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Henriette Levillain, Catherine Mayaux, Dictionnaire Saint-John Perse

Paris, Honoré Champion (Dictionnaires & Références 55), 2019, 660 p.

Jean BOREL

Que signifie le mot « dictionnaire » pour qualifier cet ouvrage collectif tout à fait original et absolument remarquable, qui tente de faire le tour de tous les aspects connus et moins connus des deux vies publique et privée d’Alexis Leger qui n’en font qu’une en Saint-John Perse ? Mais quel autre titre donner que celui-ci pour évoquer l’ambition de cet ensemble de notices et d’analyses synthétiques aussi complètes que possible, et la complexité de ce panorama de haut vol qui « aimerait résoudre l’énigme du clivage entre la chose publique et le songe » qui a suscité tant de réactions contradictoires d’émerveillement et d’incompréhension ? Car ce n’est justement pas d’une « biographie » qu’il s’agit ici, mais bien d’un « dictionnaire », au sens où sont savamment regroupés et mis en relief, dans leurs contextes respectifs, de l’enfance antillaise à la solitude du « grand âge » du Poète sur la presqu’île de Giens, en passant par tous les aléas de la vie politique et littéraire qu’il a traversés, des lieux et des continents qu’il a parcourus, non seulement tous les maîtres à penser et « grands ascendants », politiciens, poètes, artistes et philosophes qui l’ont formé et dont il a choisi délibérément l’influence, mais également le champ magnétique de son imaginaire cosmique et poétique, et tout ce qui touche aux coulisses de l’œuvre et aux sciences du langage et de la versification. Nous voici donc embarqués dans un parcours exceptionnel qui nous fait revisiter, en deçà de l’histoire globale du XXe s. auquel le poète a appartenu, l’histoire de l’humanité tout entière et l’archéologie du savoir de tous les peuples antiques auxquelles il a su, et voulu donner, comme personne ne l’avait fait auparavant dans l’art poétique, l’importance, l’intérêt et l’éclat pérenne qu’elles méritent. Et puisqu’il n’est guère possible, dans les limites qu’imposent une recension, de faire droit aux articles historiques, politiques et littéraires inédits que contient cette somme, arrêtons-nous plus précisément aux philosophes que Perse a lus et travaillés, et aux concepts qu’il a retenus et auxquels il a donné un poids et une amplitude maximale. C’est d’abord à la pensée et à l’écriture des deux présocratiques Héraclite d’Éphèse et Empédocle d’Agrigente que Perse a emprunté sa conception du monde, de la création et du langage poétique. Que ce soit la philosophie du mouvement perpétuel du cosmos sous l’effet du flux de l’énergie vitale qu’il trouve chez le premier, ou la conception cosmique d’un double mouvement de séparation puis de réunion, culminant dans l’unité retrouvée qu’il admire chez le second, Perse a même avoué à Pierre Guerre, lors d’un entretien, « avoir vécu cette notion du double mouvement. L’être particulier se détache de l’être en soi, le Tout, lui avait-il dit, puis tend à retourner à l’unité totale. C’est ma règle métaphysique » (p. 345). C’est encore d’Empédocle qu’il reçoit sa conception du caractère sacré du poète et du langage poétique sous les formes singulières qui caractérisent la parole oraculaire : l’équivoque et l’ambiguïté. « Comparable à Empédocle chez qui la superposition des sens peut aller jusqu’à l’ambiguïté intentionnelle, le poète, explorateur de la « nuit originelle », fait du langage et de la polysémie les outils de sa quête » (ibid.). Perse s’est aussi voulu l’héritier des mythes et des mythologies archaïques, qui lui ont fourni plusieurs notions cosmogoniques, théogoniques, anthropogoniques et eschatologiques que les auteurs ont pris soin de repérer dans l’œuvre. Et, d’une manière plus générale, Perse « s’est forgé une représentation du monde marquée par le néoplatonisme. Les penseurs et les courants de pensée avec lesquels il se sent des affinités sont tous des héritiers plus ou moins lointains de l’idéalisme néoplatonicien, les occultistes du XVIIIe s., les transcendantalistes américains, les romantiques allemands, tous accordant une place essentielle à l’unité du cosmos et à celle de l’âme humaine au sein de l’Âme universelle » (p. 358). Sans oublier l’influence que l’Ancien Testament a eue, car Perse était un lecteur tout particulièrement attentif du Pentateuque. Indéniable fut aussi l’attrait que Spinoza exerça sur Perse, auprès duquel il trouva à la fois la fascination de la méthode géométrique de l’Éthique et de la démarche philologique de l’étymologie. C’est en effet par le vocabulaire que Perse rejoint le philosophe d’Amsterdam, « soit qu’il en décalque certaines expressions, soit qu’il en transpose certaines idées dans la langue propre du poète » (p. 363). Enfin, « consubstantielle à l’œuvre, l’emprise nietzschéenne est d’autant plus contenue chez Perse qu’elle fut précocement assimilée » (p. 364), dit l’auteur de la notice sur Nietzsche, où apparaissent les différents thèmes et les métaphores que le poète lui a empruntés pour les faire siens, comme celui de l’oiseau, « figure de l’audace de l’esprit qui vole toujours plus loin, investi par Zarathoustra de la fonction de “passer outre” ! » (ibid.). Les temps forts du cérémonial dionysiaque, l’ordonnance circulaire du poème, les instruments du culte, la frénésie sexuelle et la présence des Tragédiennes sont autant d’éléments qui rattachent encore le poème au culte ancien de Bacchus ainsi qu’aux Dithyrambes de Dionysos de Nietzsche. Perse s’est toujours passionné pour les mots et les nomenclatures scientifiques, et c’est une caractéristique de sa démarche poétique et de son œuvre que d’avoir intégré les termes les plus précis et concrets que les sciences biologiques et physiques ont créés. On note en effet que Perse va très souvent « du mot concret fondamental générateur d’un grand nombre de classes sémantiques au mot spécifique. Simultanément il va du mot courant de la langue à un mot à usage très restrictif et, en l’occurrence, ne s’arrête sur aucun stéréotype, aucune analgie de convention » (p. 292). L’importance du symbole et de l’analogie, son goût pour les travaux de linguistique et pour la quête d’un langage originel et sacré en font un héritier du symbolisme et par conséquent de Mallarmé. Dans la section intitulée « les imaginaires cosmiques », les auteurs passent en revue, par autant de brèves synthèses passionnantes, les concepts les plus significatifs auxquels Perse a donné une amplitude cosmologique et poétique maximale : le « cosmos » et le « divin », le « rite » et l’« espace ». Jusqu’à l’engouement du « mouvement », entretenu par l’attirance pour les forces élémentaires violentes (vents, pluies, neiges, houles), et qui se transpose poétiquement en volonté de puissance : le héros persien se réalise dans la jouissance de l’exploration des espaces immenses et mobiles comme les déserts, les steppes et les océans. Et c’est enfin à la notion de « temps » et de « saisons » d’« âge » et de « mort » qu’il consacra également tant d’importance, soit par l’affirmation souveraine de la négation de chronos pour vivre un autre temps que celui des horloges et des dates, soit par la manière dont il le régénère en remontant à la source, le temps mythique de l’origine. Nous laissons le lecteur découvrir la richesse et l’intérêt des trois sections dans lesquelles sont analysés les principaux termes de la création poétique, du langage et de la versification – de l’allitération à la rhétorique, en passant par l’assonance et l’anagramme, l’ellipse et la métaphore, la métonymie et la comparaison, la polysémie et le lyrisme, la syntaxe et le créolisme, la prosodie et le rythme, et bien d’autres encore. L’ouvrage se termine avec le récit des rencontres littéraires et privilégiées que Perse put faire avec Claudel, Tagore, Conrad, Valéry, Breton, Aragon, Malraux et Char. Une bibliographie sélective et une chronologie, un index alphabétique des notices et des noms de personnes et la liste des contributeurs font de ce dictionnaire un ouvrage de référence extraordinaire, fournissant au lecteur intéressé toutes les clés dont il faut disposer pour ouvrir et comprendre l’une des œuvres poétiques les plus exigeantes et les plus complexes du XXe s.