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Jeanne-Marie Roux, Les degrés du silence. Du sens chez Austin et Merleau-Ponty

Louvain-la-Neuve, Peeters (Bibliothèque philosophique de Louvain, 103), 2019, 469 p.

Philip MILLS

La philosophie au XXe s. – et le paysage philosophique contemporain en garde les stigmates – a été marquée par l’opposition, souvent idéologique, entre philosophie analytique et philosophie continentale, deux manières de philosopher qui semblaient, pour les partisans de l’une et de l’autre, incompatibles et séparées par un véritable fossé. Néanmoins, ces dernières années ont vu s’accroître le nombre de travaux allant dans le sens d’une réévaluation de cette opposition au profit d’un dialogue s’avérant souvent bien plus fructueux, révélant à la fois les mécompréhensions au cœur de cette opposition et la nécessité de surmonter ce « fossé ». L’ouvrage de Jeanne-Marie Roux, Les degrés du silence, participe à cet effort en proposant une analyse comparée des philosophes John L. Austin et Maurice Merleau-Ponty. En raison de leur appartenance à des écoles de pensée bien distinctes, la philosophie du langage ordinaire et la phénoménologie, cette comparaison n’est pas courante et promet un dialogue intéressant pour les partisans de l’un ou l’autre philosophe. La perspective adoptée par l’auteure sur ces deux philosophes est celle de la place des sens dans l’entreprise philosophique, référant notamment à la célèbre thèse austinienne du silence des sens, selon laquelle le donné des sens n’est pas identifiable à la structure d’une phrase ou d’une pensée. Comme l’annonce l’introduction, la confrontation de ces deux philosophes devrait permettre de reconsidérer une certaine conception de la vérité par la distinction du perçu et du pensé. Bien évidemment, cette préoccupation partagée ne signifie pas une identification des deux philosophes et l’auteure montre bien les points sur lesquels ils se trouvent en complet désaccord.

L’ouvrage est composé de huit chapitres – rassemblés en quatre parties – précédés d’une introduction et suivis d’une conclusion générale. Sans entrer ici dans les détails de chaque chapitre, on soulignera la structure générale de l’ouvrage, qui se présente comme une sorte de va-et-vient entre Merleau-Ponty et Austin. La première partie, dont le premier chapitre se focalise sur Merleau-Ponty et le second sur Austin, traite de la distinction déjà mentionnée entre percevoir et penser, que les deux philosophes défendent. Malgré la différence évidente dans l’étendue et la manière de leur critiques, l’auteure considère que tous deux « défendent la spécificité du perceptif par rapport au conceptuel, c’est-à-dire l’idée que la perception n’est ni vraie ni fausse » (p. 26). L’un des problèmes que soulève cette idée est celui de la vérité. Si la vérité est traditionnellement pensée en termes de correspondance entre le langage et le monde, cela signifie qu’il est nécessaire de pouvoir comparer un jugement et une perception. Dans ce cas, la distinction entre percevoir et penser empêche cette adéquation, et le problème de la vérité devient central pour Merleau-Ponty et Austin qui tentent « d’éviter que cette distinction du perçu et du pensé emporte avec elle la possibilité et la légitimité de la vérité » (p. 8). L’exploration de la position de Merleau-Ponty dans la deuxième partie de l’ouvrage montre à quel point l’abandon de la correspondance simple entre le sens du perçu et la signification linguistique devient problématique pour penser la question de la vérité. Si le perçu n’est plus identifiable au pensé, alors le sens du perçu n’est plus identifiable à la signification linguistique. Cette distinction pèse sur la conception de la vérité comme correspondance. La troisième partie explore comment la philosophie du langage ordinaire développée par Austin permet de résoudre d’une certaine manière cette question de la vérité, d’une manière que Merleau-Ponty refuse de suivre. En effet, pour Austin, la seule manière de préserver une certaine idée de la vérité est de considérer son caractère conventionnel : c’est le contexte dans lequel l’acte linguistique est émis qui détermine la valeur de vérité à adopter. Néanmoins, la question de l’objectivité de la vérité reste ouverte : « Si l’on entreprend d’affirmer le caractère non conceptuel de la perception, c’est-à-dire le fait que le sens du perçu n’est pas de la même nature que celui du langage, et en particulier le fait qu’il n’est pas déterminé, peut-on encore sauvegarder la thèse d’une vérité à proprement parler objective ? » (p. 318). La quatrième partie confronte Merleau-Ponty et Austin sur cette question. Alors que la première partie proposait un rapprochement entre les deux philosophes sur leur défense de la distinction entre perception et pensée, cette quatrième et dernière partie propose davantage une opposition. En effet, Merleau-Ponty rejette l’idée d’une vérité conventionnelle, privilégiant un retour à une vérité plus profonde ou originaire qui serait à trouver dans l’ontologie, alors qu’Austin considère que la vérité doit être pensée comme convention, en pensant « la signification à partir du couple de l’échantillon et du modèle » (p. 433). Cette conception de la signification permet donc de penser la vérité comme adéquation d’un échantillon à un modèle, adéquation qui se justifie par une convention. Ainsi, Austin préserve l’idée d’une vérité comme correspondance, mais non plus correspondance du jugement au perçu, mais de l’échantillon au modèle. Pour Merleau-Ponty, cette vérité conventionnelle n’est néanmoins pas suffisante et c’est pour cela qu’il tente, dans ses derniers textes, de fonder sa notion de vérité dans une ontologie. En conclusion, la confrontation de Merleau-Ponty et d’Austin permet de mettre en avant un souci commun, partagé par des philosophes habituellement considérés comme fort éloignés l’un de l’autre, et des réponses différentes à ce souci. Néanmoins, la structure de l’ouvrage n’autorise que rarement – principalement dans la dernière partie – un véritable dialogue entre les positions philosophiques analysées, celles-ci étant principalement exposées indépendamment l’une de l’autre.