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Que peut nous apprendre aujourd’hui la position de Luther sur les Juifs ?

Pierre GISEL

Université de Lausanne

1. Ne pas revenir sur le dossier du « cas Luther »

Je ne vais pas revenir ici sur le dossier historique du « cas Luther ». D’abord parce que d’autres y ont déjà satisfait : le livre de Luther édité par Pierre Savy bien sûr, Des Juifs et de leurs mensonges1, un traité, le plus important, parmi quelques autres de même teneur et de la même année 1543, le livre de Thomas Kaufmann ensuite, Les Juifs de Luther2, ou encore les contributions parues dans le collectif que j’ai co-édité avec Jean-Marc Tétaz, Revisiter la Réforme. Questions intempestives3, reprenant notamment l’essentiel d’un débat public tenu à l’Espace culturel des Terreaux à l’enseigne de « Les Réformateurs face au judaïsme » et que Jacques Ehrenfreund avait d’ailleurs présidé. À quoi il convient d’ajouter deux textes de Pierre-Olivier Léchot, « “Des maîtres très grossiers et des élèves de l’Écriture dépourvus de zèle”. Quelques motifs théologiques de la polémique antijuive chez Luther » et « Antisémitisme et Sola Scriptura. Les liaisons dangereuses de Luther »4.

Plus fondamentalement, ma question sera : qu’apprendre pour aujourd’hui de la position de Luther sur les Juifs ? Ou : quelles leçons en tirer ? Et d’abord pour le christianisme (entraînant quelles révisions, déchirantes ou non ?), même si on y touche aussi à la société comme telle, et non seulement parce que christianisme et judaïsme en font partie, mais au plan d’une « histoire culturelle » réfléchissant au déploiement de l’Occident comme tel et à une part – décisive ? – qui le tient.

Pour ce faire, j’entrerai de plain-pied sur des thématiques relevant de la théologie et non de la morale (condamnant l’homme Luther), ni de la psychologie (mettant le Réformateur sur le divan), ni non plus d’une histoire de la tolérance et de l’intolérance (qu’elle soit de frappe progressiste ou plus différenciée).

Au reste :

1. Les propos de Luther – Jacques Ehrenfreund en a restitué ci-dessus la teneur, et la lettre – sont inadmissibles, et proprement effrayants et scandaleux5.

On peut s’en lamenter et, pour les héritiers protestants de Luther, en avoir honte, confesser une culpabilité se tenant au départ de la Réforme et vouloir s’en repentir.

Mais cela n’est pas suffisant.

2. On peut renvoyer au climat de l’époque, le XVIe siècle, non politically correct, et rappeler que Luther en particulier n’est jamais avare de grossièretés à l’endroit de ses adversaires, papistes et tenants de la Réforme radicale bien sûr, mais de Zwingli aussi (au moins depuis leur rencontre d’octobre 1529 à Marbourg), et de bien d’autres.

Mais cela n’est pas suffisant.

3. On peut rappeler que le texte stupéfiant de Luther est tardif (deux ans avant sa mort) et que Luther avait publié vingt ans auparavant un texte plus ouvert, intitulé Que Jésus est né juif6, une vérité historique toujours bonne à rappeler et dont le rappel, en l’occurrence, dépasse la question d’un simple fait historique. Et l’on peut mettre en avant, dans la foulée, une « déception » de Luther touchant les Juifs de son temps

Mais cela n’est pas suffisant, d’autant qu’en 1523, Luther ne plaidait pas pour une reconnaissance de la voie juive dans sa différence à l’endroit de la voie chrétienne, mais pensait et espérait convertir les Juifs, donc les faire chrétiens.

2. Des motifs de frappe théologique à problématiser

Je vais prendre ici de face quelques motifs théologique lourds de pentes à mon sens dangereuses, des motifs à revisiter et à problématiser, sur le fond. Ces motifs sont centraux, au moins récurrents, au cœur du protestantisme. Ils le débordent aussi, touchant le christianisme dans son ensemble, mais pas toujours avec la même acuité, et par ailleurs non selon le même profil bien sûr.

Ici comme ailleurs, je tiens qu’il y a toujours à porter le fer sur le meilleur, non sur le marginal. Et à ne pas incriminer d’éventuelles « déviations » ou « défaillances », ni d’ailleurs à opérer un « tri » entre ce qui serait bon et ce qui serait contestable, ou entre ce qui demeure et ce qui serait périmé. Il y a au contraire à prendre la posture comme telle, dans ce qui la tient centralement.

En l’occurrence, les prises de positions violement antijuives ne sont pas un à-côté, contingent et d’époque, ou une faiblesse, mais sont directement articulées sur ce qui constitue la force de Luther, celle que magnifient régulièrement ceux qui s’en réclament.

Comme on le verra, les motifs que j’ai sélectionnés entrent en résonance avec la société contemporaine d’une part, avec l’histoire de l’Occident de l’autre, considérée sur sa « longue durée » et au plan d’un « dispositif culturel », pour citer Jacques Ehrenfreund, avec qui je suis alors en consonance, sachant que tout « dispositif culturel » produit des « restes » ou du « soustrait », dirait Giorgio Agamben, ici de l’« exclu ». C’est en tout cas ainsi que je prends ces motifs et entends les examiner. On dira peut-être que ma lecture est « à charge », mais cela tient à sa visée : non condamner ou défendre Luther, mais, de manière décalée, réfléchir à ce qui s’y fait voir d’une posture plus large et en tant qu’elle est illustrative, indirectement mais décisivement à mes yeux, et qu’elle appelle à une relecture d’ensemble, critique, en vue d’un penser à reprendre de manière nouvelle et créative7, délibérément et de bout en bout.

2.1. Lecture en quête d’un « seul » sens de l’Écriture et d’une « clarté » de l’Écriture

Ce premier motif – double – est décisif dans la théologie de Luther, et il s’avère déterminant dans l’accusation de « mensonge » portée contre les Juifs. D’où, au final, la question à poser : que conclure de ce lien entre refus du judaïsme d’une part, la double thèse d’un seul sens de l’Écriture et de sa clarté d’autre part8, pour ce qu’il peut en être tant d’un regard théologique à porter sur le christianisme que de la théologie que porte et peut porter ce christianisme ? Cette question constituera le fil rouge de ce que je vais exposer avec, dans la manière même de le dérouler, des éléments de réponse possible, voire plus.

Faisons d’abord retour sur le contraste – en l’occurrence la polémique – entre christianisme et judaïsme en la matière9. La question du Talmud y est typique, centrale dès le XIIIe siècle déjà10, et récurrente chez les Réformateurs. Spontanément, le christianisme pense que le texte fondateur des Juifs est ce qu’il nomme l’Ancien Testament et va dès lors considérer comme déviante une référence au Talmud. Or se dénote là une méconnaissance profonde de ce qu’est le judaïsme – de fait une projection christiano-centrée, qui demeure aujourd’hui encore –, et non seulement quant à ce qui est mis en avant comme référence – le seul Ancien Testament, ou ce texte et l’adjonction d’autres ? –, mais aussi quant au statut du texte de référence et au type de rapport qu’on y noue (à noter qu’on trouve la même réduction, et avec le même rejet du Talmud, chez Spinoza, ce qui peut illustrer une parenté entre posture protestante et posture moderne en ces matières). En judaïsme rabbinique, rappelons-le, la « Torah écrite » n’est rien sans la « Torah orale » – donc rien sans les infinies discussions qui s’y articulent –, toutes deux symboliquement rapportées à Moïse, même si c’est progressivement qu’on prend conscience de la seconde, ou que cette dernière s’explicite. Sur ce point, la posture théologique de Luther, foncièrement liée à l’Écriture (posture cristallisée dans le slogan de la sola scriptura), une Écriture au surplus investie comme étant en principe univoque et claire, n’a pu que renforcer l’écart avec le judaïsme.

Notons bien que la polémique antijuive de Luther n’est pas celle qui alléguait des meurtres rituels (les Réformateurs ont à cet égard plutôt une position qu’on pourrait dire démythologisante), mais est fonction d’une posture de lecture justement, liée à un statut et à une teneur de l’Écriture commandant sa (bonne) lecture. Luther abandonne là – il critique et récuse – une lecture qui serait articulée à une pluralité foncière du sens de l’Écriture, classique en christianisme, dès les Pères, qui pratiquent l’allégorie (reprise, soit dit au passage, du judaïsme d’Alexandrie) et le typologique, et centrale au cœur du Moyen Âge selon ce qu’il est convenu d’appeler les « quatre sens » de l’Écriture, irréductibles et commandant une réception en son fond spirituelle parce qu’en forme de cheminement passant d’un sens à l’autre sans en disqualifier aucun et pouvant faire retour sur chacun11. Luther tient au contraire que la Bible n’a qu’un et seul sens, le sens « historique », à quoi s’ajoute, je l’ai signalé d’entrée, que l’Écriture est pour lui claire et non obscure. Or, ce sens, dit historique, est, pour Luther, christologique : tout l’Ancien Testament mène au Christ – qui donne seul, au demeurant, son unité à la Bible, ou sa cohérence – et y mène à l’évidence, pour Luther, qui ne peut du coup que constater l’« hypocrisie » ou le « mensonge » des Juifs, puisqu’ils la dénient12. S’ajoute à ce point le motif constant d’un accomplissement effectif de la « promesse » de Dieu, fondant notre « certitude » (un mot, voire un régime de vérité modernes), un accomplissement justement donné, ni encore en attente ni partiel (et un accomplissement donné sur la modalité du « une fois pour toutes », comme le dit et le répète régulièrement la Réforme), ou dont on fait l’expérience : le pardon, la grâce ou la justification.

Sur ces questions – celle d’un sens de la Bible foncièrement un et clair ou constitutivement pluriel et non transparent, aussi bien que celle d’une effectivité du salut, entièrement donné ou partiellement seulement, encore en attente et que dépasserait une vérité dernière ou vérité de dernière instance –, les héritiers contemporains de la Réforme ont à se laisser interroger, critiquement, et cette interrogation peut mener loin. Par-delà toute réduction à une simple manière de lire ou à une pure question de méthode, elle devrait conduire à une remise sur le métier de leur théologie, dans ce qui tient ses affirmations centrales ainsi que, ici décisif, dans ce qui en détermine le statut, du coup le type et les formes de vérité auxquels on y prétend. Sur ces deux faces, une radicalité est de fait à l’œuvre chez les Réformateurs – une concentration sur la vérité –, singulièrement chez Luther, une radicalité qui doit justement être « revisitée » ou franchement repensée et, pour moi, au gré d’une disposition nouvelle13. D’où, en forme de propositions :

– un plaidoyer pour d’autres lectures, différentes et parallèles, qu’on tiendra pour légitimes, avec les conséquences que cela entraîne (il n’y aura plus, pour commencer, de « la Bible dit que ») ;

– une prise en compte qu’il n’y a pas de lecture du texte, soi-disant fondateur, ou constitutif, hors tradition ou hors réception, avec l’espace propre dans lequel elle s’inscrit et ce qu’elle y déploie ; c’est là un enseignement décisif du judaïsme, que le christianisme doit méditer ou retrouver, à quoi il faut ajouter qu’il conviendra de bien marquer que réception, ici, ne veut pas dire « appropriation » (un maître mot en christianisme, notamment moderne et a fortiori protestant, alors que, plus classiquement, le christianisme connaît une thématique de la réception, à l’enseigne d’un Esprit présidant à une reprise en différence14), ni n’a la forme d’une « intériorisation » (encore un mot que le protestantisme va tout spécialement valider), mais est un répondre-de, dans un espace décalé et en outre balisé, donc consistant et résistant ;

– une invitation à repenser ce qui peut être tenu pour exemplaire et décisif (comprenant ici tout ce que le christianisme renvoie à sa christologie et à un salut) qui n’en exclue pas l’histoire concrète et contingente – histoire qui demeure du coup ouverte –, ni ne la récapitule en totalité, que ce soit sur mode extensif ou intensif.

Outre ce qui est ici en cause au plan de la théologie, il sera aussi requis d’ouvrir une interrogation touchant le rapport – à historiser – qu’on peut nouer avec le moment de la Réforme, le XVIe siècle, début des Temps modernes ou d’une dite première modernité. Il convient en effet, pour commencer, de bien enregistrer qu’un primat donné à l’univocité (on abandonne Aristote, pour qui ce qui est se dit en plusieurs sens15 et qui, en matières de causes, renvoyait à un régime pluriel) et à des idées « claires et distinctes », dira Descartes, relève d’une donne culturelle de l’époque. On ne pourra dès lors pas ou plus investir la Réforme comme un moment dont se prévaloir sans autre différenciation ni problématisation, pour, par exemple, en retrouver la force « originaire », en reprendre l’« élan » ou se situer « dans son esprit » : elle participe en effet d’une donne socioculturelle non choisie et y cristallise une manière d’en répondre, ni plus, ni moins (en l’occurrence : une manière autre que celle de la Réforme radicale, et autre que celle de la Réforme catholique).

2.2. Retour sur le motif d’une nouveauté proclamée par l’Évangile chrétien

On touche ici un point central du christianisme comme tel (il met en avant une nouvelle alliance, un Nouveau Testament pour commencer, et ne cesse de décliner ce motif, y compris dans une pastorale aux prises avec l’existence de chacun et ses aléas), mais qui se tient tout particulièrement au cœur de la Réforme qui entend, comme réforme justement, en retrouver la force, force d’une vérité à nouveau rendue effective, présente et opérante, et à rendre toujours à nouveau effective, présente et opérante.

Mais dire nouveauté ouvre un large éventail de manières d’en répondre. Pour profiler un peu l’enjeu, je renvoie volontiers à Marcion16, qui semble avoir été le premier à proposer, alors au tiers du IIe siècle de l’ère courante, un canon scripturaire pour le christianisme en train de se constituer, mais un canon formé du seul Nouveau Testament, en outre plus resserré que celui que connaîtra le christianisme historique. La force de Marcion – mais l’unilatéralité aussi, et à mon sens le danger, un danger au plan humain et social, par-delà la scène proprement chrétienne – est de focaliser sur la nouveauté comme telle. Du coup, Marcion détache décisivement le christianisme du judaïsme, et en fin de compte de toute histoire antérieure, de même que, par-delà, il va détacher le christianisme des réalités propres, consistantes et marquées, de la création ou du réel. Il n’y a pas chez lui nouveauté en forme de déplacement et de reprise différée, voire de transformation ou de subversion, mais nouveauté radicale, qui ne peut que mettre en avant – et Marcion va le faire en toute clarté, voulue et assumée – une vérité en rupture à l’égard des données du monde et ne s’autorisant que d’elle-même. Marcion la rapportera dès lors à un « Dieu étranger », où il faut entendre : un Dieu étranger au monde.

Cette compréhension d’une nouveauté radicale sur mode de rupture et s’autorisant d’elle-même est à mon sens à la racine de la théorie de la « substitution » : on n’y est pas plongé dans un rapport dialectique à l’ancien, ni n’y est-on en débat sur des manières différentes de rendre compte d’un ancien ou de le poursuivre, mais on en prend la place, sur le mode d’un bloc chassant un autre bloc (supposé tel, bien sûr).

La position de Marcion fut récusée comme hérétique, mais le christianisme me paraît être de fait traversé d’un marcionisme récurrent. C’est que vient s’y cristalliser une donne entraînée par le motif même ici en jeu – celui de la nouveauté –, le déploiement du christianisme s’en trouvant du coup instructif. Et pour ce qui concerne notre propos, on doit probablement ajouter que c’est parce qu’elle opère une rupture que la Réforme va tout particulièrement être portée à valoriser la nouveauté – celle que l’Église avait perdue ou qu’elle avait laissé s’enliser et dont il faut retrouver ou réactualiser la force –, se montrant ainsi justement propice à donner corps à la résurgence marcioniste indiquée.

Sur le motif d’une nouveauté – son statut et sa forme –, et sur ce qui peut en être entraîné et comment, le christianisme est invité à se mettre au clair. Cela ne touche rien de moins que ce qu’il est et, par-delà, ce qu’il en est de sa théologie, notamment ou tout particulièrement à propos du : « une vérité s’autorisant d’elle-même ».

Signalons qu’est ici à l’œuvre un fantasme plus large, notamment moderne. L’illustrent, classiquement, la volonté de faire tabula rasa et la projection utopique, toutes deux fortement présentes au seuil des Temps modernes, et visant toutes deux homogénéisation. Dans le contemporain, je tiens que la position d’Alain Badiou peut être ici évoquée, au vu de son opposition – sans rapport constitutif, sans travail et sans médiation – entre soit la particularité juive et l’universel paulinien, soit l’Ancien régime et la Révolution (chez lui, toute révolution...). On pourra aussi penser à Carl Schmitt et à sa mise en avant, en forme de modernité radicalisée et alors assumée, d’un moment de « souveraineté » ne s’autorisant que de sa décision propre. On pourra enfin estimer que cette donne est tapie, à peine cachée, au cœur des apories de notre postmodernité sociale, sans présent structuré, en panne de rapport constitutif à un passé, et en manque d’imagination d’avenir mobilisante et capable de reprise engendrante17.

Sur le fond, il n’y a pas, ni humainement ni socialement, de nouveauté forte (hors gadget) sans travail en corps à corps avec un donné, donc avec de l’ancien, dans sa consistance et ses déterminations propres, auquel se confronter – un donné qui sollicite aussi, et peut nourrir – et sur lequel il convient d’opérer des déplacements et d’inscrire de la transformation, ce qui suppose qu’on le laisse se déployer et qu’on en réponde. Voilà ce que peut ouvrir la relecture à laquelle on est ici invité, et voilà ce qui me paraît devoir être assuré, à l’encontre de la pente que je me suis efforcé d’y diagnostiquer.

2.3. Retour sur le couple particularité/universalité

Est inscrite au cœur du christianisme une affirmation d’universalité, en forme de dépassement et se concentrant autour du motif d’un salut donné à l’humain comme tel. Ce point connaît une sorte de précipitation chez Luther, au gré d’une mise en lien direct au Christ et à la vérité qu’il donne à voir, vérité aussi bien humaine que divine18. On y touche à rien de moins qu’au motif d’une rédemption (ci-dessus, Jacques Ehrenfreund a aussi fait ce lien) qu’ignore le judaïsme et qui, en christianisme, est lourd d’un geste récapitulateur intégral – c’est le point ici décisif –, même si, comme il en allait déjà à propos de la nouveauté, sa tradition théologique a posé une série de cautèles, mais qui n’ont pas suffi ou pas toujours suffi à contrer, dans les faits et les mentalités, la tendance inhérente au point en cause.

En ces matières, le judaïsme entend maintenir la vérité – par ailleurs de teneur et de validité humaines – qui veut que les particularités sont irréductibles et ont leur force propre (sont seules lieux, au demeurant, d’avènements d’existence à même le monde). Quant à la visée d’universalité – ou à la volonté de se tenir dans l’universel –, elle est lourde de fantasmes, à commencer par celui de l’habitation d’un commun (où tout se réconcilie ? où tout se fond ?), qui ne peut, de fait, qu’être un hors-lieu ; d’où une position qui se fait impérialiste : elle va s’imposer contre toute différence et toute résistance19.

En christianisme – et Luther en propose un concentré –, une focalisation sur une rédemption en forme d’assomption du monde et de l’humain entièrement donnée tend à emporter les différences et à se penser au bénéfice d’une réconciliation unifiante et visant unité. Avec le protestantisme, cette pente pourra prendre la forme sinon d’un retrait (c’est le choix de la Réforme radicale, comme le sanctionne la Confession de foi anabaptiste de Schleitheim, de 1527, qui entend assurer « la séparation » des croyants à l’endroit du monde), tout au moins d’un idéal communautaire, oublieux de ce qu’est proprement la société et, par-delà, de ce qu’est le monde, quand elle pense cet idéal, d’abord assuré ou devant être assuré en Église – ce qui peut déjà soulever interrogation légitime – comme modèle pour la société même (le Barth de la maturité en fournit à sa manière une belle illustration20). Notons que le catholicisme n’est pas ici en reste, mutatis mutandis bien sûr ; en atteste à mon sens la quasi-invention de Vatican II du motif de l’Église comme sacrement (classiquement, l’Église recevait les sacrements et n’était pas comme telle, en son corps, sacrement), qu’aggrave la précision, folle à mes yeux, disant qu’elle est alors « signe et instrument » – tout sacrement vaut comme « signe et instrument » – non seulement « de l’union intime avec Dieu » (un vocabulaire chrétien typique et que le passage par une lecture du judaïsme ne peut que faire apparaître problématique), mais aussi, et c’est ce qui m’importe ici, « de l’unité de tout le genre humain »21.

Quelles révisions ces mises en perspectives critiques, qui s’imposent à mon sens, doivent-elles entraîner pour le regard à porter sur le christianisme, et spécifiquement pour le travail de la théologie chrétienne ? Au fait et au prendre, il me paraît qu’il conviendra d’y penser et d’y valider une particularité ouverte – une particularité sans repli particulariste –, ou non sectaire : en lien constitutif avec le monde et ce qu’est l’humain, du coup en pertinence quant à l’usage du monde et aux formes à donner à l’humain. C’est en tout cas le défi ; et la méditation de ce que donne à voir le judaïsme en la matière, couplée à la critique d’une pente pernicieuse inscrite au cœur du christianisme, peut aider ce dernier à le relever, moyennant les transpositions requises bien sûr (il ne s’agit pas de transformer le christianisme en judaïsme, ni de fondre ensemble christianisme et judaïsme).

2.4. Retour sur la thématique de la Loi

La question de la Loi est théologiquement centrale chez Luther – peut-être est-elle même la question la plus centrale – et décisive dans sa démarcation à l’endroit du judaïsme. En son cœur, la théologie de Luther vit en effet d’une dialectique – de fait, une opposition – faisant voir la grâce – qui donne le salut – en contraste avec la Loi justement, dont l’observation ne peut conduire au salut, au contraire même, les bonnes œuvres étant subrepticement perverses (spirituellement s’entend, non moralement !). D’où l’incrimination récurrente des Juifs au chef de légalisme, avec ses effets humainement mortifères aux yeux de Luther (des effets d’enfermement), ainsi que le motif d’Israël comme témoin indirect, en négatif, ou en figure de refus (Karl Barth en reprendra systématiquement le motif dans sa Dogmatique).

Sur le fond, l’interrogation à ouvrir est à mon sens celle-ci : qu’en est-il de l’articulation au réel, dont la Loi témoigne et que la Loi sanctionne ? Luther porte à son maximum une difficulté à penser la Loi comme extériorité, bonne à ce titre, et alors protectrice de l’humain, pour soi d’abord, par rapport aux autres également. Plus largement, on touche ici aux inflexions modernes d’une matrice occidentale : on n’y aime pas, ou l’on entend le plus souvent récuser l’extériorité, et l’on tend à tout rapporter, subrepticement ou délibérément, à l’humain, au surplus fantasmé comme auto-posé.

Rappelons qu’en contraste, pour le judaïsme, la Loi (entendez : les 613 commandements, donc la loi « rituelle » et non seulement la loi « morale », selon un vocabulaire dont Calvin use régulièrement), Loi constitutive, n’est pas rationalisable22. Elle reste extérieure, en forme d’« hétéronomie », y dit-on, et hors transparence (en ce sens, je la dirais volontiers arbitraire, mais heureusement arbitraire et non, justement, à dépasser en raison ou en humanité enfin accomplie). S’y ajoute, mais c’est lié, que cette Loi, de Moïse, ne vaut que pour le peuple juif (dont l’élection est, elle, explicitement dite « arbitraire »), sur l’arrière-fond d’une irréductible dualité présidant à deux ordres de réalités que le christianisme tend à réduire, la loi noachique d’une part, créationnelle et assurant le minimum pour que la vie humaine puisse se déployer, et de manière à chaque fois singulière, la loi mosaïque de l’autre, loi d’alliance spécifique, au cœur du monde mais ne le résorbant pas, ni ne le levant, d’aucune manière (de ce monde, on ne rend pas raison, cela en supprimerait la contingence, l’inassimilable et la provocation, provocation à être).

Touchant cet ensemble, il convient de sérieusement revisiter une radicalisation à la fois extensive et en forme de précipitation, au sens chimique du mot, à l’œuvre au cœur de la Réforme (c’est probablement le lot de toute réforme, à des degrés divers) ; les soli rappelé ci-dessus en note 13 la cristallisaient, et le confirme une focalisation récurrente sur un salut non constitutivement articulé au monde, ni ne ressortissant à une temporalité différenciée où il apparaîtrait constitutivement et fructueusement lié à un passé. Tout tend en effet à s’y passer, en fin de compte, comme si la grâce ou le salut se nouait sur un fond « immaculé » – parce que délié de tout –, une grâce ou un salut au surplus toujours à nouveau au présent, et comme si y était visé un état « spirituel » hors réel, du coup hors avènement concret, singulier et en différence.

Sur le fond se donnent à voir l’alternative d’une loi, extérieure et ainsi opérante, ou d’une affirmation de soi, sous couvert de grâce, certes donnée de l’extérieur (de Dieu !), mais ici pleinement appropriée, et l’alternative, en lien quasiment direct, du don, ou non, d’une filialité rien moins que divine, adoptive certes, mais quand même !

2.5. Dieu révélé / Dieu caché

La thématique d’un Dieu caché est un point central chez Luther, et plus globalement chez les Réformateurs, tout en étant d’époque, plus large donc que la seule Réforme protestante. Sa montée à l’avant-scène va de pair avec l’effondrement des représentations cosmologiques anciennes, médiévales et de fait antiques, et avec la fin d’un horizon de sagesse (là encore, une mutation non choisie). Ces représentations avaient permis le déploiement de voies spirituelles diversifiées donnant d’habiter le monde, de le recevoir et de le prendre en charge, et d’une manière qui, non sans décalements et sur fond d’une disproportio, se proposait comme un accomplissement : on y reçoit le monde et, d’une certaine manière, on le redonne, et, ce faisant, chacun accomplit sa fin propre ou la voit s’accomplir. Or, un basculement se fait jour avec le nominalisme, dominant à la fin du Moyen Âge (les maîtres de Luther étaient nominalistes), et s’y anticipe le passage, comme dira Alexandre Koyré, d’un « monde clos » (le sublunaire antique) à un « univers infini ». Ici, Dieu s’échappe du monde et sa réalité devra du coup être plus directement articulée au sujet humain, avec ses drames et leurs assomptions possibles. Pascal en cristallisera ultérieurement une figure, comme en prolongation : il y a un « silence éternel des espaces infinis » – qui « effraie » –, et il faut en appeler à une lignée particulière, celle « d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », non aux « philosophes ».

Motif d’un Dieu caché donc, mais, tout autant, en tension et se convoquant l’un l’autre, d’un Dieu révélé. Un motif là aussi d’époque (la question de la révélation va occuper une place centrale en modernité, que ce soit pour en défendre le fait et sa nécessité ou pour en dénoncer le ridicule et l’illégitimité, selon un dispositif et dans une forme inconnus jusqu’alors) : il y a – il doit y avoir – révélation, dans la mesure même où il y a perte d’évidence.

Les deux motifs sont au cœur de la théologie de Luther : le Dieu caché et le Dieu révélé ou, plus radicalement, Dieu caché et révélé, ou révélé et caché. Luther inscrit en effet le Dieu caché au cœur du Dieu révélé, le caché devenant partie intrinsèque de la révélation. Où il convient de préciser que se tiennent là deux aspects, à distinguer, même s’ils peuvent s’entremêler ou se donner côte à côte (ainsi chez Luther encore, mais non plus chez nombre de ses reprises modernes et contemporaines) : celui qui, d’un côté, dit que Dieu est en excès de ce qu’il révèle et demeure donc décalé de sa révélation – non sans que cela affecte ce qu’on doit entendre par révélation en ce qu’elle requiert alors un arrière-fond laissé à son inconnu pour être correctement entendue – et celui qui, de l’autre côté, inscrit tout le caché au cœur de la révélation : Dieu se donne hors évidence ou sub contrario (un leitmotiv chez Luther), mais cela même fait partie de ce qui se donne à voir dans sa révélation, résorbant tout ce qui échappe. Ainsi, la révélation ne correspond certes pas telle quelle à l’attente humaine, la décalant plutôt, mais Dieu y est bien, sur ce mode, manifesté et donné, fût-ce autrement qu’attendu. Cette dernière ligne dominera la théologie protestante récente, tout particulièrement dans le fil des héritages de la « théologie dialectique » au cœur du XXe siècle (cette ligne s’était déjà cristallisée chez Hegel), se prévalant alors de Luther même si ou quand c’est au prix de simplifications : il y avait quand même, chez Luther, quelques traits qui résistaient à une appropriation sans reste et rapportant ou transcrivant tout au plan de l’humain23.

Se greffent sur cet axe problématique bien des enjeux. Tout particulièrement si l’on considère ce qui va advenir d’un accent propre à la Réforme en la matière (celui qui inscrit le Dieu caché au cœur de la révélation comme en disant une modalité) : rien de moins qu’une focalisation sur la révélation qui en résorbe tout arrière-fond inscrutable (le judaïsme s’en garderait !). Forme est ainsi donnée à une pente symptomatique des théologies contemporaines, pas seulement protestantes d’ailleurs : une révélation finalement comprise comme « auto-manifestation de Dieu » et – à partir d’une réception de l’axiome de Karl Rahner posant que le Dieu trinitaire ad extra est le même que le Dieu trinitaire ad intra « et réciproquement »24 – un pur et simple télescopage de ce qu’il en est de Dieu en lui-même et de ce qui se passe à même le monde dans le rapport à Dieu25. Dans la même veine, on doit enregistrer une difficulté à reprendre – ou un refus de reprendre – la question de Dieu comme tel, par-delà toute christologie (la « concentration christologique » fut, rappelons-le, un maître-mot des barthiens et de toute une génération), mais c’est ici la christologie même qui devra dès lors être repensée, dans une perspective qui respecterait plus de contingence (au plan de ce qui « arrive » à Jésus) et qui validerait du coup plus ce qui s’en donne en termes de figure au plan d’une manière d’en répondre et d’en dire un sens.

Dans cette dernière perspective, qui ferait contraste d’avec une pente inscrite au cœur du protestantisme, s’ouvre, on l’aura compris, un ordre de questionnement touchant le cœur même de la théologie chrétienne, son statut et sa portée, ainsi que, par-delà, le statut et la portée, et dès lors les modalités requises, de toute affirmation chrétienne. Ce questionnement passera par un rapport à la culture et à la socialité, à repenser de fond en comble (en ce qu’ils échappent au salut et doivent être reconnus dans leur consistance et leur autonomie propres), de même que devra être entièrement repensé le rapport aux autres expressions du religieux ou aux autres manières de donner forme au déploiement humain à la surface de cette terre : la différence y sera validée, comme donne requise et comme donne nécessaire au déploiement de sa propre position. Dans la foulée, ce questionnement entraînera une remise sur le métier de ce qu’il en est de l’Église, de son statut et de sa fonction, donc de sa pertinence et de ses limites. On saura en tout cas qu’elle ne peut, au mieux, que faire voir et rendre fructueuse une récapitulation singulière de l’humain et du monde, avec ses forces et ses faiblesses, une récapitulation alors exposée à la différence et s’en trouvant relancée à chaque fois.

3. Reprise et envoi

J’ai mis en cause une série de thématiques s’étant nouées au cœur du christianisme et qu’une confrontation avec le judaïsme – dont la répudiation ne relève pas de la simple contingence – ne peut qu’entraîner à défaire et à problématiser, pour ouvrir, en contraste, sur une validation de ce que le christianisme avait abandonné ou avait voulu dépasser. Et l’on aura compris que ces nœuds se tiennent aussi au centre d’une part de l’histoire occidentale, a fortiori en son inflexion moderne. Et ce sont d’ailleurs eux qui viennent tout particulièrement se faire jour au cœur des apories du contemporain et des interrogations qui en sourdent.

Une série de nœuds donc, dont j’ai esquissé certains des tenants et aboutissants. Le premier conduit à revalider, en démarcation délibérée d’une veine que Luther et le protestantisme ont pleinement investie, un type de lecture des textes attentive à la lettre, à son rythme, voire à ses sonorités et à son caractère ainsi formateur ou structurant, qu’il convient de laisser opérer (il en va ici d’un texte religieux comme il en va d’un texte littéraire26). On abandonnera du coup ce qu’Henri Meschonnic nomme le « primat grec-chrétien du sens »27, pour entrer, via les textes justement28, sur la scène du monde et des itinéraires singuliers qui s’y sont inscrits. Pour traverser ce qui s’y déploie et s’y reprenait en écriture différée, et pour s’en laisser traverser. Par-delà et toujours dans la même démarcation, on nouera un rapport au passé qui le laisse à son étrangeté ou à sa différence, seule fécondante. Michel de Certeau avait ainsi fait jouer ce qu’il en est du passé (dont il n’y a pas à se vouloir contemporain ou « dont on n’est pas »), du coup du présent (lieu d’instauration propre) comme du futur (objet d’imagination ou de variations des possibles).

À l’encontre d’une visée d’« appropriation », lourde d’hypothèques débilitantes, on plaidera délibérément pour un espace de différences à valider et à rendre ainsi fructueuses. Hors quête d’un « commun » – sur quelque registre que ce soit d’ailleurs –, ici hors articulation au seul présent d’une proclamation, hors transposition modernisante, et hors transcription en forme de message ou d’incitation morale (le protestantisme moderne ne s’en est pas privé, ni ne s’en prive d’ailleurs), des transcriptions qui lâchent le texte, et que le texte lâche.

Deuxième nœud, la nouveauté et ses ou son fantasme. J’ai assez dit qu’il n’y a pas de nouveauté forte sans rapport constitutif à de l’ancien et qu’une nouveauté ne peut qu’être une reprise différée – nouvelle en ce sens –, non une invention pure, sur terrain vierge, ni, surtout et du coup, une réalité valant pour elle-même et ne s’autorisant de rien d’autre. Se tient là une problématique avec laquelle le christianisme dans son ensemble doit urgemment s’expliquer, le catholicisme aussi bien que le protestantisme – et où le judaïsme peut valoir comme exemple instructif –, mais, né d’une réforme ou de la réactualisation d’une origine, le protestantisme s’y trouve spécifiquement et plus fortement concerné, de fait et au vu de la manière même qu’il a de s’en réclamer.

Reste que le motif d’une nouveauté se tient au cœur de la modernité comme telle, avec ce qu’elle porte de projet, et qu’il continue à s’imposer dans une postmodernité qui, ne croyant plus à de véritables projets – d’ensemble s’entend –, ne cesse en même temps de valider ses gadgets successifs et ses infinis changements en en chantant la nouveauté, chaque fois dite en phase avec le siècle, comme si cela justifiait quoi que ce soit (on est dans le règne de la nouveauté pour la nouveauté, sur fond de changement pour le changement, disqualifiant sans reste les résistances qui pourraient se faire jour). Présentisme, fuite en avant, absence de différentiations qui pourraient être opérantes parce que reconnues. Absence de tout ce qui dépasse ou transcende les sujets, au plan même du monde et de ses réalités sociales, culturelles, institutionnelles, qui font la vie et ses « générations », ses engendrements pour commencer. De tout cela, le protestantisme participe, à de multiples égards ; et ce ne sont pas des correctifs qui sont ici requis, mais bien des révisions de fond.

Troisième nœud, l’horizon d’universalité. Un fantasme aussi, et tout autant pernicieux que celui lié à une proclamation de pure nouveauté. Là encore, le christianisme doit s’engager dans un travail d’autocritique. Et si l’exemple juif rappelait qu’il n’y a pas de nouveauté sans inscription en généalogie, il rappellera ici la force possible et féconde – féconde pour tous – de l’habitation d’une particularité, non sans avoir par ailleurs illustré, sur son corps même, les effets mortifères des visées d’universel.

L’autocritique et, au meilleur, une redéfinition foncière de ce qui, pour chacun, fait son identité – et du coup de sa manière de se poser dans le monde et en rapport aux autres – iront dans le sens d’une particularité hors tout communautarisme de juxtaposition, parce que ni repliée sur elle-même ni justifiée par ses « biens de salut » ou autres données héritées, mais, au contraire, exposée à la différence et en vivant. Elle se fichera au cœur des apories du contemporain par-delà l’alternative ruineuse d’une simple sanction donnée à la différence dans son droit d’exister (relevant des « droits subjectifs » et de leur éventuelle extension au communautaire) et d’une pure assimilation dans un tout, national ou républicain. Au profit d’un débat à construire et à faire vivre en rationalité publique, entre différences, validant, non sans transpositions bien sûr, ce qu’elles ont de meilleur. Se réjouir de la portée universelle de ce dont on vit n’y portera pas, que ce soit sur un mode visant extension, de type catholique, ou que ce soit en focalisant sur une essence humaine personnelle, subjective ou existentielle, alors de type protestant, quand on ne s’y fait pas simplement fort de sa dissidence comme telle.

Quatrième nœud, la Loi. J’ai dit que le motif était central au cœur de la Réforme, non sans acmé chez Luther, comme au cœur de la modernité, et que s’y nouait un complexe antijuif. Disons-le délibérément, et alors en nette démarcation d’un héritage de la Réforme, il convient, urgemment là encore, de penser et de valider la Loi dans son extériorité et son antécédence, et ainsi structurante (c’est là la force du judaïsme, et Freud s’en est d’ailleurs souvenu), tout en étant bien sûr matière à débat quant aux formes à lui donner, mais hors toute illusion perverse de dépassement et hors toute apologie d’une spontanéité de sujets consacrés dans leur for intérieur et l’infinie diversité de chacun, une tentation typiquement protestante.

Enfin, cinquième nœud, celle d’un Dieu qui reste extérieur et qui échappe, non seulement au vu de limites humaines générales, mais qui reste en retrait au cœur même de l’expérience qu’on en peut avoir, au cœur de ce qu’il donne à connaître de lui, au cœur d’une alliance proposée ou d’une révélation éprouvée. Un Dieu non appropriable, en ce sens non humain, et ce, pour le meilleur de l’humain. Le judaïsme donne à voir une posture qui renvoie foncièrement à transcendance, mais dont il n’y a pas de présence offerte, fût-ce sur mode indirect, ni de don total, fût-il reçu via conversion. C’est que la différence que cristallise le nom de Dieu n’y est jamais résorbée. C’est même en fin de compte elle qui provoque ce qui se passe, à distance, au plan de l’histoire et de chacun. Se tient là une résistance juive à tout le discours chrétien autour de la radicalité du don, du coup de l’interpellation et de la réponse. Or, ce sont justement ces derniers points qui, on l’aura compris, se trouvent radicalisés au cœur de la théologie luthérienne29.

Au total est foncièrement en jeu, au cœur de chacune des thématiques parcourues et des nœuds que je me suis efforcé de circonscrire, la question de la différence. Liée au fait du monde ou de la création (le judaïsme y tient, hors toute résorption dans ce qui pourrait être un salut propre, voire une alliance particulière), un monde ou une création dont la consistance et la résistance mêmes renvoient à une transcendance en excès, en disproportion ou en asymétrie, ce qui est plus ou autre chose qu’une altérité d’interpellation ou de sommation directe. Et l’on aura perçu que l’horizon ainsi convoqué, validé, mis en place ou à mettre en place, pour tous – un horizon qu’au contraire du judaïsme la posture chrétienne atténue, menace ou croit pouvoir dépasser – est seul susceptible de pleinement permettre et garantir une reconnaissance des différences intra-humaines, religieuses ou autres. Dont penser la particularité à chaque fois, et où se noue notamment, mais ici décisive, la différence entre voie chrétienne et voie juive, une différence d’autant plus instructive et menacée (le « cas Luther » le donne violement à voir) que ces deux voies participent d’un même héritage, mais, justement, autrement reçu, autrement repris, autrement validé.

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1Paris, Honoré Champion, 2015.

2(2014) ; trad. franç. : Genève, Labor et Fides, 2017.

3Lyon, éd. Olivétan, 2017 ; on lira tout particulièrement le texte de Jean-Marc Tétaz : « Les Réformateurs face aux juifs et au judaïsme », p. 36-62, qui, pour ce qui concerne Luther, donne l’ensemble du dossier, que je ne vais donc pas reprendre ici, mais auquel je renvoie une fois pour toutes.

4Respectivement in Jean-Marc Tétaz et Pierre Gisel dir., Une Passion après Auschwitz ? Autour de La Passion selon Marc de Michaël Levinas, Paris, Beauchesne, 2017, p. 57-83, et Évangile et liberté 312 (2017), p. 11-18.

5Sauf l’appel à tuer les Juifs, tout y passe.

6Trad. franç. in Œuvres I, Marc Lienhard et Matthieu Arnold éd., Paris, Gallimard (Pléiade), 1999, p. 1183-1209.

7On n’est pas invité à cette relecture critique et à la possible reconstruction qui s’y articule par la seule attention accordée au judaïsme ; on peut l’être aussi à partir d’une considération socioculturelle plus générale. Cela dit, le judaïsme constitue ici une interface symptomatique, qu’on peut thématiser autour de la question du marcionisme, centrale tant pour ce qu’est et que porte le christianisme (de la nouveauté, ou tout moins un regard neuf), dans son rapport au judaïsme justement, que quant à un motif qui traverse l’histoire de l’Occident et se love tout particulièrement au cœur de la modernité ; cf. mon texte « Antijudaïsme dans le christianisme. Une récurrence inavouée de marcionisme : qu’en penser et qu’en faire ? », in Danielle Cohen-Levinas et Antoine Guggenheim dir., L’Antijudaïsme à l’épreuve de la philosophie et de la théologie, Paris, Seuil, 2016, p. 191-208.

8Notons que la lecture historico-critique moderne née avec les Lumières vise également un sens ; certes différent de celui de Luther (il n’est pas christologique, mais est dit historique, rapporté à une intention ou une visée située), ce sens reste néanmoins unique, en principe clair, et, repris à un second degré, il s’intègre sans autre procès en lecture chrétienne.

9Les Réformateurs tiennent le plus souvent l’exégèse rabbinique pour frivole et arbitraire, et s’en démarquent régulièrement. Notons que, sur les questions qui nous retiennent, il convient de ne pas s’en tenir aux traités, ni aux seuls exposés théologiques de type systématique, mais de regarder aussi les commentaires bibliques (Luther n’a cessé d’en écrire, et tout particulièrement sur les livres de l’Ancien Testament).

10Cf. par exemple Gilbert Dahan dir., Le brûlement du Talmud à Paris 1242-1244, Paris, Cerf, 1999.

11J’avais validé cette posture dans le chapitre « Statut de l’Écriture et vérité en christianisme » de Du religieux, du théologique et du social. Traversées et déplacements, Paris, Cerf, 2012, p. 231-252.

12On pourra noter au passage que Luther n’a pas appelé à ce qu’on force les Juifs à une « conversion », une perspective ancienne qui ne pouvait que lui apparaîtrait contradictoire au vu de son appel central à la « foi », décisif au cœur même de sa théologie, et de sa manière, tout aussi décisive, de comprendre cette « foi ».

13Quant à une radicalité à l’œuvre au cœur de la Réforme et qui en détermine la posture me paraissent emblématiques les « soli » : sola fide (par la foi seule), sola gratia (par la grâce seule), solus Christus (le Christ seul), et finalement sola scriptura (par l’Écriture seule) ; voir ma contribution qui clôt le collectif Revisiter la Réforme, op. cit., p. 167-193, ici p. 185-188, et mon dialogue avec Christophe Chalamet dans le cadre du cours public de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne du printemps 2017, « La Réforme protestante et les quatre soli », in Simon Butticaz et Christian Grosse dir., Unité et diversité des Réformes. Du xvie siècle à aujourd’hui, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 33-62.

14Il convient de noter que l’Esprit n’est pas, en christianisme traditionnel, simple actualisation du Christ, ou son substitut, ni n’est au principe d’une pure appropriation ; je l’ai souligné dès mon La subversion de l’Esprit. Perspective théologique sur l’accomplissement de l’homme, Genève, Labor et Fides, 1993.

15On sait ce qu’il advient de cet abandon d’une polysémie foncière de l’être dans la controverse de Luther avec Zwingli sur la Cène : Luther y radicalise une focalisation sur le sens littéral, en l’occurrence le est de « ceci est mon corps », opposé à un « ceci signifie mon corps ».

16« Antijudaïsme dans le christianisme. Une récurrence inavouée de marcionisme... », op. cit., et « Deux postures différentes dans la relecture du christianisme : Harnack et Troeltsch », in Du religieux, du théologique et du social, op. cit., p. 135-157.

17C’est en lien avec cet ensemble problématique que j’ai écrit Qu’est-ce qu’une tradition ? Ce dont elle répond, son usage, sa pertinence, Paris, Hermann, 2017 (un ouvrage commandé par Danielle Cohen-Levinas, et c’est probablement significatif que ce soit le fait d’une personnalité juive) ; j’ai lu depuis, en consonances de fond pour ce qui touche les mêmes thématiques, tout au moins quant aux diagnostics posés, non quant aux solutions proposées, et par-delà un affect souvent trop réactif à mon gré et qui gagnerait à être plus différencié, Bérénice Levet, Le crépuscule des idées progressistes, Paris, Stock, 2017.

18Rappelons que la christologie de Luther, particulièrement radicale en la matière, n’est pas celle de Calvin par exemple, qui joue sur un horizon plus différencié (j’avais fait de cette différence l’un des axes de mon Le Christ de Calvin, Paris, Desclée [1990], 20092).

19Le thème de l’universalité et des particularités me tient à cœur, comme en atteste ma leçon d’adieu à cette Faculté, « Résistances des particularités et pièges de l’universel. Pour un usage subversif des corps, des traditions et des frontières », in Jacques Ehrenfreund et Pierre Gisel dir., Mises en scène de l’humain. Sciences des religions, philosophie, théologie, Paris, Beauchesne, 2014, p. 227-247.

20Pour un dossier, cf. mon texte « La dialectique de l’Évangile et de l’Église chez Karl Barth. Une surdétermination christologique finalement homogénéisante ? », Cristianesimo nella storia 36/2 (2015), p. 403-427.

21« Constitution dogmatique “De ecclesia” (Lumen Gentium) », dès son début (je souligne). Cf. ma mise en perspective critique : « Statut et place de l’Église, en compréhension interne et face à la société. Regard critique sur le motif de l’Église comme sacrement », RSR 100/3 (2012), p. 403-417 (repris, revu, in Christoph Theobald dir., Pourquoi l’Église ? La dimension ecclésiale de la foi dans l’horizon du salut, Paris, Bayard, 2014, p. 197-217).

22Elle est à appliquer, ni plus ni moins, sans passage par une représentation religieuse du monde, de l’humain et de Dieu qu’elle transcrirait, une représentation qui en commanderait du coup l’interprétation au gré de la diversité des temps. Yechayahou Leibovitz a beaucoup souligné ce point, dans une distinction nette avec ce qui sous-tend le christianisme, cf. par exemple Judaïsme, peuple juif et État d’Israël, Paris, Lattès, 1985 (trad. partielle) ; à ce propos, cf. Jean-Marc Joubert, Foi juive et croyance chrétienne, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

23L’article de Jean-Marc Tétaz : « Les Réformateurs face aux juifs et au judaïsme », op. cit., y insiste.

24Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut (au départ, une contribution à Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, œuvre collective publiée en cohérence avec les lignes majeures de Vatican II), Paris, Cerf, 1999, p. 29. Notons que, sur le point en cause, la position de Karl Barth est la même.

25Je me permets d’indiquer que j’ai régulièrement avancé qu’il n’y avait pas à télescoper ces deux ordres de questions, mais à maintenir une extériorité du monde et du mal à ce qu’il en est de Dieu, conduisant du coup à focaliser sur une manière spécifique d’entendre l’« œuvre » de Dieu ad extra, quant à son statut et à son mode (une « œuvre » plus décalée de Dieu, et du coup transversale au monde), et d’y renvoyer (on y dira le « théo-logique » comme étant en travail au cœur de l’« économique » sans y faire nombre).

26Pas plus l’un que l’autre ne visent à « communiquer » ; communiquer quoi ? une vérité isolée parce qu’isolable, dont les textes seraient alors le véhicule ?

27Ainsi dans Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, cité par Francine Carrillo, qui réhabilite justement cette ligne, dans Jonas. Comme un feu dévorant, Genève, Labor et Fides, 2017, p. 13.

28Pour une insistance sur le moment même du texte, et du coup le statut et l’usage de la langue, cf. la fameuse lettre de Gershom Scholem à Franz Rosenzweig de 1926 et ce qu’en disent respectivement David Banon, « Littérature et tradition [où l’on peut lire la lettre elle-même] », in Jean-Christophe Attias et Pierre Gisel, dir., De la Bible à la littérature et, tout particulièrement en lien au présent propos, Serge Margel, « Séculariser la langue. Derrida, Scholem et Rosenzweig », in Id. (dir.), Les écritures du savoir. Le discours philosophique devant la question du religieux, Paris, Beauchesne, 2020, p. 187-203.

29Ce n’est pas pour rien que Luther et ceux qui s’en réclament tiennent fortement, en matière christologique – lieu d’une rencontre Dieu-homme et dont l’Esprit met chacun au bénéfice –, à la communicatio idiomatum et s’en prennent à l’extra calvinisticum, selon une unilatéralité que ne connaissait ou ne connaît pas la tradition chrétienne prise dans son ensemble.