Le Juif de négativité
Quelques réflexions sur le singulier et l’universel dans le judaïsme de l’Europe moderne après la Réforme de Luther
Partons de l’antisémitisme moderne. Celui-ci s’est propagé quasiment comme un « code culturel », selon l’expression de Shulamit Volkov, soumis à une pression idéologique que l’émancipation des Juifs en Allemagne n’a pu endiguer, en dépit du fait que ce furent les Juifs allemands qui, vers la fin du XIXe siècle, prirent la tête du combat contre l’antisémitisme. Rappelons que l’initiative du combat fut initiée par des organisations juives-allemandes telles que le Centralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens. Ces organisations apparurent dans un contexte historique et politique marqué d’un côté par le libéralisme et, de l’autre, par le nationalisme. Ce que l’on désigna par l’expression le « combat de défense » (Abwehrkampf) contre l’antisémitisme est chargé d’un paradoxe caractéristique du judaïsme dans l’Europe moderne après la Réforme de Luther : les Juifs allemands revendiquent à la fois leur identité, tout en défendant une forme de patriotisme. Pour eux, le rejet et la haine des juifs sont des symptômes contre lesquels il faut certes lutter, mais ceux-là ne sauraient néanmoins s’installer durablement dans les consciences. L’émancipation est vécue comme une chance, cependant qu’elle contient un leurre lié au fait que dans le prolongement de la guerre franco-allemande de 1870-1871, le processus d’émancipation des Juifs semble accompli sur le plan politique et intellectuel. Il s’avère désormais impossible d’éviter ou de contourner le choc produit autant par les effets de l’émancipation que par la nécessité de maintenir vivante la tradition transmise par la Bible hébraïque. Quelle place pouvait encore tenir une religion dite révélée face aux Lumières de la raison ? Il se dégagea de cette question, qui revêtit historiquement de multiples facettes, une tension entre ce qu’il est convenu d’appeler le singulier et l’universel. Pour comprendre comment cette tension sans résolution devint un des facteurs de déclenchement du rapport insécable entre judaïsme et modernité, il nous paraît opportun de revenir aux enjeux de la Réforme et de situer notre problématique dans le contexte d’une Europe qui aura été marquée d’un côté par la personnalité et l’œuvre de Luther et, de l’autre, par les Lumières juives allemandes – la Haskala – qui voit naître une symbiose exemplaire entre les penseurs juifs et la philosophie allemande. La Haskala représenta le moment névralgique où le judaïsme fit son entrée sur la scène de la modernité, laquelle ne tardera pas à prendre acte de la « symétrie brisée entre Dieu et l’homme »1, selon la formule de Cassirer. Nous devons à Heinrich Heine d’avoir souligné, dans son essai intitulé Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne2, visant à faire connaître en France la culture allemande, les risques et les dangers que présente une philosophie – en l’occurrence allemande – incarnant un esprit religieux enraciné dans l’idée de génie allemand que Luther avait éveillé et cultivé. Quelque chose arrivait ainsi à la pensée qui n’allait pas tarder à prendre une forme rationalisée, sur fond de ce qui demeurait irréductible et authentiquement juif. On assista à une montée en puissance de ce que Heine nomma l’« excursion panthéiste »3, dont Spinoza aurait été l’inspirateur. Rappelons la célèbre phrase de Heine : « Le panthéisme est la religion cachée de l’Allemagne. »4
Ce qui est visé ici n’est rien de moins que l’idéalisme allemand, héritier de la Réforme de Luther. Il faut noter l’importance pour Heine de la figure de Moses Mendelssohn, qui s’inscrit selon lui dans le prolongement de Lessing. Heine n’hésite pas à parler de Mendelssohn comme étant « le réformateur des israélites allemands »5. Le terme « réformateur » n’est pas anodin. Sous la plume de Heine, il ne peut que raviver le face-à-face transhistorique et douloureux entre christianisme et judaïsme. Mais pour Heine, il s’agit là de deux figures d’effraction et de renversement : Luther pour la papauté, et Mendelssohn pour la tradition talmudique, au profit d’un « mosaïsme pur »6 :
Comme Luther l’avait fait avec la papauté, Mendelssohn renversa le Talmud, et ce de la même manière, c’est-à-dire en rejetant la tradition, en déclarant la Bible source unique de la religion, et en traduisant la partie la plus importante. [...] Moses Mendelssohn mérite donc les plus grands éloges, pour avoir renversé ce catholicisme juif, en Allemagne du moins7.
1. « Nous sommes des invités à notre propre table » (Rosenzweig)
Il nous paraît nécessaire, pour remonter jusqu’à l’impensé antijuif de Luther, de ne pas passer sous silence l’alliance insécable entre la culture juive et la culture allemande telle qu’elle s’est déployée, notamment à Berlin, au XIXe siècle8. L’histoire de la Haskala, des juifs en exil dans un monde moderne et émancipé, n’est pas séparable de l’engouement des penseurs juifs allemands pour les traductions juives des Bibles déjà traduites en allemand, la plus décisive historiquement étant sans nul doute celle de Luther. La traduction de la Bible de Mendelssohn peut-être considérée comme l’acte fondateur du judaïsme allemand et de la symbiose entre pensée juive et philosophie allemande. Cette symbiose répond à une double nécessité : celle de connaître l’hébreu et celle de connaître l’allemand. C’est donc à Mendelssohn que l’on doit d’avoir situé les traductions de la Bible, en revenant à la langue de l’hébreu, au regard de la Bible traduite par Luther qui contamina l’Allemagne des théologiens et des philosophes. Sans entrer dans un commentaire détaillé des caractéristiques de ces Bibles respectives, il faut insister quant à la radicalité du geste de Mendelssohn que Dominique Bourel récapitule de la manière suivante :
Dans son introduction Mendelssohn souligne que pour lui la Tora fut entièrement écrite par Moïse ; l’hébreu est la langue originelle dans laquelle Dieu a conçu le monde, et les accents et les points transmis par les massorètes viennent de Dieu. Mendelssohn défend donc une position traditionnelle totalement opposée à la science protestante de son temps qu’il connaît pourtant parfaitement, comme la traduction de Johann David Michaelis de Göttingen9.
Le nerf de la guerre de la symbiose judéo-allemande étant cristallisé autour de la traduction de Luther, les penseurs et philosophes juifs qui poursuivent la geste de Mendelssohn, notamment Franz Rosenzweig et Martin Buber, entendent sortir du dilemme que pose le problème de la fidélité à une langue, tout en montrant les paradoxes inhérents au passage d’une langue à l’autre. C’est pourquoi, initialement, Rosenzweig et Buber n’avaient songé dans un premier temps qu’à revisiter la traduction de Luther. C’est sur fond d’équivocité linguistique et philologique entre l’hébreu et l’allemand que Rosenzweig peut écrire à Buber le 21 octobre 1925 : « Luther a voulu être fidèle à l’hébreu, il le fut à l’allemand. Vous voulez être fidèle à l’allemand et vous l’êtes à l’hébreu »10. Cependant, remarque subtilement Bourel, même s’il est à noter que c’est en parti contre leur gré que les philosophes juifs allemands finiront par prendre leur distance avec la traduction de Luther, « n’est-ce pas Luther qui rend toute traduction impossible ? »11 Cette objection saisissante dans sa puissance de questionnement ne vaut pas que pour Luther, elle s’adresse aussi à sa postérité : « La triade Nothker-Luther-Hölderlin a christianisé l’allemand. »12 « Et nous sommes dedans », s’exclame Rosenzweig dans une lettre adressée à Scholem : « On peut dire que nous sommes des invités à notre propre table. »13
Que devons-nous retenir pour notre propos de la manière dont les philosophes juifs entendent revenir à la source de la lettre hébraïque, soit en hébraïsant la langue allemande, soit en germanisant la langue de l’hébreu ? Pour comprendre l’intention profonde qui préside à ce mouvement réversible d’une langue à l’autre en Allemagne, il faut se rappeler que rien n’aurait été possible sans la Bible de Luther et sa contamination au travers toute l’Europe. Aussi, revenir à l’hébreu en pleine République de Weimar ne fut pas un geste anodin. En pleine défaite de l’émancipation, la fidélité à un texte supposé original et originel signait une autre défaite, plus fatale et mortifère : celle de l’intégration des Juifs à la culture et à la société allemande. Dominique Bourel va encore plus loin dans son commentaire, le radicalisant à dessein :
Ce sont donc deux traductions de la Bible qui marquent la naissance et la fin de la vie juive en Allemagne. Nous sommes passés de l’Auflkärung au chozer betchouva en passant par la Wissenschaft, sa contestation dans l’orthodoxie et son utilisation apologétique sous Weimar. La traduction de la Bible à chaque époque n’est-elle pas la métaphore d’une relation avec l’Allemagne ?14
2. Naissance d’une hostilité
Notre propos a donc pour objet d’interroger le judaïsme en tant que paradigme de la modernité, depuis un supposé philosémitisme initial de Luther largement reconnu aujourd’hui parmi les spécialistes de ses écrits, jusqu’à ce qu’il convient d’appeler le revirement du réformateur, survenu aux alentours de 1530, période à laquelle Luther commença à exprimer une hostilité croissante à l’égard des Juifs face à la noblesse chrétienne15.
Résumons brièvement le geste de Luther contre les Juifs : avant 1530, Luther considérait qu’il existait des passerelles entre sa doctrine et certains points du judaïsme, bien qu’il fût selon lui nécessaire d’extirper la figure du juif de l’exigence chrétienne. La question du ritualisme et du légalisme en vigueur dans la religion juive devint alors un point de focalisation névralgique qui contamina ses écrits tardifs, dont Des Juifs et de leurs mensonges (1543). Rien de ce qui vient après pour les Juifs n’est compréhensible sans ce tournant luthérien, ni l’engagement des communautés juives qui contribuèrent activement à l’émergence de la modernité, ni le destin européen des Juifs au XXe siècle, ni les préjugés antisémites qui culminèrent dans l’idéologie et la propagande nazie.
Rappelons quelques dates clés et quelques écrits de Luther décisifs pour comprendre comment les juifs, dans ce processus de modernité, ont été pris dans la figure du renversement, leur conférant ainsi, voire leur assignant un rôle et une fonction d’adversaire. D’aucuns pensent que la polémique lancée par Luther dès 1540 correspond au souci apocalyptique et au sentiment de l’imminence de la fin du monde. Certes, entre le Luther prêt à discuter les différences irréductibles entre la Loi et l’Évangile, vécues comme deux temporalités distinctes de l’alliance de Dieu avec les hommes, et le Luther qui s’en prend à l’« orgueil juif », qui fait explicitement référence au principe de l’engendrement biblique et de la filiation, autour du moment fédérateur de l’alliance avec Abraham que stipule l’acte de circoncision, jusqu’à la donation de la Loi par Moïse, il y a, dans la langue de Luther, tout un processus de déshumanisation qui est mis en œuvre, caractérisant la rhétorique des discours antisémites. Ainsi, le philosémitisme de Luther, qui prenait la forme d’un dialogue, cède-t-il la place à l’affirmation unilatérale que le message du Christ est le seul qui puisse satisfaire la doctrine de la justification par la foi. Luther ne s’adresse plus désormais qu’aux « vrais chrétiens » et réserve aux Juifs, le « peuple à la nuque raide », le sort des persécutés, tant sur le plan théologique que sur le plan politique.
On admettra aisément qu’au début de sa carrière Luther se montre confiant envers la capacité des Juifs à se convertir, comme l’indique Que Jésus-Christ est né juif (1523). Cet essai semble plutôt se tourner contre Rome, et non contre les Juifs. Si Luther invite à cultiver une attitude bienveillante envers les Juifs, c’est parce qu’il espère les convaincre de se convertir au christianisme. Pour le dire autrement, l’avenir des Juifs est dans le christianisme – Juifs en tant que chrétiens, et maltraiter les Juifs reviendrait à tuer de futurs chrétiens. D’où la bienveillance initiale de Luther, qui invite les chrétiens à commercer avec les Juifs de manière à ce que ces derniers deviennent les « témoins » de la vraie foi. D’un côté Luther dénonce de façon virulente les calomnies dont les Juifs sont victimes, de l’autre il s’emploie à revisiter l’Ancien Testament, en montrant que Jésus-Christ y est déjà bien présent sous la figure du Messie. Jésus serait le Messie non seulement des chrétiens, mais de tous les Juifs. Dans cette perspective – dont on rappellera qu’elle fait écho à un autre contexte théologico-politique lié à la Dispute de Barcelone, qui eut lieu à Barcelone entre le 20 et le 24 juillet 1263, opposant Paul Christiani, juif converti au christianisme, à Rabbi Moïse ben Nahman (Nahmanide), en présence du roi Jacques Ier d’Aragon – seul l’acte de conversion au christianisme devait sanctionner positivement les Juifs, en vue de les inscrire dans l’histoire du salut. Il s’agissait déjà pour Luther de séculariser la foi mosaïque en l’absorbant dans la foi chrétienne. Pour le peuple dit « méchant » et « imparfait », « enfants du diable », il ne s’agissait pas tant d’un choix que d’une obligation, car la détermination de Luther exigeait un élan collectif. La réussite relative de cette entreprise, tout comme les conflits qu’elle déclencha au sein des communautés juives, résultaient d’une ambiguïté fondamentale, qui se situe selon nous entre la nécessité de « réformer » et celle de « sauvegarder » le Juif en tant que chrétien. Il s’agissait de réformer la figure du Juif dans le chrétien, au nom d’une eschatologie dont les résonances théologico-politiques seront dramatiquement récupérées dans l’Europe post-Réformation.
Le pas est définitivement franchi par Luther dans Des Juifs et de leurs mensonges (Von den Juden und ihren Lügen, 1543), dans lequel il ne s’agit plus uniquement du salut dans le christianisme, mais de la meilleure façon de parvenir ensevelir le judaïsme sous les décombres de la Loi mosaïque. Luther vise l’immobilisme des Juifs, à savoir le fait que ces derniers ne répondent pas suffisamment à l’appel de la conversion. De quel retournement Luther s’est-il rendu responsable et quel est l’enjeu narratif de ce pamphlet ? Luther accuse les Juifs de s’adonner sans vergogne à ce que j’appellerai la monolâtrie. Respecter les commandements de la torah, adhérer inconditionnellement à l’événement de la révélation, revient à diffamer Jésus et Marie et à pactiser avec le diable. Luther exhorte les chrétiens à tenir fermement leurs positions contre les Juifs, à s’affranchir des charmes mortifères de la Loi mosaïque. En fin rhéteur, il entend retourner les saintes Écritures contre les Juifs. L’exégèse devient le lieu d’une polémique interprétative : en réponse à la douleur inhérente au sentiment d’absence de Dieu exprimée dans Ézéchiel 37, il entrevoit l’hypothèse d’une rupture avec le Dieu des Juifs, là où précisément le Dieu des Juifs sollicite l’éveil à une conscience monothéiste. Suivant un principe d’herméneutique biaisée, Luther postule l’existence d’un au-delà qui s’adresserait à un « nous », à un peuple capable de répondre à l’exigence d’une autre vie. Le Dieu vivant s’adresse à des vivants. C’est là, brièvement résumé, l’enjeu de ce que d’aucuns nomment le second Luther. Dans son étude sur les racines de l’antisémitisme pendant la Renaissance et la Réforme, Heiko Oberman a résumé la raison pour laquelle on peut parler de l’antijudaïsme de Luther en vigueur dans Des Juifs et de leurs mensonges : « La base de l’antijudaïsme de Luther est sa conviction que jamais depuis l’apparition du Christ sur terre, les Juifs n’ont un futur comme Juifs. »16
Comment ne pas entendre dans les propos de Luther, le fondateur du protestantisme, le rêve d’une Allemagne, voire d’une Europe débarrassée des Juifs ? De sorte que les propos de l’historien luthérien anglican Gordon Rupp, s’ils sont historiquement irréfutables, ne peuvent être entendus dans leur acception littérale. Il est clair que la position de Luther n’est pas « raciale » mais religieuse, il n’en est pas moins vrai que les crimes dont il accuse les Juifs a influencé profondément et durablement l’histoire politique, théologique, spirituelle, philosophique et sociale de l’Allemagne et qu’il s’avère dès lors légitime d’engager la responsabilité de Luther dans le sort réservé aux Juifs quatre siècles plus tard.
L’antagonisme de Luther envers les Juifs est à l’opposé de la doctrine nazie de « Race ». Elle était fondée sur un antisémitisme médiéval dirigé contre le peuple qui a crucifié le Rédempteur, qui a tourné le dos à leur mode de vie et dont l’existence même au cœur de la société chrétienne fut perçue comme un reproche et un blasphème. Luther n’est qu’un petit épisode dans le vaste champ des inhumanités chrétiennes à l’encontre du peuple juif. [...] est-il besoin de le dire, il n’y a aucune trace de relation entre Luther et Hitler. Je suppose qu’Hitler n’a jamais lu une page de Luther. Si lui et d’autres nazis ont appelé Luther à leur côté, cela ne prouve rien d’autre que le fait qu’ils ont aussi compté Dieu tout puissant parmi leurs supporters17.
Affirmer, comme le fait Rupp, qu’il n’existe « aucune trace de relation entre Luther et Hitler » exige quelques précautions, car l’influence de Luther sur Hiltler est, hélas, avérée. On doit à Robert Waite, dans son ouvrage intitulé The Psychopathic God. Adolf Hitler18, d’avoir consacré une section de son livre à l’influence nocive de Luther sur l’idéologie nazie et sur Hitler. Luther est le premier Führer spirituel allemand dont la particularité consiste à s’adresser à tous les Allemands, de toutes les confessions. Richard Steigmann-Gall écrit en 2003 dans son livre, Le Saint Reich : les conceptions nazies du christianisme, 1919-1945 :
La direction de l’Union protestante épouse une vision similaire. [Wilhelm] Fahrenhorst, qui est au comité d’organisation du Luthertag, voyait en Luther le premier Führer spirituel allemand qui parle à tous les Allemands sans tenir compte du clan ou de la religion. Dans une lettre à Hitler, Fahrenhorst rappelait à Hitler que ses Vieux Combattants étaient pour la plupart protestants et que c’était précisément dans les régions protestantes de notre Patrie que le nazisme trouvait sa plus grande force. Promettant que la célébration du Luthertag ne se transformera pas en manifestation confessionnelle, Fahrenhorst invita Hitler à devenir le patron officiel du Luthertag. Dans une correspondance ultérieure, Fahrenhorst ré-expliquait que la célébration de Luther pourrait d’une certaine façon servir à dépasser les limites confessionnelles : « Luther est en vérité non seulement le fondateur d’une confession chrétienne, mais beaucoup plus. Ses idées ont eu un impact fructueux sur tout le christianisme en Allemagne. » Précisément, en raison de la signification politique aussi bien que religieuse de Luther, le Luthertag doit servir de référence aussi bien « pour l’Église que pour le people »19.
Est-il besoin de rappeler que Hitler cite Luther dans Mein Kampf, et qu’il le décrit comme étant « un grand guerrier », « un vrai homme d’État et un grand réformateur » ?
Parmi eux, nous pouvons compter les grands guerriers de ce monde, qui bien qu’incompris par le présent, sont néanmoins préparés à combattre pour leurs idées et leurs idéaux jusqu’à la fin. Ce sont des hommes qui un jour seront plus près du cœur du peuple, il semble même comme si chaque individu ressent le devoir de compenser dans le passé pour les péchés que le présent a commis à l’égard des grands. [...] Parmi eux se trouvent non seulement les véritables grands hommes d’État, mais aussi tous les autres grands réformateurs. À côté de Frédéric le Grand, se tient Martin Luther ainsi que Richard Wagner20.
Rappelons également que les nazis ont célébré le 450e anniversaire de la naissance de Luther en novembre 1933, en instaurant une journée nationale allemande. Cette journée fut considérée comme le point de départ de l’achèvement de la Réforme dans le IIIe Reich. Est-ce une stricte coïncidence si la Nuit de cristal eut lieu dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 et que Luther soit né le 10 novembre 1483 ? Et que dire du ministre de l’éducation, Bernard Rust, qui écrivit spécialement à Hitler pour lui faire part de la nécessité de prononcer les noms de Luther et de Hitler dans un même souffle et un même élan ?
3. Histoire d’un chiasme
On ne comprendrait pas la manière dont Luther interprète l’épître aux Romains de Paul sans rappeler l’effet de concordance qu’il suscite et met en scène entre une herméneutique critique et une détermination sans faille de nature théologico-politique. L’épître aux Romains de Paul est l’occasion pour Luther d’opérer non plus un tournant, mais un chiasme entre les rapports que les Juifs entretiennent avec leur propre Loi, à l’opposé de la doctrine de la justification depuis laquelle Luther argumente contre l’Église ; une Église en tant qu’apostasie universelle. Le tour de force consiste à montrer que l’Église est antichrétienne, en raison du fait qu’elle aurait outragé la grâce divine.
Le chiasme opéré par Luther durant la Réforme est double. Il est tourné simultanément contre les Juifs blasphématoires et contre l’Église. La violence des propos de Luther contre l’Église est sans équivoque. Elle vient légitimer et corroborer la violence tournée in fine contre les Juifs – les Juifs en tant que mauvais chrétiens, qui renient la mort du Christ, la résurrection, l’ascension, substituant au message de l’Évangile le mensonge.
Le chiasme théologico-politique entre la doctrine de Luther et la foi mosaïque eurent plusieurs conséquences qui furent de nature à transmettre à la modernité l’héritage antijuif du Moyen Âge. Il assigna les Juifs à interroger à nouveaux frais la pertinence de l’héritage judéo-chrétien dans une civilisation occidentale qui en accusait à dessein les oppositions. En Europe, l’appartenance au judaïsme deviendra une revendication en tant qu’entité propre et distincte du christianisme. Ce qui taraudait le réformateur touchait rien de moins qu’à la distinction entre la vraie foi et la foi blasphématrice et pourvoyeuse d’iniquité au cœur de ce que Luther souhaitait réformer en profondeur. Mais comment définir la « vraie foi », laquelle s’oppose en tout point à la foi révélée ? Selon les critères de Luther, l’accent est mis sur le fait que la vraie foi n’est pas seulement une connaissance qui fait tenir pour vrai ce qui est révélé par la parole de Dieu. La vraie foi se doit d’être l’antithèse de la foi révélée mosaïque. La vraie foi se signale par le sentiment immanent d’une confiance intime en ce que le saint Esprit produit en chacun de nous par l’intermédiaire de l’Évangile. Luther nourrissait l’intime conviction de pratiquer une lecture rigoureuse des textes des Écritures. Prenons à titre d’exemple un passage du livre d’Ésaïe, où le prophète, selon l’interprétation de Luther qui opère une véritable torsion herméneutique, semble reconnaître les souillures dont le peule juif est responsable : « Nous sommes tous comme les impurs et notre justice est comme un vêtement souillé » (És 64,6).
Plus qu’une torsion herméneutique, il s’agit d’un déplacement du texte qui vise, en ses fondements, une réforme interprétative des textes. Luther est convaincu que l’homme juif, tout comme l’essence la plus profonde et immémoriale du judaïsme, consiste à accomplir la Loi divine. Or, l’idée même d’accomplissement est aux yeux de Luther un blasphème. Cette idée est la quintessence de ce qu’il faut non pas simplement réformer, mais détruire, anéantir, annihiler. Pour y parvenir, il déploie tout un arsenal d’argumentations dans lesquels on peut décrypter sans peine les linéaments d’un antijudaïsme foncier et pérenne dans notre civilisation dite précisément « judéo-chrétienne ». Les arguments de Luther sont fallacieux et répondent à l’exigence d’un processus de désenjuivement au sein des communautés religieuses. Un des arguments de Luther consiste à opposer, à la figure d’accomplissement qu’il considère comme démesurée, l’idée que Jésus-Christ aurait dispensé l’homme de cette obligation d’accomplissement de la Loi divine, autrement dit, de la loi révélée. Jésus-Christ ayant lui-même accompli la loi en notre nom, il ne reste plus aucune alternative pour les Juifs. Il leur faut reconnaître pleinement Jésus-Christ et adhérer à la foi chrétienne. Le travail de l’homme résiderait désormais dans un mouvement d’imputation à lui-même par la vraie foi. Cela signifie que l’homme doit s’imputer à lui-même cet accomplissement.
La controverse théologique menée par Luther dans Des Juifs et de leurs mensonges est particulièrement éloquente, puisqu’elle vise aussi, et de façon principielle, des mesures politiques tournées contre les Juifs qui, aux côtés des papistes, des Turcs et des sectaires, forment une coalition contre le Christ. Rappelons qu’en 1536, soit sept ans avant la parution du traité Des Juifs et de leurs mensonges, les Juifs sont expulsés de la Saxe électorale à la suite d’une ordonnance du Prince électeur Jean-Frédéric de Saxe. Un an plus tard, en 1537, Josef de Rosheim demande explicitement à Luther d’intervenir en faveur des Juifs. Josef de Rosheim, plus connu sous le nom de Josselmann de Rosheim, est une des personnalités les plus emblématiques du judaïsme alsacien21. Il s’installa à Mittelbergheim comme commerçant et comme prêteur d’argent. Mais en 1514, les Juifs de Mittelbergheim furent accusés de profanation d’hosties. Josselmann parvint alors à prouver leur innocence. Il s’installa alors à Rosheim où il demeura jusqu’à sa mort. L’épisode avec Luther est particulièrement emblématique des persécutions et menaces qui pesaient alors sur les communautés juives d’Allemagne. Lorsque Josselmann sollicita Luther pour venir en aide aux communautés juives, ce dernier rejeta la sollicitation et rédigea une lettre intitulée « Lettre à ton bourreau », dans laquelle il justifia son refus par la déception de voir les Juifs se détourner du Christ.
En 1542, Josselmann se rend au Reichtag à Ratisbonne, comme représentant des Juifs de l’Empire germanique, afin d’empêcher la promulgation d’un édit destiné à interdire aux Juifs le commerce de l’argent. En 1543, l’étau se resserra, la situation devint politiquement inextricable. Il dut se défendre contre le pamphlet de Luther, Les Juifs et de leurs mensonges.
Au travers de ces éléments historiques en rapport avec les interventions décisives de Josselmann, mort selon la plupart des commentaires en 1554 à Rosheim, nous voyons jusqu’où Luther, personnalité charismatique, est déterminé à exercer une pression politique qui menace la vie des Juifs pour obtenir une conversion, non plus volontaire, mais forcée. Or la conversion massive des Juifs escomptée par Luther échoue en partie et les stratégies du réformateur sont, concernant la résistance des Juifs à la Loi mosaïque, aporétiques. Il en résulte que les Juifs doivent payer pour ce péché que seul le Christ pourrait leur pardonner. Comble de la vraie foi : les persécutions initiées par Luther envers les Juifs le sont avec la bénédiction implicite du Christ qui, seul, est en mesure de pardonner les blasphèmes d’un peuple surdéterminé par ses péchés ! À noter que Luther reprend a son compte en les intensifiant les mythes antijuifs de meurtre rituel d’enfants chrétiens. La figure du retournement est totale car, à suivre le raisonnement de Luther, les persécuteurs sont les Juifs, non pas les chrétiens :
Ils sont des chiens assoiffés du sang de toute la chrétienté et meurtriers des chrétiens par volonté acharnée. [...] Ils ont si fort aimé le faire qu’ils ont bien souvent été brûlés à mort, accusés d’avoir empoisonné l’eau et les puits, volé des enfants et le savoir démembrés et coupés en morceaux, afin de secrètement refroidir leur rage avec du sang chrétien22.
4. Quel avenir pour les Juifs en Europe ?
Nous avons vu que la contribution des Juifs à la modernité en Europe n’est pas indemne de l’héritage anti-juif de Luther. De cet héritage, nous retenons trois aspects essentiels :
- Le refus des présupposés herméneutiques, historiques et narratifs sur lesquels les Juifs ont fondé leur rapport à la révélation et à la rédemption ;
- Des arguments pour élaborer la preuve de la messianité de Jésus à partir de certains passages vétérotestamentaires ;
- La certitude que les Juifs outragent dans la littérature rabbinique le nom de Dieu. Luther avait eu accès aux commentaires de Rachi par l’intermédiaire des ouvrages de Nicolas de Lyre. Non seulement les Juifs profanent le nom de Dieu, mais dans les cercles kabbalistiques notamment, ils s’adonnent à des spéculations numériques fondées sur le nom de Dieu plutôt que de s’en remettre à Dieu à lui-même.
La raison théologique en accord avec l’Église devant constituer le seul exercice du pouvoir spirituel, Luther recommande aux autorités civiles de prendre des dispositions à l’encontre des Juifs, étant entendu que les Juifs exhibent leur exception en méprisant le sacrifice du Christ. En ce sens, la Loi mosaïque peut s’entendre comme l’équivalent d’un pouvoir absolu dont il est urgent de détruire les fondements, car il est étranger à la Loi de l’Église. C’est pourquoi Luther s’adresse aux autorités civiles pour les convaincre de la présence nuisible des Juifs au sein des communautés chrétienne et leur intimer de brûler les synagogues, détruire leurs maisons, confisquer les livres de prières et les talmidim, interdire l’usure, faire travailler les Juifs jusqu’à épuisement, au besoin les expulser :
Premièrement, qu’on brûle leur synagogue ou école, qu’on recouvre de terre et qu’on disperse ce qui ne brûle pas, afin que, pour l’éternité, plus personne n’en voie une pierre ou un reste. (...) Deuxièmement, qu’on détruise également leurs maisons, car ils y commettent les mêmes méfaits que dans leurs écoles. [...] Troisièmement, qu’on confisque tous leurs livres de prières et leurs exemplaires du Talmud, dans lesquels sont enseignés de tels mensonges, idolâtries, malédictions et outrages. Quatrièmement, qu’on interdise sans réserve à leurs rabbins d’enseigner23.
Luther transforme la haine des Juifs en raison d’État. Il fait s’entrechoquer à dessein les rapports entre raison politique et raison théologique, agissant au nom d’une double réfutation : la réfutation des dogmes proclamés par l’Église romaine et la réfutation de la Loi mosaïque. L’idée de tolérance religieuse s’estompe. Les mesures prises à l’encontre des Juifs expriment ce principe de réfutation. Elles sont une contestation généralisée de l’exégèse rabbinique, au nom de la compréhension christologique de l’Ancien Testament, et au nom de l’unité que Luther appelle de ses vœux entre l’Ancien et le Nouveau Testament. La pensée de Luther est prise dans l’ellipse de contradictions qu’il a lui-même habilement orchestrées. D’un côté il déclarait en 1523 que « la foi est œuvre de liberté, et l’on ne peut y forcer personne »24, et de l’autre, il admettra presque vingt ans plus tard que les Juifs s’exposent à la censure. La Réforme est inséparable d’un processus de censure progressif sur fond d’un débat qui a recours à la force et à la violence. L’usage de la force chez le réformateur qu’est Luther est objet d’une dogmatique nécessaire en matière d’activités humaines. C’est, écrit-il en 1525, « l’expression à la fois légitime et constitutive du règne de la chair. »25 Certes cet argument ne s’adresse pas expressément aux Juifs, mais dans la mesure où la Réforme de Luther se répand dans une Europe où chaque chrétien est appelé à choisir entre son adhésion à Rome ou sa conversion à l’une ou l’autre des églises réformées qui se multiplient ici et là, la position de Luther devient emblématique d’une Europe où l’expression du réalisme politique fait intervenir la censure ecclésiastique. Les chrétiens sont désormais la vérité des Juifs et les Juifs sont le mensonge de l’Europe. La vérité des Juifs qui refusent l’intimidation, la censure et la force devient problématique face à l’affirmation de valeurs modernes, et ce d’autant plus que c’est en partie grâce à la vérité des Juifs que les chrétiens ont promu leur propre vérité. L’éclatement du christianisme au sein même de l’Europe aura cependant un effet paradoxal pour le devenir du judaïsme en Europe. Il permettra l’émergence d’un espace de liberté de conscience religieuse inaliénable qui sera à l’origine d’une modernité inattendue, ne renonçant ni à l’universel, ni au singulier.
La question demeure de savoir ce que Luther aura obtenu des Juifs. En dehors des persécutions objectives, on peut dire avec précaution que Luther y répond partiellement, notamment à l’occasion des échanges qu’il a entretenus avec d’éminents représentants du judaïsme. Dans son ouvrage intitulé Les Juifs de Luther, Thomas Kaufmann rapporte un dialogue qui aurait eu lieu au milieu vers 1520 entre Luther et un Juif – dialogue que Luther aurait lui-même raconté en 154326. La véracité de ce récit m’importe peu. Que ce dialogue ainsi raconté soit une reconstitution réelle ou fictive n’est pas l’enjeu de mon propos. Je retiens essentiellement la forme parabolique du récit, sa structure midrashique qui retient l’attention de Luther, lequel s’approprie l’inspiration narrative de la sagesse talmudique pour justifier l’iniquité des Juifs envers le Christ. Le recours aux notions de « force », de « croyance », de « surveillance », de « brigand » instillera progressivement dans l’esprit allemand, dans le Geist, la certitude qu’en restant juif, un Juif ne peut pas devenir un citoyen loyal – a fortiori plus tard un citoyen de l’État national allemand. Ainsi une constellation idiomatique et performative accompagne la genèse de l’antijudaïsme de Luther, inscrivant cet antijudaïsme, au début de l’ère moderne, au cœur d’Europe. Le dialogue est ici unilatéralement raconté par Luther. Il n’existe pour l’heure aucune trace de ce récit dans les archives des personnalités juives que Luther côtoyait :
Trois juifs érudits sont venus me voir dans l’espoir de trouver un nouveau juif en ma personne, parce que nous avons commencé à lire l’hébreu ici, à Wittenberg, et ils ont déclaré que les choses allaient s’améliorer, puisque nous, les chrétiens, nous commencions à lire leurs livres. J’ai entamé une discussion avec eux, alors ils se sont mis à faire à leur façon, à me servir des gloses. Comme je les forçais à revenir au texte, ils se sont mis à passer outre celui-ci et ils ont déclaré qu’ils étaient tenus de croire leurs rabbins comme nous devons croire le pape ou les docteurs.
Je me suis montré miséricordieux envers eux, je leur ai donné une recommandation à l’attention des autorités de surveillance, afin qu’ils les laissent circuler librement. Mais voilà que, plus tard, j’apprends qu’ils ont appelé notre Christ « tola », autrement dit, brigand pendu.
Ce récit est exemplaire selon moi de ce que j’appellerai le différend herméneutique qui se déploiera dans une Europe déjà saturée de conflits théologico-politiques. Ce différend fera le lit d’une opposition féconde à l’époque moderne entre Athènes, Jérusalem et Rome, fournissant ainsi la trame et le modèle de l’expérience occidentale du judéo-christianisme. Ce récit se présente comme une scène inaugurale, réelle ou fictive, entre le réformateur et les trois Juifs érudits. En quoi ce récit met-il précisément en scène une dramaturgie herméneutique ? Un des éléments de réponse consiste déjà à souligner la divergence d’interprétation de l’Ancien Testament entre Luther et les trois Juifs, ainsi que l’opposition explicite des trois Juifs à la lecture de Luther qui nourrit l’intime conviction, quasi prophétique, d’être dans la vérité du texte : « Je ne suis pas seul car j’ai la vérité avec moi », déclarait-il en 1518 dans les Resolutiones disputationum de indulgentiarum virtute.
La vérité impliquant l’obéissance, le différend porte précisément, non pas sur une querelle de mots, mais sur les fondements mêmes de la foi. Le différend herméneutique est donc un événement majeur dont Luther n’avait pas encore pris la mesure lorsqu’il fit l’amer constat que les Juifs ne se convertissaient pas à l’Évangile. Ce fut une des modalités, non empiriques, qui, dans un contexte européen, rendit insoluble le judaïsme dans le christianisme post-Réformation, mettant les Juifs à l’index d’une négativité sans relève, d’un entêtement que le Christ seul pourrait pardonner, incapables que sont les Juifs d’accéder à l’élévation spirituelle que propose la Réforme de Luther.
5. Un paradigme juif ?
Il existe certes un rapport insécable entre judaïsme et christianisme, mais la modernité post-luthérienne fit émerger ce que nous pourrions appeler un paradigme juif, excentré du christianisme, bien que toujours en relation avec lui. Paradigme juif à la fois excentré et nécessaire, comme si les Juifs n’étaient juifs que par négativité : juif de négativité. Pour le chrétien dit moderne, à savoir post-Réformation, la référence au judaïsme est de facto négative, même inconsciemment, car c’est en niant le judaïsme que le christianisme se fit reconnaître en tant que tel. Ce moment est particulièrement névralgique : on passe du refus du juif qui implique la conversion et le reniement à la foi mosaïque à ce que nous avons désigné par l’expression le Juif de négativité. Il s’agit d’une figure nécessaire au christianisme, justifiant « l’élévation dialectique du christianisme », selon l’heureuse formule de Kierkegaard. Sans cette négativité nécessaire qui qualifie et désigne le juif en tant que juif, c’est la figure du chrétien qui à terme aurait été menacée.
La Réforme de Luther aura donc pour effet paradoxal l’émergence d’un espace de liberté d’une conscience qui avait été prohibée, réfutée, interdite, persécutée ; liberté de conscience identitaire et d’appartenance à un peuple, à une histoire, et non plus uniquement liberté de conscience religieuse. Dès lors, lire, interpréter, transmettre le judaïsme en Europe est un geste qui n’est pas laissé aux seules autorités rabbiniques. C’est un geste herméneutique que se partagent les Juifs de l’Europe moderne, qu’ils soient religieux, athées, laïques ou marranes. C’est donc sur fond d’une Europe moderne en tant qu’histoire du christianisme que se détache la figure d’un judaïsme sécularisé et que se développe un processus d’assimilation qui maintient la singularité du judaïsme au travers des traditions et héritages exégétiques. Les enjeux théologico-politiques se déplacent sur le registre de l’émancipation intellectuelle et sociale des Juifs. L’exclusion des Juifs comme l’exclusion de l’élément juif, qui avait chez Luther une valeur heuristique à échelle civilisationnelle – Das Jüdische comme le désigne Franz Rosenzweig27 – débouche contre toute attente sur une coexistence. Yeshayahou Leibowitz analyse ce phénomène de coexistence comme le résultat d’un processus aboutissant à une culture juive et chrétienne, et non pas une culture judéo-chrétienne. Leibowitz substitue au trait d’union la copule « et », qui stipule l’irréversibilité du chiasme : contiguïté, mais pas cohérence ni vérité partagée. Revenant sur la question de la foi soulevée par Luther, Leibowitz radicalise encore davantage la position du grand réformateur et postule l’impossibilité dans le monde moderne d’un dialogue de nature théologique entre Juifs et chrétiens, au nom précisément des singularités irréductibles spécifiques aux uns et aux autres. Leibowitz défait tout espoir, toute utopie de réconciliation, sur fond d’une Europe dévastée par l’antijudaïsme et l’antisémitisme dont Luther fut un des promulgateurs les plus significatifs. À propos du prétendu héritage judéo-chrétien commun, il écrit :
En effet, la relation du christianisme au judaïsme n’est pas comme celle de toutes les autres croyances et religions – qu’il s’agisse de religions idolâtriques ou de l’islam – à ce même judaïsme : tandis que ces dernières ne croient pas dans le judaïsme ou le disqualifient, le christianisme ne croit ni ne rejette le judaïsme mais prétend qu’il est, lui, le judaïsme et qu’il n’existe aucun judaïsme légitime si ce n’est lui. Et c’est précisément sur cette affirmation qu’il fonde son droit à exister. [...] Du point de vue du christianisme, il n’y a plus d’existence légitime pour un judaïsme qui ne serait pas le christianisme, et tout peuple ou communauté qui continuerait – prétendument – à exister plus de 1 900 ans sous la forme d’un peuple juif qui ne serait pas chrétien ne saurait constituer une entité réelle, mais plutôt un spectre, une hallucination, ou une œuvre diabolique existant seulement pour ridiculiser le christianisme et le provoquer. Du point de vue du christianisme, reconnaître le droit d’exister du judaïsme reviendrait à reconnaître que le christianisme est un mensonge et une falsification : le christianisme ne peut exister que comme l’héritier légal du judaïsme ; or l’héritier ne peut entrer en possession de l’héritage tant que vit le testeur28.
Deux livres et une seule modernité. Si, à l’intérieur de cette modernité, le débat théologique est devenu quasi aporétique, en revanche le débat sur l’identité juive se renforce, de manière souvent contradictoire. Est-il bien certain que le christianisme post-Réformation reconnaisse politiquement et spirituellement le droit du judaïsme à proroger son existence en affirmant l’irréductibilité de ses différences ? Ce qui est particulièrement visé par Leibowitz n’est rien de moins que l’affirmation, particulièrement tenace et virulente après la Réforme de Luther, que le judaïsme appartient à la civilisation occidentale chrétienne, qu’il en est le produit, pour ne pas dire la propriété. Mais Leibowitz vise également dans sa critique les Juifs post-Réformation, autrement dit les Juifs réformés, ou tout simplement assimilés, qui se plaisent à considérer que les relations entre Juifs et chrétiens se fondent sur une reconnaissance réciproque. En définitive, le christianisme post-Réformation s’est développé sur la négation même du judaïsme. Leibowitz le dit brutalement et sans détours. Il va même jusqu’à penser que le fait que l’Europe moderne ait pu surmonter sa haine assumée des Juifs ne signifie pas pour autant l’acceptation pleine et entière du judaïsme. Au fond, si nous poussons les invectives de Luther dans leur derniers retranchements, nous pourrions dire, en forçant le trait, que la Réforme de Luther avait pour intention à peine déguisée de défaire précisément et méthodiquement ce droit à l’existence du judaïsme. Pris dans la figure du renversement, reconnaître ce droit à l’existence eût été reconnaître que c’est le christianisme, et non pas le judaïsme, qui est un mensonge. Exister de manière authentiquement juive signifiait pour Luther un démenti objectif adressé à la vérité du christianisme. Or, dans la mesure où dans le christianisme post-Réformation ce ne sont plus les Juifs qui sont identifiés à Israël, mais l’Église, Israël en tant que représentant les Juifs est censé, ou bien disparaître sous les décombres d’un judaïsme décomposé en reliques dans le christianisme, ou bien s’assimiler, ou encore, privilège ultime, être un témoin, en négatif, du vrai Israël, autrement dit, de l’Église souveraine.
Comment comprendre, dans ce dispositif écrasant et sans issue, le devenir de l’identité juive, et plus que son devenir, son sursaut, sa survivance in extremis, son reste ? Dans cette perspective, le processus d’assimilation et de sécularisation ne fut pas systématiquement synonyme d’abandon d’un héritage ou d’une fin en soi. Il fut plutôt le symptôme d’un déplacement et d’une transformation. L’assimilation représenta une étape décisive quant à l’émergence de la modernité en Europe, durant laquelle les Juifs se distinguèrent en s’engageant dans une dialectique sécularisée suffisamment puissante pour tolérer, sans les absorber complètement, des singularités. Les singularités dont je fais état ici sont identiques à elles-mêmes. Elles forment une sorte d’invariant, aux confins de l’universel. La pluralité des singularités peut se décliner et se résumer de la façon suivante : pour le judaïsme assimilé comme pour le judaïsme non assimilé, la notion de peuple juif n’est plus séparable de son destin, à la fois immémorial et historique. La singularité touche ici à la question du témoignage, non pas dans le sens chrétien du terme, mais dans le sens où être témoin signifie pour un juif assimilé ou non être le témoin de l’absence de Rédemption. Quelle serait alors la vocation du Juif dit moderne ? Témoigner de l’absence de Rédemption ? Nous voici au cœur d’un topos anti-juif déjà amplement rabattu par Luther qui se répandit au cœur de la modernité, dans une Europe dite chrétienne, au point que nous pouvons légitimement nous interroger quant à la postérité de la Réforme dans l’héritage des Lumières par exemple. Cette postérité aura-t-elle accompli l’idée, exprimée par Kant, selon laquelle la modernité équivaut à la sortie de l’homme de la minorité où il s’est mis lui-même ?
La question reste ouverte, mais elle demeure profondément ancrée dans les consciences contemporaines. Si la Réforme de Luther avait stigmatisé le judaïsme au point que le christianisme n’était plus en mesure de lui reconnaître une existence légitime, tout au plus Luther lui concédait-il une antériorité. La modernité, quant à elle, porta son attention sur la présence d’une menace constante et effective, contre laquelle elle tenta de se prémunir en permanence : menace d’une émancipation sans reste, à savoir totale, sans sauvetage ni trace ou reliquats, permettant d’effacer définitivement le dette envers le judaïsme, et non seulement la dette elle-même, mais le sentiment de la dette, jusqu’à l’idée de la dette elle-même. Il faut bien admettre que l’émancipation est un mythe nécessaire et puissant de l’Europe moderne. L’héritage de la Réforme de Luther, et plus précisément encore l’héritage du destin que Luther réserva aux Juifs est, dans ses contours et contenus dramatiques, pour le moins équivoque, car une des vocations du judaïsme, et non pas du christianisme, dans l’émergence de la modernité, fut de déconstruire l’union sacrée du destinateur et du destinataire de la Loi. Il s’agissait de faire éclater la dissymétrie du « nous » judéo-chrétien ; à la fois le « nous » relatif à une généalogie et le « nous » relatif à une supposée réconciliation. Sans cette déconstruction, les conditions de possibilités pour repenser l’Alliance n’auraient pas été envisageables. D’où l’importance pour le judaïsme et le christianisme d’avoir eu le courage de repartir du différend lui-même, en mettant davantage l’accent sur le fait qu’il existe plusieurs régimes de langage, plusieurs théologies, plusieurs vies interprétatives de l’Ancien Testament, plusieurs formes textuelles non homogènes : la narration biblique de l’Ancien et du Nouveau Testament, les commentaires rabbiniques, le prophétique, le sapiential, l’hymnique, les écrits des Pères de l’Église. Tout un corpus scripturaire et néo-scripturaire qui aura transmis à notre civilisation, non pas sa langue et sa culture, mais ses langues, ses cultures, ses manières de lire, d’interpréter, de penser et de vivre ensemble.
Que les Juifs deviennent de « bons européens », selon la formule ambiguë de Nietzsche, voilà peut-être l’argument qui éclaire le mieux les différents paradigmes intellectuels, sociaux et politiques d’une modernité juive en Europe. Nous avons vu que les principes d’assimilation qui se voulaient garantir l’adhésion aux valeurs des Nations, préservant ainsi l’essentiel en échangeant les particularismes religieux contre un universalisme éthique dont la paternité serait un jour reconnue, fut une utopie nécessaire, un espoir, une promesse torpillée. Entre l’Europe orientale, l’Allemagne et la France, ces différents paradigmes connurent des fortunes diverses, donnant lieues à une multitude d’expériences, à un large spectre de théories et à une littérature foisonnante. Pour le meilleur et pour le pire, la scène exemplaire de cette histoire fut l’Allemagne, laboratoire par excellence de la rencontre puis de la symbiose entre le judaïsme et la culture occidentale moderne, avant d’être l’antichambre, avec Luther notamment, puis le foyer actif d’une tragédie irréparable, sans sauvetage, sans salut, sans pardon.
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1Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufklärung, Hambourg, Meiner, 1998 ; La philosophie des Lumières, trad. Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1970.
2Texte paru d’abord en France dans la Revue des Deux-Mondes sous le titre « De l’Allemagne » (1835), puis repris sous le titre allemand Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland, Schriften, vol. 5 ; trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éd. Imprimerie nationale, 1993.
3Ibid., p. 120.
4Ibid., p. 119.
5Ibid., p. 133.
6Ibid.
7Heinrich Heine, « Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland », Schriften, vol. 5, p. 583 ; Histoire de la Religion et de la Philosophie en Allemagne, Paris, Éd. La Documentation française, 1993, p. 133-135.
8Cf. le numéro de la Revue germanique internationale, no 5, intitulé « Germanité, judaïté, altérité », sous la direction de Stefanie Buchenau et Nicolas Weill, Paris, CNRS éditions, 1996.
9In Revue germanique internationale, op. cit., « D’une Bible à l’autre : de Mendelssohn à Buber-Rosenzweig », p. 33.
10In Gesammelte Schriften, 1/2, p. 1063. Cité par Dominique Bourel, op. cit., p. 37.
11Ibid., p. 37.
12Ibid.
13Ibid.
14Ibid., p. 38.
15Cf. Martin Luther, Des Juifs et de leurs mensonges (1543), édition critique traduit de l’allemand par Johannes Honigmann, introduction et notes par Pierre Savy, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque d’études juives » 2015. Von den Juden und ihren Lügen, Wittenberg, Hans Lufft, 1543 ; WA (édition de Weimar), t. 53, p. 417-552.
16Heiko A. Oberman, The Roots of Antisemitism in the Age of Renaissance and Reformation, trad. anglaise par James I. Porter, Philadelphie, Fortress Press, 1984, p. 46.
17Gordon Rupp, Martin Luther. Hitler’s Cause or Cure, Londres, Lutterworth, 1945, p. 75 et p. 84 (trad. Danielle Cohen-Levinas).
18New York, Da Capo Press, 1993 (première édition, 1977).
19Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich. Nazi Conceptions of Christianity (1919-1945), New York, Cambridge University Press, 2003, p. 138-139.
20Adolf Hitler, Mein Kampf, t. 1, chap. 7.
21La famille de Josselmann de Rosheim vivait à Endingen dans l’État de Bade, où trois de ses oncles furent massacrés en 1470 sous l’accusation de meurtre rituel. Lors de l’expulsion des Juifs d’Endigen, la famille Loans s’installe à Obernai, d’où elle s’enfuit en 1476 après les campagnes de pillage de mercenaires suisses, puis à Haguenau en 1476. Les historiens font l’hypothèse que c’est là que naquit leur fils Joseph, qui sera le plus célèbre des chtadladim d’Allemagne. Le Chtadlan était le porte-parole, le défenseur de sa communauté auprès des autorités. Cf. http://judaisme.sdv.fr.
22Martin Luther, Des Juifs et de leurs mensonges, cité par Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, trad. Marie-France de Paloméra et André Charpentier, Paris, Fayard, 1988, p. 520.
23Cité par Lucie Kaennel, Luther était-il antisémite ?, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 56-57.
24Martin Luther, De l’autorité temporelle et dans quelle mesure on lui doit obéissance (1521-1525), trad. Joël Lefebvre, Paris, Aubier-Montaigne, 1973, p. 127 (WA, t. 11, p. 245-280).
25Je renvoie au texte de Luther, « Wider die räuberischen und mörderischen Rotten der Bauern » (« Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans », in Martin Luther, De l’autorité temporelle, op. cit., p. 243-259).
26Thomas Kaufmann, Les Juifs de Luther, trad. Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor et Fides, 2017.
27Cf. Franz Rosenzweig, Die Schrift und Luther. Ein deutsch-jüdischer Dialog (1926), Hambourg, Europäische Verlagsanstalt, 2017.
28Yeshayahou Leibowitz, « Sur le prétendu “héritage judéo-chrétien commun” », traduit de l’hébreu par Jean-Marc Joubert, paru pour la première fois dans le quotidien israélien Ha-Aretz en automne 1968 ; repris in Cités 34/2, « L’héritage judéo-chrétien, mythe ou réalité ? », Paris, 2008, P.U.F., p. 8. Cf. Cités 34/2, le texte de Shmuel Trigano, « Le judéo-christianisme : considérations préliminaires », p. 27-36, ici p. 31 : « La thèse d’un judéo-christianisme, si elle repose sur la référence massive à la Bible hébraïque, aurait, de toute façon, bien du mal à être défendue sur ce même plan. L’inclusion de cette Bible dans le canon chrétien, au-delà de la connexion formelle, n’équivaut pas en effet à une intégration. Nous avons là deux livres à l’économie et à la finalité radicalement différentes. »