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In memoriam Pierre-André Stucki (1936-2020)

Pierre BÜHLER

Université de Zurich

Né le 16 janvier 1936 à Berne, Pierre-André Stucki a passé son enfance et son adolescence à La Chaux-de-Fonds, où il a obtenu son baccalauréat de type A (latin, grec) en 1954. Il est ensuite parti à Paris pour des études universitaires à la Sorbonne. Il a notamment suivi les cours de Ferdinand Alquié, Vladimir Jankélévitch, Jean Wahl, Paul Ricœur et Maurice Merleau-Ponty en philosophie, ceux de Raymond Aron et Georges Gurvitch en sociologie, et ceux de Jean Piaget et Daniel Lagache en psychologie. Il ira suivre également quelques cours en théologie à la Faculté libre de théologie protestante de Paris. En 1957, il a obtenu la licence d’enseignement de la philosophie de la Faculté des lettres de Paris.

De retour en Suisse, il a passé des examens d’équivalence et obtenu le Certificat d’aptitudes pédagogiques, ce qui lui ouvrait la possibilité d’entreprendre une carrière d’enseignant gymnasial en Suisse romande, d’abord à temps partiel au Collège latin de Neuchâtel (1959-1961) ; en 1961, il a été nommé professeur de philosophie et de français au Gymnase français de Bienne, qu’il quittera en 1969 pour devenir professeur de philosophie au Gymnase de la Cité à Lausanne.

Parallèlement à ses premières activités d’enseignement, il a poursuivi sa formation en philosophie, tout d’abord par un diplôme d’études supérieures de philosophie, sous la direction de Georges Gusdorf, par déplacements périodiques à Strasbourg. Le mémoire, consacré à « la catégorie d’histoire chez Kierkegaard », a été soutenu en 1961. Sur le conseil de son directeur strasbourgeois, il en fera une thèse de doctorat, intitulée Le christianisme et l’histoire d’après Kierkegaard, dirigée par Georges Gusdorf et Fernand Brunner et soutenue à Neuchâtel en 1964. Durant la seconde moitié des années 1960, il a été boursier de la Fondation Lucerna, puis du Fonds national pour la recherche scientifique, ce qui lui a permis de suivre des séminaires de recherche à Zurich et à Lausanne, puis de rédiger son ouvrage Herméneutique et dialectique, paru en 1970. Au début des années 1970, il a gagné le premier prix de la Fondation Julius Bär, avec l’ouvrage La vie spirituelle de l’individu et le langage doctrinal.

Bien malheureusement, Pierre-André Stucki ne s’est jamais vu confier un poste ordinaire d’enseignement universitaire. Toutefois, à partir des années 1970, il a pu assumer diverses charges d’enseignement dans les Universités de Lausanne et de Neuchâtel. Durant l’année 1974-1975, il a remplacé Philippe Muller pour ses cours et séminaires avancés en philosophie générale à Neuchâtel. En 1977, il est devenu pour quelques années privat-docent en philosophie à la Faculté des lettres de Lausanne. Après avoir collaboré pendant plusieurs années aux travaux de l’Institut de recherches herméneutiques et systématiques de Neuchâtel, il a assumé de 1987 à 2001 une charge de cours en philosophie de la religion à la Faculté de théologie de Neuchâtel. À l’occasion de sa retraite, en 2001, il a reçu un doctorat honoris causa en théologie de l’Université de Zurich, le récompensant pour son souci constant du dialogue entre la philosophie et la théologie protestante. Après une retraite active de presque vingt ans, ponctuée par diverses publications et l’animation de différents groupes de réflexion, il est décédé le 27 février 2020, des suites d’une opération du cœur.

Si l’on veut dégager quelques grandes lignes de la vingtaine d’ouvrages qui constituent l’œuvre publiée de Pierre-André Stucki, il convient de commencer par la thèse de doctorat qui pose clairement le point d’ancrage de l’ensemble : comme un filigrane, les références à la pensée de Søren Kierkegaard se retrouvent partout. Mais, comme on le sait, le philosophe danois se tient aux origines de la philosophie de l’existence, et, partant de celui-ci, c’est donc en même temps à une reprise critique de l’existentialisme que Pierre-André Stucki s’est consacré au fil des ans (comme en témoignent notamment les deux ouvrages Les leçons de l’existentialisme et L’existentialisme chrétien a-t-il une logique ?). En lien avec cet existentialisme s’opère également la rencontre avec la théologie de l’existence, chez Rudolf Bultmann et l’école bultmannienne, Ernst Fuchs notamment et surtout Gerhard Ebeling. Les réflexions de ces théologiens sur l’interprétation des textes bibliques susciteront une autre constante dans l’œuvre de Pierre-André Stucki, l’herméneutique, comme l’atteste son grand ouvrage Herméneutique et dialectique, déjà mentionné plus haut. Dialoguant avec la phénoménologie et la linguistique, il y distingue différents niveaux de lecture des textes bibliques qu’il fait interagir : l’exégèse scientifique, la dogmatique, la prédication et le langage de l’aveu et de la prière.

L’herméneutique lui permet de mettre en dialogue la philosophie et cette théologie protestante découverte non seulement chez Bultmann et Ebeling, mais également dans la Réforme, chez Luther et Calvin. Le souci constant de ce dialogue se traduit dans des ouvrages comme Le protestantisme et la philosophie ou Résister et comprendre. La possibilité de raisonner pour la pensée protestante. La reprise philosophique de cet héritage conduira également à la tâche d’en reconstituer la généalogie à travers les temps modernes, un souci qui réapparaît constamment, jusque dans son dernier ouvrage, dont le sous-titre est : Aux origines de la modernité, de Luther à Leibniz. C’est dans ce cadre également que s’inscrivent une confrontation avec l’athéisme moderne (Critique de l’athéisme) et une évaluation critique du processus de la sécularisation (Les ruines de la chrétienté).

Mais se rappelant avec Kierkegaard que la pensée doit trouver sa réduplication dans l’existence, Pierre-André Stucki n’oublie pas de retourner régulièrement aux « choses elles-mêmes », pour le dire avec Husserl, dont la démarche l’inspire constamment. Dans cette perspective concrète, il s’intéresse aux interactions entre le langage et l’existence vécue (ou la vie spirituelle, selon le travail primé par la Fondation Julius Bär). Dans le langage règne un fouillis qui suscite la confusion et l’aliénation, marquées tantôt par des effondrements réductionnistes, tantôt par des radicalisations idéologiques. Mais il faut s’appliquer à entendre la promesse qui se dit malgré tout à travers ce fouillis, une promesse de liberté, de sens, de vérité interpellant les humains (La promesse et le fouillis). C’est en guidant et en accompagnant ces derniers dans leur tâche de répondre de cette promesse fondamentale que s’articulent les diverses doctrines philosophiques ou religieuses, comme autant de manières de se comprendre soi-même dans ses rapports au monde, à autrui, à Dieu (la notion centrale de la compréhension de soi est héritée de Bultmann). Ainsi, Pierre-André Stucki prête attention à la manière dont se constitue un langage doctrinal susceptible d’éclairer de manière pertinente une existence responsable, tente d’en établir les règles de fonctionnement et le met à l’épreuve de l’expérience et du dialogue (cf. La vie spirituelle de l’individu et le langage doctrinal, mais aussi La clarté des intentions).

C’est cette même promesse qu’il s’agit d’entendre dans les déclarations des droits de l’homme, ce qui conduit notre auteur à explorer en détail cet héritage humaniste moderne, issu des Lumières, mais non sans liens avec la Réforme du XVIe siècle, comme le montre l’ouvrage Au nom de l’Autre. Essai sur le fondement des Droits de l’homme, écrit ensemble avec un théologien éthicien. La démocratie moderne et ses valeurs clés, la justice, la tolérance, la liberté, l’égalité, la reconnaissance, sont approfondies tant sous l’angle des enjeux politiques qui nous interpellent dans la société actuelle que sous celui des défis existentiels qui s’y trouvent contenus (cf. par exemple, Tolérance et doctrine, La promesse de la liberté ou, plus récemment, Démocratie et populisme religieux).

Tout au long de sa carrière, Pierre-André Stucki fut aussi un enseignant passionné, soucieux d’être un interlocuteur solide pour ses élèves et étudiants et suscitant du coup de nombreuses vocations de recherche et d’enseignement, tant en philosophie qu’en théologie. La pensée doit se rédupliquer dans la manière de communiquer et d’enseigner, et Pierre-André Stucki s’est toujours efforcé de creuser ce lien (cf. par exemple son ouvrage Éducation et réciprocité). Fait aussi partie de cette dimension pédagogique l’effort constant de définir et d’utiliser des méthodes, des modèles plus ou moins formels, permettant de travailler de manière rigoureuse sur les problèmes à traiter. Au départ, ce fut la rhétorique de Chaïm Perelman, développée comme une méthode d’interprétation des textes (cf. l’Essai sur les catégories de l’histoire littéraire). Il y eut ensuite la théorie des principes de la conduite, empruntée à la psychologie, ou encore la théorie linguistique des embrayeurs, dans Herméneutique et dialectique notamment. Dans La clarté des intentions, les schémas d’intentionnalité s’inspirent de la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom. Les processus de la sécularisation, quant à eux, sont analysés à l’aide de modèles hydrogéologiques dans Les ruines de la chrétienté. Ces dernières années, Pierre-André Stucki travaillait beaucoup avec le calcul matriciel (cf. surtout l’ouvrage Questions philosophiques et calcul matriciel), en appliquant cette méthode à diverses thématiques. Dans son dernier ouvrage, Exercices de philosophie, il a enrichi cette approche en renouant avec l’ancienne tradition philosophique de la question, puisqu’on y trouve – précise-t-il de manière quelque peu socratique dans la présentation de son livre – « des séries de questions, en principe ouvertes, mais qui ne s’interdisent pas, ici ou là, d’être simplement ironiques ».

Que la pensée n’est jamais acquise une fois pour toutes, qu’il faut toujours s’exercer à penser, cela se traduit également dans le fait que Pierre-André Stucki n’a cessé, tout au long de sa carrière, de susciter et d’animer des groupes de réflexion, avec divers cercles de participants. Inspiré par le principe dialogique de Martin Buber, il s’est appliqué à créer des lieux d’échange et de partage. Ces dernières années, il s’agissait surtout du séminaire de Crêt-Bérard, réunissant philosophes et théologiens autour de questions fondamentales (et l’on retiendra ici le terme de « séminaire » au sens étymologique, issu du latin semen et le désignant donc comme un lieu où l’on fait germer et croître des semences...).

En 2001, l’année de sa retraite, Pierre-André Stucki a publié un petit article dans la revue Itinéraires, intitulé « L’engagement dans la durée »1. On retiendra ce titre comme une belle conclusion pour cette brève évocation d’une personnalité tout entière au service de la rencontre.

Liste des monographies

– Le christianisme et l’histoire d’après Kierkegaard, Bâle, Verlag für Recht und Gesellschaft, 1964.

– Essai sur les catégories de l’histoire littéraire, Neuchâtel, Messeiller, 1969.

– Herméneutique et dialectique, Genève, Labor et Fides, 1970.

– Tolérance et doctrine, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973.

– La vie spirituelle de l’individu et le langage doctrinal, Neuchâtel, La Baconnière, 1974.

– Critique de l’athéisme, Genève, Labor et Fides, 1980.

– La promesse et le fouillis. Essai philosophique, Berne et al., Peter Lang, 1983.

– Au nom de l’Autre. Essai sur le fondement des Droits de l’homme (en collaboration avec Éric Fuchs), Genève, Labor et Fides, 1985.

– Les leçons de l’existentialisme, Genève, Labor et Fides, 1992.

– L’existentialisme chrétien a-t-il une logique ?, Paris, Cerf, 1992.

– La clarté des intentions. Savoir, devoir, croire, Paris, Cerf, 1996.

– Le protestantisme et la philosophie. La croisée des chemins, Genève, Labor et Fides, 1999.

– La promesse de la liberté. Philosophie de la religion, Genève, Labor et Fides, 2003.

– Éducation et réciprocité, Le Mont-sur-Lausanne, Ouverture, 2007.

– Questions philosophiques et calcul matriciel, Le Mont-sur-Lausanne, Ouverture, 2007.

– Les ruines de la chrétienté. Visite guidée, Genève, Labor et Fides, 2013.

– La réciprocité et l’alternance, Berne et al., Peter Lang, 2015.

– Démocratie et populisme religieux. L’homme est-il un loup pour l’homme ?, Paris, L’Harmattan, 2016.

– Résister et comprendre. La possibilité de raisonner pour la pensée protestante, Zurich-Münster, LIT Verlag, 2018.

– Exercices de philosophie. Aux origines de la modernité, de Luther à Leibniz, Zurich-Münster, LIT Verlag, 2019.

Liste des articles parus dans la Revue de théologie et de philosophie

Pierre-André Stucki a publié ses articles dans diverses revues, notamment Studia philosophica, Études philosophiques, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, Études théologiques et religieuses, Bulletin du Centre protestant d’études, Laval théologique et philosophique. Il a fait partie pendant de nombreuses années du cercle des collaborateurs de la RThPH, que le comité de rédaction peut solliciter pour des expertises. Au fil des ans, nombre de ses ouvrages ont également été recensés dans notre revue2. Il y a publié les articles suivants :

– « Herméneutique et dialectique. Essai sur la pensée d’Ernst Fuchs », 98 (1966), p. 121-129.

– « Rhétorique et herméneutique », 103 (1971), p. 385-408 (conférence de Rolle de la Société romande de philosophie ; discussion : p. 408-413).

– « La connaissance de l’individuel et la logique du réalisme d’après M. Jean-Claude Piguet », 109 (1977), p. 51-62.

– « La philosophie de la reconnaissance et la question de la religion. À propos de Pierre Paroz, La reconnaissance. Une quête infinie ? », 143 (2011), p. 273-283.

– « Le paradoxe de l’incarnation chez Kierkegaard », 145 (2013), p. 269-279.

– « L’ontologie de la relation. Pierre Bühler lecteur de Gerhard Ebeling », 149 (2017), p. 259-271.

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1No 36/2001, p. 15-18.

2On signalera en particulier une étude critique détaillée de son ouvrage La clarté des intentions : Mireille Lévy, « Une philosophie rigoureuse de la subjectivité », RThPh 129 (1997), p. 241-260.