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La place des Exercices spirituels dans la pensée de Michel de Certeau

Giuseppe RIGGIO

Partir comme missionnaire sur le sol chinois, tel était le grand désir de Michel de Certeau lorsqu’il était jeune séminariste. Un désir si fort et si profond qu’il l’a amené à prendre la décision d’entrer dans la Compagnie de Jésus, comme il le confia à son ami Claude Geffré dans une lettre du 9 décembre 1949 : « Je crois que Dieu m’appelle en Chine de cette façon [comme jésuite] »1. Le rêve missionnaire de Certeau ne s’est jamais réalisé2, mais son entrée au noviciat marque le début d’un autre type de voyage et de mission, dans lequel il a exploré des territoires – non seulement géographiques – différents de ceux qu’il avait imaginés. Orienté par ses supérieurs vers l’étude des textes spirituels écrits par les jésuites des XVIe et XVIIe siècles, Certeau découvre rapidement que se plonger dans les questions de cette époque lointaine rend attentif à ce qui se passe en son temps, comme en témoignent par exemple ses articles consacrés au Concile Vatican II ou aux événements de mai 68 parus dans les revues jésuites Christus et Études. Observateur curieux et attentif, il réfléchit sur les événements qui ont lieu autour de lui à partir de son point de vue d’historien de la spiritualité, tout en gardant sa liberté, si typique, de faire un pas à côté, de « franchir les frontières entre les champs de savoir, comme si la chose allait de soi »3, animé par la seule intention de « mettre en relation et en mouvement les idées, les personnes et les personnages, pour comprendre les procédures et les fonctions, mais surtout pour démasquer l’excès de chaque système ou institution »4.

De nombreux éléments, très différents les uns des autres, s’entrelacent sans cesse et se contaminent réciproquement lorsqu’on approfondit la pensée de Certeau : dans cette richesse et cette complexité réside le charme que sa figure, impossible à enfermer dans une formule ou une définition, continue à exercer. Face à cette multiplicité de thèmes, de disciplines et de contextes, il y a de nombreux aspects à explorer, notamment son appartenance à une institution comme la Compagnie de Jésus, qu’il n’a jamais abandonnée même en période de divergences, et sa connaissance de la spiritualité ignatienne. Dans son parcours d’homme, de croyant et d’intellectuel, de voyageur rendu modeste par ses voyages « à travers la littérature mystique » et par ses « pèlerinages à travers le monde »5, quel a été le rôle de cet héritage spirituel auquel Certeau a été progressivement introduit ? En particulier, quel poids les Exercices spirituels, noyau originel de la spiritualité ignatienne, ont-ils exercé sur sa recherche intellectuelle ? Si l’on met de côté l’idée – ou le préjugé – que l’appartenance de Certeau à la Compagnie de Jésus n’est qu’un fait biographique, on ouvre un champ d’étude fructueux pour saisir des liens inattendus entre les différentes œuvres réalisées par le jésuite français et pour reconnaître des « emprunts » intellectuels significatifs, qui témoignent une fois encore de son art du « braconnage », de sa capacité d’être un passeur6.

1. L’apprentissage de la spiritualité ignatienne

Les premiers contacts de Certeau, alors séminariste à Lyon, avec la spiritualité ignatienne se firent à travers des rencontres et des relations avec quelques jésuites, en particulier le P. Henri de Lubac qui, vers la fin des années 1940 et le début des années 1950, fut comme on sait une figure importante de la vie ecclésiale tant pour son travail théologique que pour son engagement dans la résistance spirituelle pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre le célèbre professeur et le jeune étudiant se développe bientôt une relation profonde, au point que Certeau, désormais membre de la Compagnie de Jésus, s’adresse à lui dans une lettre du 20 septembre 1954, en lui écrivant : « Vous êtes à l’origine de ma vocation »7. Mais les contacts de Certeau avec les jésuites ne se limitent pas au monde académique. À la résidence de Fourvière à Lyon, Certeau peut rencontrer les jésuites missionnaires de passage, ceux qui sont prêts à partir et ceux qui rentrent en France pour un temps de repos. C’est dans ce contexte qu’« il fut impressionné par cette alliance ignatienne entre l’action et la contemplation, entre la vie intellectuelle et l’engagement dans le siècle, par la mobilité de ces religieux entre tradition et modernité, entre l’ici et l’ailleurs, par leur ouverture d’esprit, leur souci du monde contemporain »8.

Jésuites missionnaires ou professeurs – deux apostolats typiques de la Compagnie de Jésus depuis les premières années de sa fondation – sont donc, pour le jeune Certeau, les témoins d’une manière d’être homme et religieux façonnée par la spiritualité ignatienne. Son entrée au noviciat de Laval en 1950 et les étapes successives de sa formation marquent le passage d’une connaissance dérivée, à travers les relations, à une connaissance qui est le fruit d’une expérience directe. Comme tous les novices jésuites, Certeau a fait la grande retraite de trente jours selon les indications contenues dans le livre des Exercices spirituels, le texte écrit par Ignace de Loyola à partir de la relecture de son expérience spirituelle afin que d’autres puissent en bénéficier. Les trente jours d’« exercices » vécus au noviciat – puis répétés en 1959 lors de l’étape de formation pour les jésuites déjà prêtres, appelée « troisième an » – constituent certainement un passage fondamental pour son ancrage dans le choix de la vie religieuse comme jésuite et dans l’approfondissement au niveau expérientiel et non seulement intellectuel de la spiritualité ignatienne. Par ailleurs, il a aussi été engagé, dans l’apostolat, à donner les « exercices spirituels ». Entre 1960 et 1961, Certeau a vécu à Clamart, dans la maison de retraite des jésuites en banlieue parisienne, proposant des retraites de quelques jours pour des groupes de compositions très différentes, de prêtres et de séminaristes à des ouvriers, des étudiants, des mères. Quelques notes et schémas rédigés par Certeau datent de cette période, ainsi qu’un recueil de textes utiles aux participants à la retraite9.

Même brève, cette expérience en tant qu’accompagnateur des « exercices » a enrichi la perspective de Certeau. Il s’est aussi agi d’un passage important pour lui, en ce que les supérieurs jésuites lui demandent alors de collaborer à un projet crucial pour la Compagnie dans les années 1950 : le renouvellement des études dans le domaine de la spiritualité ignatienne. Le but poursuivi était de revenir « aux origines de la spiritualité ignatienne par-delà les multiples ajouts qui ont transformé l’inspiration première en une doctrine trop disciplinaire et un enseignement trop scolastique »10. L’un des points principaux de ce programme de recherche fut précisément l’approfondissement des Exercices spirituels, en redécouvrant – pourrait-on dire – le texte lui-même et les différentes manières de le proposer aux retraitants. Ce projet anticipait les orientations du Concile Vatican II et était en phase avec ce qui se passait depuis quelques années dans les différents domaines de la théologie. Pour contribuer à cette œuvre commune, Certeau avait été nommé en 1956 membre de la rédaction de la revue Christus, qui comptait parmi ses membres les jésuites Maurice Giuliani et François Roustang et était entièrement consacrée à l’étude de la spiritualité, en particulier ignatienne. En ce sens, Certeau fut non seulement l’un des premiers à bénéficier, en tant que novice, d’une manière différente de concevoir et de présenter les Exercices spirituels, selon une lecture du texte ignatien comme école pour prendre une décision libre11, mais il fut aussi parmi ceux qui ont apporté leur propre contribution à ce renouveau général.

La publication en français de l’édition critique du Mémorial de Pierre Favre (1506-1546)12, l’un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola, est le premier ouvrage important édité par Certeau. Ce travail, avec ses différentes phases (la recherche dans les archives, l’étude pour établir le texte, l’approfondissement historique et la lecture théologique et spirituelle), constitue pour Certeau le premier et fondamental lieu d’application et de mise à l’épreuve des instruments de l’historien de la spiritualité. Un engagement qui se poursuivra – et accompagnera longtemps Certeau – avec l’étude des écrits du jésuite français Jean-Joseph Surin (1600-1665), qui devint le compagnon de toute sa vie intellectuelle et « son ombre »13.

Le travail réalisé au fil des années par Certeau sur certains jésuites, tels Favre ou Surin, a d’abord été animé par l’intention de retrouver le passé dans sa vérité et son objectivité. Mais, progressant dans ses recherches méticuleuses, Certeau mûrit une conscience différente du travail de l’historien, en faisant l’expérience que le passé résiste à l’objectif de l’historien14. Non seulement toute prétention à le ressusciter est illusoire, mais les connaissances mêmes acquises par la recherche augmentent la conscience que l’on est loin de pouvoir établir ce qui s’est passé pour pouvoir le décrire et le livrer aux lecteurs d’aujourd’hui. On est ainsi confronté à une expérience radicale d’altérité. C’est précisément cette prise de conscience mûrie par l’historien Certeau qui nous oriente dans la démarche à suivre pour explorer le rôle des Exercices spirituels dans sa pensée. En particulier, elle nous rend modestes, conscients qu’il y aura toujours quelque chose qui nous échappe. Le choix fait est alors de privilégier la voix même de Certeau, en retraçant certains de ses écrits sur la spiritualité ignatienne, afin de saisir s’il y a des mots, des catégories, des horizons que l’on retrouve aussi dans d’autres de ses œuvres15.

Cette démarche est aussi une façon d’honorer la leçon certalienne sur la tradition, élaborée précisément en relation avec les textes fondateurs de la Compagnie de Jésus. Pour Certeau, chaque époque, en relisant la tradition, ne fait que la régénérer. Ce travail demande de tenir compte du réseau d’interprétations données dans le temps, qui ne constituent pas un obstacle à surmonter ou un vieux bagage dont il faut se libérer, mais sont les interlocuteurs privilégiés d’une recherche commune, animée par le « souci de reconnaître et de dire l’Esprit en tous les langages susceptibles de le parler »16. Il ne s’agit pas de l’œuvre d’une seule personne, mais du résultat de l’engagement d’une communauté dans son ensemble, résolue à sortir la tradition du passé et à lui donner la nouveauté du présent17. Relire les écrits de Certeau sur les Exercices spirituels dans cette perspective signifie alors entrer dans le dialogue qu’il a instauré avec la tradition reçue et avec les questions de son temps, sans chercher à établir la canonicité ou non de ses positions, mais en s’efforçant de saisir les instances qui l’ont guidé dans son interprétation du texte ignatien.

Pour approfondir la manière dont Certeau a compris les Exercices spirituels, nous examinerons deux articles expressément consacrés au texte ignatien et particulièrement importants pour leur contenu. Ces deux articles ont été publiés dans la revue Christus, à différents moments de la vie et du parcours intellectuel de Certeau. Le premier, intitulé « L’universalisme ignatien : mystique et mission », paraît en 196618. À l’époque, Certeau était le rédacteur en chef adjoint de la revue et, avec les autres membres de la rédaction, engagé sur deux fronts : se confronter à l’aggiornamento réalisé par le Concile Vatican II ; donner une nouvelle orientation à la revue une dizaine d’années après sa fondation et le fructueux travail de diffusion et de relecture critique des sources ignatiennes. Il s’agit d’une période stimulante sur le plan intellectuel et pas encore secouée par la crise qui allait éclater quelques mois plus tard, suite à la publication de l’article « Le troisième homme » de François Roustang – une situation qui touchera de près Certeau en raison de l’amitié intellectuelle qui le liait à son compagnon jésuite19. Dans cet article, Certeau s’inspire du texte Contemplatio ad amorem qui conclut sur mode idéal l’itinéraire des Exercices spirituels pour réfléchir sur la présence de Dieu dans le monde. Le second texte, « L’espace du désir ou Le “fondement” des Exercices Spirituels », est paru en 1973, alors que Certeau avait déjà publié plusieurs livres importants, tels les éditions critiques des œuvres de Surin et La possession de Loudun. Là encore, il examine un texte clé des Exercices spirituels – « le Principe et le fondement », placé au début du « libretto »20 – pour réfléchir plus largement sur la dynamique inscrite à l’intérieur d’une retraite ignatienne.

2. Les Exercices spirituels selon Michel de Certeau

Commençons cet approfondissement par une question générale : comment peut-on définir les Exercices spirituels ? Dans le célèbre article de 1973, Certeau ne donne pas sa réponse, mais reprend la définition formulée par un jésuite de la première heure : « La meilleure définition des Exercices nous est donnée par Pierre Favre, de loin l’interprète, le diffuseur et même le co-rédacteur le plus important du texte aux origines de son histoire. C’est, dit-il, “une manière de procéder” »21. Dans l’introduction à l’édition critique du Mémorial publiée en 1959, Certeau avait donné une présentation plus ample de la compréhension des Exercices spirituels qui découle de l’analyse du texte de Favre :

la retraite permet un « retour au cœur », principe d’une docilité à l’Esprit qui éveille et qui pousse l’exercitant à une fidélité personnelle à Dieu. Suscitées ou occasionnées par le désir d’une décision conforme à la Volonté divine, nées dans le silence intérieur, ces « motions » ne sont pas d’ordre immédiatement intellectuel ; ce ne sont pas des idées, si pieuses fussent-elles, mais, à travers la résonance affective qui la rend perceptible, l’action même de l’Esprit, source vivante de tout vouloir et par là de toute pensée, de toute action22.

Il n’y a pas de contradiction entre la définition plus large du Mémorial et la lecture synthétique donnée dans l’article de 1973, mais une différence importante. La première description met l’accent sur le fruit des Exercices spirituels pour ceux qui les entreprennent, en soulignant l’union avec Dieu. La seconde – « une manière de procéder » – reprend une terminologie récurrente dans les écrits d’Ignace de Loyola et des jésuites, ainsi que dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus. Cette formule pourrait être comprise d’une manière réductrice, comme une simple procédure, un ensemble d’indications à suivre et à exécuter en vue d’un résultat. En réalité, le sens est bien plus large, car la formule évoque un ensemble de valeurs, d’attitudes et de comportements, et – plus radicalement – renvoie à une manière de concevoir chaque dimension de la vie en relation avec Dieu. En résumant, on peut conclure que si la première définition met l’accent sur ce qui se passe pendant les « exercices », la seconde indique comment cela se réalise, en se concentrant sur la méthode proposée.

Cet écart entre les deux lectures n’est pas secondaire. Certeau lui-même à plusieurs reprises – et aussi dans l’article que nous commentons23 –, nous a conduit à saisir ce genre de différences, parce qu’elles révèlent les mécanismes les plus intimes et secrets du fonctionnement d’une réalité, d’une pensée, d’une institution. Dans ce cas il faut d’abord reconnaître que la méthode proposée n’est pas le but des Exercices spirituels. Si elle l’était, ce serait la trahison même de l’idée de la retraite selon Ignace de Loyola. Mais elle exprime déjà une manière très précise et originale de concevoir la vie spirituelle. Plus précisément, le texte ignatien consiste en un ensemble d’indications, de règles et de pratiques concrètes, comme le dit Certeau lui-même dans l’article, qui n’ont pas pour but – contrairement à d’autres livres spirituels – d’aider ou d’édifier le lecteur. Avec le « libretto », nous nous trouvons face à une sorte de manuel d’instructions réservé à ceux qui accompagnent la retraite : les différentes propositions décrites ont pour seul but d’assurer que quelque chose se produise dans la vie du retraitant. Le livre n’a pas été écrit pour être lu, mais pour être pratiqué, afin de vivre

des expériences qui ne sont ni décrites ni justifiées, qui ne sont pas introduites dans le texte, et dont il n’est d’aucune façon la représentation puisqu’il les pose comme extérieures à lui sous la forme du dialogue oral entre l’instructeur et le retraitant, ou de l’histoire silencieuse des relations entre Dieu et ces deux répondants24.

Il ne s’agit pas d’une page écrite avec laquelle le lecteur doit se confronter, mais d’un dialogue continu ; ou plutôt d’une pluralité de dialogues, puisque le retraitant, l’accompagnateur et Dieu y sont impliqués à différents niveaux. C’est la caractéristique surprenante et dynamique du livret ignatien qui, comme une conversation libre, ne suit pas un scénario déjà écrit, ni la succession rigide des chapitres d’un livre. Il n’y a donc pas d’itinéraire prédéterminé, mais les Exercices spirituels « sont plutôt comparables à une architecture que le retraitant est invité à explorer et à habiter, composant son propre itinéraire »25, ou, pour reprendre les mots de Certeau, un « jardin construit pour un marcheur venu d’ailleurs »26.

Même si le livre des Exercices spirituels est organisé selon une division claire entre les différents sujets, cet ordre, selon Certeau, n’épuise pas la proposition des Exercices, dont le cœur est ailleurs. La succession des méditations en quatre semaines, les annotations sur la façon de donner les « exercices », les préambules suggérés pour la préparation de la prière, en particulier la composition du lieu, les différentes manières de prier (méditation, contemplation, formes de prière par le souffle, etc.), les brèves descriptions des mystères de la vie du Christ, les différentes règles présentées (pour le discernement spirituel, pour les scrupules, pour la nourriture, pour sentir avec l’Église), l’attention au lieu où l’on se trouve, aux lectures à faire ou à ne pas faire, à l’attitude intérieure à rechercher selon les différentes étapes des Exercices, tout cela est présent dans le livre écrit par Ignace de Loyola et constitue la « manière de procéder » dont parle Certeau. Cet ensemble d’indications – écrites dans une formulation essentielle, souvent sèche, allant des conseils pratiques aux considérations plus profondes – a pour seul but de rendre possible un itinéraire pour le retraitant. Le livret fournit les outils pratiques nécessaires pour commencer ce voyage sans pouvoir dire à l’avance quelles étapes seront couvertes. Cette manière de procéder fournit au retraitant des points de référence, non l’histoire du voyage. L’itinéraire de la retraite devient alors « une trajectoire qui mène de la position initiale du retraitant à une position finale »27, mais même le point de départ ne se trouve pas dans le texte, parce que donné par la voix du désir qui habite le retraitant lui-même au début des « exercices ».

3. L’espace du désir

La question fondamentale tourne alors autour du désir et de la manière dans laquelle il peut arriver à s’exprimer. Pour Certeau, la réponse se trouve dans le texte « Principe et fondement », qui ne s’insère pas dans la succession ordonnée des différents éléments des Exercices spirituels. Il constitue un non-lieu dans un texte qui est « un discours de lieux – une série articulée de topoi »28. Dans ce texte, Ignace de Loyola résume en quelques mots le sens de l’existence humaine : « L’homme a été créé pour cette fin : louer et révérer le Seigneur son Dieu et enfin, en le servant, être sauvé ». De plus, il identifie dans l’indifférence, entendue comme le fait d’être libre par rapport à tous les éléments qui peuvent conditionner une personne, le moyen proposé pour réaliser cette démarche. Si le retraitant prend au sérieux le « Principe et fondement », avec sa double indication – le but à poursuivre et la manière de l’atteindre –, et s’il entreprend d’une manière généreuse ce pèlerinage spirituel, il va se retrouver dans un territoire nouveau et inconnu, distinct de ce qu’il connaissait et dans lequel il se trouvait avant de commencer les « exercices spirituels ». Cela se réalise parce que le texte « Principe et fondement » permet « d’ouvrir un espace au désir, de laisser parler le sujet du désir ». Cela advient au moment où s’opère « une rupture initiale sur laquelle tout le développement qui suit est appuyé »29. Reconnaître et accorder du crédit à cette première coupure, c’est entrer dans une dynamique où le même désir initial est progressivement dépouillé des éventuelles idées ou représentations du retraitant, pour devenir « un désir étranger à l’idéal ou aux projets qu’on se forgeait »30. Certeau parle de dé-régionaliser le désir : on ne donne pas de la place au désir pour le limiter, pour le confiner à une sphère de vie, mais pour qu’il prenne une extension inédite et inouïe. On se trouve face à ce que Certeau définit comme la tactique ignatienne, qui invite le retraitant au début de chaque temps de prière à demander ce qu’il veut (id quod volo, sa volonté) et l’aide en même temps à dépasser ses préférences ou – pour utiliser le langage ignatien – les attachements désordonnés31. Par cet exercice continu, le désir prend la parole – pour reprendre une autre expression bien connue de Certeau – et le retraitant est ainsi capable d’avancer.

L’attention portée sur le désir et son rôle dans les Exercices spirituels nous renvoie à une autre formule souvent utilisée par Certeau : « la place d’où je parle », introduite pour avertir le lecteur que la teneur de chaque discours a ses caractéristiques propres en qu’il a été formé dans un lieu social particulier. En ce sens, « la place d’où je parle » synthétise l’ensemble des conditions qui caractérisent la situation dans laquelle se trouve celui qui intervient, constituant ainsi l’arrière-plan de la production même du discours. La clarification de ce lieu social de production du discours concerne tout locuteur. Par cette notation de la position se marque une distance à l’endroit de la perspective qui attribue au discours une valeur universelle et globale, ou qui le conçoit sans aucun rapport avec la réalité environnante, pour reconnaître qu’au contraire, le sens de chaque discours doit être saisi en référence au contexte dans lequel il est formulé et aux limites qu’il comporte. Par ailleurs, pour Certeau, la reconnaissance de « la place d’où je parle » n’est pas le point d’arrivée, mais le point de départ du parcours de recherche. Prendre conscience de sa propre situation, insérée dans un contexte et caractérisée par des limites, est la condition pour pouvoir progresser tant dans la vie quotidienne à travers des pratiques – des manières concrètes d’agir – que dans des activités spéculatives32.

En retournant aux Exercices spirituels, l’accent mis sur l’importance du désir nous donne accès à une compréhension différente de la définition d’une « manière de procéder ». Il s’agit essentiellement d’une

manière de faire place à l’autre. Elle s’inscrit donc elle-même dans le processus dont elle parle depuis le « principe », et qui, dans son déploiement total, consiste, pour le texte, à faire place au « Directeur » ; pour le directeur, à faire place au retraitant ; pour celui-ci, à faire place au désir qui lui vient de l’Autre. À cet égard, le texte fait ce qu’il dit. Il se forme en s’ouvrant. Il est le produit du désir de l’autre. C’est un espace construit par ce désir33.

De ce qui est dit se dégage une observation fondamentale : il ne peut y avoir d’itinéraire s’il n’y a pas un sujet qui désire et veut se laisser altérer par la rencontre avec l’autre. Sans cette condition, l’ensemble des indications contenues dans le livret n’est qu’une succession de règles et de pratiques qui, même appliquées point par point, sont incapables d’ouvrir une autre dimension, de faire commencer un voyage. Les Exercices spirituels se révèlent donc encore plus clairement comme une proposition qui aide à vivre une expérience, mais qui ne la produit pas sans la présence active du retraitant. Cela implique une attitude d’ouverture et de générosité, l’acceptation du risque inhérent à un tel cheminement, et l’attention à saisir ce qui émerge à chaque instant – dans la prière pendant la retraite et ensuite dans la vie quotidienne –, afin de pouvoir reconnaître et interpréter les indications qui viennent de ce dialogue avec Dieu et avec autrui.

Toute personne familière des écrits de Michel de Certeau n’aura pas manqué de noter que certains des termes utilisés pour décrire le parcours proposé par le livret ignatien – tactique, pratique, rupture initiale, désir, faire place à l’autre, volonté, absence, manque – sont également présents dans d’autres de ses textes34. Il ne s’agit pas seulement de l’utilisation des mêmes mots, mais encore de mêmes catégories conceptuelles. On touche en fait des éléments caractéristiques de la manière dont Certeau a compris non seulement l’expérience spirituelle, mais aussi les dynamiques qui se nouent au niveau personnel ou collectif. Sa lecture des Exercices spirituels présente donc une compréhension de l’altérité dans les relations entre le retraitant, l’accompagnateur et Dieu, où il y a une tension continue entre faire place à sa propre voix, à son propre désir, et laisser l’Autre ouvrir un espace supplémentaire, blessant les possibles certitudes monolithiques de celui qui a entrepris l’itinéraire des « exercices ». Mais le geste conscient d’abandonner quelque chose qui lui est propre, d’accepter de mourir, est en même temps source de la vie. Cette déclinaison de l’altérité est à l’origine de la circulation incessante de la parole et de l’action, qui s’inscrit dans l’itinéraire des « exercices », sans y rester confinée.

4. « Trouver Dieu en toute chose » : le lien entre la vie spirituelle et l’action dans le monde

L’article « L’universalisme ignatien » prolonge la réflexion à l’égard des « exercices » à ce qui advient après la fin de la retraite, dans la vie quotidienne. Le texte a été écrit en pensant aux jésuites, mais les considérations proposées par Certeau sont valables aussi dans un sens plus large. À partir de la Contemplatio ad amorem, la dernière contemplation proposée dans le texte des Exercices spirituels, Certeau réfléchit sur la projection du retraitant dans le monde, sur la manière dont ses activités sont influencées par l’expérience spirituelle vécue, puisque « la spiritualité des Exercices se dilate dans l’action apostolique »35. L’horizon dans lequel évolue Certeau est donné par l’intuition d’Ignace de Loyola que Dieu est présent dans toute réalité créée, d’où l’invitation à « trouver Dieu en toutes choses » et à « reconnaître par les “choses” un Dieu toujours plus grand », toujours au-delà des images et attentes que nous pouvons construire. Dans une perspective très certalienne, la maxime ignatienne ne définit pas un point d’arrivée mais un point de départ, car « “trouver” Dieu dans le présent, c’est avoir à le “chercher” davantage, plus universellement »36. Cette recherche se fait dans la dialectique entre l’expérience de Dieu au-dedans de moi et la découverte de sa présence au-dehors de moi, comme origine et fin de tout, dans une perspective toujours plus large, selon un souffle universel. Ainsi « l’honnête examen de ma vie et de ma situation dans le monde est la condition pour trouver, au centre de mon existence réelle, le Seigneur qui meurt pour moi »37. S’approprier cette perspective, c’est adopter une posture très précise, qui influence et façonne le regard que nous portons sur les relations, les activités et les projets présents et futurs. Toutes ces dimensions ne sont plus seulement des occupations, mais prennent une importance particulière en ce qu’elles deviennent des lieux de rencontre avec l’autre qu’est Dieu et avec les autres personnes qui croisent nos chemins.

Dans l’article, Certeau se réfère à quelques exemples concrets pour préciser sa lecture, l’expérience des études pour les jésuites en formation par exemple, ou celle de la conversation, qui fut « une constante dans la vie de saint Ignace » et qui, au cours des siècles, a toujours été une caractéristique distinctive de l’apostolat des jésuites. La pratique de conversar – selon le terme espagnol utilisé dans les sources jésuites pour désigner un ensemble de ministères, tels que les entretiens spirituels, les confessions et les « exercices spirituels » eux-mêmes – doit être comprise comme une forme élevée d’accompagnement spirituel, dans laquelle se combine un double exercice exigeant : l’écoute attentive de l’autre et un mot offert en réponse, qui ne vise pas à imposer une direction à son interlocuteur, mais à souligner des pièges possibles et à ouvrir davantage des voies qui se proposent. Dès l’époque lyonnaise, Certeau a pu expérimenter et bénéficier de ce trait caractéristique de l’action apostolique et de la spiritualité des jésuites, puis a su lui-même se distinguer dans cet art, comme ses interlocuteurs n’ont pas hésité à le reconnaître38. Comme dans le cas des Exercices spirituels, nous sommes confrontés à une circulation de la parole parmi une pluralité de sujets, dans laquelle l’invitation à trouver Dieu résonne pleinement. Une invitation que Certeau étend à tout type de conversation, même celle qui n’a pas un contenu spirituel. Il y a un aspect qu’il est important de souligner : les deux sujets qui prennent part à la conversation peuvent tous deux trouver la présence de Dieu dans le dialogue qu’ils mènent. Même le jésuite, en tant qu’accompagnateur ou confesseur, fait l’expérience que « Dieu nous parle au cœur et [...] nous vient par les autres ; il est insaisissable en eux, sans que nous puissions douter qu’il les habite ; ses inventions mystérieuses, dans la vie d’interlocuteurs qui l’ignorent peut-être encore, ne cessent de nous révéler celui que l’expérience intérieure cherche et atteste déjà »39.

L’étude, la conversation ou toute autre action, lorsqu’elle est comprise à la lumière de la suggestion ignatienne de « trouver Dieu en toutes choses », acquiert donc une épaisseur sans précédent. Il ne s’agit plus d’un simple acte, mais nous sommes confrontés à y reconnaître quelque chose de plus grand, d’y saisir une relation en train de se faire avec Dieu et – par cette voie – de quitter toute manière passive de vivre le quotidien. La proximité de cette lecture, qui emphatise la valeur de chaque geste quotidien, à l’analyse réalisée par Certeau dans L’invention du quotidien est assez évidente40. Contre toute lecture réductrice et dégradante des actions quotidiennes, Certeau met en évidence le caractère poétique et poïétique qui leur est inhérent. Par exemple, en lisant un livre, le lecteur se déplace dans un système mis en place par l’auteur et qu’il n’a pas choisi (ou, plutôt, qu’il est forcé de choisir), mais son acte de lecture produit un sens différent de celui pensé par l’auteur. Le résultat de cette lecture ne se substitue pas à celle de l’auteur, ni ne peut être considéré comme plus vrai ou plus légitime que ce dernier – et cette observation est également valable dans le sens inverse, de l’auteur au lecteur –, mais constitue quelque chose de différent et de nouveau. De façon imagée, Certeau observe : « Les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Égypte pour en jouir »41. Si dans les activités les plus ordinaires et les plus simples se réalise la possibilité d’une rencontre avec Dieu, donc de l’expérience toujours dynamique de l’altérité, alors la vie quotidienne, avec ses multiples activités, devient l’espace dans lequel il est possible d’approfondir de manière créative la compréhension de soi et de la réalité environnante dans une perspective de nature mystique, devenant pour ces raisons l’occasion d’un nouveau commencement, au-delà des contraintes posées par le cadre dans lequel on est intégré.

5. Les traces des Exercices spirituels dans la pensée certalienne

L’analyse des deux articles parus dans Christus nous a conduit au cœur de la compréhension certalienne des Exercices spirituels, résultat d’une étude attentive, mais aussi d’une expérience vécue à la première personne. Nous avons déjà souligné combien les deux textes que Certeau a choisi de commenter sont importants dans l’économie du « libretto » ignatien, mais ils sont aussi précieux à la lumière de la lecture originale et féconde donnée par Certeau. Dans sa perspective, le « Principe et fondement » et la Contemplatio ad amorem constituent une sorte d’arc idéal des Exercices. Et ils ne le sont pas seulement parce qu’ils sont placés à l’ouverture et à la fermeture du livret, mais parce qu’ils rythment tout le parcours spirituel du retraitant. Le premier texte est le point de départ, le seuil où ça parle. L’enjeu est de faire résonner le désir fondamental ; il s’agit de le retirer de tout ce qui appartient à un niveau plus superficiel, habité par de petits choix à prendre ou d’indications empruntées, de le libérer de tout ce qui peut l’enchaîner (attentes, idéaux, peurs). Le second texte nous parle de la fin désirée : remonter à Dieu le créateur, en le reconnaissant à l’œuvre en toutes choses, dans la part la plus intime du retraitant ainsi que dans la réalité qui l’entoure. Cela n’est pas un aboutissement – comme nous l’avons vu –, mais une relance vers une compréhension plus profonde et plus riche, dans un mouvement sans fin. La clef de voute de cet arc idéal n’est autre que l’altérité. L’itinéraire tracé par les Exercices, avec son discours de pratiques, est entièrement organisé par cette attente de l’Autre, qui ne détermine pas a priori les étapes du voyage, mais garantit son authenticité. Tout cela se passe si le retraitant se laisse toucher en profondeur, se laisse blesser par l’Autre qui vient le visiter, s’il laisse sa parole sortir de l’absence et de la dépossession.

Ce mouvement a été clair pour Certeau, à commencer par sa vie. Son désir d’aller comme missionnaire en Chine – doublement habité par l’altérité : l’altérité de l’Autre à annoncer et des autres à rencontrer – a été présent au départ de son voyage humain, spirituel et intellectuel. Mais le développement de ce cheminement est le résultat d’une blessure – la frustration de ce désir si cher – qui ouvre à une expérience de ce qui n’était pas prévu et cherché, mais se révèle comme une bénédiction. Tout cela se réalise pour Certeau à travers les rencontres, les amitiés, les recherches, la confrontation avec les différentes institutions dont il a été membre, l’écoute participative et continue des questions et des sollicitations soulevées par le contexte social et ecclésial. D’un désir frustré dans sa réalisation à une richesse de pensée et d’expérience, difficile à imaginer au début du voyage.

À suivre Certeau dans cet itinéraire, il y a deux aspects présents entre les lignes de sa manière d’interpréter les Exercices spirituels et étroitement liés entre eux. En premier lieu, il y a la façon dont Certeau se regarde lui-même et regarde la réalité qui l’entoure : « La note fondamentale, qui jamais ne faillit, c’est l’optimisme, tout ignatien, du regard porté sur l’homme et sur l’histoire, sur la création et sur la société, en dépit des échecs et des horreurs »42. Les écrits sur les questions sociales témoignent clairement de cette vision, qui ne constituait pas un optimisme désincarné et irénique, mais se fondait sur sa capacité à scruter les interstices des structures sociales pour saisir les germes d’un changement en cours, même quand ils ne sont pas encore visibles. Il entrevoyait les premiers fruits de la résilience des hommes et des femmes, capables d’exploiter les milliers de ressources imprévues à leur disposition. À la base de cette posture, on retrouve la force de la maxime « trouver Dieu en toutes choses ». Céder au défaitisme ou à la résignation à l’égard de ce qui se passe dans la société ou au niveau personnel revient donc à renoncer à le chercher et à le trouver en tout, à ne pas reconnaître que Dieu est à l’œuvre dans le monde. Mais si l’attente de Dieu est perdue, alors il n’y a plus d’absence, au sens certalien de ce qui donne lieu à la parole et à la créativité, et plus de désir. Le résultat dernier de cette perte se fait voir, entre autres, sur l’articulation entre le dire et le faire, la cohérence entre les affirmations énoncées et les actions effectives. On expérimente alors que le langage n’a plus aucune prise sur la réalité (il est vide et tombe dans le vide, dirait Certeau) et que les pratiques ne trouvent pas les mots nécessaires pour être comprises et racontées.

Pour surmonter ce point d’arrêt dangereux, un second élément repris des Exercices spirituels vient en aide : le « Fondement » introduit une coupure, rompt la logique d’une progression ordonnée selon un schéma préétabli, casse les lectures qui effacent l’espace pour un ailleurs, ou un au-delà. La dynamique déclenchée par le « Fondement » est le résultat d’une série d’écarts et de prises de distance. Cet aspect de la spiritualité ignatienne souligné par Certeau se traduit par une attitude très déterminée envers sa propre vie et les questions de la société. Il s’agit de la capacité de penser différemment, d’écouter ceux qui sont habituellement ignorés, de se mettre dans une position inhabituelle pour formuler des questions « en dehors du chœur ». On peut dire, avec d’autres mots : avoir un regard « autre », à la fois libre et bien enraciné, capable d’apporter un éclairage nouveau, grâce à l’attention portée à ce qui est souvent ignoré ou oublié.

En réfléchissant sur la valeur de la critique, Certeau affirmait qu’elle « est l’une des formes que prend le désir d’une plus grande véracité. C’est le geste de désherber pour dégager le sol. Et comme chaque sol est l’herbe d’un autre sol, ce geste est indéfini. Ce travail conduit toujours plus avant, au-delà de ce qu’on a trouvé : voyage abrahamique, “sans retour” au point de départ ». On retrouve là un geste que Certeau n’a jamais cessé de poser, toujours animé par le souci de chercher et de trouver Dieu-toujours-plus-grand au milieu de ce monde.

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1François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, p. 45.

2Sur l’élan missionnaire de Michel de Certeau, d’abord vers la Chine et ensuite vers l’Amérique latine, en particulier le Brésil, voir Luce Giard, « La passion de l’altérité », in : Id. (éd.), Michel de Certeau, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 17-38.

3Luce Giard, « Un chemin non tracé », in : Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 2002, p. 11.

4Stella Morra, « Pas sans toi ». Testo, parola e memoria verso una dinamica della esperienza ecclesiale negli scritti di Michel de Certeau, Roma, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2004, p. 20.

5On reprend ici un passage très connu dans lequel Michel de Certeau parle de lui-même. Voici le texte complet, de 1970 : « Je suis seulement un voyageur. Non seulement parce que j’ai longtemps voyagé à travers la littérature mystique (et ce genre de voyage rend modeste), mais aussi parce qu’ayant fait, au titre de l’histoire ou de recherches anthropologiques, quelques pèlerinages à travers le monde, j’ai appris, au milieu de tant de voix, que je pouvais seulement être un particulier entre beaucoup d’autres, racontant quelques-uns seulement des itinéraires tracés en tant de pays divers, passés et présents, par l’expérience spirituelle », Michel de Certeau, L’Étranger ou l’union dans la différence, Paris, Seuil, 2005, p. 1 sq.

6Inigo Bocken, par exemple, se demande si la spiritualité ignatienne peut être la référence commune pour lier la multiplicité des cadres théoriques, des genres littéraires, des techniques scientifiques, des thèmes présents dans les œuvres de Certeau, « Spirituality as Critique. Michel de Certeau and Ignatian Spirituality », in : Herman Westerink, Critical Spirituality. Spirituality as a Critical Practice in the Global Modern Age, Leuven, Peeters, 2017, p. 9.

7François Dosse, op. cit., p. 52. Pour une présentation détaillée de l’évolution dans le temps de la relation entre Certeau et Lubac, en particulier après la crise qui suivit la publication de l’article « La rupture instauratrice » dans la revue Esprit, cfibid., p. 47-58, et François Trémolières, « Michel de Certeau, Henri de Lubac : une correspondance », RSR 106/4 (2018), p. 591-609 ; Id., « Michel de Certeau et Henri de Lubac, quelques jalons pour une étude », Revue d’histoire de l’Église de France 104 (2018), p. 261-276.

8Luce Giard, « Petite biographie de Michel de Certeau », in : Id. (éd.), Michel de Certeau. Le voyage de l’œuvre, Paris, Facultés jésuites de Paris, 2017, p. 249.

9Pour les années de la formation et du séjour à Clamart, voir Dominique Salin, « Michel de Certeau et les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola », Revue d’histoire de l’Église de France, op. cit., p. 293-306, ici 297-298.

10François Dosse, op. cit., p. 75.

11Un rôle crucial y a été exercé par le philosophe jésuite Gaston Fessard : « Fessard a considérablement renouvelé la conception que les jésuites se faisaient des Exercices. Depuis le siècle, la plupart y voyaient une école de prière ou d’union à Dieu. Certains, au XXe siècle, les considéraient comme un parcours d’entraînement au “service dans l’Église”. Fessard y a vu d’abord une école de liberté. Car le cœur des Exercices, leur raison d’être, c’est l’élection, comprise comme décision libre ; aussi libre que possible par rapport aux conditionnements de fait » (Dominique Salin, « Michel de Certeau et la spiritualité de saint Ignace », Christus 249 [2016], p. 98).

12Pierre Favre, Mémorial (édité et traduit par Michel de Certeau), Paris, DDB, 1959.

13Pour saisir l’importance de la figure de Jean-Joseph Surin, rappelons que Certeau l’a défini comme « mon gardien » ou, à la veille de sa mort, comme « le fantôme qui a habité ma vie », voir Luce Giard, « La passion de l’altérité », in : Id. (éd.), Michel de Certeau, op. cit., p. 27.

14Certeau l’avoue lui-même dans la préface à L’absent de l’histoire, s.l., Mame, 1973, p. 7 : « ce parcours a commencé avec l’étude du XVIIe siècle religieux, et débouché sur l’examen de l’historiographie qui organise la représentation du passé. »

15On ne peut d’ailleurs s’appuyer sur d’autres textes, car Certeau « n’a laissé aucun document autobiographique sur sa vie spirituelle intime, notamment aucun journal de retraite », Dominique Salin, « Michel de Certeau et les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola », art. cit., p. 293.

16Michel de Certeau, La faiblesse de croire (Luce Giard éd.), Paris, Seuil, 1987, p. 85.

17Voir Joseph Moingt, « Une théologie de l’exil », in : Claude Geffré (éd.), Michel de Certeau ou la différence chrétienne. Actes du colloque « Michel de Certeau et le christianisme », Paris, Cerf, 1991, p. 139.

18Michel de Certeau, « L’universalisme ignatien : mystique et mission », Christus 50 (1966), p. 173-183.

19Dans « Le troisième homme », Christus 52 (1966), p. 561-567 (republié en 2019, voir supra l’Introduction au présent dossier, note 7), François Roustang réfléchit sur le Concile Vatican II et la tâche de l’Église d’écouter et de prendre au sérieux la désaffection des chrétiens. Les positions soutenues dans l’article, partagées sur le fond par Certeau, déconcertèrent beaucoup et conduisirent au retrait de Roustang de la direction de Christus. Quelques mois plus tard, Certeau a également demandé à quitter la rédaction pour rejoindre la revue Études (voir François Dosse, op. cit., p. 86-89).

20Michel de Certeau, « L’espace du désir ou le “fondement” des Exercices Spirituels », Christus 77 (1973), p. 118-128 ; le mot « libretto », emprunté à l’univers musical, a été employé par Certeau pour décrire le texte des Exercices spirituels au tout début de l’article, p. 118.

21Ibid.

22Pierre Favre, Mémorial, op. cit., p. 76.

23Michel de Certeau, « L’espace du désir », art. cit., p. 125.

24Ibid., p. 118.

25Tiziano Ferraroni, La brèche intérieure. La vulnérabilité dans l’émergence du sujet devant Dieu. Une lecture d’Ignace de Loyola, thèse de doctorat soutenue au Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris, 18 mars 2019, p. 189.

26Michel de Certeau, « L’espace du désir », art. cit., p. 127.

27Ibid., p. 119.

28Ibid.

29Ibid., p. 120.

30Ibid., p. 121.

31Voici un passage très dense de Certeau sur la volonté : « Elle repose sur le postulat d’une foi chrétienne : ce qu’il y a de plus profond et de moins connu en Dieu (l’inquiétante étrangeté de sa volonté) est ce qu’il y a de plus profond et de moins connu en l’homme (l’inquiétante familiarité de notre propre volonté). Aussi la tactique ignatienne ramène-t-elle le retraitant à l’indéterminé de ce vouloir en vue d’une nouvelle détermination de ses objets », ibid., p. 125.

32Cf. mon ouvrage, Michel de Certeau, Brescia, Morcelliana, 2016, p. 29-31.

33Michel de Certeau, « L’espace du désir », art. cit., p. 128.

34Sur ce point, voir aussi Dominique Salin, « Michel de Certeau et les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola », art. cit., p. 305.

35Art. cit., p. 175.

36Ibid., p. 173.

37Ibid., p. 175.

38Par exemple Luis Mizón, « L’élégance de l’être », in : Luce Giard (éd.), Michel de Certeau, op. cit., p. 45-49.

39Michel de Certeau, « L’universalisme ignatien », art. cit., p. 179.

40Voir Philip Sheldrake, « Spiritual Horizons. Michel de Certeau, Everyday Practices and the City », in : Inigo Bocken (éd.), Spiritual Spaces. History and Mysticism in Michel de Certeau, Leuven, Peeters, 2013, p. 78-81.

41Michel de Certeau, L’invention du quotidien. I. Arts de faire (1980), Paris, Galimard, 1990, p. 251, et plus largement, p. 239-255 (UGE-10-18, 1980, p. 292, et pour plus, p. 263-296).

42Dominique Salin, « Michel de Certeau et la spiritualité de saint Ignace », art. cit., p. 97.