Écrits spirituels du Moyen Âge, édition établie par Cédric Giraud
Paris, Gallimard (La Pléiade, no 643), 2019, 1 264 p.
Le Moyen Âge occidental a connu une efflorescence de textes spirituels à nulle autre pareille. Ce nouveau volume de La Pléiade veut aujourd’hui rendre accessible les plus importants d’entre eux à un public de lecteurs aussi large que possible. Mais comment choisir dans la richesse de cet héritage ? Deux critères simples et logiques ont été mis en œuvre : il s’agissait d’abord de regrouper et mettre en valeur les écrits les plus diffusés au cours du Moyen Âge, c’est-à-dire ceux dont la tradition manuscrite atteste le succès et, parmi eux, ceux qui furent considérés et conseillés comme faisant autorité en matière de vie spirituelle. À la croisée de l’histoire doctrinale et de la sociologie de la lecture, ces deux critères ont permis de retenir une quinzaine d’auteurs qui furent parmi les écrivains les plus significatifs de la production spirituelle entre le XIe et le XVe s. « Preuve en est », dit très justement Cédric Giraud en introduction, « l’influence considérable que ces textes exercèrent sur toutes les strates de la société, notamment à travers les nombreuses traductions médiévales en langues vernaculaires dont les ouvrages ici même traduits ont été l’objet » (p. xviii). Avec les Prières et méditations d’Anselme de Cantorbéry, les Méditations du Pseudo-Bernard de Clairvaux et les Soliloques du Pseudo-Augustin, la première section rassemble ainsi les trois œuvres les plus caractéristiques de la spiritualité médiévale, composées entre la fin du XIe et le début du XIIIe s. « Leur succès », dit l’éditeur, « illustre la dialectique subtile que les auteurs spirituels instaurent entre l’écriture et l’expérience personnelle » (p. xix). Les auteurs de la deuxième section sont les représentants de l’essor extraordinaire que l’école des Victorins, l’ordre cistercien et l’ordre des chartreux ont connu au cours du XIIe s. Hugues et Richard de Saint-Victor, Bernard de Clairvaux, Guillaume de Saint-Thierry et Guigues II le Chartreux demeurent pour toujours les écrivains spirituels qui auront élaboré avec un équilibre remarquable les voies de la contemplation mystique et de l’union à Dieu sans jamais les séparer de l’impératif d’une théologie et d’une pratique de la charité. Dès le XIIIe s., une exigence nouvelle se fait jour. La spiritualité est appelée à sortir des cloîtres où elle était née et cherche à conquérir l’ensemble des fidèles, hommes et femmes. C’est ainsi que Bonaventure, Thomas d’Aquin, Henri Suso et le chancelier Jean Gerson se sont consacrés à transmettre les mystères de la vie intérieure et les conditions de la connaissance expérimentale de Dieu, ainsi que la voie de l’imitation du Christ comme le moyen par excellence pour revenir à Dieu. Enfin, c’est avec les trois chefs de file de la « dévotion moderne » du XVe s. que s’achève cette anthologie. Thomas a Kempis, Denis le Chartreux et Jean Mombaer, fuyant toute abstraction, proposent à leur tour de la vie intérieure une version qui se veut encore une fois la plus accessible au plus grand nombre et d’orientation toute pratique. La place centrale qu’y occupe l’imitation du Christ et la piété du cœur en est la marque didactique. Il est important de relever et de comprendre que, hormis le prêtre séculier Jean Gerson, tous les auteurs spirituels du présent recueil vécurent un engagement régulier dont se ressent leur production littéraire. Comme le dit très justement Cédric Giraud, « ces auteurs, engagés dans la vie religieuse et partageant fréquemment la même sensibilité, écrivent dans la dépendance les uns des autres et forment une famille spirituelle à laquelle ils ont conscience d’appartenir. Malgré des solutions différentes et d’inévitables inflexions qui confèrent à chaque auteur sa physionomie propre, la citation des mêmes passages scripturaires, la reprise de thématiques apparentées et la méditation d’identiques problèmes contribuèrent à créer un certain continuum doctrinal » (p. xxviii). Une question pourtant se pose devant ces textes, tous ancrés dans une tradition et un cadre ecclésiologique bien établis : comment peuvent-ils être lus et compris dans une époque comme la nôtre où l’individualisme spirituel et le développement personnel, sans référence à la transcendance, sont devenus la norme ? Il n’y a pas de réponse unique et il en va de leur lecture comme de celle des Écritures, auxquelles leurs auteurs font sans cesse allusion : seule la grâce divine peut faire qu’ils touchent le cœur du lecteur et lui ouvre cette voie spirituelle que Richard de Saint-Victor a si bien exprimée : « Revenir à soi sert à sortir de soi pour aller vers Dieu par oubli de soi ». Mis à part les textes tirés des Sermons sur le Cantique des cantiques de Bernard de Clairvaux, de la Somme de théologie de Thomas d’Aquin et de la Roseraie des exercices spirituels et des saintes méditations de Jean Mombaer, tous les autres textes ont été intégralement retraduits sur la base du texte de l’édition de référence. « Nous avons privilégié », écrit Cédric Giraud, « la lisibilité du texte français plutôt qu’une fidélité absolue à la syntaxe originelle que nous avons modifiée lorsqu’elle semblait un frein à la lecture. En contrepartie nous avons été sensibles aux figures de style et aux jeux de sonorités que nous nous sommes efforcés de conserver autant que possible » (p. xliv). L’éditeur a pris soin de rassembler en fin de volume de remarquables notices biographiques sur chacun des quinze auteurs choisis, ainsi que des notes diverses, historiques, théologiques ou littéraires pour préciser soit telle ou telle notion utilisée, soit des questions de traduction, soit encore le genre littéraire des textes retenus. Dans ce sens, cette anthologie a une valeur pédagogique méritoire qui n’est nullement secondaire et qui doit faciliter la méditation actuelle de ces enseignements spirituels.