admirablement écrits et dont il espérait tirer par la suite de plus amples ouvrages ; et, surtout, parce qu’il pouvait très bien ne rien noter durant plus d’une année et tout d’un coup composer fiévreusement des dizaines de pages. Mais que se cache-t-il alors derrière les fulgurances de ce foisonnement d’idées aux allures apparemment décousues et restées inachevées ? Tout simplement, le tourment et l’expérience d’un esprit toujours actif, attentif, en dialogue avec lui-même et avec les autres, cherchant avec l’acuité géniale qui était la sienne, à capter peut-être un sens, et souvent un non-sens, à l’infinie diversité que nous offre l’observation de la nature et des cultures humaines. Et c’est bien parce Leopardi sent et sait que « l’histoire de chaque homme contient toute l’histoire de l’esprit humain, mais aussi l’histoire des nations » que le lecteur est tout de suite pris par sa lecture, car il ne peut que se reconnaître lui-même dans les questionnements les plus intempestifs et les continuels allers et retours de ce parcours de vie. Pour Leopardi, « les choses ne sont ce qu’elles sont que parce qu’elles sont ainsi. Une raison préexistante à l’existence ou au mode d’être, une raison antérieure et indépendante à l’être et au mode d’être des choses : une telle raison n’existe pas et ne peut être imaginée. Par conséquent il n’existe aucune nécessité pour aucune existence. Comment pourrions-nous imaginer un Être nécessaire ? Quelle raison a-t-il hors de lui et avant lui pour qu’il existe et qu’il existe de cette façon et éternellement ? La raison est en Lui-même, dit-il, et c’est là l’infinie perfection ». Sans être détruite, l’idée de Dieu n’en est donc que plus forte : « Ego sum qui sum (Je suis qui je suis), c’est-à-dire je porte en moi ma raison d’être : grandes et remarquables paroles ! S’exclame-t-il, c’est ainsi que je conçois l’idée de Dieu en ce monde » (p. 768). Dans l’impossibilité de donner un aperçu, même aussi succinct qu’il puisse être, de la prolixité et de l’entrelacement des argumentations, réflexions et développements qu’il fait sur tous les thèmes qu’il aborde librement et sans aucun plan préétabli, qu’il suffise de rappeler ce mot de conclusion provisoire : « Les œuvres de génie, dit-il, consolent toujours, raniment l’enthousiasme et, en évoquant et représentant la mort, elles rendent momentanément à l’âme cette vie qu’elle avait perdue : ce que l’âme contemple dans la réalité l’afflige et la tue, ce qu’elle contemple dans les œuvres de génie qui imitent ou évoquent d’une autre manière la réalité des choses, la réjouit et lui redonne vie ». Pouvait-il mieux parler de son propre Zibaldone ? À chaque lecteur d’en juger par lui-même. Nous saluons le travail tout-à-fait exceptionnel qu’a fait Bertrand Schefer pour nous donner une traduction précise, fluide, agréable et vivante de ce texte-fleuve absolument incomparable, et pour les notes judicieuses et indispensables à la compréhension qui accompagnent chaque page. Nous saluons également le soin qu’il a pris de traduire non seulement les deux index inachevés que Leopardi avait commencé de préparer pour une éventuelle publication : Pensée de philosophie variée et de belle littérature et Malheur de connaître son âge, mais également son Fichier, l’Index de mon Zibaldone de pensées, commencé le 11 juillet 1827 à Florence, et le Polizzine ou Thèmes mentionnés dans l’Index. Suivent enfin le Polizzine ou Thèmes non mentionnés dans l’index, la Table des éditions des principales œuvres citées dans le Zibaldone, l’Index complet des noms de personnes, œuvres, écoles, pays et populations cités et l’index de tous les thèmes abordés par Leopardi. L’impression sur papier bible et le choix des caractères ont aussi été faits avec le plus grand soin. Nous avons donc là une remarquable édition de référence et de travail.