Luther et les Juifs
Liberté et responsabilité à l’Académie
Dans le cadre du jubilé des 500 ans de la Réforme et de ses 480 ans, la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne a participé et a organisé de nombreuses activités allant d’expositions à des colloques internationaux en passant par un cours public donné au cœur de la ville de Lausanne1. Il a semblé opportun de pouvoir montrer aussi comment travaille aujourd’hui la Faculté de théologie et de sciences des religions, notamment comment elle articule différentes disciplines, champs et méthodes pour éclairer un même objet d’étude et ce, en écho à des problématiques sociales et sociétales actuelles. Au cœur de sa mission, le décanat de la Faculté a exercé sa liberté académique, celle d’empoigner sans passion un sujet brûlant concernant Luther et son œuvre, afin de mesurer la liberté du père de la Réforme et donc sa responsabilité. Le thème « Luther et les juifs » est emblématique de cette approche de la liberté et de la responsabilité, car en 2015 a été republié le brûlot de Luther contre les juifs, Des Juifs et de leurs mensonges, aux éditions Honoré Champion à Paris, avec une présentation et des notes critiques. Livre antisémite à n’en pas douter, il repose la question, après les éditions critiques de Mein Kampf, de republier des livres au contenu antisémite, fussent-ils des éditions scientifiques critiques, et suscite des débats sur les plans politique, éthique, légal et scientifique. Le rôle d’une Faculté de théologie et de sciences des religions n’est pas d’esquiver ce type de débat mais de s’en saisir pour interroger et éclairer la société.
Dans le monde universitaire, la liberté académique est érigée en pierre angulaire garantissant l’indépendance du chercheur-enseignant et, sous-entendu, la qualité de ses recherches et enseignements. Pourtant, comme toute liberté, la liberté académique s’exerce dans un cadre bien défini : celui de la loi. Dans tout État démocratique, des lois régissent la liberté d’expression et la liberté de penser. Sans celles-ci, ces libertés ne peuvent prendre place dans la société. La loi universitaire n’est qu’une déclinaison de ces libertés dans la sphère académique. La protection dévolue à l’expression du citoyen est transposée à l’expression du corps professoral. Pourtant, un sentiment de confusion pointe rapidement. En effet, la délimitation de la liberté académique, nécessaire pour qu’elle puisse être établie, est souvent omise, comme oubliée par les chercheurs-enseignants. S’affranchir de toute règle est un sentiment grisant pour le citoyen comme pour l’universitaire notamment dans une posture de recherche fondamentale, mais il ne peut être confondu avec la liberté académique. Cette dernière, pour exister, est indissociable de la responsabilité. Il existe donc une responsabilité académique insécable de la liberté académique.
Paul Ricœur a mis en avant le principe d’imputation qui sous-tend la responsabilité2. Celui-ci est décrit comme la recherche d’une correspondance entre une action et une personne qui, précisément, doit être en condition de prendre des décisions librement pour que son action lui soit imputée. Le principe d’imputation obéit alors à un temps d’évaluation puis éventuellement de récompense ou de sanction voire les deux selon le modèle de la comptabilité analytique : d’un côté, les recettes ; de l’autre, les dépenses. Ainsi caractérisée, la responsabilité est un processus. Une conséquence de cette définition est la mise en lumière du moment de la décision, c’est-à-dire le rôle primordial que joue celui qui prend la décision : l’acteur. Dans le cas étudié, il s’agit du père de la Réforme : Martin Luther. On pourrait en déduire que les facteurs, les causes entourant la prise de décision, c’est-à-dire l’acte d’écrire et de publier contre les juifs, et donc le contexte dans lequel évolue l’acteur passent au second plan. Or, il n’en est rien. Il ne peut exister de décision librement consentie et prise sans la détermination des motivations de l’acteur. On touche alors au cœur du problème de la responsabilité : comment caractériser une manière de raisonner ? Quelle est la part du choix personnel librement exprimé dans la prise de décision ? Existe-t-il d’autres raisons dans l’implication personnelle, notamment un contexte collectif ? Ces questions centrales demeurent lorsqu’il s’agit d’exercer et de définir une responsabilité, en l’occurrence celle de Luther à l’encontre des juifs.
Ainsi, les quatre contributions qui suivent sont extraites de la journée d’étude « Luther et les juifs » qui s’est tenue à l’Université de Lausanne le 18 octobre 2017. Pierre Savy retrace les difficultés inhérentes à l’édition présente de l’ouvrage de Luther sans passer sous silence les encouragements et les reniements du monde éditorial. À n’en pas douter ces hésitations témoignent d’un certain malaise du monde éditorial en général devant de tels écrits, et c’est tant mieux. En effet, publier un tel texte renvoie immanquablement à la préhension de l’antisémitisme aujourd’hui. En somme, faut-il renoncer à publier une édition critique au risque d’un réemploi dans les cercles antisémites ou bien faut-il justement publier pour éclairer une face méconnue de Luther dans ses affres personnelles et son contexte collectif ? Comprendre plutôt que taire est le choix de Pierre Savy et de son éditeur. Il montre que la virulence de Luther à l’égard des juifs lui appartient bien ; d’autres réformateurs refusèrent de tels amalgames. La thèse d’un Luther fruit de son époque en devient partielle. Loin d’être isolés, les propos de Luther témoignent de toute l’amertume ressentie lorsqu’il réalise que les juifs ne se convertiront pas à son christianisme malgré des espoirs initiaux. Enfin, s’il est difficile d’assigner à Luther une responsabilité effective dans les crimes commis contre les juifs après sa mort, il ne peut être nié une réception des écrits antisémites de Luther pour justifier l’antisémitisme moderne. Dans cette perspective, Jacques Ehrenfreund étudie la place du peuple juif dans la pensée allemande après Luther. Jacques Ehrenfreund met en avant les continuités entre l’antijudaïsme traditionnel et l’antisémitisme moderne, sans omettre les différences, notamment la différence entre l’antisémitisme moderne et l’antijudaïsme chrétien. Par exemple, le motif de l’exclusion des juifs pour réconcilier l’ensemble de la société traverse les époques. L’étude de Jacques Ehrenfreund permet de mettre le doigt sur les ressorts multiséculaires qui fondent l’antisémitisme à défaut de le déterminer. Par un effet de miroir, Pierre Gisel profite des propos de Luther sur les juifs pour appeler au réexamen voire à la révision des motifs théologiques qui constituent le cœur du christianisme. Il enjoint d’étudier à frais nouveaux les fondements des idées centrales du christianisme. Il met en avant la tension entre la lecture plurielle des Écritures chez les juifs et la lecture singulière chez Luther, l’héritage plus ou moins assumé de l’ancien dans la nouveauté, la mise en avant de l’universalité au détriment des particularités, et le rapport entre le divin, ce qui en est révélé, l’humain et le monde. Enfin, Danielle Cohen-Levinas partage ses réflexions sur la rencontre entre le judaïsme et l’Europe moderne après Luther. Les questions de la conversion et de l’assimilation des juifs font écho au projet avorté de Luther. Selon plusieurs dimensions, Danielle Cohen-Levinas articule finement le singulier et l’universel qui animent le judaïsme vécu dans l’Europe des modernes. Ainsi constitué le dossier sur Luther et les juifs éclaire les propos scandaleux de Luther sur les juifs et montre leurs réceptions dans le christianisme réformé et le judaïsme moderne.
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