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Bernard Baertschi, De l’humain augmenté au posthumain : une approche bioéthique

Paris, Vrin (« Pour demain »), 2019, 194 p.

Gérald SINCLAIR

Bernard Baertschi, anciennement maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève, membre de la Commission suisse d’éthique pour les biotechnologies, nous propose avec cet ouvrage une réflexion éthique et philosophique sur l’« amélioration humaine ». Sous forme d’enquête, il aborde la signification conceptuelle de l’augmentation (enhancement dans les débats anglo-saxons) ainsi que la question des inquiétudes morales soulevées par de nouvelles avancées techniques et scientifiques. Parmi ces dernières, on peut citer les prothèses bioélectroniques, les stimulants physiologiques ou neurochimiques, les implants neuronaux ou encore les modifications du génôme. Sans forcer la séparation, l’auteur choisit de se concentrer sur les usages non thérapeutiques de ces nouvelles technologies, car ce sont eux qui questionnent plus directement le sens de la « nature humaine » et ce qu’elle peut imposer ou non. Après un premier chapitre qui se lit comme une typologie des modifications possibles et des situations de jugement moral, l’A. analyse les soucis éthiques liés aux processus d’amélioration eux-mêmes. Pour commencer, il nuance le sentiment, que nous pouvons avoir, selon lequel les modifications d’amélioration agiraient à notre place et risqueraient de saper la volonté ou le mérite. Ces réticences se justifient uniquement lorsque l’activité mesure spécifiquement l’effort fourni, la difficulté ou l’endurance, et non pour toutes les situations où d’autres valeurs priment, comme l’efficacité, la sécurité, l’innovation créative ou la qualité du résultat. En outre, les bénéfices de l’effort subsistent, car celui-ci est généralement reporté plus loin. Le refus de ce qui est « artificiel », quant à lui, est partagé entre des réticences mal fondées et une préférence légitime pour ce qui est plus sûr, plus éprouvé. La séparation entre le naturel et l’artifice peut alors être réinterprétée comme étant fonctionnelle plutôt que substantielle : il s’agit d’un curseur qui différencie ce qui se trouve en-dehors de notre pouvoir de ce qui dépend de nos actes et relève de la responsabilité. Nos intuitions morales ne sont pas nécessairement adaptées face à des possibilités nouvelles, puisque certaines valeurs ont été déterminées par des contextes matériels passés. Dans les chapitres qui suivent, l’A. examine les inquiétudes liées aux effets collectifs et sociaux des biotechnologies, puis l’identité personnelle et la finalité humaine. Si elles ne sont pas asservies à un hédonisme réducteur, certaines modifications technologiques peuvent être moralement acceptables et utiles pour une diversité de conceptions de la vie bonne (s’épanouir, réussir sa vie, produire des œuvres d’art, se dévouer aux autres ou à la recherche d’un idéal spirituel...). Cette diversité nous enjoint de ne pas utiliser la notion de nature humaine de manière étroite et normative pour limiter l’utilisation raisonnée d’un implant ou d’un composé chimique ; inversement, c’est aussi elle qui interdit de surdéterminer le devenir d’une personne à l’aide de sélection génétique. L’A. développe alors les raisons de ne pas altérer les émotions de manière irréversible ou sans espace de délibération, ni les centres de la volonté d’un individu (addiction destructrice ou contrôle extérieur). Si la recherche du meilleur et une certaine liberté des fins appartiennent à la nature humaine, elles ne se trouvent pas nécessairement mises en danger par les nouvelles technologies, mais plutôt réévaluées.

À la suite des analyses de Jean-Yves Goffi, Jean-Noël Missa et surtout Gilbert Hottois, l’A. contribue ici à poser les bases d’une discussion sur la désirabilité des technosciences qui prenne au sérieux leur potentiel transformateur. Cette approche permet d’éviter les déclarations sensationnelles en faveur ou à l’encontre du transhumanisme, l’accord de principe à telle ou telle pratique qui serait essentiellement un « progrès », ou l’opposition de principe à une pratique qui serait jugée « non naturelle ». Un espace de dialogue est créé, qui évite la technicité des discussions bioéthiques sur des cas et l’analyse culturelle parfois trop approximative. L’A. y fait preuve de générosité intellectuelle : face à une objection morale qui n’aura pas paru convaincante de prime abord, il donne voix aux inquiétudes qu’elle pouvait recouvrir, quitte à la reformuler ou à nuancer sa portée.

L’ouvrage réalise ses trois objectifs principaux. Premièrement, celui de présenter les débats éthiques sur l’augmentation humaine de manière accessible aux non-spécialistes. Ensuite, celui de défendre une ouverture prudente, rationnelle et contextuelle envers les technologies de la modification, en montrant qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale ou d’interdiction de principe face à l’amélioration en général. Enfin, celui de proposer un cadre permettant de s’orienter dans les dilemmes moraux posés par les usages technologiques. Ce cadre prend la forme de cinq propositions élaborées au fil des chapitres et condensées dans la conclusion de l’ouvrage. Ensemble, elles présentent les conditions formelles pour qu’une modification puisse être considérée comme moralement appropriée quant à sa fin et quant aux biens humains de base, et donc susceptible de représenter une véritable amélioration. Elles offrent un premier modèle d’arbitrage éthique résolument libéral et rationnel. On pourra toutefois être quelque peu gêné par la généralité de ces propositions. Elles auraient pu inclure des clauses prudentielles plus précises sur la fiabilité et les risques, ou sur la priorité hiérarchique des valeurs comme l’autonomie effective ou l’égalité d’accès, pourtant discutées dans l’ouvrage. Après avoir reconnu avec l’A. la force du marketing dans la création des valeurs et des besoins sociaux, les phénomènes de pression sociale, la conversion réciproque des inégalités d’accès aux technologies en injustices économiques, ou la part des multinationales et de l’industrie militaire dans le développement et le contrôle des innovations, on s’étonne de voir finalement l’A. conclure un peu rapidement que « la société ne saurait être lésée si ses membres s’améliorent » (p. 180). Enfin, on regrettera l’absence de remarque sur la dépendance technologique et sur les priorités morales dans le contexte de surexploitation des ressources, de fragmentation des écosystèmes et du réchauffement climatique.