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Vers quelles communautés religieuses au cœur de quelle société ?

Un essai de faire fructifier les travaux de Michel de Certeau

Pierre GISEL

Université de Lausanne

1. Reprise en forme de premiers balisages

Michel de Certeau est inclassable. Il est en même temps beaucoup lu, et dans des milieux intellectuels très différents. Ses approches renouvellent les perspectives sur le social, le culturel, le politique. Elles remettent aussi sur le métier les thématiques liées au religieux, tant dans ce que ce dernier peut présenter d’une consistance propre, articulée au social et au culturel, que dans ce qui s’en joue sourdement au sein du même social et culturel. Et sur ces deux axes, Certeau se montre très attentif aux diverses redistributions qui, conscientes ou non, affectent les réalités du religieux, et du coup très attentif aux modifications de ses formes.

Chez Certeau, l’horizon est d’emblée pluridisciplinaire. C’est qu’il est à la fois historien, théoricien de l’écriture de l’histoire, anthropologue, philosophe, interprète du contemporain, et participant du mouvement psychanalytique de frappe freudienne, plus précisément lacanienne. Il est aussi très attentif au « spirituel », qu’il réexamine et scrute de fond en comble ; il est même, à mon sens, habité d’un théo-logique, sur mode indirect et de manière renouvelée mais forte, un théo-logique comme motif qui travaille le social et l’humain – et ainsi susceptible d’une interrogation d’amplitude large –, non comme ce qui peut commander le développement d’une intelligence articulée à des discours institués à justifier ou à reprendre de l’intérieur.

Chez Certeau, la pluridisciplinarité est à l’œuvre dans un geste et des manières de faire où différentes disciplines sont mobilisées ensemble, intégrées à une forme d’interrogation propre et s’en trouvant du coup, toutes, modifiées. C’est que son travail se déploie selon les axes de questions transversales, touchant à ce qu’on ne sait pas ou plus penser, ni même appréhender, voire à du refoulé. Certeau se meut ainsi dans un espace hors des frontières disciplinaires reconnues, obligeant à réfléchir à ce qui fait leurs circonscriptions, avec les diversités historiques qu’elles ont connues ainsi qu’avec ce qui les affecte aujourd’hui d’une sourde perte de pertinence quant au social même, à ce qui y bouillonne et s’y passe.

Sur le religieux, Certeau est original. Il l’est touchant ce qui fait ou a fait la circonscription du religieux, ce qui passe chez lui par une focalisation sur des déchets, des restes et des réemplois, du transit, des bricolages et des braconnages1, dont le socioculturel contemporain offre bien des illustrations. Et il l’est touchant ce qui s’y joue en dernière instance – et de fait –, rien de moins que de l’« hétérologique »2, que ce motif soit avoué, différé, refoulé ou dénié.

Certeau est décalé des institutions, s’installant même dans l’écart ; et il part du contemporain, à déchiffrer, non de références accréditées ou léguées, même si le passé et les héritages y ont leur rôle – on y touche d’ailleurs à l’une de ses interrogations récurrentes –, mais non comme point de départ. En même temps, et cela peut surprendre à un premier regard, ou à un regard extérieur, il n’a jamais abandonné la Compagnie de Jésus ; on l’a souligné dès l’Introduction au présent dossier, ajoutant que la production certalienne était animée par des interrogations et des inquiétudes dont le caractère théologique ou spirituel évident ne peut être séparé du reste de ses écrits, ceux qui sont plus délibérément consacrés au social ou à l’histoire, mais qui, en leurs déploiements les plus positifs ou les plus objectivés, sont justement animés ou sous-tendus d’une veine, d’une quête, d’un questionnement qui en hérite ou en est porté.

J’ai déjà eu plusieurs fois l’occasion de dire ma dette à l’égard de Michel de Certeau3. En sous-main, elle joue probablement plus que je n’en ai eu spontanément conscience ou ne me le suis explicité, et du coup plus que je ne l’ai indiqué dans mes textes. Par-delà tel motif ou telle posture, une proximité peut se repérer dans la manière de travailler, se déployant hors des disciplines et des champs constitués – que ce soit sur le social et le culturel ou sur le religieux et les religions –, dans, aussi, une attention déterminante accordée au refoulé, au non-traité ou à ce qu’on ne sait plus comment aborder4, dans ce qui, encore, fait le théologique, une interrogation entre des positivités à travailler et un regard sur ce qui s’en échappe, deux soucis ici tenus ensemble. La présente contribution sera l’occasion d’en marquer un nouvel aspect, autour de la question des rapports entre ce que sont, d’une part, radicalement et comme tels, le monde et les corps5 et ce qui, de l’autre, tout aussi radicalement, relève de l’ordre de Dieu qui, en en appelant à ce qui n’est pas d’ici, décale, inquiète, suspend et ouvre6. J’expliciterai en quoi la question de cette mise en rapport – ou en « non-rapport », dirait Maurice Blanchot – est aujourd’hui centrale dans la manière que les traditions et autres réalités religieuses ont de se positionner face à la société.

Au titre d’héritages de vocabulaire – mais cela dépasse le strict choix des mots –, je note une série de termes. D’abord, le motif d’un geste que l’humain est appelé à inscrire dans le monde, un motif central et qui fait l’humain, mais un motif qui, en même temps, condense ici ce que peut ou doit être l’évangile à l’œuvre, disant du coup la « forme » ou le « style » de vérité en jeu, qui relève d’une configuration du monde et de l’existence, toujours située, non d’un énoncé qui l’exprimerait directement, l’aurait saisie et pourrait la proposer, à « croire » par exemple. J’ai souvent usé de ce vocabulaire du geste, et on le trouve aussi, avec celui de style, chez Christoph Theobald, jésuite parisien ayant appartenu un temps à la même communauté que Michel de Certeau, au 15 rue Monsieur. Chez Certeau, ce geste a forme d’« écart », de « pas-de-côté », de « décalage ». Ensuite, le croire dit et pensé comme acte plutôt que comme adhésion ou refus apposé à une proposition donnée. C’est central chez Certeau7. Chez moi aussi, comme chez Joseph Moingt8 qui, à la même rue Monsieur, mais alors beaucoup plus longuement, a été proche de Michel de Certeau – l’un des plus proches parmi les jésuites. Je note encore que le spirituel est lu et travaillé comme révélateur d’un culturel et d’un social donnés9, ce que j’ai pour ma part beaucoup décliné à propos du religieux, dans ce vocabulaire même. Enfin, toujours au titre d’un parallèle, la perspective qui veut qu’une position religieuse, voire théologique, soit, dans sa teneur même, foncièrement un fait d’adaptation, sur fond non choisi, et donne forme à une manière de « répondre aux questions du temps », qu’on l’ait explicité ou non, qu’on en soit conscient ou non10. Ainsi, et pour exemple, de la Réforme protestante, mais qui n’est qu’une cristallisation parmi bien d’autres mouvements ou figures de la première modernité travaillée par Certeau11, répondant à sa manière, comme toutes les autres et chacune pour sa part, à des questions de l’époque, des questions nouvelles et émargeant à une conjoncture inédite qui en conditionne la disposition, voire le dispositif, si ce n’est l’arrangement qui, à chaque fois, sur cet arrière-fond donné, diffère12. On le voit, j’avais annoncé une similitude ou un héritage de vocabulaire, mais, tout bien considéré, le parallèle – la marque, non délibérée – va loin.

2. Une position de fond originale

Chez Michel de Certeau ne cesse de se déplier une attention donnée aux corps, sociaux et individuels – tous mortels –, tout en focalisant, en même temps et en tension, sur l’« hétérologique », ce qui échappe ou excède, avec du coup une très forte sensibilité aux ruptures, aux discontinuités, aux brisures, ainsi qu’à une inadéquation de fond du sujet humain et de ses discours à l’endroit du monde et de la vérité. En est entraînée une interrogation tant sur ce qu’est le sujet que sur ce à quoi il est exposé et ce qui l’institue, ou ce qui le travaille et ce qu’il instaure.

Avec Certeau, on n’a pas affaire à une critique de l’institution du type de celles qui ont pu se développer dans les années 1960, notamment en matière d’Église13, ni non plus à une critique analogue à ce qu’on a pu voir dans une veine du protestantisme libéral, par exemple à la fin du XIXe siècle et avant 1914-1918. On n’a, chez lui, ni déni, ni refus, illusoire et aveugle, du moment institutionnel, ni non plus le fantasme correspondant qui en appelle à une « origine » supposée vraie, native et pure, que l’histoire, avec ses institutions justement, aurait trahie. Certeau s’en démarque au contraire très vivement14.

Une attention déterminante est accordée aux corps, individuels et sociaux, des corps mortels mais en même temps traversés de désirs, de risques aussi, du coup des corps toujours particuliers et singuliers, comme Certeau le souligne de manière récurrente. Cette attention aux corps va de pair avec celle qu’il accorde à l’espace – je la crois décisive –, aux « lieux » et aux « places » occupées, qui délimitent à chaque fois une « tâche » propre15. Certeau s’inscrit ainsi dans une autre orbite que celle qui a souligné la primauté du temps et a entendu y suspendre le spécifique de l’humain, tout particulièrement dans sa condition « devant Dieu », pour le dire en résonnances kierkegaardiennes. Où se trouvait valorisé l’« événement », au détriment du prendre-corps justement, et un événement d’abord saisi comme rupture et nouveauté quasi toute autre ou toute suspendue à ce qu’elle ouvre. On sait le profit qu’en ont fait Barth et Bultmann (en découla ladite théologie dialectique dont on a à mon sens chèrement payé la dimension déstructurée et déstructurante), d’autres aussi, sinon à leur suite, du moins en parallèle. On pensera encore, hors théologie et hors positionnement chrétien, à la primauté – en l’occurrence, l’exclusive – accordée à l’événement sur toute positivité et antécédence chez le philosophe de la gauche radicale qu’est Alain Badiou16, ou au « décisionnisme » du juriste un temps engagé aux côtés du nazisme que fut Carl Schmitt, qui ramène tout à une « souveraineté » déclassant l’entier de l’ordre différencié des médiations17, ou encore, récemment, au sinologue et helléniste François Julien s’emparant de la question chrétienne18. Chez chacun, l’événement est validé au détriment de ce que Certeau met de bout en bout en avant : les positivités dans lesquelles l’événement s’inscrit – qui l’ont même requis, voire provoqué –, auxquelles il émarge et au sein desquelles il opère. Et comme le dit Denis Pelletier, chez Certeau, un « événement déclencheur prend sens dans l’a posteriori du déplacement auquel il a donné lieu »19.

On aura compris que valoriser les corps comme lieux de travail obligés et lieux d’existence décisifs ne conduit pas, chez Certeau, à les investir comme fin, ni n’entend qu’il y ait à s’y intégrer ou, pour commencer, à les appréhender et à les valider comme totalité à épouser. Lire Certeau, c’est au contraire d’entrée, continûment et selon variations multiples, se trouver aux prises avec un procès, toujours en cours quoique souvent refoulé, d’altérités qui résistent et « altèrent », un procès surplombé d’un hétérogène qui troue, infuse ruptures et discontinuités, provoque avènements et exclusions, sur fond de décalage et d’excès. On touche même là un axe déterminant chez Certeau, à l’encontre des totalisations, à tous niveaux d’ailleurs, individuel, social, spirituel, ecclésial. C’est que l’humain – les sociétés aussi – se tient hors fondement et assurance20, toujours relancé, en itinérance poursuivie, en voyage jamais achevé ou sans cesse à reprendre21, en instauration chaque fois différente, et vivant du geste d’un dif-férer et d’écritures qui en répondent, auxquelles donner lieu et forme.

Si Certeau prend au sérieux l’institutionnel, c’est donc non sans en instruire une critique, mais opérée à même son donné ou son corps ainsi que sur les fondements dont il s’autorise au gré d’un geste certes divers selon les choix et les moments, mais toujours porté par la même propension égarante et égarée – parce qu’idéologique –, en ce qu’elle oublie les jeux que toute cristallisation d’identité entretient constitutivement avec de l’altérité, des différences, du non-intégrable. Au gré d’un tel geste, on se replie en effet sur sa consistance et ses bien propres, comme s’il y avait d’abord à assurer la suite d’un groupe donné. À ce propos, ce que Certeau dit de la tâche de la théologie mérite d’être relevé. La théologie n’a pas, écrit-il en effet, à « restreindre à l’idéologie d’un groupe particulier (chrétien) la base de [sa] réflexion », une formule qu’on retrouve dix pages plus loin, alors assortie d’un « corollaire » précisant que sa « tâche ne saurait donc être entreprise à l’intérieur d’institutions qui privilégient leur inféodation à une Église »22.

La priorité accordée par Certeau aux corps et aux lieux n’exclut en rien une attention aiguisée à ce qui surgit, arrive ou advient : de l’imprévu, de la dissidence, de la nouveauté, bref, de l’événement. Les deux dimensions s’articulent plutôt l’une sur l’autre, renvoient même l’une à l’autre, réciproquement mais non en complémentarité où l’une apporterait à l’autre ce qui lui manque. C’est qu’elles s’articulent l’une sur l’autre à partir même de ce qu’elles sont, chacune pour sa part. Ici, pas de corps, individuels et sociaux, sinon travaillés d’altérités qui les déstabilisent ; et pas d’événement, sinon provoqué par un donné positif qui s’impose.

On a donc affaire à une prise en compte délibérée des lieux et des espaces, mais ces lieux et espaces émargent à une temporalité déployée, scandée de discontinuités et de ruptures. Le temps est fait de ce qui passe, mais est occasion aussi de ce qui s’y passe ou y arrive – de l’événement et de l’instauration effective –, qui est justement lié à du donné contingent et fécondant, à contester aussi, mais plus alors à subvertir qu’à dépasser ou dont se libérer. Et là, le donné, positif et non choisi, est non seulement ce qui conditionne et stimule, mais aussi ce en quoi il y à inscrire, ou à incarner, ce qui peut faire événement et ce qui instaure, pour qu’ils y soient opérant ou y marquent déplacement. L’horizon de Certeau est d’ailleurs significativement celui de l’action et des pratiques23, de leurs gestes et des traces qui en sont laissées, témoignant d’une visée, d’une insatisfaction, d’une quête et d’une riposte.

Se décaler des traditions et des communautés porteuses n’est pas en faire l’économie, ni en amont, comme lieu d’où l’on vient, qui nous conditionne et nous provoque, ni en aval, comme lieu qui nous requiert. Et savoir que l’on habite de l’institutionnel et de l’imaginaire n’entraîne pas qu’on en disqualifie la donne, mais qu’on la travaille et qu’on fasse travailler ce qui la sous-tend et la pose, non en vue d’en répéter un état donné – ni non plus en vue de la mettre simplement au goût du jour ou d’y aménager de l’adaptation –, mais en se greffant sur les jeux que cet institutionnel et cet imaginaire cristallisent et les déplacements qu’ils permettent, aussi vrai qu’ils ne relèvent ni d’une nature, mais s’en décalent, ni d’un idéal, mais en contrecarrent le rêve ou lui donnent la chance de se faire productif.

Au final, avec Certeau, on n’est pas dans le ou-bien ou-bien d’alternatives entre les termes desquelles il conviendrait de choisir, l’un étant vrai ou à valider, l’autre faux ou à récuser (on échappe ainsi à l’oscillation entre la défense d’une consistance du groupe, avec ses affirmations doctrinales, et l’ouverture sur un extérieur ; de même qu’on échappe à l’opposition d’un privilège donné à la seule temporalité, avec ses irruptions et ses advenues, ou au contraire aux seules données d’une spatialité en ses étendues consistantes et leurs déploiements positifs), ni n’est-on dans le et-et, fait de deux positions tout à la fois à prendre en compte et à dépasser dans une synthèse supérieure. On est plutôt dans un ni-ni24, ni le simplement « c’est cela », où s’installer, ni le simplement autre, évanescent, mais aux prises et en débat avec ce qui travaille chacun, en son cœur, et du coup le relance. Un ni-ni qui est bien ainsi, en un sens, un et-et, mais dans les termes desquels chacun demeure et se trouve même sanctionné. C’est qu’il y a foncièrement en travail du « réel », toujours en inadéquation et excès. D’où, au fait et au prendre, tant des « restes », significatifs, que du « refoulé », instructif, dont la prise en compte par Certeau fait qu’on quitte la vision d’une sécularisation unidimensionnelle et unilinéaire, qui transposerait un donné appréhendé hors le jeu de l’hétérologique dans lequel il est pris et dont il témoigne à sa manière, comme si ce donné, tenu pour illusoire et faux parce que religieux, pouvait être repris sous forme émancipée et humanisée, mais alors, et tout autant, hors problématisation et hors tout jeu d’un hétérologique. La première forme en était affirmée pour et en elle-même, la seconde l’est de la même manière et, des deux côtés, ce qui fait l’humain est méconnu, dénié, réprimé. C’est que, pour ce qui est ici en cause, il n’y a pas de sécularisation heureuse marquant une fin de l’histoire, pas plus qu’il n’y avait auparavant de religieux condensant un accomplissement achevé et bon en lui-même.

3. Fonction et formes des communautés religieuses dont, pour le christianisme, l’Église

Je me suis efforcé jusqu’ici de profiler ce qui fait l’originalité de la position de Michel de Certeau. Il convient maintenant d’aborder ce qu’annonce le titre de ma contribution, de front j’entends, parce que la thématique commandait déjà l’horizon de ce qui précède.

Je vais donc focaliser le regard sur la question de la place et de la forme, possibles et à mon sens requises, des « communautés religieuses » dans la société contemporaine – en langage juridique français, les « cultes » – ou, pour ce qui concerne le christianisme, la place et la forme de l’Église. Avec l’ambition de baliser quelques pistes à partir d’une lecture de Certeau, de ses diagnostics et des perspectives qui peuvent s’en ouvrir. À cette occasion, je poursuivrai ce que j’ai esquissé dans Sortir le religieux de sa boîte noire, mais déjà dans Qu’est-ce qu’une tradition ? Ce dont elle répond, son usage, sa pertinence25, et dans plusieurs contributions et articles de ces dernières années26.

Relevons-le d’entrée, depuis le temps qui a vu se nouer le travail de Certeau, plusieurs décennies se sont écoulées, une cinquantaine d’années pour plusieurs des textes en référence. Dit en un mot, pour ce qui concerne la société, la dissémination, la pluralité – de forme et de statut –, l’individualisation, toutes choses bien perçues par Certeau, sont encore plus fortes aujourd’hui, sur fond de société liquide, selon le vocabulaire cher à Zygmunt Bauman, ou désinstitutionnalisée. Quant à l’Église, elle a encore plus perdu de sa consistance et de sa capacité structurante, au moins au plan social d’ensemble, se retrouvant dès lors de fait en diaspora, ce qui induit d’autres positionnements – souvent, d’autres tentations27 – et rouvre le débat sur ce que doivent ou devraient être ses tâches, la fonction assurée, pour commencer.

Dans la section qui s’ouvre, je m’appuierai plus particulièrement sur La faiblesse de croire auquel j’ai déjà renvoyé, central pour le présent propos, sur L’Étranger ou l’union dans la différence28 qui profile une position de fond que je rejoins, ainsi que sur Le Christianisme éclaté29. À l’arrière-plan se tiennent aussi, mais je n’y renverrai pas spécifiquement, ses travaux tant sur le spirituel et la mystique, son premier champ de travail dont le motif n’a cessé de l’accompagner, que liés à la psychanalyse.

3.1. Diagnostics et motifs directeurs

À noter d’entrée, Certeau n’aborde jamais la question de l’Église – ni, plus globalement, celle du christianisme – sans s’efforcer de cerner d’abord la donne sociale dans laquelle elle prend place. Se tient en ligne de mire ce que le contemporain fait à et de la religion, non détachable au demeurant de ce qui advient au et du socioculturel même, dont un état du religieux ou du spirituel est un symptôme, non une cause bien sûr. Cette manière de faire est à mon sens décisive. Il convient en outre d’y bien marquer que Certeau n’entend pas ouvrir sur un programme de simple adaptation, comme si les Églises restaient rivées à des positions passées et obsolètes et qu’il faille les inviter à en sortir. C’est, pour commencer, que de fait elles s’adaptent toujours, le voulant ou non, voire le sachant ou non ; la question n’est donc que celle du comment. Et vu qu’il est foncièrement attaché à ce qu’au cœur d’un socioculturel donné elles soient productives, fécondes et structurantes, Certeau va mettre régulièrement en cause des positionnements qui leur viennent, sans qu’elles en soient conscientes, de ce que ce socioculturel induit ou sourdement demande, qu’elles ne voient pas, dont elles ne savent ni prendre distance, ni a fortiori instruire une critique. Les Églises prennent du coup trop facilement place sur le terrain d’une dissémination sociale et d’une simple pluralité d’éparpillement, et dès lors sur un marché libre de spiritualités au mieux compensatoires, quitte à se « folkloriser » – un terme fréquent chez Certeau30 – non sans, à l’interne, se « décomposer ».

Les organes de presse des Églises – comme les interventions de leurs pasteurs dans les journaux hors sérail, quand un lieu leur est encore réservé – attestent de ce glissement. Qu’on puisse parler de l’Église ou évoquer ses références, Jésus ou autre, en réjouit en effet les responsables31. Ils se pensent même payés pour en placer la mention, alors qu’il y a environ cinquante ans, l’ambition était plutôt, pour reprendre la formule du rédacteur en chef d’un organe de presse protestant romand, de proposer un « commentaire évangélique de l’actualité des hommes » ou une « herméneutique de la vie »32, ce qui est tout autre chose. On partait alors du social et de l’humain, pour les mettre en perspective – originale s’entend, mais restant de bout en bout une mise en perspective du réel de tous –, en s’expliquant avec ce qui s’y joue, quasiment en corps-à-corps.

Écoutons Certeau : « nous allons sans doute vers une civilisation où l’étalement et l’uniformisation technocratiques auront pour compensation la multiplication de petites unités favorables à la communication personnelle », du coup à des références internes à tel groupe et ainsi « partagées ». Lucide, ce constat d’il y a cinq décennies se trouve aujourd’hui à l’évidence confirmé. Et ces nouvelles manières de faire, de se positionner et d’intervenir, s’inscrivent sur un horizon mondialisé, lui aussi anticipé par Certeau : « l’organisation socio-économique se complexifie, se rationalise, s’universalise, efface les frontières », d’où, décisif pour notre propos : « la possibilité d’interventions qui [cessent] progressivement de s’articuler sur des [...] collectivités pour devenir [un] champ international »33. À l’arrière-plan a joué un long processus qui « a dissocié des langages culturels un sens spirituel, aujourd’hui en quête de repères adéquats »34, une dissociation que l’internationalisation évoquée – on dirait aujourd’hui la mondialisation – ne peut que renforcer. Sur le fond, le constat est analogue à celui que fait Danièle Hervieu-Léger, il y a « exculturation » du religieux, ici spécifiquement du christianisme35.

Concrètement coexistent aujourd’hui dans l’ordre chrétien

deux courants [...], bien différents, celui qui se place sous le signe de la « sécularisation » et celui que j’appellerai « mystique » ou « charismatique ». L’un vise à investir le christianisme en des tâches sociales et politiques, qui deviendraient le langage véritable et caché de la foi. L’autre est [fait d’]irruptions marginales, festives, priantes, ou prophétiques [...] au nom de Jésus36.

Deux stratégies, d’adaptation toujours – si ce n’en est le projet, c’en est en tout cas le fait –, que Certeau met à distance et dont il invite à s’écarter. C’est que, les suivant toutes deux ou l’une ou l’autre37,

on en est venu à cette longue hémorragie qui vide en silence des structures [...] exsangues, coquilles abandonnées par la vie, et, parallèlement, à la prolifération de petits groupes qui cultivent la joie d’être ensemble et de construire un discours à la place du corps qui n’existe plus38.

On doit ici prendre acte – Certeau le faisait, et le processus s’est plutôt renforcé depuis, sauf raidissements identitaires alors en forme de sectarisation, soft ou hard – d’un « amenuisement des médiations ecclésiales » et de ce que ces médiations sont mises en cause à l’intérieur même des Églises39. Certeau en annonçait par ailleurs une fin : « on peut considérer comme close la période pendant laquelle les chrétiens pouvaient s’en tenir à des cris et à des protestations contre l’“institution” ». Proposition trop optimiste ? Non, quant à l’anticipation de ce qui allait venir, ni du coup comme invitation à sortir du type de contestation alors en cours, mais oui, si l’on considère ce qui en a été fait : la question « sérieuse », poursuivait-il en effet – et question qui reste –, est de savoir comment une communauté va pouvoir à la fois « se situer par rapport au corpus de signes et de textes qui lui indiquent une singularité chrétienne » et « s’articuler sur les pratiques et les organisations sociales »40. Sur le suivi alors donné – ou non donné –, on ne peut en effet qu’être pessimiste.

S’imposait ici, pour Certeau, la prise en compte d’une « généalogie » dans laquelle s’insérer, pour qu’« une identité antérieure à nos choix [devienne] l’un des lieux où s’effectue l’écart d’une pratique actuelle [...] où se marquent [...] le risque, le labeur et l’originalité d’une différence »41. S’y profile une nécessité sociale – une nécessité pour le bien de la société comme telle tout autant que pour ce qu’il peut en être, en son sein, de communautés religieuses –, mais elle est aussi, chez Certeau, ce qu’ouvre, permet et revendique un Dieu – ici le Dieu chrétien – « séparé, ab-solu ou délié » qui « interdit » toute « fusion dans une totalité immanente »42. Je souligne ces derniers mots : ils condensent une ligne de fond que Certeau décline en divers registres, sociaux, culturels, existentiels, spirituels. La scène alors convoquée est celle d’un « christianisme [qui] n’est que quelque chose de particulier dans l’ensemble de l’histoire des hommes », sachant en même temps que « l’histoire [...] nous établit dans un lieu particulier »43.

Toujours en référence au Dieu chrétien – mais le propos peut valoir plus largement –, Certeau souligne qu’une communauté ne peut naître qu’en lien à « une exigence de nomination » spécifique : « elle se constitue socialement parce qu’il y a quelque chose d’autre à dire ». Une rupture est donc « essentielle » : « pour qu’une expression soit possible, il faut ouvrir un espace de parole et, pour cela, pratiquer une coupure dans le corps social »44. En lien avec cette posture intrasociale – un lien non direct mais néanmoins obligé –, il convient de maintenir une coupure « fondatrice », celle qui « fait de la religion [chrétienne] une relation à une altérité irréductible, et pose l’inaccessibilité de l’Autre en même temps que sa nécessité »45. Cela vaut contre les tentations des Églises d’aujourd’hui que diagnostiquait Certeau, spécifiquement celle de se défendre « avec les vérités insignifiantes de Monsieur-tout-le-monde » et de s’identifier « à des lieux communs »46.

C’est toujours une limite qui « pose le sens », et il n’y a pas à faire primer de « bons sentiments », « comme si les différences ou les conflits n’existaient pas ». En dernière instance, et contre un « universalisme de légende » (celui qui, notamment, « invente des “chrétiens implicites” »), Certeau renvoie la limite à « un acte de différenciation qui pose à la fois un lieu et son au-delà », et il n’invite pas à un dépassement, encore moins à un effacement, mais à « un travail sur la limite qui [...] déplace, alors que les discours et les institutions circonscrivent les places [...] occupées »47. Mais ce déplacement suppose une pratique qui ne s’évanouisse pas « dans l’indéterminé » où, « faute de pouvoir agir par rapport à quelque chose de particulier (théoriquement énonçable et sociologiquement repérable), on ne sait plus ce qu’on fait ». Il s’agit au contraire de « proportionner des ruptures (contemplatives, prophétiques, missionnaires, sociales, politiques, etc.) à des clôtures (institutionnelles, théologiques, etc.) »48.

Un dernier mot, pour préciser que le jeu de limites et de déterminations qui situent et assignent est celui de particularités à la fois assumées et travaillées. Le rapport à l’autre y est central, à la fois parce qu’une différence est posée – la sienne propre, tout autant que celle dont on se distingue – et parce que cette différence même continue sourdement à interroger, voire à intriguer, ne serait-ce que pour se comprendre et comprendre ce qui nous fait vivre, avec ses chances et ses risques, ses forces et ses faiblesses. Poser une différence n’est donc pas exclure, mais, à l’inverse de ce qu’on est spontanément porté à penser, c’est être ouvert par l’autre et ouvrir sur l’autre, sans le réduire à soi, ni l’intégrer à un commun uniformisant. Certeau peut ainsi écrire, sur le fond et quant à l’humain même : « chacun de nous ne peut pas vivre sans ce que nous ignorons, sans un au-delà de nous-mêmes que nous ne connaissons plus, ou pas encore, ou que nous ne connaîtrons jamais ». Ou : « chaque moment, [...] comme chaque groupe historique reçoit une signification dans la mesure où il est inséparable de ce qu’il ne dit pas » ou en ce qu’il « trouve sens dans sa relation avec ce qu’il n’est pas [en dernière instance, précise-t-il : Dieu] ». Et cela vaut pour toute coagulation sociale : « toute société, écrit-il, se définit par ce qu’elle exclut »49, y compris l’Église, sauf à s’évanouir comme corps repérable et corps où peut se passer quelque chose, en ce sens : de l’événement et ce qui s’y noue.

Au reste, c’est l’ensemble du livre ici suivi qui plaide pour l’étrangeté et la différence. Ainsi : « l’Étranger est à la fois l’irréductible et celui sans qui vivre n’est plus vivre », un renvoi où se superposent une évocation de Dieu et les étrangetés réelles et différenciées dont on fait l’expérience au cœur du monde, ou de par le monde même. Ce qui ne peut que conduire à repenser le commun, « union dans la différence », annonçait le titre de l’ouvrage, une union où la différence n’est pas réduite, mais doit au contraire, me semble-t-il, être rendue fructueuse, dans l’exposition de chacun à chacun. Certeau écrit : « la non-identité est le mode sur lequel s’élabore la communion ». Valider la différence, pour l’humain et, sur cette base, pour le social, vaut contre une « tranquillité » faite d’« indifférence » et de « scepticisme », voire d’une conviction « molle » et précautionneuse, ou d’un rêve de « paix étrangère à la terre », hors « confrontation », conflits et reconnaissance50. L’ouvrage valide au contraire un faire-face réel, seul fécond, et l’auteur intitule son dernier chapitre « Apologie de la différence », où il stigmatise notamment la « maladie [du] besoin d’être identique »51.

Luce Giard écrira que Michel de Certeau avait « une conscience aiguë des différences, trouvant dans le pluriel de la diversité ce qui assure à une société sa vitalité et sa force d’invention » (je souligne). Dans le même texte, elle rappelle une phrase de Jacques Revel, avec qui Certeau avait travaillé : « “Politique est le projet de celui qui veut surprendre l’invention de la société” »52. Or Certeau n’a cessé d’être attentif à cette invention, nouée au creux de ce qui fait nos conditionnements historiques, et l’étudie ainsi. L’histoire avance, dialectiquement si l’on veut, avec des réemplois qui supposent rupture et invention ; l’ignorer, c’est « juger superficiellement de l’homme et se rendre incapable de le former en lui révélant, par l’histoire qui l’a fait, l’histoire qu’il doit faire » (je souligne les deux dimensions à considérer)53.

On peut estimer que Certeau démystifie les « Révolutions »54, mais c’est au profit de ce qu’il nomme, d’une expression qui sera souvent reprise, « rupture instauratrice »55. Elle est inventive, tout en naissant au creux de ce à quoi en appelle Certeau et dont il vit, « une participation effective à la société, une complicité avec ses ambitions et ses risques, un engagement dans les conflits »56. En dernière analyse, l’observation des sociétés se couple, chez Certeau, à une théorie de l’action (je l’ai signalé ci-dessus n. 23). On y aura quitté la pure description57, mais c’est aussi parce que l’objet des sciences humaines et sociales s’est dérobé, comme il en appert en matières religieuses, mais selon un phénomène qui touche aujourd’hui toute approche de ce qui fait l’humain et le social58. Et parce qu’une attention décisive est donnée à l’action, on va focaliser sur des enjeux. Comme l’écrivait Isabelle Ullern-Weité, s’impose ici « l’enjeu plutôt que le fondement de l’épistémologie », sur fond de ce qui doit toujours à nouveau être une « inscription », incarnée, plutôt qu’une « échappée »59, et être lu ainsi.

3.2. Extase et fin du monde, ou décalement du monde pour y inscrire et y lire des pratiques et des figures ?

Je vais m’arrêter sur le texte énigmatique – au moins à un premier abord et de toute manière susceptible de plusieurs lectures – « Extase blanche », que Luce Giard a placé à la fin de La faiblesse de croire. Un texte « testamentaire » et annonciateur de « l’ange de la mort », écrit-elle dans les dernières lignes de l’ouverture qu’elle donne au volume.

La lecture que j’en propose ici ne saurait en épuiser ni les richesses ni les plurivocités. Je n’en prends qu’une ligne de réception possible, sur un horizon qui doit rester ouvert, une ligne qui va permettre de rassembler les divers traits dont j’ai fait état dans les pages qui précèdent.

Lisons le texte. Quatre pages. L’ouverture d’abord, à quoi répondront les dernières lignes : un moine, Syméon, s’adresse à un visiteur qui arrive de « Panoptie », « un pays lointain » (on ne peut pas ne pas penser au panoptique de Jeremy Bentham repris par Michel Foucault, la construction pénitentiaire qui permet de tout voir). « Comment décrire, dit le moine au visiteur, le but exorbitant de la marche millénaire [...] des voyageurs qui se sont mis en route pour voir Dieu ? ». On y est : la question, c’est le voir et, en l’occurrence, rien moins que voir Dieu. Or, poursuit Syméon, beaucoup rapportent une « tradition ancienne » affirmant « que plus il y a vision, moins il y a de choses vues ; que l’une croît à mesure que les autres s’effacent » (on aura reconnu une veine souvent présente dans les textes mystiques). Et, notons-le bien, cette vérité est en contraste avec ce que nous pensons spontanément : « nous supposons, nous, que la vue s’améliore en conquérant des objets », alors que « pour eux, elle se parfait en se perdant ».

Il est certes ici question de Dieu, mais la portée dépasse ce qui pourrait être un objet (Dieu n’en est d’ailleurs justement pas un, ni chez Certeau, ni dans la meilleure tradition théologique chrétienne). Et spécifiquement en rapport à Dieu, ce qui y est dit a sa part de vérité, forte. En même temps s’y ouvrent des abîmes concernant ce qu’est le monde. Le passage que je lis ouvre sur : « voir Dieu, c’est finalement ne rien voir [telle quelle, une position traditionnelle, encore une fois], c’est ne percevoir aucune chose particulière, c’est participer à une visibilité universelle qui ne comporte plus le découpage de scènes singulières, multiples, fragmentaires et mobiles dont sont faites nos perceptions ». Ici, tout ce à quoi est attaché Certeau – en fin de compte, le monde même – sombre.

À l’articulation des deux premières pages, on retrouve l’opposition entre ce qu’on pense spontanément : « une meilleure vision doit nécessairement diminuer le nombre des choses qu’on ne voit pas », et la tradition ancienne rapportée, pour laquelle : « les objets ne s’aperçoivent qu’en se distinguant de ce qui est invisible ». D’où : « Supprimez ce que vous ne voyez pas, et vous supprimez aussi ce que vous voyez ». Et « alors se crée un grand éblouissement aveugle, extinction des choses vues ».

Il y a pour le moins ambivalence. On n’est pas dans une alternative où serait à répudier ce qui spontanément nous anime (de fait, une propension à chosification) et où serait à valider une autre voie qui le perce à jour et le dépasse (un voir-Dieu et un voir-le-monde selon-Dieu). C’est que « voir est dévorant » et que « les choses que nous voyons [...] sont des limites à son expansion » et qu’ainsi, elles « nous protègent », arrêtant « son océanique avancée ». On lit aussi, plus loin : « saisis d’une vision qui ne sait plus ce qu’elle perçoit[,] beaucoup se hâtent – inconscients ? – vers l’extase qui sera la fin de leur monde ».

Les alinéas suivants évoquent de la « mesquinerie », des « secrets », des « taches d’ombre » ou autres « usages d’un temps clandestin » (choses de consonances en principe négatives, mais, un peu comme chez Nietzsche et même s’il fait aussi l’apologie du « grand midi », les voies tordues sont requises), toutes manières de faire ou d’être qui « défendent les choses, et nous-mêmes, contre une transparence universelle ». Là, il semble bien que s’annonce ce qui guette et menace (et dans la lecture que je propose, on touche au point de perspective choisi).

À l’avant-dernière page, on lit, dans le même sens : nos auteurs anciens « savent, disent-ils, de quoi il est question : [...] un nivellement de l’histoire, une eschatologie blanche, qui supprime et “confond” tous les secrets ». Et, repris autrement mais peut-être est-ce identique : « “Nous voyons Dieu”, ou “Dieu nous voit”. Cela revient au même ». C’est qu’ici, « seul demeure l’acte, délié, absolu ». Mais alors, en fin de compte et comme avertissement : « la différence entre voyant et vu ne tient plus si aucun secret ne met le voyant à distance de ce qu’il voit, si aucune obscurité ne lui sert de refuge d’où constituer devant lui une scène » (je souligne).

En dernière page : « il n’y a plus d’interprétation si aucun secret ne la soutient et ne l’appelle. Il n’y a plus de paroles si aucune absence ne fonde l’attente qu’elles articulent ». Du coup « nos travaux s’engloutissent doucement dans cette extase silencieuse. Sans catastrophe et sans bruit, simplement devenu vain, notre monde, immense appareil né de nos obscurités, finit ».

Ambivalence à nouveau : se dit la marque d’un « lâcher-prise » qui a – comme la vanité du monde qui lui correspond – sa vérité60 ; mais quand même, persistant et organisant d’ailleurs la fin du texte : « l’extase [...] tue la conscience et éteint les spectacles », y lit-on, avant que le visiteur dise « enfin » : « en mon pays [...], l’expérience dont vous parlez est [...] banale. Tout y est déjà gagné par la clarté ». En lien avec le Dieu dont on s’était mis à la recherche, pour le « voir » ? Pas vraiment. Écoutons : « je voyageais en espérant découvrir un lieu, un temple, un ermitage où loger la vision » (je souligne). « Mais vos doutes me renvoient à ma plaine sans ombre ». Et, directement : « il n’y a pas d’autre fin du monde » (c’est la dernière phrase du texte).

« Fin du monde », un eschatologique donc, mais ici négatif, si j’en crois ma lecture, en outre déjà à l’œuvre ; probablement une face de la modernité. C’est qu’il n’y a de monde – et du coup de vérité possible, pour l’humain – qu’hors la pleine clarté ou, pour le dire autrement, que dans le jeu des distances et des différences, avec leurs moments d’ombre, là seulement où peut se nouer l’avènement des singularités, celles des paroles proposées et celles des sujets qui les portent, en toute particularité à chaque fois.

3.3. Propositions pour aujourd’hui

La lecture de Certeau a permis de dessiner un état du social et un état du religieux, conjoints, et de faire apparaître, en matières religieuses, les tentations qui s’y lovent ou, à vrai dire, les condensations en cours qui y prennent forme. Après les diagnostics, avec les ouvertures qui s’en profilaient en contraste, et après la parabole autour de la vision – vision quêtée de Dieu et vision du monde dans laquelle est entrainé un eschatologique séculier en train de se déployer –, il est temps de passer à des propositions qui pourraient être opérantes. Quelles fonction et formes sont-elles possibles pour des communautés religieuses, répondant de la nécessité d’un « théoriquement énonçable et sociologiquement repérable »61 ?

L’horizon a été posé : ne pas succomber à du religieux compensatoire d’un social nous laissant en déshérence, et résister à l’envie d’un strict communautaire fait d’un entre-soi aux « relations chaudes ». Et l’on aura bien sûr coupé avec les nostalgies d’une institution religieuse forte, peu ou prou pensée comme contre-modèle idéal. On fera au contraire fructifier – et pour des raisons de fond – ce qu’il peut en être d’une « opération » ou d’un « geste » noué en corps à corps avec le social donné et articulé à ce-qui-ne-va-pas au cœur de ce social, qu’il aura fallu déchiffrer (les manières de se positionner des Églises ou autres mouvements et mouvances pouvant donner forme au religieux auront alors valu symptômes). Pour ce qui concerne le christianisme, on aura du coup à construire conjointement une théorie de l’Église et une théorie de la société, en va-et-vient, sans télescopage, maintenant au contraire la distinction des réalités et des ordres en jeu, l’objectif étant celui d’une différence opératoire.

En tout cela, on visera non une appartenance spécifique, mais une habitation du monde de tous. Et l’on ne s’inscrira pas dans la ligne qu’aurait ouverte une origine (fondant une appartenance justement), mais on jouera d’une opération au cœur et du cœur du présent. On partira donc du donné et des questions du monde62, dont il aura souvent fallu déplacer les affirmations et quêtes courantes, pour les retravailler. Et de même qu’on se sera décalé de toute origine possible, on se décalera de tout téléologique. C’est sur le présent dans ses déterminations propres que l’on focalisera, un présent autre que ce qui l’a précédé et autre que ce qui le suivra. Un présent à inscrire certes en généalogie – mais c’est justement autre chose qu’une simple succession temporelle continue –, liée à des pulsions et des traces qui auront donné lieu à de la mémoire avec laquelle s’expliquer et à des écritures à poursuivre.

Récusant les tentations de préserver ou de valider un modèle se légitimant par-lui-même, et résolus à ne pas sombrer dans la dissémination ou le pur nivellement où plus rien ne se passe, il nous faut des lieux consistants, de décalage et de propositions, de mises en œuvre aussi. On les organisera autour des tâches et fonctions qui suivent63.

Ce seront, pour commencer, des lieux où se construise et se propose une relecture du passé d’où l’on vient ; concrètement : une relecture de la modernité, notamment de la sécularisation et des nouvelles formes et dispositions du religieux. En lien, on y déploiera une lecture du présent, de ses évidences non décentrées ni décalées, du coup soustrait à toute critique forte. Nous avons besoin d’un récit qui situe et oriente chacun et le social même, et parce qu’il convient d’aller à l’encontre de la banalisation et de la normalisation rampante qui sourdent du contemporain, il aura la forme d’un contre-récit. La relecture du passé et du présent se fera ici sans résorption ni du passé – à maintenir au contraire à distance, à laisser ou à découvrir autre –, ni du présent, à saisir, valider et habiter dans ce qui fait sa figure propre.

Certeau a pratiqué cette contre-lecture dans les différentes mises en place du contemporain qui l’ont occupé, et en usant des disciplines selon un autre « art de faire » que ce qui en est le plus souvent accrédité, en sciences humaines comme en théologie.

Il nous faut, ensuite, des lieux où puissent se construire, être provoqués et ressourcés des sujets à la singularité assumable et assumée, par-delà le simple cours des choses que renforcent des directives techniques ou fonctionnelles liées à ce qui vaut comme des évidences ou des nécessités du temps non interrogées. Précisons que favoriser la construction d’un sujet et l’appropriation d’un soi, c’est lui donner les moyens de s’expliquer avec ce qui le dépasse, lui est en excès, est irréductible à son monde ou, dit d’un mot plus traditionnel, le transcende. Sera ici dessiné un horizon qui pose et limite l’humain et le monde, dont le sujet répond au gré d’un acte d’auto-transcendance. Dans les lieux visés seront proposés des moments où l’on pourra expliciter et réfléchir différentes manières d’articuler les sujets à ce qui leur est en excès, où l’on pourra s’exercer aussi à des mises en œuvre, de type méditatif par exemple64, ou à la fois intériorisant et expressif, dont les modes peuvent être très divers.

Chez Certeau, la question du sujet est centrale. Il l’a rencontrée comme historien des débuts de la modernité65 et l’a ensuite creusée en registres tant psychanalytiques que spirituels. Et ce sujet est toujours inscrit chez lui dans des jeux d’altérités, sur fond de déplacements et d’innovations, d’utopies aussi, avec les désirs, voire les passions, qui les sous-tendent.

Il nous faut, encore, retrouver le sens du rite et du symbolique, avoir donc des lieux qui en proposent, notamment en rapport à des moments de passages, naissance et mort bien sûr, autres scansions du temps et de l’existence aussi, ou à des moments de crise et de reconstruction possible. Ces rites et symboles seront ici toujours vus et mis en avant comme particuliers, tout en étant inscrits dans des jeux plus larges, anthropologiques, qu’on explicitera et fera résonner en outre sur fond d’échanges entre traditions différentes ; c’est qu’y est en cause de l’identité à reprendre et à construire toujours à nouveau au gré d’expositions à l’autre, dans une ligne qu’on dira volontiers d’un au-delà du dialogue, mais y ayant passé ou y passant.

Ces offres de rites et de symboles seront considérées comme ressources possibles, pour des humains foncièrement vus comme des passants, qu’il n’y a pas à confisquer. Non constitutivement liées à appartenance, elles relèveront de ce qui est en fin de compte un service public – civil –, à penser et à assumer comme tel. Certeau n’a jamais négligé ces dimensions. Ne poursuivant pas la veine libérale réductrice fichée au cœur de la modernité, il les a au contraire toujours mises en évidence et interrogées au cœur du social et de ses recompositions, hors Église en ce sens, mais sans être pour autant « sorti » ni de l’Église, ni de la Compagnie. Il passait plutôt d’un lieu à l’autre, les habitant selon son profil propre, assumé et fécond.

Il faudra, enfin, développer des lieux traditionnellement dits de diaconie, non pour s’installer dans des services à mettre ou mis en place, mais en forme d’alerte et d’initiative sur fond d’urgences sociales, ou aujourd’hui écologiques, pouvant devancer le politique, mais que ce politique pourra reprendre ensuite.

Certeau fut sensible aux nouveaux impératifs qui s’imposaient, sans ouvrir pour autant sur ce qui serait proprement un projet de société, encore moins sur une révolution, de fait toujours affectée d’une pente totalisante. Ce n’est pas sans raison qu’il est attaché à l’événement – ce qu’il lit de mai 68 le fait voir66 –, où peuvent surgir de la rupture et de l’instauration, passant ainsi par de l’interruption, certes, parfois même commandée, et probablement aujourd’hui plus que jamais. Mais cela ne vaut pas programme, même si elles peuvent conduire à des réaménagements du social allant de fond en comble.

Assurer cette gamme de fonctions suppose le théoriquement énonçable et le sociologiquement repérable rappelés au départ de la présente section, que pourront assurer des Églises ou autres communautés religieuses en forme, comme je l’ai avancé ailleurs, d’« hétérotopies »67 : des lieux et réalités au profil propre – sans quoi rien n’est opéré –, mais de bout en bout articulés à horizon du monde, en en partant même (le monde ne sera pas ici le destinataire d’un message extrinsèque, fût-il estimé le meilleur pour tous et fût-il inclusif). En écart, mais non ailleurs, et en mode d’accueil, mais sans passer outre les différences68. Certeau en résume la visée ainsi, alors en référence au christianisme, mais la posture peut se retrouver ailleurs, au moins analogue : « il n’y a pas d’expérience chrétienne que n’habitent un combat pour faire place à l’autre, une hospitalité blessée et jubilante » et, tout autant ou ainsi, ajoute-t-il, « un goût et un luxe de la vie liés à un effacement »69.

4. Une réalisation de l’humain, mais en quoi et comment ?

Pour Michel de Certeau, il convient d’articuler le religieux à un procès de réalisation ou d’accomplissement de l’humain, bon ou mauvais, avorté ou prometteur, ou qui peut toujours « dérailler », comme le dit Habermas de l’accomplissement du projet moderne. En christianisme, la perspective en est ancienne, centrale au moment patristique pour commencer, liée à une christologie de la récapitulation. Elle doit à mon sens être tenue, ou retrouvée, la seule question étant celle du comment, de ses modalités, du type de disposition dans laquelle elle s’insère en termes de rapport au monde et à ce qui le dépasse, passant par le rapport à soi et aux autres. Et cette question-là est décisive.

À l’encontre de la néo-scolastique ayant conduit à la condamnation du modernisme en 1907, qui en appelait à fondement extrinsèque et se barricadait dans les « biens propres » qui en sont commandés, la « nouvelle théologie » du milieu des années 1930 à 1950 en avait retrouvé la veine, alors à l’enseigne de « renouveaux ». Certeau en vient – et s’en détachera justement –, la figure ici centrale d’Henri de Lubac occupant une place significative, acteur reconnu de cette « nouvelle théologie », maître de Certeau et l’ayant pour ainsi dire investi en fils spirituel, mais à l’endroit duquel Certeau va justement progressivement marquer un écart significatif70. L’ensemble de cette conjoncture – crise moderniste entre « extrinsécisme » (où l’humain est entièrement sous la dépendance de Dieu) et « historicisme » (où Dieu est partie prenante de l’histoire), « renouveaux » noués au premier tiers du XXe siècle, déplacements à l’œuvre aux deux-tiers du même siècle – dessine un arrière-plan contrasté, dont se laisser instruire et où construire des problématiques qui sont celles auxquelles nous avons aujourd’hui affaire71. Lire Certeau, c’est justement se donner les moyens de reprendre ce qui est en jeu au cœur de la crise moderniste, en en modifiant entièrement les coordonnées du débat et d’une autre manière que n’ont pu le faire la « nouvelle théologie » et ses « renouveaux », trop attachés – à tort, pour Certeau – à un corps institutionnel et doctrinal en forme de « dépôt », spécifique, du coup trop directement rapporté à une « origine » dont il vient et qui le légitime, et trop inscrit dans un « téléologique » qui en vaut achèvement.

On ne peut pas ne pas indiquer ici, fût-ce sommairement, une ambivalence inscrite au cœur de Vatican II, Concile d’aggiornamento et à bien des égards produit de la nouvelle théologie que je viens de signaler. Un aggiornamento était certes plus que bienvenu, mais peut-être que le Concile, d’abord centré sur l’ecclésiologie et la pastorale, a souffert d’un manque de réflexion au plan de ce qu’en théologie catholique on appelle aujourd’hui « théologie fondamentale ». En cause, un héritage traditionnel repris à Vatican II autour du motif de l’accomplissement de l’humain et du monde justement, où se joue l’articulation des ordres dits de la « création » et du « salut » : la création d’une part, comme positivité autonome, avec ses lois et ses données non seulement à respecter mais à investir, la création comme lieu de déploiement et d’expression de l’humain, avec les désirs qui le traverse et le porte, la création comme lieu de la société civile et de ses différenciations internes (c’est le lieu que Certeau habite et travaille, lieu du monde à valider sans restriction, la seule question étant celle de ce qu’on en fait) ; le salut d’autre part ou, dit en termes moins surchargés, les « fins » de l’humain qui commandent à sa « vie bonne » au cœur du monde et des autres, ou la réalisation de soi, de ce qui lui est promis et de ce qu’il peut viser (Certeau n’en abandonne en rien la requête et la visée, focalisé qu’il est sur des écarts à marquer, des différences dont jouer, des opérations à favoriser, à l’encontre d’une intégration sans reste ou d’une dissolution dans le commun, mais il en renouvelle de fond en comble la donne, à vrai dire le procès, où se tient décisivement la question de l’altérité comme moment inscrit au cœur du monde et, pour l’humain, comme moment de provocation à être).

Une réalisation ou un accomplissement du monde et de l’humain, oui, assurément, mais comment ? Relire certains développements de Vatican II peut contribuer à cerner, en contraste, la forme que lui donne Certeau72. Je l’esquisserai à propos des réalités de la famille – articulées à une donnée de la création justement –, surinvesties par l’Église depuis le XIXe siècle73 et mises étroitement en lien au salut à Vatican II, a fortiori dans des relectures qui s’en autorisent.

Je suivrai ici une contribution d’Alexandra Diriart74 qui donne les éléments du débat ainsi que les hésitations conciliaires, repérables dans les textes. D’abord, l’affirmation de la Constitution L’Église dans le monde de ce temps (Gaudium et Spes 48) selon laquelle les époux sont sacramentellement « comme [ou en quelque sorte : veluti] consacrés » (le veluti marque une hésitation, comme de manière équivalente à propos de l’Église, et touchant le même problème de l’articulation création et salut, dans la Constitution L’Église, Lumen Gentium 175). Consacrer les époux comme tels, c’est plus ou autre chose que ce que marque un sacrement du mariage devant en principe sanctionner un passage, sans sanctifier ce qui s’en déploie dans le temps et les données du monde. Est ici en jeu la différenciation des ordres du monde et de Dieu qui, insuffisamment tenue, ouvre sur un accomplissement où les réalités du monde se trouvent insérées, sur mode inclusif, dans ce qui est ordre de Dieu (comprenant ici la réalité ecclésiale en ce qu’elle porte à l’eschatologique et y ressortit, même si c’est d’une manière incomplète ou inachevée). Or, suivre Certeau, c’est être ailleurs et ne pas penser en termes d’achèvement partiel ou plénier, ni d’anticipation provisoire d’une réalité en cours de déploiement et en attente de sanction finale.

Vatican II, comme la veine dont il hérite et qu’il reprend, parle d’une vocation « sacerdotale » de transfert de l’humain dans la « propriété de Dieu »76 et y inscrit la famille que j’ai prise ici pour exemple. Cette position est « audacieusement amplifiée »77 dans le Catéchisme de l’Église catholique de 1992, signé Jean-Paul II, ainsi que dans d’autres textes de la papauté plaçant sur une même ligne que le baptême les sacrements de l’ordre et du mariage. S’en ouvre, pour les époux, une « appartenance à Dieu », « en vue d’une mission spécifique dans le Corps du Christ »78. Dans le Catéchisme, on lit au point 1631, que le sacrement du mariage79 « introduit dans un ordo ecclésial » et « crée des droits et devoirs dans l’Église, entre les époux et envers les enfants ». Et la famille est en fin de compte dite, dans cette ligne, rien moins qu’« Église domestique » ou « petite Église »80.

On l’aura compris, l’enjeu est celui de la réalisation ou de l’accomplissement de l’humain à même le monde, dans les champs de la sexualité, du politique, de la production matérielle et culturelle, du religieux aussi. À même le monde, donc décalé de Dieu81. Sans quoi on s’approprie indûment des réalités du monde, humaines et sociales, idéalisant en outre la donne qu’on en sanctionne. Or, en perspective chrétienne traditionnelle, il convient à mon sens de tenir que les réalités du monde ou de la création sont certes « bénies », mais comme occasion pour un bien possible, non comme des réalités qui, en tant que telles, seraient à intégrer à une vision relevant du salut et de ce qui y ressortit. Certeau pense l’accomplissement comme procès humain – s’inscrivant en l’humain, en participant et s’y nouant selon l’axe transversal d’une transcendance d’un autre ordre –, en forme et statut de geste à inscrire au monde et d’existences singulières à faire advenir.

Revenons, pour terminer, à la forme sociale que peut et doit avoir le christianisme aujourd’hui. On la dit volontiers « diasporique ». C’est qu’il est minoritaire, et doit l’assumer. Être en diaspora – à même la diversité du monde – n’est-ce pas d’ailleurs une situation normale, voire requise, l’humain étant « voyageur » sur cette terre et appelé à ne pas accumuler des trésors qu’il aurait en propre ? Dans nos sociétés postmodernes, la condition de minoritaire se double d’un arrière-fond éclaté, personne n’ayant une position dominante ; y fait même défaut un accord sur comment organiser le socioculturel, les différences occupant l’espace. Mais là encore, on peut estimer que s’y tient une chance, pour chacun, celle d’un advenir à soi, singulier, et, pour la société, d’être autre qu’assimilatrice et unidimensionnelle, sur laquelle ne s’étend qu’une mort lente et sans bruit. On a certes perdu un universel de surplomb, où un commun s’imposait, mais on n’est pas pour autant condamné à de la simple juxtaposition sans reliefs. On peut au contraire aménager des lieux d’exposition et de confrontation des différences, culturelles et autres, qui permettent de l’échange, et du coup un partage pouvant ouvrir sur un aménagement – régulé bien sûr, mais ici fructueux – des différences mêmes.

En ces matières, lire Certeau conduit à un radical changement de paradigme. Concrètement, il conviendra d’être minoritaire, mais non sectaire, hors ghetto donc82. Mes propositions de communautés « hétérotopiques » ont tenté d’en baliser des pistes. Où sont parties constitutives de la forme à mettre en place le rapport au social, à l’autre qui y vit, ainsi qu’au passé et aux mémoires de chacun, le rapport au contemporain aussi, avec ses apories, les désirs qui peuvent s’en déchiffrer et les affirmations qui s’y nouent. Bref, de l’altérité qu’on n’aurait pas dissoute dans une culture et un éthos dominants, mais qu’on rendrait fructueuse, pour chacun et pour la société même.

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1Sur cette opération, cf. Andrés Freijomil, Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau, Paris, Garnier, 2020 (chez Christian Indermuhle, Cristallographie(s). (Montesquieu, Certeau, Deleuze, Foucault, Valéry), Paris, Van Dieren, 2007, p. 105-108).

2Voir notamment « L’absent de l’histoire » (1973), in : Histoire et psychanalye (Luce Giard éd.), Paris, Gallimard, 2002, p. 208-218, ici p. 210-215 ; Heterologies. Discourse on the Other, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986 ; Richard Terdiman, « La marginalité de Michel de Certeau », in : « À partir de Michel de Certeau : de nouvelles frontières », Rue Descartes 25 (sept. 1999), p. 141-158, en rapport différencié à Hegel.

3Cf. ce qui est référé dans l’Introduction au présent dossier, n. 4.

4Ce point commande mon dernier ouvrage, Sortir le religieux de sa boîte noire, Genève, Labor et Fides, 2019.

5Formulé en langage chrétien traditionnel, l’ordre de la « création » ; chez Certeau, cf. Daniel Bogner, « Michel de Certeau : contribution à une théologie du monde », in : Luce Giard (éd.), Michel de Certeau. Le voyage de l’œuvre, Paris, Éd. Facultés jésuites de Paris, 2017, p. 59-67.

6En christianisme traditionnel : ce qui relève d’un « salut », mais ici entièrement à repenser, en lien aux altérités et aux différences, à ce qu’on en fait ou n’en fait pas ; notons que ce que recouvre le mot salut peut trouver des équivalents fonctionnels pour ainsi dire sécularisés, en termes de propositions de vie, de valeurs et d’engagements, voire de programme pour le monde, tous aujourd’hui en mal d’inscription, de pertinence et d’opérationnalité (sauf idéaux et bonne volonté, parfois unilatéralement revendicateurs ou indûment totalisants).

7Hors les textes plus directement en lien avec les champs théologiques, cf. « Les “révolutions du croyable” » (1969), in : La culture au pluriel (1974), Paris, Le Seuil, 1993, p. 11-34 ; la partie V de son L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, UGE (10-18), 1980, « Manières de croire », p. 299-329, ici surtout 299-316 ; Croire : une pratique de la différence, Urbino, Centro internazionale di semiotica e linguistica (Documents de travail et pré-publications 106/A), 1981 (repris sous « Une pratique sociale de la différence : croire », in : Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, Rome, École française de Rome, 1981, p. 363-383).

8Il intitulera d’ailleurs deux numéros des RSR dont il est alors le rédacteur en chef, « L’acte de croire », 77/1-2 (1989).

9La faiblesse de croire (textes de 1964-1983, Luce Giard éd.), Paris, Seuil, 1987, p. 28.

10Ibid., p. 28, 32.

11Cf. plusieurs chapitres de Le lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique (Luce Giard éd.), Paris, Seuil, 2005, mais aussi de La Fable mystique (XVIe-XVIIe siècle) I et II (Luce Giard éd., pour le t. II), Paris, Gallimard, 1982 et 2013.

12J’ai pour ma part toujours appréhendé ainsi la Réforme protestante, différente de la Réforme catholique, de la Réforme radicale aussi, mais s’inscrivant toutes dans une même donne non choisie et en participant de bout en bout ; cf. par exemple, « Qu’est-ce que réformer une religion ? L’exemple de la Réforme protestante », in : Pierre Gisel et Jean-Marc Tétaz (éds), Revisiter la Réforme. Questions intempestives, Lyon, Olivétan, 2017, p. 167-193, ici p. 170 sq.

13Luce Giard le souligne dans « Cherchant Dieu », son introduction à La faiblesse de croire, op. cit., p. I-XIX, ici p. III.

14CfLa faiblesse de croire, op. cit., cf. p. 55-59 (« le mythe des origines »), ainsi que les pages qui suivent (François Trémolières parle de son côté d’une « fécondité opératoire [...], basée sur l’interdit de l’origine », « Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance », RSR 106/4 [2018], p. 591-609, ici p. 608 ; et cf. ce qu’en fait Serge Margel, « La fable du corps mystique. Michel de Certeau et les épiphanies de la disparitions », Les écritures du savoir. Le discours philosophique devant la question du religieux, Paris, Beauchesne, 2020, p. 113-127) ; voir aussi ce que Certeau dit de l’exégèse biblique (« le donjon de la “scientificité”, dans les sciences religieuses », écrit-il, persifleur) : « une technique impressionnante, et une épistémologie déficiente », p. 238-240, et : « l’érudition critique les dispense de philosophie ou de théologie », p. 257 (voir aussi p. 296, le texte biblique désormais « seul repère », ou, p. 299, la Bible qu’on fait fonctionner comme « fétiche » sur fond d’effondrement institutionnel).

15Luce Giard le souligne dans « Cherchant Dieu », op. cit., p. X ; sur l’importance de l’espace, cf. aussi Giorgio Mangani, « Penser à travers les lieux : Michel de Certeau et la géographie », in : Michel de Certeau. Le voyage de l’œuvre, op. cit., p. 154-159.

16Cf., typique, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997.

17CfThéologie politique. 1922, 1969 (Politische Theologie, Vier Kapitel zur Lehre der Souveränität, et Politische Theologie II : Die Legende von der Erledigung jeder politischen Theologie), Paris, Gallimard, 1988.

18CfRessources du christianisme mais sans y entrer par la foi, Paris, L’Herne, 2018, p. 39-51 (titre : « Un événement est possible »), dont la mise en avant d’une « pure événementialité » ou d’un « absolu de l’événement », p. 46 (voir aussi sa déclaration : « l’une des principales ressources du christianisme : son exigence d’universel », p. 32) ; relevons néanmoins qu’on y lit par ailleurs des choses fortes, par exemple sur le couplage « subjectivité » et « altérité », p. 17-19, de même que dans Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence, Paris, Grasset, 2017.

19« L’expérience religieuse. Note sur quatre textes de Michel de Certeau », in : Michel de Certeau. Le voyage de l’œuvre, op. cit., p. 31-44, ici p. 42 sq.

20Luce Giard le note dans « Cherchant Dieu », op. cit., p. XIII sq.

21La biographie de Certeau qu’a écrite François Dosse a pour titre, justifié, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002 (titre repris pour un numéro spécial des RSR 91/4 [2003] : « Autour de Michel de Certeau, « Le marcheur blessé »), et les deux numéros que les RSR lui consacrent après son décès, 76/2-3 (1988), s’intitulaient significativement « Michel de Certeau : Le voyage mystique ».

22La faiblesse de croire, op. cit., p. 251 et 260 (sur la théologie, cf. aussi p. 261 sq., 268 sqq., 283, 296).

23Cf. ce que souligne Luce Giard, « Mystique et politique, ou l’institution comme objet second », in : Id., Hervé Martin et Jacques Revel, Histoire, mystique et politique. Michel de Certeau, Paris, Jérôme Millon, 1991, p. 9-45, ici p. 36-42 (intertitre : « Une théorie de l’agir »).

24Chez Certeau, cfibid., p. 223, et Christian Indermuhle, op. cit., p. 122-126, après la mise en strict parallèle d’un Certeau tout entier porté par le christianisme et qui veut en penser l’héritage et d’un Certeau qui « n’est plus, de quelque manière que ce soit, croyant, ni chrétien », p. 119-122.

25Paris, Hermann, 2017.

26« Défis actuels : Quel profil et quel service pour l’Église dans la société contemporaine ? », Positions luthériennes 64/1 (2016), p. 59-75 ; les chapitres 8, « La société publique. Entre laïcité et fécondité des religions », et 10, « Place et vie des communautés religieuses. Des “hétérotopies signifiantes” », de L’humain entre résistance et dépassement. Entretiens sur le christianisme et le religieux en société contemporaine, avec Michèle Bolli-Voélin, Le Mont-sur-Lausanne, Ouverture, 2017 ; « Quelle pertinence pour l’Église aujourd’hui ? », Revue des Cèdres 46 (avril 2017), p. 49-56.

27Cf. le dossier sur lequel je reviendrai, « Faire de la théologie dans un christianisme diasporique », RSR 107/3 (2019).

28Luce Giard éd., Paris, Seuil, 2005 (éd. antérieures, ici revues : 1969 et 1991).

29Avec Jean-Marie Domenach, Paris, Seuil, 1974.

30Cf. par exemple Le christianisme éclaté, op. cit., p. 13 ou 24, La faiblesse de croire, op. cit., p. 183, 187, 249.

31Cf. chez Certeau : « dans certains groupes religieux [...] dont l’identité n’a d’autre assise qu’une vérité à dire, on finit par faire dépendre son existence de la place occupée dans l’information », La faiblesse de croire, op. cit., p. 185.

32Jean-Marc Chappuis, Information du monde et prédication de l’Évangile, Genève, Labor et Fides, 1969, p. 2, et La figure du pasteur, Genève Labor et Fides, 1985, p. 170 et 175 (ayant travaillé sous ses ordres au début des années 1970 et étant aujourd’hui appelé à suivre un média analogue et, surtout, le site d’information qui lui est lié, mon constat est clair : on a passé, sur le point soulevé ici, à un autre monde !)

33Le christianisme éclaté, op. cit., p. 30 et 29 ; depuis, Olivier Roy a attiré plusieurs fois l’attention sur le couplage champ international et positionnement autoréférencié, par exemple dans La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008. Sur la question d’une internationalisation liée à un abandon des médiations et d’une inscription constitutive dans les cultures (que souligne aussi Daniel Bogner, op. cit., p. 66 sq.), on lira Philippe Gonzalez, « L’œcuménisme par la bande : ce que les personnes font aux institutions », Istina 64 (2019), p. 277-295, ici p. 287-295 (l’article s’appuie sur une lecture de Certeau pour éclairer les caractéristiques sociales qui affectent aujourd’hui les dispositions religieuses).

34La faiblesse de croire, op. cit., p. 106.

35Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 19 sq., 91-131 (en particulier : 94 et 97), 246-265, 275.

36Le christianisme éclaté, op. cit., p. 27 sq.

37Touchant spécifiquement les charismatiques, Certeau écrit : « il n’y a plus de cause, mais seulement son leitmotiv intérieur. L’harmonie collective ne dit plus rien que cette absence d’objet, l’Esprit, mais elle instaure ainsi une liberté heureuse dans le précaire et le quotidien qui servent de rendez-vous à la communion. Cette spiritualité [...] rejoint une conscience commune de ne plus pouvoir transformer l’ordre des choses », La faiblesse de croire, op. cit., p. 312.

38Ibid., p. 308.

39Le christianisme éclaté, op. cit., p. 26 sq.

40Ibid., p. 36 sq. (je souligne).

41Ibid., p. 45 (je souligne, les deux fois).

42Ibid., p. 37 (voir aussi ce qu’il dit des « discours totalisants », pouvant transiter d’une structure à l’autre, La faiblesse de croire, op. cit., p. 309 sq.).

43Le christianisme éclaté, op. cit., p. 44 (je souligne).

44La faiblesse de croire, op. cit., p. 279 (analogue ou lié : la coupure qu’il y a à opérer dans les rationalités).

45Le christianisme éclaté, op. cit., p. 37 (je souligne).

46La faiblesse de croire, p. 217 (et, p. 312, à l’encontre d’« un Dieu qui se met à ressembler étrangement à ce Monsieur-tout-le-monde »).

47Ibid., p. 218 sq.

48Ibid., p. 220 sq.

49L’Étranger ou l’union dans la différence, op. cit., p. 10 et 14.

50Ibid., respectivement p. 16, 18, 23 sq., 27 sq.

51Ibid., cf. p. 47 ; et p. 151, 178.

52« Par quoi demain déjà se donne à naître », « Présentation » à Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques (Luce Giard éd.), Paris, Seuil, 1994, p. 7-26, ici p. 22.

53L’Étranger ou l’union dans la différence, op. cit., p. 58 sq.

54Pour exemple, ce qu’il dit de « la théologie de la révolution », ibid., p. 120.

55CfLa faiblesse de croire, op. cit., p. 183-226.

56Ibid., p. 261.

57Cela vaut pour les mouvements sociaux, ou pour toute tradition qui traverse le social, qu’on ne prendra « pas seulement comme un objet d’étude, mais comme une opération », dit Certeau, en l’occurrence à propos du christianisme, ibid., p. 268.

58Cf. ibid., p. 194-200, 203 sq., 206 sq.

59« En braconnant philosophiquement chez Certeau. Des usages de “l’historicité contemporaine” à la réinvention ordinaire de la civilité », in : Pierre Gisel, Christian Indermuhle et Thierry Laus (éds), « Lire Michel de Certeau », RThPh 136/4 (2004), p. 347-366, ici p. 353.

60On touche ici à d’autres lignes de lectures possibles du texte, à l’ombre de la mort réelle par exemple, mais dont justement nous ne savons rien ni ne pouvons rien dire hors le lâcher-prise que j’évoque : la mort qui arrive met à distance, mais c’est une mise à distance radicale, non différenciée et différenciante (cf. Luce Giard, « Mystique et politique, ou l’institution comme objet second », op. cit., p. 18 sq.), ou une extase de jouissance, passant par de l’être ex-orbité et livré aux autres, et donnant alors lieu à du commencement (Christian Indermuhle, op. cit., p. 291-293, par quoi se clôt le livre), ou encore « l’interchangeabilité entre sujet et objet sous la seule domination du verbe, de l’acte, voir » (Guy Petitdemange, « Voir est dévorant » (1988), in : Philosophes et philosophies du XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 481-501, ici p. 500), l’auteur ajoutant néanmoins : « cela n’est qu’un terme hypothétique. Dans l’entre-deux, il y a le pli de la séparation, donc de la figuration ».

61Supra, à l’appel de note 48.

62Quant à l’intention, la modalité de réalisation en étant probablement un peu trop conservatrice, les Bernardins, à Paris, se proposent, au moins pour partie, de répondre à cet objectif ; mais on peut citer bien d’autres lieux d’Église qui, au cœur de la cité, ne visent pas d’abord à proposer de l’appartenance, sur mode communautaire, mais une prise en charge de questions sociales et anthropologiques de tous pour les retravailler sous une perspective qui en renouvelle l’abord.

63En parallèle, on lira Denis Pelletier, « Le croire, l’autorité, le langage. L’ecclésiologie implicite de Michel de Certeau », in : Id. et François Trémolières (éds), « Michel de Certeau, jésuite », Revue d’Histoire de l’Église de France 104, no 253 (2018), p. 353-368.

64Qui pourra intégrer des reprises de veines de type oriental, ésotérique aussi, et bien sûr de réalités qui avaient pris corps dans les traditions d’où l’on vient (mystique en christianisme, cabale en judaïsme, soufisme en islam, mais aussi des postures plus centralement partie prenante des traditions en cause), ou ce qui se donne à l’enseigne d’éco-spiritualités ou d’entreprises analogues ; pour leur statut aujourd’hui, cf. ce que Dominique Bourg dit d’une « fonction de la spiritualité » (qui assure aussi, chez lui, une « fonction d’extériorité »), Une nouvelle Terre, Paris, DDB, 2018, p. 65-69 (et 62, 141 sq., 144, 147-150).

65Souligné dans La faiblesse de croire, op. cit., p. 33 sqq.

66CfLa prise de parole et autres écrits politiques, op. cit., p. 29-129.

67Cf. les textes notés supra n. 26, auxquels s’ajoute maintenant Sortir le religieux de sa boîte noire, op. cit., p. 210-216.

68CfLa faiblesse de croire, op. cit., p. 262.

69CfLe christianisme éclaté, op. cit., p. 40.

70Cf. les deux textes de François Trémolières, « Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance », op. cit., et « Michel de Certeau et Henri de Lubac. Quelques jalons pour une étude », in : Denis Pelletier et François Trémolières (éds), op. cit., p. 261-276.

71Sur cet ensemble, on se réjouit de voir l’achèvement de la thèse de Carlos Alvarez signalée dans l’Introduction au dossier, n. 4, consacrée aux rapports Certeau-Lubac avec, en arrière-plan, les questions non résolues, ou à déplacer, de la crise moderniste.

72Certeau s’est peu exprimé sur le Concile, échappant à l’opposition de « traditionnalistes » et de « progressistes » autour, surtout, des constitutions sur l’Église Lumen gentium et Gaudium et spes, cf. Denis Pelletier, « L’expérience religieuse », op. cit., spécialement p. 32 et 36, et « Le croire, l’autorité, le langage. L’ecclésiologie implicite de Michel de Certeau », op. cit., ici p. 366-368.

73Danièle Hervieu-Léger l’a mis en perspective, op. cit., chap. 5 et 6.

74« “Veluti consecrantur”. De la consécration baptismale à la consécration des époux », in : José Granados et Douglas de Freitas (éds), Vincolo coniugale e carattere sacramentale : una nuova corporeità, Siena, Cantagalli, 2018, p. 115-136 (à l’arrière-plan, son livre Ses frontières sont la charité. L’Église Corps du Christ et « Lumen Gentium », Paris, Lethielleux-DDB, 2011, couronné du prix Henri de Lubac) ; en contraste, mon intervention donnée à Rome le 5 avril 2019 au Pontificio Istituto Teologico Giovanni Paolo II per la studi su Matrimonio e Famiglia, « La famille, un ordre de la création ? Mise en perspective problématisante », à paraître.

75Problématisation et refus analogues dans ma contribution « Statut et place de l’Église, en compréhension interne et face à la société. Regard critique sur le motif de l’Église comme sacrement », in : Christoph Theobald (éd.), Pourquoi l’Église ? La dimension ecclésiale de la foi dans l’horizon du salut, Paris, Bayard, 2014, p. 197-217.

76Cf. « “Veluti consecrantur” », op. cit., p. 115 sq. et 121.

77Ibid., p. 119 (cf. aussi la mention d’un « flottement », p. 123, ou l’insinuation d’un dépassement de la « prudence » et de la « nuance » conciliaires, p. 135) ; l’auteure revient sur le veluti, p. 124-126.

78Ibid., p. 121 sq. ; et cf. p. 131.

79L’auteure précise, p. 135 : « tout en étant une réalité de la création » (cf. aussi p. 136, 6e et 5e lignes avant la fin), mais écrit néanmoins que le mariage « est aussi une réalité ecclésiale ».

80Ibid., p. 126, 129 sq.

81Le motif de l’accomplissement est central chez un autre jésuite de la communauté parisienne du temps de Certeau, Paul Beauchamp qui, comme Certeau, le déploie à même les réalités humaines et leurs figurations – il les lit sur le corps des Écritures –, hors horizon plénier/partiel, ou provisoire/final, et hors perspective intégrative de type inclusif (cf. mon texte « Variations sur l’accomplissement », in : Pietro Bovati et Roland Meyne [éds], « Ouvrir les Écritures ». Mélanges offerts à Paul Beauchamp à l’occasion de ses soixante-dix ans, Paris, Cerf, 1995, p. 327-347). Notons qu’en 1969 Certeau en a publié Création et séparation, l’un des premiers titres de la collection qu’il venait de créer.

82C’est ce qu’arpente Danièle Hervieu-Léger, « Un catholicisme diasporique. Réflexions sociologiques sur un propos théologique », in : « Faire de la théologie dans un christianisme diasporique », op. cit., p. 425-440 (voir aussi, p. 497-523, Christoph Theobald, « Faire de la théologie au service d’un christianisme en diaspora. Pour un pragmatisme éclairé »).