Book Title

Une formation hégélienne ?

Pistes pour une réflexion

Diana NAPOLI

Università Antonianum (Rome)

1. Hegel en Compagnie. Quelques repères

Fragilité, risque, faiblesse..., voilà les mots qui déclinent, chez Michel de Certeau, les références et les réflexions concernant l’expérience et le désir d’être croyant, des réflexions qui culminent dans le dialogue avec le directeur d’Esprit, Jean-Marie Domenach, sorti sous le titre emblématique de Le christianisme éclaté1. La publication de ce texte marque un moment majeur de tension avec la Compagnie de Jésus, preuve en est que Certeau aurait été prêt à la quitter. S’adressant au responsable de la province de Paris, Odilon de Varine, il écrivait en effet : « si d’autres jésuites se sentent agressés par ce livre, je ne veux pas que ce soient eux qui payent. Je dois payer le prix de mon interrogation »2.

Tout en restant dans la Compagnie, Certeau a pourtant payé ce prix lorsqu’il a décidé de vivre jusqu’au bout l’expérience qui rend chrétienne toute théorie ou pratique du monde, l’expérience par laquelle, « dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place – c’est-à-dire de croire – à l’autre »3.

Avec Le christianisme éclaté, Certeau joue d’une certaine manière cartes sur table, en ce qu’il explicite le lien entre sa propre expérience de chrétien et un tournant historique comparable à la fracture qui avait vu naître, des cendres du Moyen Âge, la modernité : une crise de la croyance qui avait atteint les institutions4, dont l’ecclésiastique, qui n’y avait pas échappé. Une crise dont l’analyse même occupait la production scientifique de Michel de Certeau et qui peut constituer une sorte de fil rouge reliant ses premières contributions des années 1960 aux travaux monumentaux que sont L’écriture de l’histoire (1975), L’Invention du quotidien (1980), La Fable mystique (1982)5. Dans ces textes, qui ont fait histoire et demeurent encore aujourd’hui d’incontournables références pour l’épistémologie historique, la mystique, ou l’anthropologie de la croyance, émerge la capacité certalienne de théoriser, en parallèle à la pratique scientifique, l’opération qui la soutient ; de théoriser, précisément, les raisons de la marginalité, les ressources des lieux-frontières où s’est toujours expérimenté son chemin intellectuel. Et cela à partir de son entrée dans la Compagnie de Jésus en 1949, où prennent forme ses premiers travaux scientifiques, telle l’édition du Mémorial de Favre6, et où se consomme la rencontre, aux conséquences jamais épuisées, avec Jean-Joseph Surin, une rencontre au nom de « Nombre de oui »7, faite du désir – si évident dans tous les travaux de Certeau consacrés à la mystique – qui pose le sujet entre une séparation indépassable et le total dévouement à son dépassement impossible. Il s’agit d’un travail sur la limite et à la limite qui sillonne, en effet, le modus loquendi mystique et la pratique d’écritures de l’histoire, à même les pratiques de l’homme ordinaire jusqu’à être le signe d’un « chemin non tracé »8, véritable mot d’ordre de son itinéraire.

Michel de Certeau n’a pas rencontré les sciences humaines dans la Compagnie de Jésus. Quand il décide d’y entrer, il avait déjà une solide formation en lettres classiques et en philosophie, et c’est donc plutôt une formation complémentaire qui lui est proposée, en 1953 à Chantilly par exemple, avant qu’il se consacre à la théologie au scolasticat de Fourvière en 1955.

C’est justement à Chantilly qu’a lieu une rencontre plus approfondie entre Michel de Certeau et la philosophie hégélienne, par la médiation notamment de l’enseignement de Joseph Gauvin, l’un des interprètes les plus avertis de la Phénoménologie. Qu’il s’agisse là d’une rencontre essentielle en témoigne Luce Giard qui n’hésite à définir Certeau comme « le plus hégélien des disciples de Gauvin »9. Pourtant, comment retrouver la validité de cette observation dans l’œuvre certalienne ? Dans quel sens est-il possible de repérer, dans sa production, la trace de cette rencontre ? Nous essayerons de répondre à ces questions, non sans avoir brièvement évoqué la présence du philosophe de Jena dans le cheminement intellectuel de la Compagnie au XXe siècle.

Pour cette dernière, les années 1950 et 1960, au cours desquelles se structure le parcours de Certeau, jésuite et historien, sont culturellement très animées, au point que l’on parle, pour les scolasticats, de véritables écoles de pensée (à Chantilly pour la philosophie, à Fourvière pour la théologie)10 qui, entre grands élans, ruptures, doutes11, ont déterminé, pour les jésuites, une nouvelle et très particulière ouverture aux sciences humaines. Les premiers signes du ferment intellectuel caractérisant la Compagnie à la moitié du XXe siècle sont pourtant visibles déjà à partir des années 1920, alors que devient évident, notamment parmi les fréquentants du scolasticat de Vals, un profond intérêt pour la philosophie allemande en général, et plus spécifiquement pour la figure de Hegel. Dans ces mêmes années, en théologie, à Fourvière, on mettait en discussion le parcours traditionnel des études théologiques, ce qui mènera dans les années 1930, par le biais d’un travail important sur les Pères de l’Église, à la recherche de nouvelles catégories, autres que celles, aristotéliciennes, véhiculées par Thomas d’Aquin. Ce fut là un moyen de s’opposer à la réaction antimoderniste qui écrasait alors la recherche théologique sous le thomisme d’école romaine, et il aboutira notamment à la création d’une nouvelle collection, les Sources chrétiennes.

Pour ce qui concerne Hegel, il faut rappeler que le rôle des jésuites pour la diffusion de sa pensée en France a été essentiel, même dans le cadre plus général d’une relecture en constellation européenne de la philosophie allemande s’opposant aux appropriations et aux distorsions des années 1920 et 1930 auxquelles on avait assisté en Italie et en Allemagne, à des fins politiques. Parmi ceux qui avaient prôné un regard original sur le philosophe allemand, la personnalité la plus significative reste sans doute Gaston Fessard, avec sa Dialectique des Exercices spirituels, publiée en 1956 mais circulant sous forme manuscrite à partir des années 193012. Fessard (1897-1978) s’était intéressé à Hegel bien avant de faire la connaissance d’Alexandre Kojève, avec lequel il tissera un dialogue très articulé, devenant un auditeur actif du célèbre séminaire de 1934-1939 à l’EPHE13. D’ailleurs la « spiritualité de l’Ordre, sa méthodologie spécifique de la direction spirituelle et du discernement la prépaient sans doute à recevoir cette Phénoménologie d’une façon privilégiée, puisque la progression de l’œuvre hégélienne et celle qui balisait les “Exercices Spirituels” mettaient en jeu des habitus, des logiques, des praxis, des prises de conscience, des engendrements comparables »14. Suite à la première traduction de Jean Hyppolite de 1939-1941 s’ouvrit en effet en France un conflit d’interprétations où les jésuites jouèrent un rôle de premier plan : un véritable « hégélianisme jésuite » s’opposa au commentaire de Kojève devenu canonique avec le temps, au gré d’une confrontation qui est encore à l’œuvre dans la réception française de Hegel15.

Si l’on parle du lien entre les jésuites et Hegel, il est impossible d’oublier, pour l’ouverture et l’horizon de ses intérêts, Marcel Régnier (1900-1988), sorte de maître d’une société jésuite d’initiés à la philosophie allemande, « la société des hégéliens disparus »16, dans laquelle on trouve Xavier Tillette et le déjà cité Joseph Gauvin, ou encore, après la guerre, des personnalités comme Georges Morel ou Joseph Moingt. Toujours après la guerre, Régnier fut aussi directeur de la nouvelle série de la revue Archives de Philosophie qui était devenue la patrie de l’idéalisme allemand en France. Il revient justement à l’un des disciples de Régnier, Gauvin, le fait que l’on parle d’École de Chantilly, où il arriva en 1953 et y anima un séminaire sur Hegel. Sa lecture de la Phénoménologie prêtait une attention ponctuelle à la « structuration logique des expériences de la conscience [...] qui ouvre en conséquence à l’intelligence spéculative de l’histoire »17. Parmi les auditeurs de ce cours, nous retrouvons, à côté de Certeau, d’autres qui ont laissé leur empreinte sur la réception française de Hegel, tels Pierre-Jean Labarrière, dont les études sur Hegel font encore aujourd’hui autorité, et parfois Georges Morel. Ce dernier, qui quitta la Compagnie en 1975, avait retrouvé en Hegel le texte mystique, au point de proposer une lecture de Saint Jean de la Croix à la lumière de l’auteur de la Phénoménologie18.

Mais au-delà des figures brièvement évoquées, notamment celle de Morel qui par son enseignement exerça une « influence dissolvante »19 sur nombre de ses confrères, toute une génération de jésuites fut amenée à chercher – et à trouver parfois – dans les plis de la pensé hégélienne « les renouvellements de sa réflexion au point d’imaginer [...] d’en faire le Thomas d’Aquin du XXe siècle »20.

La confrontation serrée avec les sciences humaines (dont la psychanalyse ne fut pas de moindre importante) avait permis aux jésuites de s’imposer comme une voix importante de la culture philosophique française, reconnue et admise par et dans le monde académique, et à qui les enjeux du Concile Vatican II donnèrent un élan ultérieur. L’ouverture philosophique commencée avec l’introduction de la philosophie allemande, hégélienne précisément, et amplifiée par le concile, avait stimulé une kyrielle de réflexions en multiples directions ; nouvelles trajectoires et itinéraires se déployaient désormais à l’horizon, orientant parfois des parcours individuels hors de la Compagnie. Celle-ci n’avait évidemment pas traversé cette longue conjoncture sans problèmes. C’est ce dont témoigne le bilan des travaux de la XXXIIe Congrégation générale en 196521. Bruno Ribes, alors directeur de la revue Études, y voyait une crise concernant moins la ferveur religieuse que la « confiance et [l’]orientation », nécessitant une révision dans la direction spirituelle. Malgré les tentatives de gérer la situation, les défections sont nombreuses. Partant de Hegel s’était ouverte une chaîne de communication avec la contemporanéité, en un corps à corps avec les sciences humaines que, malgré sa panoplie de ressources, la Compagnie n’avait pas pu soutenir22.

2. Une « matrice hégélienne »

Le christianisme éclaté s’inscrit dans le long sillage de cette crise. Cela dit, à la différence de tant d’autres figures qui trouveront elles aussi une réception importante dans le panorama culturel français, Certeau reste dans la Compagnie, réussissant dans une entreprise qui caractérise toutes ses activités (les scientifiques surtout) : garder toujours la liberté de « faire un “pas de côté” »23. Il reste fidèle à la Compagnie, par-delà le fait qu’il ne la quitte pas, en ce sens qu’il reste fidèle aux interrogations qui l’avaient traversée dans les années 1950 et 1960 et auxquelles sa production se veut une tentative de réponse. Comme s’il avait trouvé la possibilité de se confronter au problème formulé par Georges Morel qui se demandait comment défendre la spécificité et l’originalité de la Compagnie « tout en s’adaptant à des exigences différentes de celles du passé »24. Il fallait un langage nouveau, un langage qui, d’après Morel, proviendrait directement de Hegel, dont l’étude et l’analyse avaient mesuré, à partir des années 1920, le rapport des jésuites à la possibilité de penser le présent. C’était en effet la question qui se tenait au cœur même du Christianisme éclaté : la spécificité du christianisme et sa différence par rapport à la culture ou simplement à l’expérience existentielle propre à l’homme occidental.

Pour répondre à cette question, sous laquelle il est possible de placer l’ensemble de son itinéraire, Certeau n’oublie pas l’étude de Hegel rencontré au début de ses études dans la Compagnie, faisant de ce philosophe une part importante de son épistémologie historique et de sa théologie. Ce n’est peut-être pas par hasard que Claude Geffré avait remarqué, dans le rapport de thèse de Certeau, que, pour celui-ci, « l’histoire a remplacé la théologie »25.

Cependant, il reste difficile de repérer de manière ponctuelle, dans son œuvre, les lieux de la présence hégélienne. À ce propos, les indications de référence nous viennent essentiellement de Luce Giard, qui est revenue sur cette problématique à plus d’une occasion, remarquant toujours l’importance, chez Certeau, de la lecture de la Phénoménologie26. À son avis, ce texte a laissé une empreinte incontestable sur sa production, et elle va jusqu’à tenir le philosophe allemand pour la « matrice structurante » de sa manière de procéder. Mais plutôt que d’une proximité intellectuelle, il est question, pour Giard, d’une série de catégories heuristiques que notre jésuite aurait empruntées à la philosophie hégélienne : le rôle joué par l’altérité, le rapport entre « particulier » et « universel », l’effort pour expliciter les conditions d’intelligibilité de l’histoire, et donc son épistémologie de l’histoire visant à chercher – Giard cite les mots de Certeau lui-même – « dans l’information historique, ce qui la rend pensable »27. Centrale pour sa vision du travail historien était la conscience que l’historiographie « bouge “avec l’histoire qu’elle étudie et le lieu historique d’où elle s’élabore” [...] : l’historien est obligé de passer par le détail des situations particulières, [...] de soutenir l’épreuve du divers pour engendrer l’intelligibilité »28.

Partant de ces réflexions, nous dirons que sans avoir acquis de Hegel une boîte à outils, des mots ou des questions, Certeau assume, dans son œuvre, une posture hégélienne capable d’insinuer, au cœur même de l’institution, la force du « travail du négatif ».

Sur ce sujet les études n’abondent pas et les spécialistes de Certeau, à quelques exceptions près29, soit n’ont pas consacré un intérêt spécifique à sa « formation hégélienne », soit se sont bornés, pour la plupart, à renvoyer aux observations de Luce Giard qui se limite pourtant à reconnaître l’existence, comme on l’a dit, de quelques éléments clés d’orientation générale. Parmi ceux, peu nombreux, qui ont essayé d’encadrer plus particulièrement l’influence et la persistance de Hegel dans l’œuvre de Certeau afin de la mieux comprendre, il est d’intérêt de citer Philippe Büttgen et Richard Terdiman qui ont le mérite d’ouvrir deux axes où vient se greffer toute tentative de penser une influence de l’auteur de la Phénoménologie : l’épistémologie de l’histoire et la conception du christianisme. C’est dire que si l’on veut tenter de penser un rapport entre Certeau et Hegel, il ne faudrait pas chercher du côté des « thèmes », des « sujets », mais plutôt du côté de la « démarche » et de la posture à partir desquelles notre jésuite a pensé l’histoire et le christianisme.

Suite à la lecture de Büttgen30, on pourrait affirmer que Certeau pense l’histoire « conceptuellement », c’est-à-dire qu’il y voit à l’œuvre (et c’est là un héritage hégélien) le « travail du concept ». Du fait qu’à son avis Certeau s’est efforcé avant tout de penser la construction de la modernité, Büttgen observe qu’il a essayé de saisir ce processus en partant de la formalité des pratiques, c’est-à-dire à partir du changement qui, touchant à la fois les conduites religieuses et les doctrines, investit la société européenne dans le passage d’un paradigme de croyance, médiéval, à un autre, moderne. Dans ce passage, on assiste à une dévalorisation des doctrines, qui favorise un changement de signification au niveau des pratiques mais n’est pas accompagné d’une expression théorique de même portée. L’historien, en observant les pratiques, voit émerger quelque chose à quoi les sources doctrinales ne donnent pas accès, tout simplement parce que les pratiques s’insèrent dans une discursivité nouvelle qui n’est pas captée par les doctrines élaborées par l’élite intellectuelle31.

Il s’agit là d’un travail de la société sur elle-même, sans décision d’acteur, et que Büttgen n’hésite à définir comme un travail du concept puisqu’il est le résultat d’un processus spéculatif liant la totalité du social à une action de la société sur elle-même, à une réflexivité32. Par ce même travail, qui fait recours « aux ressources de l’enquête mais [déployées] là où une histoire n’était jamais allée les chercher »33, Certeau arrive à saisir les conditions d’intelligibilité de l’histoire, trouvant dans l’information historique ses conditions de pensabilité, en partant de la conscience que les analyses scientifiques ne peuvent jamais dépasser le réel dont elles traitent, mais qu’elles en dépendent. Ce dépassement impossible marque, pour Büttgen, l’idéalisme historique et historien de Certeau, « [son] profond hégélianisme [...] à travers la volonté de ressaisir en pensée le mouvement qui emporte ensemble la conscience qui observe et le monde observé »34. Ou, pour reprendre les mots de Certeau tirés d’Histoire et psychanalyse que cite Guy Petitdemange, « est “historique” l’analyse qui considère ses matériaux comme les effets de systèmes (économiques, sociaux, politiques, idéologiques, etc.) et qui vise à élucider les opérations temporelles (causalité, croisement, inversion, coalescence, etc.) qui ont pu donner lieu à de tels effets »35. Pareil discours de la méthode, observe alors Petitdemange, ne peut que « rendre impossible tout métadiscours » – qui installerait l’historien sur le terrain du travail du concept ou d’une histoire comprise conceptuellement – et ne peut que « permettre à la narration historique de prendre des formes littéraires inaccoutumées ».

Pourtant quelle est l’histoire à laquelle nous renvoie Hegel ? C’est, à bien se rappeler le cheminement de la Phénoménologie, une histoire où la compréhension de la vérité n’est pas un fait, mais le processus, le mouvement de sa réalisation, qui ne s’adresse pas à un sujet extérieur, qui constitue plutôt un travail sur soi-même36. Mais, surtout, la vérité que l’on comprend ne cesse de montrer sa fragilité. Si d’un côté elle est absolue, puisqu’elle incarne les conditions de la possible pensabilité de l’histoire issues de l’histoire elle-même, elle n’en reste pas moins fragile. Fragile37, car il n’existe pas un « dehors » de cette histoire, mais un savoir sur soi-même, structuré comme un « Golgotha », sans lequel ce savoir serait « solitude sans vie »38. Privée d’un hors-de-l’histoire, et inséparable d’un calvaire, la vérité ici en cause est celle d’un travail, trouée qu’elle est par une attente qui la fait inachevée, par un manque qui implique la nécessité absolue d’un aller au-delà et pourtant jamais hors de lui-même, comme le suggèrent les vers, quelque peu remaniés, de Schiller qui terminent la Phénoménologie : « c’est du calice de ce royaume d’esprits que monte à lui l’écume de son infinité ».

Ayant à l’esprit cet arrière-plan hégélien comme la trame où se greffe l’épistémologie historique certalienne, on peut aisément rejoindre la réflexion de Richard Terdiman qui se penche sur l’importance et la signification du concept de marginalité chez Certeau considéré, au-delà des disciplines qu’il mobilise, comme penseur de l’hétérologie39. Terdiman prend en considération les différentes interprétations de la figure « maître/esclave », pour établir une filiation conceptuelle entre Hegel et Certeau sous le signe du « privilège de la marginalité » dont il essaie de mettre en évidence les ressources herméneutiques. Bref, dans la relation maître/esclave, l’infériorité ouvre un éventail de possibilités de compréhension qui marque un avantage épistémologique. C’est ce qu’avait souligné Labarrière (élève de Gauvin et auditeur de son séminaire à Chantilly), dont la subtile analyse de Hegel reste incontournable : l’esclave, le marginal, sait accepter la contradiction, le dualisme qui est avant tout celui de la subjectivité, le paradoxe de l’identité entre identité et non-identité, ce qui permet, en d’autres termes, le gain, le profit40. La relation maître/esclave renvoie donc moins à une relation entre individus qu’à une qualité du rapport de contradiction que chaque conscience entretient avec elle-même. Et c’est justement cette contradiction, envisagée comme la capacité de se rendre pensable à partir de quelque chose d’autre qui constitue la condition d’un rapport avec le monde.

Autrement dit (ce qui n’est pas évident dans les pistes que nous offre pourtant Terdiman), il s’agit de la leçon du Moïse freudien, de sa comédie de l’identité (l’identité étant, à l’origine, deux et non une), auquel Certeau a consacré la quatrième partie de L’écriture de l’histoire41. Il s’agit du processus central de toute son entreprise historiographique, qui permet à une société de s’établir dans le présent par le geste de « mettre à part » qui marque la frontière du passé à travers un exercice, poussé à la limite, de l’intelligibilité du présent lui-même.

Cependant, la qualité la plus significative du « privilège de la marginalité », d’ailleurs impensable sans la fragilité qui troue toute appréhension de la vérité, consiste peut-être en ce qu’elle appelle une conception du manque qui transfigure le savoir de l’autre et sur l’autre, convoquant la vision théologique de Certeau et ses attentes par rapport au christianisme.

Tout d’abord, pour Certeau, la foi chrétienne est une expérience de fragilité dont il est impossible, suite à la crise générale des institutions et aux conséquences, même involontaires, de Vatican II, de ne pas mesurer l’ampleur. La faiblesse devient nécessaire, jetant ainsi bas les masques d’une puissance ecclésiale qui n’existe plus. Le sens de l’expérience chrétienne restant, d’après lui, la possibilité d’incarner la passion de l’autre, le désir de mettre en discussion toute solidité en introduisant dans nos forces la « faiblesse de croire », la « grâce de faire place – c’est-à-dire de croire – à l’autre »42.

Pour Certeau, le christianisme est l’expérience d’une relation, à la fois de fidélité et de différence, à l’événement qui l’a instauré : la particularité historique du Christ, de sa mort, de son tombeau vide. Cette absence, cette soustraction, a permis l’expérience historique du christianisme qui n’est même pas pensable sans une relation à ce manque, envisagé moins comme quelque chose à conquérir, dont s’emparer, que comme une expérience de la limite : une mort comme un événement-limite qui est la possibilité d’un autre rapport au monde. Il s’agit d’une expérience dialectique, assurant le passage d’une particularité reconnue à son dépassement43, prenant la forme d’une relation indissoluble entre un lieu et un départ. Cette relation, qui est une praxis, constitue le sens ultime du christianisme et a été pratiquée par le Christ lui-même, qui l’a accomplie dans le silence de sa mort. Il avait gardé la particularité de l’institution judaïque, créant en même temps, par un écart, l’instauration d’un autre sens, pratiquant le passage de l’Ancien au Nouveau Testament, tout en rejetant l’idée que le second réalise sans reste la vérité du premier. La vérité, en fait, ne réside ni dans l’un ni dans l’autre, ni dans l’indifférenciation de l’un et de l’autre, mais dans le renvoi perpétuel à un tiers absent (qui fonctionne en renvoyant à son tour au manque originaire, commencement, événement premier qui permet).

L’expérience chrétienne est donc considérée comme une dialectique de la particularité (un fait qui ne demeure pourtant nulle part, étant un manque, une absence qui fait place à une histoire) et de son dépassement. Dans ce sens, la foi du croyant ne saurait être un simple assentiment à des énoncés produits par la tradition et proposés par l’Église. Encore une fois, c’est un assentiment dans la direction de Nombre de oui, « la séparation absolue et l’acceptation infinie », qui fait écho au « oui » de Jésus à son Père et à celui de son Père à son Fils44, un échange qui n’est pas une donnée de l’histoire ou de l’écriture, même s’il y a laissé une trace, et qui, pour le croyant, pose la vérité non dans le texte, mais au niveau de son propre rapport avec le texte.

Cet échange, cette relation, dessine un voyage qui, comme celui d’Abraham, marque pour le christianisme un destin d’exil à partir du noyau fondant sa vocation christique : quitter les lieux pour chercher Dieu dans les inquiétudes des hommes. Cette expérience présuppose un cadre théologique où la théologie apprend à parler d’autres langues, se transformant elle-même, à la suite de la psychanalyse, de l’historiographie et de l’ethnologie, en un savoir atteint par son autre : en hétérologie. Une théologie qui, entrecroisant une structure intemporelle et un chemin historique, est essentiellement dialectique, comme l’indique d’ailleurs le mot lui-même : « mot composé qui combine la rigueur du logos à la vivante altérité de Dieu [...] : elle est la rencontre d’un logos, raison, science, discours, et d’un kairos, événement fortuit, expérience d’altérité »45.

Il serait impossible de rester fidèle à Hegel, comme le remarquait Éric Weil, en souscrivant à ses mots dans l’oubli de l’histoire qui nous sépare de lui46. La fidélité que lui a vouée Certeau est plutôt celle d’une posture qui a su mobiliser toutes les ressources du « travail du négatif »47, culminant dans le défi lancé par Le christianisme éclaté à toute évidence, ce texte où Certeau met sur la place publique la conscience et les inquiétudes touchant le drame que l’Église était en train de vivre. Il a fait de l’épistémologie hégélienne une ressource de sa pratique historienne, et il a su faire de la conception hégélienne de la phénoménologie de l’esprit une méthode pour sa vision théologique et sa manière d’entendre l’expérience chrétienne. C’est donc en ce sens qu’on peut parler d’une formation hégélienne de Certeau et entendre les mots de Luce Giard pour qui Hegel serait une matrice structurante de son travail.

Si nombre de jésuites, cherchant chez Hegel les catégories pour penser le présent, n’ont pas résisté à l’impact de sa pensée, Certeau en a fait un appui pour son parcours, et peut-être aussi une raison (et une position) pour rester dans la Compagnie. Laquelle, à son tour, presque « hégélienne » elle-même, s’est révélée capable de l’accueillir, le « travail du négatif » ne cessant de creuser, de l’intérieur, cette institution.

____________

1Paris, Seuil, 1974.

2François Dosse, Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2007, p. 201. Dans une lettre à son ami Steven Englund, Certeau observait : « Après discussion avec le provincial, il semble que ce texte rend difficile ou impossible mon “appartenance” à la Compagnie. C’est d’ailleurs normal – et pour moi un risque lié au désir d’être aujourd’hui croyant. Mais il faut payer d’une insécurité ce risque » (ibid.).

3Michel de Certeau, La faiblesse de croire (Luce Giard éd.), Paris, Seuil, 1987, p. 313 (poche Point, 2003, p. 305).

4Il s’agit d’une problématique de L’invention du quotidien, mais que Certeau avait analysée à chaud dans « La prise de parole » un article devenu tout de suite célèbre – en relation aux événements de mai 1968 ; cf. Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994.

5À souligner la continuité du parcours certalien ont travaillé Andrés Freijomil, à partir de sa thèse de doctorat de 2011 (reprise sous le titre Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau, Paris, Garnier, 2020) et, dans sa biographie intellectuelle, Giuseppe Riggio, Michel de Certeau, Brescia, Morcelliana, 2016.

6Pierre Favre, Mémorial (texte traduit et commenté par Michel de Certeau), Paris, DDB, 1960.

7Jacques Derrida, « Nombre de oui », in : Luce Giard (éd.), Michel de Certeau, Paris, Centre Georges Pompidou, 1987, p. 191-205.

8« Un chemin non tracé » est le titre de la préface de Luce Giard à Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 2002.

9Luce Giard, « Mystique et politique ou l’institution comme objet second », in : Id., Hervé Martin, Jacques Revel, Histoire mystique et politique. Michel de Certeau, Grenoble, Million, 1991, p. 9-45, ici p. 28.

10Cf. Étienne Fouilloux, « Une école de Fourvière ? », Gregorianum 83 (2002), p. 451-459 ; Dominique Avon, « Une école théologique à Fourvière ? », in : Étienne Fouilloux, Bernard Hours (éds), Jésuites à Lyon XVIe-XXe siècle (2005), Lyon, ENS éd., 2017 ; Michel Fourcade, « Kant, Hegel et Compagnie », in : Étienne Fouilloux, Frédéric Gugelot (éds), Jésuites français et sciences humaines (années 1960), Lyon, Chrétiens et sociétés 22 (2014), p. 19-61. Les scolasticats français au début du siècle étaient, pour la théologie Enghien et Fourvière, pour la philosophie Vals-près-le-Puy et Jersey, fermés après la seconde guerre et remplacés par Chantilly. Après une série de changements, les scolasticats sont enfin supprimés suite à une réforme des études jésuites à la fin des années 1960.

11Il suffit de penser aux conséquences sur Fourvière de l’encyclique Humani generis de Pie XII, publiée en 1950.

12Sur Fessard, cf. Michel Sales, Gaston Fessard (1897-1978). Genèse d’une pensée, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997.

13Pour la réception de la philosophie de Hegel en France, cf. Gwendoline Jarczyk, Pierre-Jean Labarrière, De Kojève à Hegel. 150 ans de pensée hégélienne, Paris, Albin Michel, 1996. Spécifiquement sur Kojève, cf. Marco Filoni, Le philosophe du dimanche, Paris, Gallimard, 2010.

14Cf. Michel Fourcade, art. cit., p. 20.

15À ce propos, le travail de Pierre-Jean Labarrière est exemplaire.

16Cf. Michel Fourcade, art. cit., p. 37. Sur Régnier, cf. Xavier Tilliette, « Portrait sur le vif », in : L’héritage de Kant. Mélanges philosophique offerts au P. Marcel Régnier, Paris, Beauchesne, 1982.

17Pierre-Jean Labarrière, « In memoriam. Jean Gauvin », Archives de philosophie 59 (1996), p. 661.

18Pour Georges Morel, la Phénoménologie et l’œuvre du mystique sont, l’une et l’autre, l’histoire d’un individu qui, « mourant à sa particularité, épuisant toutes les figures rencontrées sur sa route, pénètre un jour au monde non-figuratif » (cité par Michel Fourcade, art. cit., p. 43).

19C’est l’expression utilisée par Michel Fourcade, art. cit.

20Frédéric Gugelot, « Des sciences humaines trop humaines », in : Étienne Fouilloux, Frédéric Gugelot (éds), op. cit., p. 209.

21Bruno Ribes, « Les jésuites en révolution ? », Études 326/1 (1967), p. 93-107. Ribes aussi quittera la compagnie, en 1981.

22Frédéric Gugelot, « Le tournant des sciences humaines et la déprise institutionnelle : de l’éloignement à la rupture » in : Étienne Fouilloux, Frédéric Gugelot (éds), op. cit., p. 175.

23Luce Giard, Pierre-Jean Labarrière, « L’occasion d’une rencontre », in : Luce Giard, Hervé Martin, Jacques Revel, op. cit., p. 5-8, ici p. 5.

24Frédéric Gugelot, art. cit., p. 180.

25François Dosse, op. cit., p. 364.

26Cf. Luce Giard, « Préfaction » à l’édition italienne de Pierre Favre, Mémoriale, Milan, Jaca Book, 2014, et « Mystique et politique ou l’institution comme objet second », in : Id., Hervé Martin, Jacques Revel, op. cit., p. 9-45.

27Ibid., p. 28 sq.

28Ibid., p. 33 sq.

29L’approfondissement le plus intéressant, mais dans un cadre qui n’entre pas dans cette étude, est celui d’Alfonso Mendiola, Epistemologìa, érotica y duelo, Ciudad de México, Navarra, 2014, cf. chapitre 3.

30Philippe Büttgen, « Le contraire des pratiques. Commentaire sur la doctrine de Michel de Certeau », in : Christian Jouhaud, Philippe Büttgen (éds), Lire Michel de Certeau. La formalité des pratiques / Michel de Certeau lesen. Die Formlichkeit der Praktiken, Francfort, Klostermann, 2008, p. 69-97.

31Cela se passe de même dans l’actualité : ayant ou non un objet chrétien, les pratiques sont déterminées par les conditions non chrétiennes de leur production.

32Pour Hegel, on parle d’histoire conceptuelle quand l’esprit, qui se manifeste dans et par le temps, est enfin compris dans le concept, qui est intemporel dans la mesure où il est la récapitulation de tous les moments. C’est justement là qu’il devient histoire ou entre dans l’histoire, moins dans le sens d’une succession d’événements que d’une intelligibilité, d’un savoir, ou d’une histoire conceptuelle justement.

33Philippe Büttgen, art. cit., p. 95.

34Ibid., p. 79.

35Guy Petitdemange, « Voir est dévorant », RSR 76/3 (1988), p. 343-363, ici p. 354 (le texte a été repris dans son recueil, Philosophes et philosophies du XXe siècle, Paris, Seuil, 2003, p. 481-501).

36Cf. Vito Mancuso, Hegel teologo, Milano, Garzanti, 2018. La vérité, dans ce sens, est le travail de la logique, qui est moins une science de la démonstration qu’une thématisation des lois présidant à son mouvement.

37Sur ce sujet, je renvoie aux nombreuses études de Pierre-Jean Labarrière sur Hegel, notamment, pour la précision et la synthèse, à son article « Histoire et liberté : les structures intemporelles du procès de l’essence », Archives de Philosophie 33 (1970), p. 701-718, et à la conclusion de son (avec Gwendoline Jarczyk) De Kojève à Hegel, op. cit. Cf. aussi Paolo Beretta, « L’assoluto contraccolpo in se stesso. La questione dell’origine tra Hegel e Derrida », Nóema 4/2 (2013), article en ligne http://riviste.unimi.it.

38« L’histoire comprise conceptuellement [constitue] le souvenir et le Golgotha de l’esprit absolu, l’effectivité, la vérité et la certitude de son trône, sans lequel il serait solitude sans vie » ; ce sont les mots des dernières lignes de la Phénoménologie.

39Richard Terdiman, « La marginalité de Michel de Certeau », in : « À partir de Michel de Certeau : de nouvelles frontières », Rue Descartes 25 [PUF] (sept. 1999), p. 141-158.

40Cf. Pierre-Jean Labarrière, Gwendoline Jarzeck, Hegel : le malheur de la conscience ou l’accès à la raison, Paris, Aubier, 1989.

41Je me permets de renvoyer sur ce point à Diana Napoli, « Michel de Certeau : la historia o la teatralización de la identidad », Historia y Grafía 40 (2013), p. 103-132.

42Et Michel de Certeau de poursuivre : « Ainsi l’“itinérant” d’Angelus Silesius, non pas nu, ni vêtu, mais dévêtu : Vers Dieu je ne puis aller nu, / mais je dois être dévêtu », La faiblesse de croire, op. cit., p. 314.

43Ibid., p. 219.

44Cf. Joseph Moingt, Figures de théologiens, Paris, Cerf, 2013, p. 138.

45Joseph Moingt, « L’ailleurs de la théologie », RSR 76/3 (1988), p. 365-380, ici p. 369.

46Cité par Guy Petitdemange, art. cit., p. 350.

47C’est la célèbre préface de la Phénoménologie dans la traduction de Jean Hyppolite : « Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement. L’esprit est cette puissance en n’étant pas semblable au positif qui se détourne du négatif, [...] mais l’esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être ».