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Publier Des Juifs et de leurs mensonges, de Martin Luther

Retour sur un projet éditorial et scientifique

Pierre SAVY

École française de Rome

Au mois de janvier 2015, a paru chez l’éditeur Honoré Champion, dans la « Bibliothèque d’études juives », dirigée par Daniel Tollet, la traduction française, par Johannes Honigmann, du traité antisémite (ou antijudaïque1) le plus connu de Luther : Des Juifs et de leurs mensonges2. Il s’agissait pour nous, qui avons rédigé l’introduction et les notes du volume, de proposer de ce texte fameux, publié en allemand en 1543 et dès l’année suivante en latin3, une édition « critique », non pas au sens d’une édition savante comparant différentes leçons et établissant ainsi un texte fiable, mais au sens trivial du terme « critique » : on se préoccupait en 2015, pour diverses raisons encore compréhensibles et même inchangées quelques années plus tard, de prendre toute distance avec le contenu odieux du texte et avec ses possibles usages contemporains.

Le présent article entend revenir rapidement sur ce projet éditorial et scientifique formé au milieu des années 2000 et achevé en 2015, avant de présenter la place du traité dans l’œuvre écrite du réformateur, le contenu de ce texte et particulièrement ses enjeux théologiques ; cela afin de contribuer à une réflexion sur la portée d’une telle publication dans le débat contemporain.

1. Le projet éditorial

Quiconque s’intéresse à la question de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme de tradition européenne et chrétienne dans la longue durée finit par tomber sur la mention d’écrits violemment hostiles aux Juifs écrits par le grand réformateur Martin Luther. Léon Poliakov évoque ces textes dans le premier tome de son Histoire de l’antisémitisme, classique entre les classiques publié en 19554. Mais, tandis que les grands textes de Luther étaient traduits en français, depuis longtemps pour certains, ceux-là ne l’étaient pas. On conçoit que, dans l’œuvre immense du réformateur, les travaux les plus puissants sur le plan théologique et philosophique aient retenu d’abord l’attention des traducteurs francophones, protestants bien souvent. Mais, tout de même, au regard de son importance comme source historique, l’absence d’une traduction française du principal traité contre les Juifs, plus de cinquante ans après la publication du livre de Poliakov ou plus de quarante ans après celle de L’Enseignement du mépris, de Jules Isaac5, pouvait surprendre, d’autant que le texte était disponible en diverses langues : en allemand, mais aussi en anglais6 et même en italien, en poche, dans une excellente édition donnée par Adriano Prosperi (introduction) et Adelisa Malena (annotation)7. C’est cette dernière édition qui inspira notre projet.

Il y avait cependant, entre lui et le livre réalisé, bien des difficultés, dont nous allons à présent proposer un bref récit : difficulté de trouver un traducteur, car la langue de Luther fait peur, par sa difficulté propre et par son caractère de « monstre sacré » de l’allemand moderne, quasi inventeur de la langue germanique moderne, monument théologique, philosophique et littéraire. Celle de trouver un éditeur ensuite. Après avoir essuyé divers refus, motivés souvent par la crainte que la publication de ce traité fût « mal perçue », nous trouvâmes une maison parisienne bien connue qui accepta le livre. Mais, alors que son impression était imminente (et que donc le livre était « fait » : mis en page, relu et même pourvu d’un index), cette maison, manquant de courage ou de discernement, annula le livre tel qu’on l’avait conçu, de peur que, en pleine affaire des mensonges du grand-rabbin Gilles Bernheim (nous étions au printemps 2013), la publication d’un livre traitant Des Juifs et de leurs mensonges fît scandale – comme si l’édition savante et, répétons-le, critique d’un texte de 1543 allait susciter des reproches, voire, qui sait, quelque attaque provenant de quelque coterie redoutable.

Au-delà de l’anecdote et de son caractère extravagant, quel enseignement tirer de cette mésaventure ? Que nous dit-elle du monde du livre, des enjeux qui le déterminent, de son fonctionnement propre ? On voit d’abord combien ce champ, soumis à des obligations de rentabilité et de bonne renommée, est perméable à l’actualité et combien il est parfois craintif. Une peur dont on admet, dans le doute, qu’elle était peut-être « bien intentionnée » retint ainsi un éditeur de faire œuvre utile ; heureusement, un autre éditeur, le parisien Honoré Champion, grâce à une direction de collection (déjà nommée) et une direction (celle de la maison d’édition suisse Slatkine) mieux avisées, ne s’en priva pas, et ne s’attira pas les foudres que redoutait son concurrent.

Sur le plan du savoir, l’affaire confirme ce dont l’on se doute déjà, à savoir que, dans l’Europe du début du XXIe siècle, pour des raisons historiques évidentes, ce qui touche aux Juifs est une question délicate, qu’obscurcit bien vite la surimposition d’enjeux anachroniques et idéologiques. Y compris, et la chose se fait un peu plus étonnante, quand il s’agit d’un texte érudit, difficile, vieux de presque cinq siècles, et relevant d’un âge de l’antisémitisme si différent de celui qui agite nos sociétés contemporaines. Nous venons d’assurer que l’« on s’en doute déjà » car, au vrai, il est dans l’histoire éditoriale récente divers exemples d’« affaires » où l’histoire médiévale des Juifs a pu jouer un rôle crucial et sembler d’une étonnante actualité : qu’il suffise d’évoquer les textes de Shlomo Sand, en particulier le plus fameux, Comment le peuple juif fut inventé (2008), qui convoquait des faits historiques appartenant à l’histoire de l’Antiquité (exils des premiers siècles de l’ère chrétienne) ou du Moyen Âge (conversion des Khazars) pour servir un dessein idéologique explicite8 ; ou encore les Pâques de sang, d’Ariel Toaff (2007), qui, sans qu’aucune découverte documentaire ne vînt soutenir cette thèse absurde, jugeait possible que des Juifs du XVe siècle aient fait un usage rituel de sang humain9. Le médiéviste sait que travailler sur une époque reculée ne le met pas à l’abri des récupérations et des appropriations contemporaines. Dans son Apologie pour l’histoire, Marc Bloch traitait précisément de « la limite de l’actuel et de l’inactuel », dont il assurait qu’elle était « loin de se régler nécessairement sur la mesure mathématique d’un intervalle de temps ». Il racontait comment, jeune professeur, il reçut un avertissement instructif :

Avait-il si tort, mon brave proviseur qui, dans le lycée languedocien où je fis mes premières armes de professeur, m’avertissait de sa grosse voix de capitaine d’enseignement : « Ici, le dix-neuvième siècle, ce n’est pas bien dangereux. Mais quand vous toucherez aux guerres de religion, soyez très prudent. »10

Temps et espace sont des notions qui se détendent ou se resserrent : dans le Languedoc de l’entre-deux-guerres, l’histoire des guerres de religion, celle du premier âge moderne donc, est plus brûlante et paraît donc plus « proche » que tel autre événement historique moins éloigné dans le temps. Une actualité tendue peut rendre problématique un texte ancien et oublié. C’était manifestement le cas de ce traité de Luther. Pour comprendre pourquoi, il convient de le présenter.

2. Le traité, les traités, le corpus

À première vue, Des Juifs et de leurs mensonges n’est pas un texte isolé : il existe plusieurs textes de Luther sur et / ou contre les Juifs ou le « judaïsme ». Ceux dont l’objet principal et explicite est les Juifs ou le judaïsme sont au nombre de cinq : Que Jésus-Christ est né juif (1523) ; Épître contre les Sabbatariens (1538) ; et en 1543, Des Juifs et de leurs mensonges, Du nom ineffable et de la lignée du Christ et Des dernières paroles de David. Mais la constitution de ces textes en corpus ne va pas de soi. Elle est allée de pair avec l’« avènement » du thème « Luther et les Juifs » dans l’historiographie. Il apparaît dans les années 1920 en Allemagne, grâce à la publication scientifique des œuvres de Luther – et, sans doute, à une sensibilité nouvelle à la question – ; il est fort présent ensuite, on se doute comment, sous le nazisme (1933-1945) ; et, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il s’est souvent imposé comme une question d’importance, dans une perspective bien sûr parfaitement opposée à celle des années 1920-1940. Mais ce n’est en fait que depuis les années 1970-1980 que cette question est devenue, pour ainsi dire, inévitable, l’année 1983 (500e anniversaire de la naissance de Luther, 50e anniversaire du IIIe Reich) et son lot de publications sur le thème jouant un rôle certain dans son « avènement »11. Un travail de synthèse sur Luther ne peut désormais ignorer la question, jadis considérée comme mineure, de son point de vue sur les Juifs.

Or, si ces écrits désormais nombreux sur « Luther et les Juifs » se nourrissent bien d’écrits de Luther sur les Juifs et contre eux (tant il est vrai que le réformateur a maintes fois exprimé son avis sur eux et sur leur lecture des Écritures), il est moins certain que la catégorie des « écrits juifs » soit bien fondée12. Apparue dans les éditions savantes seulement dans les années 1920, sous le nom de Judenschriften, elle risque de faire oublier qu’il est, dans l’œuvre pléthorique de Luther, bien d’autres écrits qui portent, eux aussi, sur les Juifs (comme par exemple les Propos de table13) ou sur l’exégèse juive sans appartenir à ce groupe des « écrits juifs », point d’autant plus important que l’exégèse occupe une place fondamentale dans l’œuvre de Luther, qui n’a pas de caractère systématique. En outre, ne retenir que ces textes risque d’avoir un effet déformant. Une peu indulgente sélection, mettant bout à bout quelques pages sur les milliers de pages que compte une œuvre, permet de constituer ce que l’on pourrait appeler une « anthologie négative », un « bêtisier » : un ensemble significatif, sans aucun doute, et qu’on ne peut balayer du revers de la main ni cacher comme la poussière sous le tapis, mais un ensemble peu représentatif.

3. La position changeante de Martin Luther

Dans la dernière saison de sa vie, quoique celle-ci ait été récemment revisitée en un sens plus nuancé que ce qu’écrivait Lucien Febvre dans sa biographie (concentrée sur la jeunesse du réformateur)14, Luther s’assombrit, ses écrits et ses discours se font plus violents, et il campe sur des positions toujours plus conservatrices ; et c’est alors qu’il publie ses textes tristement célèbres sur les Juifs. Il meurt à Eisleben, le 18 février 1546, quelques jours à peine après y avoir prononcé une dernière « admonestation contre les Juifs » (14 ou 15 février 1546, « Eine Vermahnung wider die Juden »). On a pu récemment, dans une étude précise du travail de Luther et du rapport qu’il entretint avec les écrits antijuifs de 1543, souligner la part de la peur, de la fureur et du chagrin (consécutif à un deuil) dans la rédaction de ces traités15.

Voilà qui invite les historiens de la pensée de Luther à réfléchir aux évolutions de celle-ci. La thèse dominante est qu’il s’est produit un revirement concernant les Juifs : l’historiographie insiste sur une fracture entre une période relativement bienveillante (dans l’espoir d’une conversion des Juifs au christianisme, il faut le souligner) et une autre, à laquelle appartient Des Juifs et de leurs mensonges, bien plus hostile. De ses premières prises de position jusqu’à 1530 environ, Luther se tint sur des positions modérées concernant les Juifs voire favorables à eux, du moins si on les situe dans le contexte général, férocement hostile. En 1523, Luther publie ainsi un traité qui fait beaucoup pour ancrer l’idée de sa bienveillance, en particulier en raison de son titre fort éloquent : Que Jésus-Christ est né juif. Cependant, le dessein convertisseur y est clair, comme y est claire l’adhésion de Luther à l’idée centrale de la théologie de la substitution, à savoir que le christianisme est la vérité (« la foi de leurs pères ») tandis que le judaïsme est erroné :

J’ai bon espoir, quand on traitera amicalement les Juifs et qu’on les instruira convenablement par la Sainte Écriture, que beaucoup d’entre eux deviendront de vrais chrétiens et retourneront à la foi de leurs pères, les prophètes et les patriarches, alors que maintenant on ne fait que les en écarter en rejetant leur religion, en refusant d’en faire le moindre cas et en les traitant avec orgueil et mépris. Si les apôtres, qui étaient aussi des Juifs, avaient agi avec nous, païens, de la même manière que nous, païens, agissons avec les Juifs, jamais aucun païen ne serait devenu Chrétien.

Mais quelques lignes plus bas, les lignes sur la « race », qui font écho au titre même du volume, convainquent de la bienveillance de Luther, et paraissent très fortes :

Et même si nous nous glorifions hautement, nous n’en sommes pas moins des païens, alors que les Juifs, eux, sont de la race du Christ. Nous sommes des beaux-frères et des étrangers, eux sont des parents directs, des cousins et des frères de notre Seigneur16.

Voilà qui, ajouté à une proximité de la Réforme avec le judaïsme, par certains aspects (en vrac, et sans pouvoir développer : méfiance envers les images, refus de la médiation cléricale du salut, accent mis sur les Écritures, connaissance de l’hébreu ; inversement, signalons que le premier regard juif sur la Réforme fut favorable17), et ajouté à des éléments biographiques ténus (comme, dès les années 1510, la prise de position de Luther aux côtés de l’humaniste Johannes Reuchlin, qui s’opposait aux dominicains de Cologne désireux de faire brûler le Talmud), nourrit la thèse d’une première partie de son existence où Luther aurait été bienveillant et tolérant.

Puis vient son revirement, vers 1530. Déçu par l’obstination du « peuple à la nuque raide », qui ne prend pas, du moins pas massivement, le parti de la conversion au christianisme, profondément inquiet aussi du fait des progrès accomplis par les « judaïsants », Luther se fait hostile aux Juifs. Il ne se soucie plus de les convertir et désire au contraire défendre les chrétiens de tout contact avec eux. Le texte illustrant cette position nouvelle est bien celui que Luther publie en 1543. Des Juifs et de leurs mensonges sort en janvier 1543, est réédité dès la même année et traduit en latin l’année suivante par Justus Jonas, proche ami de Luther. De nouveau, il est intéressant de citer le début du texte : il présente le traité comme une œuvre de circonstance (ce que rien ne nous oblige à croire, du reste, de même que, quelques lignes plus bas, rien n’assure que cette histoire de destinataire et de texte perdu18 n’est pas un artifice littéraire). Il mentionne aussi les progrès des sectes judaïsantes, que nous évoquions à l’instant :

J’avais certes pris la ferme résolution de ne plus rien écrire ni sur les Juifs, ni contre les Juifs. Mais comme j’ai appris que ces gens misérables et incorrigibles ne cessent d’attirer à eux certains des nôtres, chrétiens, j’ai fait publier ce petit livre, afin qu’on me reconnaisse comme un de ceux qui ont résisté à ces entreprises toxiques des Juifs et qui ont averti les chrétiens de se méfier [d’eux]. [...]

Cher monsieur et bon ami, j’ai reçu un écrit dans lequel un Juif débat avec un chrétien dans l’intention de retourner les paroles des Saintes Écritures (celles que nous avançons en soutien de notre foi en notre Seigneur Jésus-Christ et en sa mère, Marie) et de les interpréter de façon bien différente, son but étant de renverser les fondements de notre foi.

À cela, je vous fais et je lui fais la réponse suivante. Je ne cherche pas à me disputer avec les Juifs ou bien à apprendre d’eux de quelle façon ils interprètent ou comprennent les Écritures, tout cela, je le sais déjà. Je cherche encore moins à convertir les Juifs, car cela est chose impossible, et les deux excellents hommes, Nicolas de Lyre et Paul de Burgos, nous ont entre autres choses fidèlement décrit pour les 100 ou les 200 ans à venir les façons malhonnêtes de l’exégèse juive tout en les réfutant splendidement19.

4. Structure et nature du traité

Ce cadre étant posé, le traité poursuit avec une introduction un peu plus fournie (huit paragraphes) ; viennent ensuite quatre grandes parties, clairement identifiables à la lecture ; et un appendice conclusif.

La première des quatre parties porte sur les privilèges dont se targuent les Juifs, ces « vantardises » que Luther refuse et réfute. Elles sont elles-mêmes au nombre de quatre : leur lignage et leur noble origine ; le lien qu’ils entendent instaurer avec Dieu par la circoncision ; la détention de la Loi, révélée à Moïse au mont Sinaï ; et leur droit sur une terre. Tout cela ne pèse guère, à en croire Luther, car seule la grâce peut justifier un homme – où l’on retrouve un des traits saillants voire l’essentiel de sa théologie, qui est une « théologie de la grâce ».

La deuxième partie du traité, la plus longue, porte sur l’exégèse de passages bibliques qui font figure de « classiques » de la polémique judéo-chrétienne médiévale. On y trouve quatre points, de nouveau : Genèse 49 ; puis 2 Samuel 23 ; ensuite Aggée 2 ; enfin Daniel 9. Ces textes sont évidemment interprétés dans le sens chrétien traditionnel, c’est-à-dire pour montrer le caractère messianique de Jésus, que les Juifs refusent de reconnaître bien que, à en croire Luther, il soit déjà annoncé par la Bible juive elle-même. Outre ces quatre points principaux, on trouve d’importantes digressions : l’une, à la fin du point consacré à 2 Samuel, porte sur Jérémie ; l’autre, dans la partie sur Daniel, expose la vision de l’histoire juive par Luther et présente à ce titre le plus grand intérêt : elle révèle parfaitement la conception que se fait Luther de ce problème à la fois théologique et historique.

La troisième partie du livre envisage les « calomnies » juives au « sujet des personnes », c’est-à-dire sur Jésus et Marie ; elle présente aussi un certain nombre de superstitions antijudaïques médiévales, qui accusent les Juifs de maudire les chrétiens et d’avoir envers eux des comportements hostiles.

La quatrième et dernière partie de Des Juifs et de leurs mensonges, la plus souvent citée par les historiens, consiste en un ensemble de « recommandations » de Luther sur l’action à mener concernant les Juifs ; certaines sont adressées aux « princes et seigneurs », puis d’autres aux « pasteurs et prédicateurs ». La première liste comporte de terribles passages, les seuls couramment cités dans l’historiographie :

Premièrement, qu’on incendie leurs synagogues et qu’on recouvre de terre et ensevelisse ce qui refuse de brûler, afin que plus personne n’en voie la moindre trace pour toute l’éternité. [...]

Deuxièmement, qu’on abatte et qu’on rase leurs maisons de la même façon, car ils y pratiquent exactement la même chose que dans leurs synagogues. On n’aura qu’à les regrouper ensuite sous un toit ou dans une étable, comme les Tsiganes, afin qu’ils sachent qu’ils ne sont pas les maîtres dans notre pays, comme ils s’en vantent, mais plutôt exilés et captifs, comme ils s’en lamentent sans cesse à hauts cris lorsqu’ils s’adressent à Dieu à notre propos.

Troisièmement, qu’on leur confisque tous les livres de prière et tous les exemplaires du Talmud, lesquels enseignent cette idolâtrie, ces mensonges, ces malédictions et ces blasphèmes.

Quatrièmement, qu’on interdise à leurs rabbins, sous peine de mort, de continuer à enseigner, car ils ont perdu tout droit d’exercer un tel magistère, parce qu’ils retiennent les pauvres Juifs prisonniers de la parole de Moïse [...].

Cinquièmement, qu’on interdise aux Juifs la libre circulation, car ils n’ont rien à faire sur le territoire étant donné qu’ils ne sont ni seigneurs, ni fonctionnaires, ni marchands ni rien de la sorte, il faut qu’ils restent chez eux. [...]

Sixièmement, qu’on leur interdise l’usure et qu’on leur confisque toute monnaie et tous bijoux en argent et en or, et qu’on les mette de côté.

Septièmement, qu’on donne aux jeunes Juifs et aux jeunes Juives vigoureux un fléau, une hache, une houe, une pelle, une quenouille, un fuseau et qu’on les laisse gagner leur pain à la sueur de leur nez [sic] [...]20.

Luther ajoute au volume un appendice conclusif.

Le traité, disons-le, paraît composé dans la hâte : il arrive que son auteur omette de revenir à un thème qu’il a annoncé plus haut et la structure que nous avons présentée à l’instant peut, à la lecture, sembler peu convaincante. Ce traité n’est pas censé être lu par des Juifs, mais par des « Allemands » (que Luther distingue des Juifs), par des chrétiens, afin de fortifier leur foi. Luther le dit nettement, à plusieurs reprises : c’est « afin de raffermir » la foi chrétienne qu’il écrit : « Nous ne parlerons pas avec les Juifs, nous parlerons d’eux et de leurs actes, afin que nos Allemands en aient eux aussi connaissance. »21

Pour toucher ces lecteurs, Luther emprunte aux registres les plus bas comme à la théologie savante, comme s’il n’avait pas voulu choisir. En bonne rhétorique, pour éduquer son lecteur, l’auteur s’efforce de l’émouvoir et de l’amuser tout à la fois, et il passe par de très nombreuses formes d’oralité, voire de vulgarité. Cela tient en partie au fait que ce livre est théoriquement adressé à un ami de Luther, ainsi que nous l’avons signalé. Mais les traces d’oralité ne se limitent pas aux adresses à ce destinataire. On en trouve tout au long du livre. Le résultat est un texte très hétérogène, savant et vulgaire, sérieux mais pas dépourvu d’humour, inacceptable mais posant aussi de vraies questions (en tout cas celle de la conciliation entre élection et exil, entre élection et souffrances), parfois capable d’un certain souffle ou d’une ironie piquante, voire terrible.

D’ailleurs, des divers textes contre les Juifs écrits par Luther à la fin de sa vie, le « pire » – en termes de véhémence, de vulgarité, de violence – n’est sans doute pas Des Juifs et de leurs mensonges, mais plutôt Du nom ineffable et de la lignée du Christ.

5. L’antijudaïsme de Luther

Quels sont les arguments mobilisés par Luther et quel antijudaïsme définissent-ils ? Écartons un lourd contresens, pour commencer : l’antijudaïsme de Luther ne fait nullement de lui un néo-marcionite, un chrétien qui refuserait les racines juives du christianisme (et serait donc hérétique). Luther l’écrit clairement : « Il y a deux sortes de Juifs ou d’Israël. La première, c’est celle que Moïse a conduite d’Égypte [...]. Les autres Juifs, ce sont les Juifs de l’empereur, pas les Juifs de Moïse. »22 Il ne refuse donc pas la période juive de la révélation et se réclame même souvent d’elle contre les Juifs qui lui sont contemporains. Mais, selon un argument classique, il juge fausse et même mensongère l’interprétation juive (postérieure, rabbinique) de la Bible (la Bible juive s’entend : l’« Ancien Testament » des chrétiens). On retrouve dans les textes de 1543 des arguments que Luther avait déjà développés dans Que Jésus-Christ est né juif : les deux traités sont à la fois diamétralement opposés (quant à leur ton, au sentiment qui les anime et à leur finalité) et proches. Pour Luther, en somme, les rabbins sont ennemis de l’Écriture. L’un de ses principaux arguments est que l’exil des Juifs prouve leur aveuglement. Ce thème est classique (voir Augustin), mais Luther lui consacre un long développement pour le dénoncer avec une véhémence et une insistance peu communes : « [les Juifs] ne peuvent plus rien entendre, voir, sentir de leurs propres Écritures révélatrices, qu’ils lisent tous les jours avec des yeux aveugles sur lesquels ils ont laissé pousser un cuir plus épais que l’écorce du plus gros chêne. »23 Leur déchéance est la preuve qu’ils ne constituent pas le peuple de Dieu. Et, au lieu de le reconnaître, les Juifs s’entêtent dans leur erreur fondamentale : le refus du caractère messianique de Jésus. Le nœud est là : mensonge il y aurait de la part des Juifs sur leur trésor, la Bible. C’est bien leur principal tort : la production de ces « mensonges » qui sont présents dans le titre même de l’œuvre. Il s’agit d’une déformation délibérée de la Bible et non d’une erreur naïve ; mais s’agit-il d’un mensonge conscient (ce qui paraît le plus probable : mais en toute rigueur une telle hypothèse contraint à penser que les rabbins savent que Jésus est le messie, ce qui est étrange), ou bien d’un propos tenu de mauvaise foi et auquel ils finiraient par croire ? Il est malaisé de répondre à cette question importante.

Il est un autre point où se noue le conflit avec le judaïsme : la question chrétienne de la justification (ou du salut) et celle du rapport à la parole de Dieu. Voilà qui permet de mieux comprendre ce qui, dans le fait juif, saisit et retient Luther. Et voilà qui importe grandement à qui s’intéresse à la dimension théologique du désaccord. On conviendra que l’identité chrétienne passe par l’identité juive, ne serait-ce que celle de Jésus et de l’« Ancien Testament » : qui dit « retour à l’Écriture » (sola scriptura) dit donc face à face avec le judaïsme. Mais il nous semble que cela ne suffit pas à expliquer tout à fait l’hostilité de Luther au judaïsme et à rendre compte de sa force. Cette hostilité tient aussi à une divergence radicale sur des questions cruciales, au premier rang desquelles se trouve celle du salut. Le réformateur juge que les Juifs croient en une justification par les œuvres (peu importe ici que la perspective juive, sans limiter l’importance des « bonnes actions » – ma‘asim tovim –, soit en fait peu sotériologique), ce qui les rapproche de la position catholique et les éloigne d’une « théologie de la grâce », sans œuvres. S’agissant du rapport à la Bible et à Dieu, deuxièmement, la différence est flagrante : dans l’idée juive d’une Loi orale (distincte de la Loi écrite) et donc d’une liberté d’interprétation du texte, Luther ne voit qu’une infâme déformation rabbinique et il refuse comme de l’orgueil l’idée que, à l’instar de Moïse plaidant auprès de Dieu à diverses reprises dans la Bible, les Juifs se parent de la capacité de changer les décisions de Dieu24. Ajoutons le mépris de Luther envers les cérémonies et le ritualisme, qui marquent profondément catholicisme et judaïsme selon Luther.

Divers éléments confluent donc dans l’antijudaïsme complexe de Martin Luther. Des thèmes anciens comme le déicide, l’« entêtement », le caractère « charnel » voisinent avec des thèmes plus récents, plus « médiévaux », comme l’animalité, la saleté, l’amour de l’or ; des arguments antijudaïques lourds, de type théologique (caducité de l’Alliance, annonce de Jésus comme Messie), avec des arguments antisémites triviaux. C’est une forme de synthèse entre antijudaïsme populaire et arguments polémiques savants, d’une part ; entre vieux fond antijudaïque chrétien et théologie protestante nouvelle, d’autre part.

C’est que, pour Luther, les Juifs constituent un vrai danger. Voilà qui, quand on sait leur rareté et leur faiblesse dans l’Europe du XVIe siècle, pourrait faire sourire, si l’on ignorait que l’antisémitisme le plus cruel s’est lui aussi nourri et se nourrit encore de cette croyance en une domination juive du monde. Cette peur est véritable. Elle est liée à la peur du diable (« le dieu qui régit le monde, c’est le Diable », lit-on dans le premier paragraphe du traité) et renforcée par la peur des progrès des pratiques « judaïsantes » et par la conviction du rôle mortifère joué par l’usure juive, maintes fois évoquée dans le traité25. La légitimation de la haine des chrétiens pour les Juifs passe par cette haine prêtée aux Juifs. D’où la croyance, souvent ignorée voire niée dans l’historiographie, en la véracité des accusations de crimes portées contre les Juifs depuis le Moyen Âge26. Ils font certainement plus et pire que ce qu’on sait ou qu’on apprend à leur sujet. Comment dire alors, sauf à ne pas lire Des Juifs et de leurs mensonges jusqu’au bout, que Luther n’y croit pas ? Cette idée du danger que font courir les Juifs n’est pas nouvelle, mais elle est très forte chez Luther, qui subit pleinement l’influence d’Antonius Margaritha, dont l’ouvrage présentant « la croyance juive » (Der ganz jüdisch Glaub), en 1530, entend prouver la dangerosité des Juifs, résultant de leur hostilité aux chrétiens. On sait que le renversement des rapports entre l’agresseur et la victime peut être un ressort de l’agression d’une minorité, alors décrite comme une menace par ses persécuteurs.

L’idée liminaire de Luther est celle d’un insupportable orgueil juif du fait de leur lignage, de leur sang, de leur naissance : mais n’est-ce pas là, sans le mot, une accusation de racisme ? Non pas que Luther prête aux Juifs la notion d’une race biologiquement définie ; mais on voit mal pourquoi l’idée que la naissance porte des mérites partagés par un peuple entier ne pourrait être qualifiée de « racisme » avant la lettre. Si les Juifs (tels que les présente Luther) sont alors capables de former cette opinion abjecte, il est évident que les chrétiens le sont aussi. Toutefois, si l’on admet la possibilité de l’antisémitisme, il reste qu’il s’agit d’une hostilité d’abord religieuse. Nul doute que les Juifs sont des hommes, même si, à une occasion, Luther feint d’hésiter sur ce point (évoquant les « saints nobles et circoncis », il ajoute : « je ne sais si je dois ou puis les appeler humains »). Excepté ce passage, Luther parle souvent de leur humanité, certes diabolique, mais indéniable. Et il croit bien en l’existence d’un peuple, indépendante de la foi. Il écrit ainsi : « Encore moins nous écouteront-ils, vu qu’ils ne l’ont jamais fait et qu’ils ne le font toujours pas, alors même qu’ils ont été réfutés par nombre de gens subtils et érudits, dont certains issus de leur propre tribu [...]. »27

La vérité est que son sentiment à l’égard des Juifs est très mêlé : c’est fondamentalement un sentiment de haine, mais on perçoit aussi son agacement face à leur entêtement et, parfois, son admiration face à leur ferveur et à la constance de leur foi. On voit combien ce texte tardif résulte d’espérances déçues. Tout cela, l’oxymorique notion de « charité stricte » dont il faut user envers eux, la « scharfe Barmherzigkeit », parfois traduite aussi par « âpre miséricorde » ou « charité impitoyable »28, le résume bien.

Les mesures préconisées par Luther sont parlantes. C’est fondamentalement à un décret d’expulsion qu’appelle le théologien (« [...] il faut que soyons séparés d’eux et qu’ils soient chassés de notre pays »29). Mais il faut aussi rappeler que Luther agite une menace, celle que le peuple déborde les princes s’ils tardent à prendre les mesures qu’il faut. Et il n’est pas loin de l’appel au meurtre quand il écrit :

Et c’est notre faute à nous si nous ne vengeons pas l’abondant sang innocent qu’ils ont versé en persécutant notre Seigneur et les chrétiens pendant 300 ans à l’époque de la destruction de Jérusalem, et qu’ils versent depuis, le sang des enfants (sang qui se voit dans leurs yeux et sur leur peau) ; si, au lieu de les tuer, nous les laissons vivre librement parmi nous [...]30.

La solution proposée est l’exil, ou, à la rigueur, la conversion, mais dans des limites importantes : aux yeux de Luther, la conversion des Juifs est rare et souvent douteuse, et ne peut guère résulter que de la grâce. Il se soucie de l’Allemagne et de la chrétienté entière, et soutient donc à diverses reprises que les Juifs doivent aller chez eux – ils ont « leur terre », « leur pays », soit la Judée.

6. Conséquences et fortune du livre

Ce livre parvint-il à ses fins ? Influença-t-il le cours de l’histoire ? On ne peut répondre que de façon nuancée : comme Luther s’y attendait, les recommandations de son livre n’ont pas été massivement mises en œuvre (dans un passage, il envisage à regret son échec, jugeant possible que « princes et seigneurs » « [n’interdisent] pas légalement les routes à de tels usuriers [les Juifs] »31 comme ils le devraient). Toutefois, quelques mesures furent adoptées sous l’influence de ses livres. L’effet de ce traité est petit, mais pas nul. Mais son effectivité historique peut s’inscrire dans une époque postérieure. Cela pose la question difficile de la place de ce livre dans l’histoire.

Sa réception et ses usages furent nombreux à l’époque de sa publication, au XVIe siècle. Certains (chrétiens) le condamnèrent. Mais il semble que, passé le XVIe siècle, cette partie de l’œuvre du théologien a en fait été assez oubliée. Bien sûr, les textes de 1543 sont parfois lus et cités, mais sans doute moins que ceux des années 1510-1520 (y compris donc Que Jésus-Christ est né juif, qui date de 1523). En particulier, ils paraissent parfaitement ignorés des Lumières allemandes. Publiés de loin en loin isolément ou dans les éditions des œuvres complètes de Luther, ces textes sont utilisés par les savants et les érudits. En somme, leur « retour » sur le devant de la scène commence dans les années 1830-1840, sans du reste que la connaissance que l’on a désormais de ces textes signifie que leur contenu soit communément accepté32.

La réflexion sur « Luther et les Juifs » se poursuit au début du XXe siècle, et la présence des écrits juifs dans la « Weimarer Ausgabe », l’édition de Weimar qui fait référence (les volumes correspondant sont publiés en 1900, 1914 et 1920), achève de les rendre « immanquables ». Cette disponibilité nouvelle du texte s’accompagne de la publication d’un certain nombre d’œuvres notables consacrées aux idées de Luther sur les Juifs et le judaïsme. Dans les années 1930-1940, c’est de récupérations franches et nombreuses qu’il s’agit, dans l’intention de glorifier Luther en héros allemand et de lui faire tenir, en visionnaire, des propos sur les Juifs identiques à ceux que tiennent les nazis, alors au pouvoir en Allemagne. Viennent de nouvelles éditions, complètes ou partielles, isolées ou insérées dans des recueils de textes de Luther. Au chapitre des récupérations, à côté de l’usage par des théologiens nazis de textes de Luther sur les Juifs33, l’une des plus célèbres et des plus notables est celle à laquelle procéda Julius Streicher au procès de Nuremberg, en 1946 : le directeur de Der Stürmer, ce compagnon de vieille date de Hitler, y déclara que, « en fin de compte, [Luther] serait aujourd’hui à [sa] place au banc des accusés si [Des Juifs et de leurs mensonges] avait été versé au dossier du procès »34.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, ces œuvres disputées ne cessent d’alimenter une intense production historiographique. Certains, en particulier sitôt après le conflit, ont lourdement incriminé Luther. La question de la responsabilité de Luther, qui s’est installée au cœur de la réflexion sur lui, est insoluble. Selon l’heureuse expression d’Adriano Prosperi, il est mis « en procès » : étrange procès en vérité, dont la sentence ne peut apporter satisfaction. Chacun se fera une impression en lisant les textes : pour notre part, il nous semble que, s’il est coupable de considérer ce texte comme innocent, il est ridicule de le juger responsable de l’antisémitisme du XXe siècle. L’histoire n’est pas une science permettant l’évaluation de causalités si lointaines et si complexes : ainsi que l’écrit Prosperi encore, « le passé et le présent sont séparés par un profond abysse, et les liens qui les unissent ne sont pas les liens superficiels et grossiers qu’un déterminisme facile et déresponsabilisant est porté à voir. »35

En somme « Luther n’est pas responsable de la Shoah ». Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est responsable de rien ou que son texte n’est qu’une curiosité. Les tentatives de l’innocenter ne semblent pas convaincantes. Défendre que les mesures préconisées par Luther envers les Juifs ne sont pas plus dures que celles qui frappent les hérétiques est assez exact, mais chronologiquement approximatif (en 1543, les grandes luttes contre l’hérésie médiévale sont loin) et dénué de pertinence : voilà longtemps que l’on ne tolérait en Occident aucune autre « minorité religieuse » que la minorité juive, et, par ses écrits, Luther revient donc – avec d’autres, il est vrai – sur une tradition bien établie, qui puise à la fois au droit romain, à la politique des papes et aux principaux textes de la tradition chrétienne, et ce depuis plus de mille ans.

D’autres relativisent l’importance du livre en faisant valoir que, comme on l’a déjà signalé, l’antijudaïsme de Luther tient en peu de pages, si on le rapporte à l’ensemble immense de son œuvre. Mais cet argument ne répond en rien sur le fond. Autre solution : banaliser le livre en disant que la haine des Juifs était alors bien partagée. Certes, mais il reste que l’antijudaïsme de Luther n’est pas banal et représentatif d’un antijudaïsme « ordinaire ». Parmi les réformés, certains n’exprimèrent pas d’opinion hostile aux Juifs. Et, bien mieux, de grands noms comme ceux de Wolfgang Capiton, Heinrich Bullinger, Andreas Osiander ou Philipp Melanchthon ont pu renier l’héritage antijudaïque : une liste qui n’est ni anodine, ni si brève, et où ne figure pas le nom de Luther.

On peut également, et ceci paraît plus légitime, faire valoir que Luther était, sur d’autres thèmes, capable des mêmes oscillations extrêmes et, surtout, capable de la même violence – par exemple vis-à-vis de la révolte des paysans. C’est un fait : Luther était un homme emporté et véhément, avec une grande « capacité de haine » à l’égard des princes, des Juifs, des « papistes », des fanatiques et d’autres encore. Ce qui distingue son attitude envers les Juifs n’est donc pas la violence et la véhémence du ton : c’est la présence de propositions concrètes.

Pour toutes ces raisons, il me semble que, s’il faut comme historien réfuter tout lien mécanique entre un livre publié en 1543 et des faits massifs et complexes survenus au XXe siècle, il ne faut minimiser en rien la violence des positions de ce grand théologien.

7. L’impact d’un projet et la question morale

La publication de la traduction française du traité de Luther en 2015 a sans doute trouvé sa place dans le paysage historiographique, si l’on en juge par son écho médiatique, non négligeable pour un texte difficile – mais il ne nous appartient pas d’en juger, et moins encore d’en faire état. Signalons aussi une décision intéressante, à la fois compréhensible et regrettable : c’est à cause de notre édition que le deuxième tome de l’édition des œuvres de Martin Luther dans la collection de la Pléiade (Gallimard) ne comporte pas le traité Des Juifs et de leurs mensonges. Citons les propos du responsable de cette édition, Marc Lienhard, rapportés par Le Monde : « Les écrits de Luther contre les juifs publiés en 1543 sont pour nous déplorables. C’est une tache indélébile sur l’image de Luther qu’il ne faut pas occulter (lire ci-contre36). Nous ne les avons pas sélectionnés, car une édition critique française du traité Des Juifs et de leurs mensonges a paru en 2015 (Honoré Champion). Une autre, du traité Du nom inconnaissable, est en préparation. »37

Cette dernière mention importe : on doit souligner que de nombreux travaux nouveaux ont été publiés et même que divers projets sont en cours. Le livre de Luther a été republié en Allemagne, et « traduit » en allemand moderne en 2016, et d’autres traités sont publiés ou en voie de l’être38. En somme, si déjà il y a une vingtaine d’années le thème « Luther et les Juifs » aurait rempli quelques étagères de bibliothèque et si l’on continue de publier des réflexions sur le thème, en particulier lors du cinquième centenaire de la Réforme (2017)39, ce n’est que récemment que l’on s’est mis à compléter le « commentaire » en rendant accessible les textes eux-mêmes : un vrai progrès, auquel ce projet éditorial et scientifique a voulu contribuer.

Mais la réussite collective d’un projet n’est pas sa justification. La publication d’écrits antisémites est-elle opportune et légitime ? Suffit-il qu’ils soient annotés et précédés d’un texte (préface, introduction) dénué d’ambiguïté et remplissant une fonction de distanciation ? Il paraît sans doute tentant de répondre que ce sont ces questions elles-mêmes qui sont inopportunes et illégitimes : pour l’historien, toute source a une valeur comme source et il semble aller de soi que sa publication est une bonne chose, indépendamment du caractère acceptable ou non des thèses qui y sont développées. Quand en plus il s’agit d’un texte important d’un penseur important, quand ce texte a été écrit il y a presque 500 ans, quand enfin ce texte est fameux et inédit en français, le rendre accessible et lisible par tous n’est-il pas bon a priori ?

Eh bien non, pas a priori : dans une certaine perspective, cette question se pose. Au prix de l’élaboration d’une morale complexe (ou bancale), nous proposons de considérer que la question de la légitimité et de l’opportunité de la publication (un mot qui s’entend ici aussi au sens littéral : rendre public, diffuser) se pose à un autre « moi » qu’au « moi » historien. À cette condition, alors oui, cette question s’entend : la perspective de l’historien n’est sans doute pas la seule où l’on peut s’inscrire car, pour être (ou s’efforcer d’être) un savant, on n’en est pas moins un citoyen, qui doit prendre en considération les effets civils de ce que fait le « moi » savant. En somme, ce que comme historien je trouve évident peut sembler problématique au « moi » citoyen. Il est différents niveaux et différents critères d’évaluation du caractère moral.

Donner de l’eau au moulin de ceux qui se reconnaîtraient dans ce livre ou se revendiqueraient de lui n’est pas un effet agréable, ni même acceptable. D’aucuns croient devoir s’excuser de publier ce livre : ainsi le préfacier de l’édition américaine, qui exprime sa gêne vis-à-vis de l’usage que l’on pourrait faire de ce texte40. On ne croit pas devoir en faire de même.

Pour approfondir la réflexion, faisons ici un détour délibéré et portons notre regard vers l’horizon où se situent en fait bien des discussions sur la diffusion d’écrits historiques répréhensibles, à savoir le nazisme : une réflexion de qualité a en effet récemment été conduite à propos de Mein Kampf. Les droits sur l’indigeste pavé d’Adolf Hitler, écrit en 1924, mal et vite traduit en français en 1934 et dont on estime que 12 millions d’exemplaires furent imprimés durant le IIIe Reich, étaient détenus depuis 1945 par l’État de Bavière. En janvier 2016, ce dernier a perdu ces droits, en vertu des lois internationales régissant le droit d’auteur (70 ans s’étaient écoulés depuis que l’auteur était mort). La Bavière a soutenu une grande entreprise permettant de diffuser une version commentée de ce livre, pour le « démythifier ». En janvier 2016, est sortie la première édition critique intégrale du livre, qui a remporté un succès éditorial certain41. Les responsables de cette édition se sont efforcés d’en souligner le caractère critique et, pratiquement, de rendre le livre sinon rébarbatif, du moins sérieux, difficile, exigeant : le nouveau Mein Kampf n’est pas un « petit livre brun », mais un austère fardeau (deux tomes, six kilogrammes, 2 000 pages, 3 500 notes explicatives).

En France il existe, en écho au projet allemand, un projet français d’édition critique de Mein Kampf, aux éditions Fayard, piloté depuis 2015 par Florent Brayard et annoncé pour 2020. L’édition française serait une « adaptation » de cette édition à destination du public francophone. On ne peut qu’être frappé par l’extrême (et compréhensible) prudence avec laquelle est présentée le projet. Toute ambiguïté est levée et tous les gages de respectabilité sont donnés : une équipe porte le projet, qui se place « sous l’égide d’un comité scientifique international », une réflexion préalable l’accompagne, on organise par exemple une table ronde intitulée « Publier l’impubliable » au Mémorial de la Shoah (18 février 2016). Et l’on précise que « l’édition critique française de Mein Kampf n’est pas une entreprise commerciale. Les éditions Fayard s’engagent à verser les droits d’auteurs et les éventuels bénéfices liés à la publication à une institution visant à favoriser la mémoire de la Shoah. »42 Le problème est que cette bonne œuvre mémorielle reste à définir, la Fondation pour la mémoire de la Shoah ayant déclaré qu’elle n’acceptera pas cet argent.

On comprend la gêne des éditeurs et l’on salue leur prudence ; et, on a beau chercher, on ne voit aucune critique contre eux qui tienne. L’argument le plus simple est le plus puissant : les néo-nazis et autres nostalgiques n’achèteront pas ce texte, qu’ils trouvent gratuitement sur internet, dans une version non critique de surcroît (la dimension critique est absente des versions pirates). On peut préférer faire silence sur des textes odieux et refuser ainsi à titre personnel d’œuvrer à la diffusion de Mein Kampf, mais cela n’entraîne pas d’être favorable à l’interdiction. La tentation d’exclure le mal du domaine de la connaissance paraît inefficace et infondée.

Revenons à Luther, qui n’est pas Hitler et qui n’y « conduit » pas mécaniquement. Il existe déjà des éditions de Des Juifs et de leurs mensonges, et même en poche ; on le trouve sur internet, dans des éditions indigentes ou infâmes, que nous espérons bénéfique de remplacer par une édition critique ; enfin, l’argumentaire antisémite contemporain, qu’il dénonce la puissance économique et médiatique juive ou les prétendus crimes sionistes, ne trouvera pas vraiment de grain à moudre dans ce livre. Si publier augmentait le mal, la question serait difficile à trancher, la morale pouvant prévaloir sur la profession comme l’éthique de responsabilité sur celle de conviction : mais nous ne croyons pas que tel soit le cas.

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1Nous n’ignorons pas que l’usage de la catégorie d’« antisémitisme » pour qualifier des réalités anciennes peut être discuté. On le distingue parfois de l’« antijudaïsme », qui renverrait à une hostilité religieuse et non raciale. Nous croyons pourtant l’usage de la catégorie d’« antisémitisme » parfaitement légitime. Nous nous en expliquons rapidement infra.

2Martin Luther, Des Juifs et de leurs mensonges (1543). Édition critique, traduction Johannes Honigmann, édition, introduction et notes de Pierre Savy, Paris, Honoré Champion (« Bibliothèque d’études juives », 55), 2015, 214 p. + 3 p. h.-t. Les citations du traité que nous ferons infra viennent de cette édition, qui sera désormais désignée simplement comme Luther, Des Juifs et de leurs mensonges.

3Von den Jüden und iren Lügen, Wittemberg, Hans Lufft, 1543 ; De Judaeis et eorum mendaciis, Francfort, Peter Brubach, 1544.

4Léon Poliakov, Du christ aux Juifs de cour (Histoire de l’antisémitisme, 1), Paris, Calmann-Lévy, 1955.

5Jules Isaac, L’Enseignement du mépris. Vérité historique et mythes théologiques, Paris, Fasquelle, 1962.

6« On the Jews and Their Lies », éd. Martin H. Bertram, in : Luther’s Works, Helmut T. Lehmann dir., Philadelphie, Fortress Press, 1971, t. 47, p. 137-306, sans compter diverses éditions non scientifiques et autres mises en ligne sur internet par des maisons d’extrême-droite.

7Martin Luther, Degli ebrei e delle loro menzogne, éd. Adelisa Malena, Turin, Einaudi, 2000, qui comprend Adriano Prosperi, « Introduzione », p. VII-LXX.

8Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé : de la Bible au sionisme, Paris, Fayard, 2008.

9Ariel Toaff, Pasque di sangue. Ebrei d’Europa e omicidi rituali, Bologne, Il Mulino, 2008.

10Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [1949], Paris, A. Colin, 1974, p. 43.

11De ces années date un livre important sur la question : Heiko A. Oberman, Wurzeln des Antisemitismus. Christenangst und Judenplage im Zeitalter von Humanismus und Reformation, Berlin, Severin u. Siedler, 1981 (dont il existe une traduction anglaise : The Roots of Anti-Semitism in the Age of Renaissance and Reformation, Philadelphie, Fortress Press, 1984).

12Sur cette question, voir Thomas Kaufmann, « Luthers “Judenschriften” in ihren historischen Kontexten », Nachrichten der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen aus dem Jahre 2005. Philologisch-Historische Klasse, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2005, p. 479-586 ; Id., Luthers « Judenschriften ». Ein Beitrag zu ihrer historischen Kontextualisierung, Tübingen, Mohr Siebeck, 2011 ; et, plus synthétique, Id., Les juifs de Luther [2014], Genève, Labor et Fides, 2016.

13Sur les Tischreden, qui sont publiés dans quelque six volumes de l’édition de Weimar (1912-1921), voir Propos de table (Tischreden), éd. Louis Sauzin, Paris, Montaigne, 1932 (qui n’est évidemment pas une édition intégrale), et Nicole de Laharpe, Image de l’autre et image de soi. Les stéréotypes nationaux dans les « Tischreden » de Luther, Paris, P.U.F., 1992.

14Matthieu Arnold, Luther, Paris, Fayard, 2017 ; Lucien Febvre, Martin Luther, un destin, Paris, Rieder, 1928.

15Thomas Kaufmann, Les Juifs de Luther, op. cit.

16Nous citons d’après la traduction française : Martin Luther, Œuvres, t. 4, Genève, Labor et Fides, 1960, p. 51-76, ici p. 56-57.

17Sur ce point, voir Haim Hillel Ben-Sasson, « The Reformation in Contemporary Jewish Eyes », Proceedings of the Israel Academy of Sciences and Humanities 4 (1970), p. 239-326.

18Le texte est censément destiné à Wolf (ou Wolfgang) Schlick de Falkenau, lequel aurait, au printemps 1542, fait parvenir au réformateur un libelle polémique (inconnu de nous) écrit par un Juif pour répondre à l’Épître contre les Sabbatariens, où Luther attaquait cette secte aux tendances vétérotestamentaires marquées, anabaptiste et observant le shabbat. Ce serait donc un texte de circonstance, écrit en vitesse pour un ami : que l’histoire soit vraie ou non, il est clair que ce traité « destiné » au comte Schlick est en fait envisagé comme un livre qui doit être publié et qui l’est en effet, sans tarder.

19Luther, Des Juifs et de leurs mensonges, p. 46-47, soit l’incipit du traité.

20Luther, Des Juifs et de leurs mensonges, p. 164-170.

21Ibid., p. 48.

22Ibid., p. 167.

23Ibid., p. 63.

24Dans le Talmud de Babylone, Baba Metsi‘a 59b, Rabbi Josué et Rabbi Jérémie s’opposent à une interprétation de Rabbi Éliézer que défendait pourtant la « voix céleste ». Pour justifier son opposition à cette dernière, Rabbi Jérémie plaide que la Torah a été donnée : dans le monde d’après la révélation, c’est la majorité qui impose son interprétation. Sur quoi Dieu dit en riant que ses enfants l’ont vaincu.

25On lit par exemple dans Luther, Des Juifs et de leurs mensonges, p. 141 que les Juifs sont « de vulgaires voleurs et brigands qui, jour après jour, ne mangent pas la moindre bouchée de pain ni ne portent le moindre bout de fil sans nous l’avoir au préalable volé et dérobé au moyen de leur maudite usure » ; « ils vivent donc tous les jours avec femme et enfants de vol et de rapine purs et simples, comme les pires voleurs et brigands, sans la moindre velléité de repentir ».

26Voir par exemple Luther, Des Juifs et de leurs mensonges, p. 183.

27Luther, Des Juifs et de leurs mensonges, p. 82.

28Ibid., p. 164.

29Ibid., p. 182.

30Ibid., p. 163.

31Ibid., p. 166.

32Sur la réception de ces écrits depuis le XIXe siècle, voir Harry Oelke, Wolfgang Kraus, Gury Schneider-Ludorff, Axel Töllner et Anselem Schuberg (éd.), Martin Luthers « Judenschriften ». Die Rezeption im 19. und 20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2016.

33Sur ce point, voir Christopher J. Probst, Demonizing the Jews. Luther and the Protestant Church in Nazi Germany, Bloomington, Indiana University Press, 2012.

34Cf. Thomas Kaufmann, Les Juifs de Luther, op. cit., ch. 6.

35Adriano Prosperi, « Introduzione », op. cit., p. LXX (nous traduisons).

36Juste à côté se trouve l’article où Roger-Pol Droit recense Thomas Kaufmann, Les Juifs de Luther, op. cit.

37Entretien de Marc Lienhard avec Nicolas Weill, Le Monde, 21 avril 2017, supplément Le Monde des livres, p. 2.

38Martin Luther, Von den Juden und ihren Lügen, éd. Matthias Morgenstern, Wiesbaden, Berlin University Press, 2016 ; Martin Luther, Martin Luther und die Kabbala. Vom Schem Hamephorasch und vom Geschlecht Christi, éd. Matthias Morgenstern, Wiesbaden, Berlin University Press, 2017. Signalons aussi Martin Luther, Von den Juden und ihren Lügen. Erstmals in heutigem Deutsch mit Originaltext und Begriffserläuterungen, éd. Karl-Heinz Büchner, Bernd P. Kammermeier, Reinhold Schlotz et Robert Zwilling, Aschaffenburg, Alibri Verlag, 2016 ; et René Süss, Luthers theologisches Testament. Von den Juden und ihren Lügen. Einleitung und Kommentar, Bonn, Orient & Okzident, 2017.

39Une simple recherche bibliographique témoigne de l’envolée des publications sur Luther autour de 2017. Voir par exemple Dietz Bering, War Luther Antisemit ? Das deutsch-jüdische Verhältnis als Tragödie der Nähe, Berlin, Berlin University Press, 2014 ; Richard S. Harvey, Luther and the Jews. Putting Right the Lies, Eugene, Cascade Books, 2017 ; Thomas Kaufmann, Les Juifs de Luther, op. cit. ; Steven Paas, Luther on Jews and Judaism. A Review of his « Judenschriften », Zürich, LIT Verlag, 2017 ; ou, en France, Luther, les juifs et nous. Déclaration de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine, Strasbourg, Vademecum, 2017.

40Martin H. Bertram, « Introduction » à M. Luther, On the Jews, op. cit., p. 123.

41Adolf Hitler, Mein Kampf. Eine kritische Edition, Munich, Institut für Zeitgeschichte, 2016, 2 tomes.

42Cette citation se trouve dans Florent Brayard, « L’édition française de Mein Kampf », https://www.politika.io, où l’on trouve les informations que nous présentons ici. Voir aussi, pour un suivi du projet et des événements l’accompagnant, https://tepsis.io.