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Emilio Brito, De Dieu. Connaissance et inconnaissance

Leuven/Paris/Bristol (Connecticut), Peeters, 2018 (Bibliotheca ephemeridum theologicarum Lovaniensium 300), 2 tomes, 1 255 p.

Christophe CHALAMET

Prêtre jésuite né à Cuba, Emilio Brito est professeur émérite de théologie fondamentale et de philosophie de la religion à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, où il a enseigné de 1983 à 2007. Il est connu pour ses travaux souvent très volumineux sur la philosophie de la religion de l’idéalisme allemand (Hegel surtout, mais également Schelling et Fichte) et sur diverses questions de théologie et de philosophie, comme son étude sur la pneumatologie de Schleiermacher (1994) ou son ouvrage sur l’anthropologie de plus de deux mille pages, paru en 2015.

« Il n’y a rien de plus difficile que de parler de Dieu. » (p. xvii ; cf. aussi p. 1175). Voilà l’entrée en matière de l’ouvrage, qui constitue la somme d’un travail pédagogique et théologico-philosophique de plusieurs décennies et à vrai dire de toute une vie. Il y est question d’une dynamique infinie, tendue vers une fin qui est la vie en Dieu : « L’homme chemine entre une inconnaissance à laquelle il n’est pas abandonné et une connaissance plénière – mais non sans mystère – qui ne peut avoir lieu qu’au-delà de la mort » (p. 1175, avec référence à Jean-Yves Lacoste).

En sept parties réparties en dix-huit chapitres couvrant plus de mille deux cent pages (l’ouvrage n’est effectivement pas « des plus brefs » ! ; p. 1175), Emilio Brito explore la question de la connaissance et de l’inconnaissance de Dieu, avec comme thèse principale l’idée que la connaissance de Dieu par l’être humain, en tant qu’événement eschatologique, ne peut être posée sans que soit simultanément posée une inconnaissance plus grande encore. L’ouvrage se veut dont « proprement théologique », même s’il accorde une place importante à la philosophie (p. lvi).

Les sept parties couvrent les thématiques suivantes : I. L’accès à Dieu (par le chemin de la religion (ch. 1) et par la religion naturelle (ch. 2) ; II. Les preuves de l’existence de Dieu (ch. 3), leur critique par Kant (ch. 4) et leur dépassement avec Hegel (ch. 5) ; III. Les monothéismes (ch. 6) et les athéismes (ch. 7) ; IV. le langage religieux (ch. 8, avec Wittgenstein comme principal interlocuteur), l’analogie et la théologie négative (ch. 9) ; V. L’expérience chrétienne (ch. 10), la mystique (ch. 11), l’inconnaissance de Dieu selon Maître Eckhart (ch. 12) et la question de Dieu chez Heidegger (ch. 13) ; VI. La révélation (ch. 14) et la foi (ch. 15) ; VII. l’essence de Dieu et les attributs divins (ch. 16), la question de l’impassibilité divine et la mort (ch. 17), et pour terminer la vision eschatologique (ch. 18). C’est peu dire que le « programme » proposé dans ces deux tomes est consistant ! Les lecteurs trouveront quantité de perspectives mesurées, toujours claires, sur les diverses thématiques traitées au fil des deux tomes. L’angle de l’auteur est net : il s’agit de présenter toute cette matière, qui relève avant tout de la théologie fondamentale, selon l’approche catholique-romaine. Henri de Lubac, également jésuite, auteur d’un opuscule intitulé De la connaissance de Dieu paru d’abord en 1941 (et non en 1945 comme l’indique l’auteur), est mentionné comme une référence importante (il est « l’un des théologiens du XXe s. que nous estimons le plus ») pour un certain nombre de chapitres (p. xxxii). Outre de Lubac, Hans Urs von Balthasar est l’autre grande référence, à laquelle s’ajoute d’autres auteurs encore (Karl Rahner, mais aussi Henri Bouillard ou Walter Kasper ; parmi les penseurs protestants, Karl Barth a « la part du lion », souvent dans un débat critique ; p. xl). À partir de là, les « surprises » seront peu nombreuses : la réflexion ne peut pas partir « d’en haut », de manière « purement positive », car « une réponse n’est compréhensible que si l’on ne la dissocie pas de la question à laquelle elle veut répondre » (p. liii) (l’auteur sait sans doute que la révélation n’est pas qu’une « réponse », qu’elle pose elle-même une question, mais cette dimension est ici passée sous silence, et lors qu’il l’évoque aux p. 628-629 en lien avec Eberhard Jüngel, il lui reproche, de manière prévisible, de se « braque(r) sur la condition événementielle d’avènement » et de négliger « la condition transcendantale » ; p. 629).

La visée de l’ouvrage est de « montrer la crédibilité humaine du christianisme » (p. lv). Pour ce faire, pour émettre « un principe judicatoire » (p. 118), il faut admettre, contre Barth, la possibilité d’une connaissance naturelle de Dieu – connaissance qui n’est d’ailleurs pas simplement déliée de l’action de Dieu comme Créateur, mais qui dépend en fait de cette action (p. 109, 119). L’être humain porte « au cœur même de (son) activité spirituelle le pouvoir de connaître Dieu » (p. 118). Il est « ouvert à l’Absolu » (p. 518). La connaissance de Dieu dépend non seulement de la révélation et de la grâce, mais aussi d’une possibilité « immanente à la raison » (p. 118), ces deux possibilités se trouvant sur deux plans différents : le plan de l’événement (révélation/grâce) et le plan de la « condition transcendantale », c’est-à-dire du « sens » (p. 119). Ainsi les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu ne sont pas sans valeur car elles manifestent « le caractère humainement responsable de l’acte de foi » (p. 216).

Ailleurs dans l’ouvrage (p. 163-200), Emilio Brito procède de manière surprenante, mais en fait pas inhabituelle chez lui (il tend parfois à simplement présenter les intuitions d’autres penseurs, sans forcément entrer dans un dialogue critique poussé avec eux) : sur près de quarante pages environ, il suit presque page après page un ouvrage de Jean Delanglade, lui aussi jésuite (décédé tragiquement en 1971), d’abord paru en 1960 (et non en 1968 comme le suggère l’A.) et intitulé Le problème de Dieu (Aubier). L’A. procède de manière similaire au moment de traiter de l’expérience de Dieu (650-667) et ailleurs encore. On peut y voir une marque d’humilité : pourquoi redire autrement ce qui fut si bien exprimé il y a quelques décennies ?

Envisager la question de la connaissance et de l’inconnaissance de Dieu implique de poser la question de l’athéisme (là encore, on retrouve une thématique chère à Henri de Lubac). En postulant une connaissance naturelle de Dieu, la théologie catholique crée une « base commune » (p. 513) à partir de laquelle il est possible de dialoguer avec l’athéisme. Dans son œuvre de la maturité, selon l’A., Karl Barth a affirmé qu’il y a pas d’être humain sans Dieu parce que Dieu, en Christ, est Dieu avec l’être humain. Cette thèse, selon l’A., mélange « le plan de l’être et celui du connaître » (p. 517). Mais la thèse de Barth est un peu plus complexe ; il affirme que s’il y a peut-être des êtres humains sans Dieu, Dieu, par contre, n’est jamais sans l’être humain. Il ne dit pas que « Dieu est connu de tout homme » (p. 517), me semble-t-il ; son assertion est avant tout théo-logique (au sens d’une parle concernant Dieu) et christologique, plutôt que noétique et anthropologique.

On l’aura compris : le propos de l’auteur est de maintenir, face à ce qu’il perçoit comme des rétrécissements de la part de la plupart des penseurs protestants du XXe s. en direction d’un fidéisme, une approche plus large qui maintient l’importance d’une réflexion métaphysique et philosophique pour penser Dieu (cf. p. 1098).

Saluons l’énorme effort fourni par Emilio Brito dans cet ouvrage, qui sera sans doute très utile aux étudiants en théologie et en philosophie de la religion (moins à celles et ceux, mais ils ne sont pas légion, qui connaissent les auteurs convoqués dans ces deux tomes), ainsi que tout au long de sa fructueuse carrière d’universitaire et de théologien.