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Une dualité tempérée

Pèlerinage et nomadisme intellectuels chez Michel de Certeau

Andrés G. FREIJOMIL

Universidad Nacional de General Sarmiento (Buenos Aires)

On sait que Michel de Certeau a souvent évité toute identification assignée par les classements disciplinaires ainsi que par les affiliations que les institutions religieuses ou universitaires auraient pu lui offrir. D’une certaine manière, il a échappé systématiquement à toute identité sociale, professionnelle ou épistémologique, autrement dit, à tout titre de permission (à toute loi) qui assurerait la démarche de son parcours et réglerait les enjeux de ses recherches. À la différence des chercheurs en quête d’une institution où développer, identifier et légitimer la démarche de leurs recherches, les espaces institutionnels seront, chez Certeau, des bases d’opérations à partir desquelles il fera circuler des savoirs, sans qu’ils puissent devenir pour autant une garantie de légitimation, un mécanisme d’identification, ni l’occasion d’un ancrage ininterrompu. Certeau entrera dans une institution et y déploiera des liens de solidarité, mais à la condition d’apprendre au préalable la manière de s’exiler à l’intérieur d’elle et de rester dans la différence. À l’instar de la connaissance, son espace de transmission ne pourra jamais devenir un objet définitif : la fugacité s’impose sur toute tentative de permanence. Il faut remarquer la ressemblance entre les disciplines et les institutions dans la conception certalienne : ce sont deux espaces dont l’intelligence repose sur la perméabilité de leur passage et sur la contestation de leurs frontières. C’est pour cela qu’il a préféré être appelé voyageur – ou tout au plus historien , terme dont la mobilité lui fournissait une liberté intellectuelle dans le temps et dans l’espace, délimitée uniquement par ses propres « arts de faire ».

Ainsi donc, en construisant une représentation de lui-même, Certeau avoue dans la revue Christus :

Je suis seulement un voyageur. Non seulement parce que j’ai longtemps voyagé à travers la littérature mystique (et ce genre de voyage rend modeste), mais aussi parce qu’ayant fait, au titre de l’histoire ou de recherches anthropologiques, quelques pèlerinages à travers le monde, j’ai appris, au milieu de tant de voix, que je pouvais seulement être un particulier entre beaucoup d’autres, racontant quelques-uns seulement des itinéraires tracés en tant de pays divers, passés et présents, par l’expérience spirituelle1.

Pour Michel de Certeau, il n’est rien de plus symbolique que de publier en 1970 dans Christus, trois ans après en avoir quitté la direction, un premier bilan de son pèlerinage intellectuel. Rappelons que la revue Christus a été son premier laboratoire d’idées, le premier territoire d’une pratique professionnelle de l’écriture, et une première communauté interprétative dont la lecture effective sera entièrement consacrée à la diffusion d’une nouvelle spiritualité. Ainsi, publié en 1970 et porté à la connaissance du public dès 1969 au sein du Ve Congrès international des religieux, son essai « L’expérience spirituelle » est l’un des premiers textes qui marquent ce nouveau cadre de transition.

En premier lieu, l’une des principales nouveautés de ce texte est la manière dont Certeau s’objective lui-même : pour la première fois, il tente d’offrir une définition de son métier dans le cadre de la spiritualité chrétienne. « Parler en professeur, ce n’est pas possible, quand il s’agit d’expérience. Je n’ose dire non plus que je parle en témoin. Qu’est-ce qu’un témoin, en effet ? Celui que les autres désignent ainsi »2. Cette sorte de suspension explicative pour décrire les enjeux de son parcours met en relief la limite épistémologique de son autorité intellectuelle et permet aussi que cette limite ait pour sens final de se laisser dans les mains d’autrui. Nous retrouverons cette logique dans ses façons de construire un ouvrage. Dans l’article, Certeau définit, presque à la façon d’une synthèse rétrospective, son propre profil en tant qu’intellectuel. L’usage récurrent de l’adverbe seulement pourrait résumer cet effort d’objectivation : c’est là une marque restrictive de son exclusion permanente de l’espace parcouru3. Cette volonté d’effacer les traces de son propre chemin en se perdant « dans la foule » – comme les moines de l’Orient byzantin des IIIe et IVe siècles de La Fable mystique4 – renforce une fois encore l’idéal du parcours jésuite, que Certeau avait discrètement rappelé dans l’Introduction au Guide spirituel de Surin, en 1963, lorsqu’il évoquait la « région du pur amour » :

Renoncer à soi, c’est, en réalité, préférer Dieu. Pour traduire l’amour, y a-t-il expression tout à la fois plus humble et plus exigeante que cette préférence ? De soi, elle est sans limites. Elle surmonte aujourd’hui l’attachement « propriétaire » à tel bien ; demain le plaisir que peut procurer ce détachement même. Elle est la loi concrète d’un continuel dépassement5.

C’est là sans conteste un des nœuds philosophiques de l’œuvre certalienne : la déterritorialisation de soi, l’échappée vers un lieu où l’on peut trouver une vérité cachée qui reste pourtant toujours dans un non-lieu. Dans « L’expérience spirituelle », sa poétique connaîtra ainsi une inflexion qui reprend les deux grandes topiques de son système de pensée, forgées à la lumière de l’expérience vécue et lue : l’histoire et la littérature mystique d’une part, la recherche anthropologique de l’autre. C’est néanmoins dans une topographie symbolique que ces espaces du savoir se déplacent, sans trouver de lieu stable d’où ils pourraient énoncer une vérité unique. Si le désir de localiser un Dieu caché est, comme l’annonce Jésus, une tâche trompeuse – « le Seigneur est ici, à tel endroit, ou bien on dira : le Seigneur est là, à tel autre »6 –, la dynamique des pratiques intellectuelles représente l’illusion de cette recherche impossible.

1. Traces pèlerines et nomades

C’est ainsi que l’histoire de son parcours intellectuel suppose tout d’abord une itinérance de pèlerinage, un type de mouvement faisant essentiellement partie de la cosmovision jésuite7. Véritable exercice d’ascèse, le cheminement du pèlerin est avant tout une épreuve où la prière et la méditation deviennent non seulement une étape fondamentale au cours d’un long voyage, mais aussi un renoncement corporel, émotionnel et spirituel8. Or, le pèlerinage se voulant l’acte de dépasser les frontières et d’élargir l’horizon jusqu’à en transformer la vie spirituelle selon la volonté divine, on peut dire que la lecture deviendra une recherche de l’absolu. Dans les termes d’Alphonse Dupront,

ce qui marque le fait pèlerin, ainsi manifesté dans le double quantitatif du temps et de l’espace, d’une ambivalence plus harmonieusement intense que d’autres comportements collectifs : celle d’une part d’un acte personnel engagé, voire responsable, et d’autre part d’un assouvissement, ce vivant, de besoins inhérents à la condition humaine. Autrement dit, en lui et de façon éminemment expressive, vécu historique et ordre anthropologique intimement liés9.

Dans les multiples chantiers de l’après-guerre, Certeau sera justement un jésuite en quête d’un espace double, aussi sûr que symbolique : l’édification et la diffusion d’une nouvelle spiritualité vécue, et les origines historiques de la première Compagnie. C’est un Certeau pèlerin qui marche vers cet ailleurs face auquel il exprimera la nécessité de récupérer un espace « autre », et, à cette fin, la fixation spatiale sera sa principale empreinte, puisqu’il n’y aura pas d’errance dans ce pèlerinage, mais un lieu dont les termes sont assurés et connus au départ10. Lire, écrire et enquêter en pèlerin consistera donc à concevoir ces pratiques à la façon d’une traversée de l’objet imprimé où le lecteur, l’écrivain ou le chercheur seront toujours, en ce sens, des étrangers qui partent au loin, moyennant une incessante prospection les emmenant en exil. C’est pourquoi, à l’instar de sa nature insaisissable, toute pratique intellectuelle s’avère déjà en elle-même une pratique de l’altérité. Ce processus s’organisera à partir d’une dimension définie de lectures plutôt hiérarchisées comprenant, pour tacite qu’il soit, un monde de libertés et d’interdictions relatives qui met en ordre tout ce qui ne peut pas ou ne doit pas être lu. Néanmoins, s’il est vrai que son inscription sociale imposait à son savoir-faire un premier ordre de sens construit collectivement par la Compagnie, celui-ci ne se trouve pas pour autant habité par le seul intérêt théologique ou spirituel. On peut en effet y distinguer un trait caractéristique de sa première époque, de pratique pèlerine, jusqu’à la parution de La Possession de Loudun (1970) : un rapport anthropologique et historique à une spiritualité qui sera d’abord essentiellement ignatienne. Comme l’a dit Mino Bergamo à propos du pèlerin : « L’indifférence ignatienne est à peu près une technique de recherche et la condition nécessaire de l’épiphanie d’une vérité »11. Voilà donc deux horizons faisant partie de son premier univers conceptuel bien avant l’avènement du Certeau « classique », à partir des années 197012. Ce parcours initial conserve une trace religieuse claire et une préoccupation marquée par les enjeux du christianisme. C’est à partir de celle-ci qu’il s’empressera de mettre l’accent sur une somme de fissures, qu’il étendra plus tard au champ des sciences humaines.

Un Michel de Certeau nomade fera alors ses premières apparitions, intermittentes, moyennant un jeu où l’exposition et l’effacement d’un savoir étranger au discours religieux dénoteront la marque d’une autre présence. Si c’est la quête de nourriture qui anime le déplacement du nomade, il faut dire que l’expérience de la chasse trouve son origine dans ses mouvements intellectuels à travers de lentes infiltrations, ou d’invasions abruptes. Le pèlerinage et le nomadisme comprennent certes deux temporalités différentes d’enquêter sur la réalité, mais sont impliquées dans un même mouvement de diachronie. Orienté par différentes traces de l’écrit, Certeau s’appropriera du dedans plusieurs espaces du savoir, selon de multiples manières, sans prétendre pour autant s’installer dans l’un d’entre eux. À cet égard, il faut tenir compte de la notion d’espace de savoir, car il n’abordera pas des disciplines, mais leurs espaces internes, en quête de figures ou d’outils capables de rendre intelligible ou d’éclairer une problématique spécifique, et cela à partir d’un choix de ressources mobiles qui opéreront souvent de façon réversible. C’est ainsi que, d’une publication à l’autre, son circuit nomade se verra subordonné à une cartographie de plus en plus singulière, source même de l’autonomie que chacun de ces espaces possédera dans le futur.

Cela dit, il faut rappeler que ni le pèlerinage, ni le nomadisme ne sont de purs déplacements parmi les territoires des savoirs. Ils partagent en effet un chemin commun en ce qu’ils interagissent l’un avec l’autre, donnant lieu à une pratique plus complexe. Au début de son parcours intellectuel, et à la manière d’une poétique, Certeau aura fabriqué un savoir-faire bien personnel situé à la confluence de la marche du pèlerin et de l’incursion du nomade. Tout texte sera ainsi devenu un espace de tension sur lequel se déploient deux façons de travailler étroitement imbriquées : une fixation spatiale de l’écrit, attachée à la certitude d’avoir un emplacement assuré au terme de la lecture, et, en même temps, le besoin de lui échapper à travers le désir de continuer d’avancer pour saisir un objet le plus souvent absent. En tant que membre d’une nouvelle génération intellectuelle, Certeau aura accueilli dans sa propre pratique la transition entre deux représentations différentes de la connaissance : d’un côté, il aura conservé une tradition d’appropriation par le biais de l’accumulation érudite, propre à ses maîtres, d’un autre côté, il aura fait de toute saturation savante un usage entièrement disséminé, en la soumettant aux conditions changeantes d’une mobilité récurrente. Ses premiers pas auront ainsi porté la marque d’une démarche historiquement circonscrite, afin de rendre lisible une nouvelle pratique de la spiritualité. D’ailleurs, son savoir-faire n’aura constitué à cet égard qu’une autre manière de débroussailler les imprimés : Michel de Certeau aura non seulement tracé différents chemins, en écartant les obstacles afin de capturer la matérialité des idées, mais il aura, de plus, fragmenté les usages de cette pratique.

2. Mouvements pour le texte

Son parcours devient ainsi un itinéraire productif, dont l’esthétique combine les mouvements d’un chasseur errant, moitié pèlerin moitié nomade, avec ceux d’un intellectuel toujours à la recherche d’une épiphanie par ailleurs bien joycienne. L’usage des mots qui s’en remettent à ce mouvement est assez subtil. Il pratique des irruptions par des voies sinueuses de façon dissimulée et, en tant que faux-fuyant, ses « dérives » (terme bien à la mode vers les années 1970) sont dans une certaine mesure « incontrôlées » et, en apparence, « passives ». Pendant ce temps, son œil voyageur opère des changements sur le texte, en le transformant précisément en un « autre », une altérité qui se veut également une « anamorphose » – art de faire des images dont la perspective dépravée permet de construire en miroir une nouvelle représentation de l’objet lu13 –, chère aussi aux usages que Jacques Lacan a fait de Jurgis Baltrusaitis dans son séminaire XI à partir du célèbre tableau de Hans Holbein le jeune, Les Ambassadeurs14. C’est ainsi que privé de territoire, Certeau projette sur un nouveau texte la mesure de son propre désir : les mots deviennent des oiseaux migrateurs dont l’envol « imaginaire ou méditatif » le mène à intensifier ses efforts d’acoustique et, aussi, de « perspective »15. Mais il pratique en outre une discordance interdite, l’enjambement, procédé métrique proscrit par les théoriciens du vers classique, mais dont la fonctionnalité lui permet d’isoler les syntagmes lisibles et de les soumettre à un processus d’inversion fonctionnelle « sur les surfaces militairement rangées de l’écrit ». Tous ces mouvements deviennent plus précis et intelligibles à travers leur conversion en « danses » qui pourtant restent « éphémères ». En somme, une série de détours, de la dérive à la danse, que Certeau finira par inclure dans la logique d’une poétique de plus en plus aristotélicienne16. En tout cas, c’est la combinaison des deux « attentes » formées par des « ruses » qui déterminent le processus d’appropriation du texte : un espace lisible – ou « littérarité » – et une démarche propre d’« effectuation » de l’œuvre. À partir d’un acte typiquement braconnier, Certeau emprunte la terminologie de Hans-Robert Jauss et de Michel Charles, ainsi que la reconfiguration de la littérarité chez Tzvetan Todorov, afin de déplacer et de replacer cet univers théorique du côté de la perception extérieure à l’œuvre.

Dans son texte capital, « Lire : un braconnage », un paragraphe important révèle les usages poétiques que Michel de Certeau a fait de l’idée de pèlerinage. Ce paragraphe commence par une sorte de petite insurrection à travers une longue phrase :

Ce qu’il faut démystifier, ce n’est pas, malheureusement, cette division du travail (elle n’est que trop réelle), mais l’assimilation de la lecture à une passivité, comme si le fait de pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l’ordre bâti d’une ville ou d’un supermarché) excluait de la part des utilisateurs toute créativité propre17.

Cette véritable énonciation de principe régit les comportements de l’homme sans qualités, mais aussi la mise en scène de sa propre objectivation comme lecteur. Bref, au-delà de la « division du travail » qu’impose une activité scripturaire par rapport à la lecture, c’est l’exclusivité créative confiée uniquement à la figure de l’auteur qui est de fait inconcevable chez Certeau. Néanmoins, à travers ce postulat, il revendique non seulement une poétique des lecteurs, mais, de plus, il pose un avertissement adressé tous azimuts : aux producteurs de biens culturels, à ceux qui considèrent l’écriture comme une activité plus soutenue que la lecture, mais aussi à ceux qui se méfient des lecteurs lisant dans le cadre de toute institution ou « système imposé ». Certeau en appelle aux possibilités d’une lecture migratrice et créative à partir de laquelle chaque lecteur pourra construire son propre braconnage. Une poétique, en somme, impliquant aussi un dépaysement inhérent à la logique du pèlerinage : du latin peregrinus, le lecteur va au loin, se rend en pays lointain, devenant en effet un étranger, un terme très cher à la poétique de Certeau et dont l’usage est présent dès ses premiers textes pour la Compagnie18. Tel que l’a dit Alphonse Dupront (dans un contexte assez différent de celui du XVIIIe siècle) à propos de la volonté de puissance collective et individuelle du pèlerinage : « Puissance de se faire étranger à soi-même, jusqu’à découvrir l’“autre” en soi, et en faire puissance de communion en l’“Autre”. Ce qui se dit aussi puissance de se faire pauvre et de vivre tel pour atteindre à la richesse spirituelle »19. Aussi est-ce l’altérité que Certeau dégage des pratiques lisantes, mais aussi des siennes, lorsqu’il fait valoir sa propre identité privée comme jésuite au sein d’une société contemporaine qui ne cessait de le voir comme un étranger. Ainsi que Dominique Julia et Claude Rabant l’ont affirmé, « jésuite, Michel de Certeau n’a jamais caché cette appartenance ; il refusait simplement que cet attachement intime puisse se surimposer dans le champ des débats intellectuels comme un mode de classement »20.

Selon Danièle Hervieu-Léger, le pèlerinage impose une pratique en mouvement qui renvoie à la fluidité des parcours spirituels individuels sous le signe de la mobilité et d’une association temporaire21. À partir de l’opposition entre la figure du pratiquant et celle du pèlerin, elle établit une série de différences dont la plus décisive concerne « le degré de contrôle institutionnel dont l’une et l’autre font l’objet »22. Tandis que le pratiquant « se conforme à des dispositions fixées, qui ont, de ce fait, un caractère d’obligation pour l’ensemble des fidèles », la pratique pèlerine « est au contraire une pratique volontaire et personnelle » ainsi que « modulable. Elle autorise des investissements subjectifs différenciés dont le sens est, en fin de compte, produit par celui qui l’accomplit »23. Toutefois, au regard de la situation de mobilité intrinsèque (géographique mais aussi intellectuelle) propre aux membres de la Compagnie de Jésus et de Michel de Certeau comme jésuite et intellectuel tout court, nous nous demandons si, dans son cas, la différence entre un pratiquant et un pèlerin se veut aussi catégorique. Il est possible qu’entre l’obligatoire et le volontaire, entre le normé et l’autonome, entre le fixe et le modulable, entre le communautaire et l’individuel enfin, ce soient les « arts de faire » de chaque membre qui définissent la construction de l’autorité.

3. Robinsonnades certaliennes

Le pèlerinage et le nomadisme en tant que pratiques préfigurent le souvenir que tout récit « fait exister » : au moment d’écrire, Certeau perçoit d’habitude une scène qui duplique l’exergue de soi à partir d’une sorte de lutte en corps à corps entre son passé et son présent. Bien qu’il ne quitte pas tout à fait l’esprit ignatien du pèlerin, celui-ci fera partie d’une logique topographique dont les affaires seront contrôlées par le nomade. Car « Lire : un braconnage » est aussi la mise en scène à travers laquelle Certeau tente de façonner une nouvelle autonomie au-delà du texte qui, rappelons-le, est la société même. Cette empreinte très suggestive sera encore renforcée par un passage en miroir :

ainsi le lecteur : son lieu n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant, associant des textes gisants dont il est l’éveilleur et l’hôte, mais jamais le propriétaire. Par là, il esquive aussi la loi de chaque texte en particulier, comme celle du milieu social24.

Certes, « Lire : un braconnage » n’est pas un essai d’ego-histoire ; toutefois, derrière cette poétique du lecteur se trouvent les arts de faire de l’homme sans qualités, et les arts de lui-même. C’est ce qui arrive avec l’usage d’une figure littéraire assez présente dans ses travaux à partir des années 197025, celle de Robinson Crusoé :

Producteur de jardins qui miniaturisent et collationnent un monde, Robinson d’une île à découvrir, mais « possédé » aussi par son propre carnaval qui introduit le multiple et la différence dans le système écrit d’une société et d’un texte, auteur romanesque donc, le lecteur se déterritorialise, oscillant dans ce non-lieu entre ce qu’il invente et ce qui l’altère26.

Robinson Crusoé ne devient pas uniquement un archétype de son lecteur-modèle, mais aussi une figure qui introduit le multiple, et en outre une différence par rapport à une autre époque de son parcours intellectuel. Certeau n’a pas abandonné la Compagnie – un fait presque inhabituel dans une conjoncture marquée par la profonde crise des vocations –, il a préféré y rester au contraire, mais dans sa propre « île ». La référence à Robinson Crusoé n’est pas aléatoire, et ce, à deux égards. D’une part, le roman de Daniel Defoe est en effet une autobiographie, et rappelons-le, chez Rousseau, le seul livre qu’Émile pourra lire, dans le cadre d’une condamnation générale de la lecture27. D’autre part, la fonctionnalité de l’« île » devient une ironie illusionniste, par ailleurs bien certalienne : une symbologie de l’exotisme pédagogique des Lumières, autrement dit, l’origine principale du « mythe » ayant donné lieu à la marginalisation de la lecture du côté de la consommation passive.

À la suite, Certeau ajoute : « auteur romanesque donc, le lecteur se déterritorialise, oscillant dans ce non-lieu entre ce qu’il invente et ce qui l’altère. Tantôt en effet, comme le chasseur dans la forêt, il a l’écrit à l’œil, il dépiste, il rit, il fait des “coups”, ou se laisse prendre »28. Cette conception presque rabelaisienne29 du braconnage (laquelle ne laisse pas de renvoyer à une mention du carnaval médiéval tacitement bakhtinienne) lui permet d’approfondir la subjectivité du lecteur face au texte, ainsi que de masquer, comme il en va pour La Lettre volée d’Edgar Allan Poe, toute incursion de son propre moi dans l’écriture : « Tantôt il y perd les sécurités fictives de la réalité. Ses fugues l’exilent des assurances qui casent le moi dans le damier social. Qui lit ? ». D’ailleurs, cette dernière question est suivie d’un ajout : « Qui lit en effet ? Est-ce moi, ou quoi de moi ? »30. De ce fait, Certeau non seulement pose la question de l’identité du lecteur par rapport à celle de l’auteur, mais il fait de plus appel à la voix d’un autre. À partir de là, le paragraphe conclut par une citation assez éloquente de Marguerite Duras, extraite de l’entretien avec Michèle Porte qui suit le texte du film Le Camion paru aux Éditions de Minuit en 1977 : « “Ce n’est pas moi comme une vérité mais moi comme l’incertitude du moi, lisant ces textes de la perdition. Au plus que je les lis, au plus que je ne les comprends pas, au plus que ça ne va pas du tout” »31.

Par ailleurs, l’écriture de soi est aussi un exercice qui opère d’une manière particulière au moment de produire un ouvrage. Dans ce sens, écrire une œuvre se veut la révision d’un passé scripturaire à la lumière d’une lecture de soi qui fait de l’auteur un braconnier de son propre travail. La lecture de soi est donc un élément inséparable de cette fabrication, un terme qui ne sera jamais mieux appliqué que dans le cas de Michel de Certeau. C’est Jacques Revel qui a signalé ce trait avec une grande subtilité lors de la parution de L’écriture de l’histoire. À l’occasion d’un entretien avec Michel de Certeau, il lui a demandé :

L’écriture de l’histoire est aussi un livre autobiographique. Il propose un itinéraire. Contrairement à la plupart des historiens français de ta génération, tu n’es pas venu à l’histoire par l’histoire économique et sociale [...]. Tu viens de l’histoire religieuse qui, dans le même temps, est devenue une province un peu périphérique de l’historiographie. Et, dans le religieux, tu t’es attaché à l’étude de phénomènes qui ont eux-mêmes été vécus comme difficilement pensables et classables, voire comme marginaux : le discours mystique, la possession. Qu’y a-t-il d’occasionnel dans ce cheminement ? Quelle logique s’y inscrit maintenant ?32

Et la réponse de Certeau sur ce passé renvoie à une lecture de soi non moins éclairante, où le pèlerinage occupe une place centrale :

C’est vrai que j’ai d’abord passé des années dans les Archives, travaillant avec passion dans ces grottes où s’entassaient les restes – trésors perdus, déchets précieux – d’aventures lointaines dont je me faisais tour à tour l’entomologiste, le pèlerin ou l’ethnologue. Il s’agissait d’abord de « sectes » spirituelles et d’expériences tenues pour « extraordinaires » (mystiques ou diaboliques). J’étais par elles conduit à m’interroger sur le texte (social, culturel, économique, etc.) à l’intérieur et en fonction duquel elles s’étaient écrites33.

Entre le naturaliste savant collectionneur d’insectes et le pèlerin qui cherchait avec passion les restes dans les grottes (avec les vastes réminiscences polysémiques qu’une allusion de ce genre peut évoquer chez un chrétien jésuite) se chiffre la présence d’un Certeau ethnologue qui, en 1978, fera de cet itinéraire l’occasion d’une recherche de formes. La perspective du braconnage aura été de toute évidence la grande révélation de son moi-lecteur.

4. La sensibilité topographique

Il faut par ailleurs rappeler que, chez Michel de Certeau, le fait de se reconnaître jésuite au XXe siècle n’a pas signifié lire, écrire ou enquêter en jésuite, du moins pas uniquement. C’est pourquoi ce qui compte, dans la longue marche de son parcours comme pèlerin, est non seulement ce dépaysement dans une terre étrangère, dans un endroit plus ou moins connu ou imaginé, mais aussi les arrêts, les petits silences, les pauses lisantes au long du chemin : c’est effectivement à ce moment-là que le Certeau pèlerin pratique le nomadisme à travers des territoires échappant au strict cadre de la religiosité34. D’un autre côté, cependant, la harangue qu’il manifeste dans « Lire : un braconnage » pose une autre manière d’exprimer sa propre liberté face aux institutions jésuites : écrire ou lire à la requête de la Compagnie ne doit entraîner ni l’effacement de la subjectivité inhérente à chaque membre, ni la suppression de la diversité propre de l’institution, qu’il s’agisse de la Compagnie ou de toute autre institution. En réalité, c’est la porosité de tout « système imposé » qui offre souvent les outils nécessaires à sa démystification, et à cet égard, la Compagnie a représenté pour Certeau un vrai laboratoire qui, parfois malgré elle, a façonné ses propres schémas d’insoumission. Quoi qu’il en soit, la pratique intellectuelle deviendra une tactique à la recherche d’une autonomie personnelle autant que la règle administrant chacun de ces comportements individuels : en somme, une sorte d’« union dans la différence ».

Tout au long de ses travaux, Certeau construira un système d’idées méthodique et organisé, dont la terminologie changera en fonction de chaque contexte de production. Il s’agit d’un système mobile et souvent ouvert, où le déploiement des hypothèses sera plus important que l’instauration d’une vérité. La fugacité du pèlerin fera de Michel de Certeau un croyant désireux de pratiquer le rite de la rencontre : la fin du chemin est toute entière absence, impossibilité de l’absolu ou non-lieu. La recherche dans la diversité d’un espace « autre » entraîne l’itinérance d’une matérialité dont le fondement opérera à la manière d’une « hétérologie » chez le dernier Certeau, un terme qui, comme le signale Wlad Godzich, fait peser un doute profond sur le principe parménidien de l’identité de la pensée et de l’être35. Précisément, l’une des topiques les plus pérennes organisant son œuvre, la définissant aussi, jusqu’à un certain point, aura été celle d’une sensibilité topographique qui fait des lieux, des géographies, des itinéraires et des mouvements, à travers l’espace physique et symbolique, l’un des traits les plus profonds de la spiritualité et de la mentalité jésuites. Elle représente en outre un véritable cadre de lisibilité à travers lequel la Compagnie en général et Certeau en particulier lisent de nombreux phénomènes sociopolitiques et les logiques de conflit36. À partir de cette perspective, lire, écrire et enquêter s’avèrent aussi une façon de mener à bien une tâche de cartographe.

À partir des années 1970, le parcours certalien devient autant un exercice d’identification des lieux et des mouvements qu’un travail de construction de concepts topographiques, à la manière de petites grottes jalonnant la lecture pèlerine, ensuite éparpillées dans l’écriture des textes. Dans une certaine mesure, les textes certaliens sont les cartes d’un braconnage qui conservent leur propre tracé territorial, coïncidant avec d’autres textes lus ou oubliés. Et même s’il est difficile de repérer les traces de continuité chez les compagnons d’une Compagnie par définition hétérogène, cette sensibilité particulière se trouve subrepticement, d’une façon ou d’une autre, dans plusieurs de leurs textes : l’écriture et la poétique des mouvements n’ont pas été l’exception, mais la règle, ou la trace la plus stable, tout au long de son œuvre.

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1Michel de Certeau, « L’expérience spirituelle », Christus 17, nº 68 (oct. 1970) (numéro intitulé « Pouvoir prier »), p. 488-498, ici p. 488.

2Ibid.

3Je remercie Pierre Lardet de ses précieuses remarques à cet égard.

4Michel de Certeau, La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, p. 58-70.

5Jean-Joseph Surin, Guide spirituel pour la perfection (texte établi et présenté par Michel de Certeau), Paris, DDB, 1963, p. 32.

6Michel de Certeau, « L’expérience spirituelle », art. cit., p. 489.

7C’est Ignace de Loyola lui-même qui, dans son autobiographie et à partir d’un geste qui n’est pas sans évoquer une trace augustinienne, parle de lui comme du pèlerin (Le Récit du pèlerin. Autobiographie de Saint Ignace de Loyola, Bruges, DDB, 1956). Rappelons qu’à côté des versions originales en espagnol, cette version française d’André Thiry sera la plus consultée pendant les années 1950 et 1960 dans le cadre de la Compagnie (cf. Louis Beirnaert, Aux frontières de l’acte analytique. La Bible, saint Ignace, Freud et Lacan, Paris, Seuil, 1987). Je remercie Pierre-Antoine Fabre des subtiles indications qu’il m’a apportées à propos des jésuites français.

8Brian Stock, Lire, une ascèse ? Lecture ascétique et lecture esthétique dans la culture occidentale, Paris, Jérôme Millon, 2008, p. 75 sq.

9Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p. 46.

10Ibid., p. 48. Rappelons que Paul Valadier (« Un pèlerin des frontières » [note nécrologique], Le Monde, 12-13 janv. 1986), Stanislas Breton (« Le pèlerin, voyageur et marcheur », in : Luce Giard [éd.], Le Voyage mystique. Michel de Certeau, Paris, RSR/Cerf, 1988, p. 19-25) et Frederik Christian Bauerschmidt (« Walking in the Pilgrim City », New Blackfriars 77, no 909 [1996], p. 504-518, intitulé « Michel de Certeau SJ. The first collection of essays in the English language devoted to Certeau’s work from the perspective of a theologian ») sont parmi les premiers à attirer l’attention sur l’importance de l’idée de pèlerinage chez Certeau. Jesús Ferro Bayona a également usé de ce terme dans « Memoria de Michel de Certeau. Peregrino en la historia », Huellas. Revista de la Universidad del Norte (Barranquilla), nº 90-91 (avril-déc. 2012), p. 28-34.

11Mino Bergamo, « Il problema del discorso mistico. Due sondaggi », in : Id. et Valerio Marchetti (éds), Asmodeo. Idee, immagini, segni / Asmodée. Idées, images, signes (Florence), nº 1 (intitulé « Sul discorso mistico / Du discours mystique. Un omaggio a Michel de Certeau »), Il Ponte alle Grazie, Usher, 1989, p. 9-36, ici p. 12.

12Pierre Gisel rappelle que Luce Giard va jusqu’à parler, à propos de 1970, de « tournant », cf. « Mystique et politique, ou l’institution comme objet second », in : « Id., Hervé Martin et Jacques Revel, Histoire, mystique et politique. Michel de Certeau, Paris, Jérôme Millon, 1991, p. 9-45, ici p. 15-17.

13La définition donnée par Jurgis Baltrusaitis d’anamorphose est tout à fait compatible avec les traits du braconnage certalien : « C’est une dilatation, une projection des formes hors d’elles-mêmes, conduites en sorte qu’elles se redressent à un point de vue déterminé : une destruction pour un rétablissement, une évasion mais qui implique un retour [...]. Elle est un subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel [...]. Les perspectives accélérées et ralenties ébranlent un ordre naturel sans le détruire », Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus. Les perspectives dépravées II, Paris, Flammarion, 1996, p. 7.

14Jacques Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 75-84.

15C’est le père Michel de Mourgues qui, dans son Traité de la poésie française (1684) sur la versification des lois rimées, fera de son emploi une pratique condamnée en raison notamment de la perturbation qu’elle provoquait dans le rythme de lecture : « dans la lecture on est obligé de s’arrêter sensiblement à la fin de chaque période et de chaque membre de période ; et comme d’ailleurs on est obligé de faire un arrêt sensible à la fin du vers pour faire mieux sentir la rime, si ces deux pauses ne concourent point ensemble, celle qui se fera à la fin du vers semblera peu naturelle, parce que le sens ne sera pas fini ; et celle qui se fera avant la fin du vers sera peu harmonieuse, à cause que ce ne sera point là le lieu de la rime. Pour éviter cela on a soin de terminer le sens sur un mot qui serve de rime, et par ce moyen l’esprit et l’oreille sont également satisfaits ». Cité par Hugo Paul Thieme, Essai sur l’histoire du vers français, Paris, Honoré Champion, 1916, p. 104.

16À ce propos, il convient de rappeler l’accent mis par Aristote sur la danse. Dupont-Roc et Lallot affirment que « la place donnée à la poésie révèle une perspective fondamentale de la Poétique : la poésie sous sa forme achevée ne peut être autre chose que l’art par excellence dérivé de la danse et du chant. C’est-à-dire, la tragédie ». Cf. Aristote, La Poétique (texte grec avec traduction et notes de lecture par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot), Paris, Seuil, 1980, p. 149, n. 7.

17Michel de Certeau, « Lire : braconnage et poétique de consommateurs », Projet 124 (avril 1978), p. 447-457, ici p. 450.

18Cf. son article paradigmatique à cet égard, « L’étranger », Études 330 (mars 1969), p. 401-408. Le titre en sera réutilisé pour dénommer son ouvrage L’Étranger ou l’union dans la différence (Luce Giard éd.), Paris, Seuil, 2005 (éd. antérieures, alors revues : 1969 et 1991), le texte en devenant le chapitre I.

19Alphonse Dupront, op. cit., p. 414.

20Dominique Julia et Claude Rabant, « Michel de Certeau 1925-1986 », in : Encyclopaedia Universalis, Paris, 1987, p. 536-538, ici p. 536.

21Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti : la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 2001, p. 98 sq.

22Ibid., p. 109.

23Ibid., p. 110.

24Michel de Certeau, « Lire : braconnage et poétique de consommateurs », art. cit., p. 454-455.

25Cf. à titre d’exemple son texte réutilisé dans différentes parties et chapitres de La Fable mystique, op. cit., « L’énonciation mystique » (RSR 64/2 [1976], cahier intitulé « Discours mystiques », p. 183-215, notamment à partir de la page 205), où Certeau scrute les possibilités théoriques de l’autobiographie en prenant pour modèles le Robinson Crusoé de Defoe, les Confessions de Rousseau et le Château intérieur de Thérèse d’Avila.

26Michel de Certeau, « Lire : braconnage et poétique de consommateurs », art. cit., p. 454.

27Chez Rousseau, la figure de Robinson fonctionne comme une sorte de consommateur irrationnel, presque à la manière du braconnier certalien. Dans Arts de faire, Certeau fait allusion à cette exigence de Rousseau à l’égard de « son Émile », dans le chapitre « L’économie scripturaire » (L’invention du quotidien I. Arts de faire, Paris, UGE [coll. 10-18], 1980, p. 238).

28Ibid., p. 291.

29Rabelais le désignait dans le Pantagruel à ses lecteurs comme « l’un de ces leviculos inanis gloriae captatores, de ces ridicules chasseurs de vaine gloire, dont il était alors de tradition de se moquer » (cf. Gérard Defaux, Rabelais agonistes : du rieur au prophète. Études sur Pantagruel, Gargantua, Le Quart Livre, Genève, Droz, 1997, p. 111 sq.).

30Michel de Certeau, « Lire : braconnage et poétique de consommateurs », art. cit., p. 454.

31Néanmoins, comme il le signale dans la note en bas de page, Certeau ne tire pas cette citation directement de l’ouvrage de Marguerite Duras, mais de la revue Sorcières, nº 11 (janv. 1978), p. 47. L’usage d’une source comme la revue Sorcières, fondée par la journaliste et éditrice Xavière Gauthier en 1975, dénote une sensibilité particulière pour le contexte du féminisme des années 1970 (cf. Delphine Naudier, « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », Sociétés Contemporaines, nº 44 [2002], p. 57-73). À propos de l’écriture de Marguerite Duras et dans le cadre d’une communication au colloque « Écrire dit-elle (imaginaire de l’écriture / écriture de l’imaginaire : Marguerite Duras) » tenu du 22 au 24 avril 1983 aux Universités de Liège et de Bruxelles, Certeau exposera les enjeux d’une lecture « durasienne » signée par le registre d’une absence : « Cette audition captive d’un corps de mots se retrouve jusque dans les histoires que racontent les romans et les films [...]. C’est, close en elle-même, l’écriture. Elle n’enseigne rien. Elle n’expérimente rien, si par expérimentation on entend une manière de faire advenir un objet dans un cadre de questions et d’hypothèses. Elle ne se lit même pas. Ou bien le lecteur reste étranger à cette écriture, ou bien il la fait, il écrit avec elle, en elle, dans le mouvement qu’elle articule. C’est moi qui ai écrit ça : ce mot d’un critique comblait d’aise Marguerite Duras, parce qu’en effet ce n’est pas elle » (Michel de Certeau, « Marguerite Duras : On dit », in : Danielle Bajomée et Ralph Heyndels [éds], Écrire, dit-elle. Imaginaires de Marguerite Duras, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 257-265, ici p. 261).

32Michel de Certeau, « Écriture et histoire » [entretien avec Jacques Revel], Politique aujourd’hui, Paris, nov.-déc. 1975, p. 65-77, ici p. 75.

33Ibid., p. 76.

34Michel de Certeau, « L’épreuve du temps », Christus 13, nº 51 intitulé « Jésuites » (juill. 1966), p. 311-331.

35Wlad Godzich, « The Further Possibility of Knowledge », in : Michel de Certeau, Heterologies. Discourse on the Other, trad. par Brian Massumi, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, p. VII-XXI, ici p. VII.

36Sur l’idée d’espace chez Certeau à partir d’une perspective philosophique, l’ouvrage de référence est de Manfred Zmy, Orte des Eigenen Räume des Anderen. Zugänge zum Werk von Michel de Certeau aus raumphilosophischer Perspektive, Göttingen, Cuvillier, 2014. On peut également consulter l’article pionnier d’Ian Buchanan, « Extraordinary Spaces in Ordinary Places. De Certeau and the Space of Postcolonialism », Journal of the South Pacific Association for Commonwealth Literature and Language Studies (Murdoch), nº 36 (1993), p. 56-64, ainsi que le chap. VI de son ouvrage Michel de Certeau. Cultural Theorist, Londres, Sage, 2000 ; Olvier Mongin, « Michel de Certeau, à la limite entre dehors et dedans », in : Thierry Paquot et Chris Younès (éds), Le Territoire des philosophes. Lieu et espace dans la pensée au XXe siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 91-115 ; Mike Crang, « Relics, places and unwritten geographies in the work of Michel de Certeau (1925-1986) », in : Id. et Nigel Thrift (éds), Thinking Space, London, Routledge, 2000, p. 136-153 ; Giorgio Mangani, « Penser à travers les lieux : Michel de Certeau et la géographie », in : Luce Giard (éd.), Michel de Certeau. Le voyage de l’œuvre, Paris, Facultés jésuites de Paris, 2017, p. 153-159 ; Giulio Iacoli, « Metafora e strategia. Il “mapping” come strumento di interpretazione teorico-geografica : Said, Jameson, de Certeau », Studi culturali (Bologne), III/1 (2006), p. 57-81 ; Harry Maier, « Soja’s Thirdspace, Foucault’s Heterotopia and de Certeau’s Practice. Time-Space and Social Geography in Emergent Christianity », Historical Social Research/Historische Sozialforschung (Mannheim) 38/3 (2013), p. 76-92 ; Annelies Schulte Nordholt, « Les lieux de l’extrême contemporain et la pensée du quotidien. De Certeau et Toussaint », in : Sylvie Freyermuth, Jean-François P. Bonnot et Timo Obergöker (éds), Ville infectée, ville déshumanisée. Reconstructions littéraires françaises et francophones des espaces sociopolitiques, historiques et scientifiques de l’extrême contemporain, Bruxelles, Lang, 2014, p. 265-275.