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Quand un milliardaire fait l’éloge de la pauvreté

Les cynismes de Sénèque dans les Lettres à Lucilius1

Jordi PIÀ-COMELLA

Maître de conférences Sorbonne-Nouvelle, Chercheur invité St Andrews, Membre junior Institut universitaire de France

Introduction

L’éloge de la pauvreté constitue un leitmotiv des Lettres à Lucilius au point que tout récemment encore, pour fustiger le consumérisme de notre époque, l’ancien président de l’Uruguay, José Mujica, citait la célèbre sentence : « Non qui parum habet, sed qui plus cupit, pauper est » (« pauvre est non celui qui a peu mais qui désire plus »)2. On pourrait une nouvelle fois relever les contradictions d’un philosophe qui tout en louant la sobriété est, après Néron, l’homme le plus riche de Rome ; l’accuser même de « cynisme ». Il est, pourtant, une autre forme de « cynisme » qui jusqu’à présent a été peu étudié et que nous souhaiterions explorer dans cet article : que doit la valorisation de la pauvreté dans les Lettres au cynisme ancien ? À première vue, pas grand-chose. D’abord, le cynisme comme mode de vie volontaire est inconcevable pour l’élite romaine dont la vie était régie par les codes de sociabilité : l’indigence (egestas, inopia) était synonyme d’exclusion3 ; c’est d’ailleurs ce qu’indique Sénèque dans sa correspondance lorsqu’il range celle-ci parmi les maux tels que la souffrance, la maladie, l’exil ou la mort4. Ensuite, les références au cynisme se limitent à quelques passages, dont deux condamnent l’indigence et la liberté de parole (παρρησία) des Cyniques5.

Pourtant, dès que l’on regarde de plus près ces passages on est frappé par le contraste saisissant entre le rejet de l’indigence cynique et l’admiration que l’auteur voue à la vertu de Diogène et de Démétrius. La position de Sénèque vis-à-vis du mode de vie cynique se révèle ainsi très ambivalente et nous pourrions nous demander si, entre ces deux pôles que constituent la critique acerbe d’un certain cynisme et la célébration sans réserve de ses plus illustres représentants, il n’est pas possible de percevoir l’inspiration de cette philosophie, non en termes d’influence directe, mais sous une forme plus diffuse et subtile, dans une perspective d’influences réciproques et non simplement de l’une – le cynisme – sur l’autre – le stoïcisme de Sénèque.

L’importance du cynisme dans les Lettres nous paraît justifiée par le contexte de crise et de recueillement extrêmes que vit Sénèque. Ce dernier, vieilli, revenu des illusions du pouvoir, s’est résolu à se consacrer corps et âme à la quête de l’autarcie6 : face à un climat politique de plus en plus oppressant, la philosophie lui apporte la securitas nécessaire pour combattre, par exemple, la peur d’être condamné à l’exil et de se voir ainsi privé de tous ses biens. Sénèque semble même renouer avec le rigorisme et l’austérité de ses premiers maîtres, qu’il évoque avec nostalgie dans les Lettres 108 et 110. Dès lors, quelle place occupe l’indigence cynique dans la tension qui parcourt la correspondance entière entre la tentation du repli chez un homme dégoûté par la déliquescence morale de ses contemporains7 et l’attention aux autres, facteur de dispersion pour le simple progressant qu’il est ?8 Est-ce dans son irréductible et scandaleuse altérité, ou une fois recyclée comme un topos de la philosophie morale, diluée dans les traditions sociales et ascétiques de la Rome impériale ?

L’analyse des présences du cynisme dans toutes ses nuances appelle une méthode nouvelle, celle des « réseaux » : je voudrais montrer qu’entre la description de sa propre ascèse morale et l’évocation de l’indigence diogénienne, Sénèque tisse des liens thématiques et lexicaux subtils qui lui permettent de se réapproprier de manière très personnelle le modèle autarcique cynique : nous soulignerons les termes opérant ces liens dans nos citations afin de les faire apparaître de manière plus visible.

1. De la critique de l’indigence cynique à la promotion de la philosophie de Sénèque

Dans la Lettre 5 Sénèque se réfère au mode de vie cynique qu’il critique avec virulence comme une pratique contre nature. Ce rejet catégorique de l’indigence cynique se situe au début de la correspondance où l’auteur fait la promotion de sa philosophie. Sur quels arguments Sénèque fonde-t-il sa condamnation de la pauvreté cynique qui semble contredire la conception diogénienne du dénuement comme retour à la nature ? Dans quelle mesure la critique de l’indigence cynique de la Lettre 5 lui permet-elle de définir et de légitimer sa retraite philosophique contre les accusations d’ostracisme et de subversion qu’elle pouvait inspirer ?

1.1. La mode cynique dans la Lettre 5 : une caricature de la philosophie

L’une des particularités du cynisme à Rome c’est qu’il ne se limite plus à quelques individus comme c’était le cas pour Diogène ; il relève d’une pratique collective, un phénomène de société, qui, à côté de ce cynisme d’élite, attire les classes les plus pauvres de la société. D’après les témoignages latins, cette forme de cynisme populaire devient un effet de mode et l’on voit des hordes de mendiants et de marginaux errer dans les rues et interpeller violemment les foules9. Dans la Lettre 5, si Sénèque ne qualifie pas de cynique la nouvelle mode, il s’y réfère clairement à travers une terminologie qui la caractérise chez d’autres auteurs latins comme Varron ou Horace :

Je t’engage à ne pas faire comme ceux qui désirent non pas progresser mais attirer sur eux les regards ; évite de te faire remarquer par ta tenue ou ton genre de vie : mise grossière, cheveux longs, barbe négligée, haine affichée de l’argent, matelas sur la dure, et bien d’autres pratiques contre nature dictées par le désir de paraître (asperum cultum et intonsum caput et neglegentiorem barbam et indictum argento odium et cubile humi positum, et quicquid aliud ambitio nempe peruersa uia sequitur). Le seul nom de philosophie, même lorsqu’elle est pratiquée avec retenue, attire la haine ; que se passera-t-il si nous nous retranchons du mode de vie habituel des hommes ? À l’intérieur, dissemblance totale ; à l’extérieur, accordons-nous avec le peuple. Point de toge brillante, ni sordide non plus (non splendeat toga, ne sordeat quidem). N’ayons pas une argenterie incrustée de ciselures en or massif ; mais ne croyons pas que ce soit une preuve de frugalité que de se priver d’or ou d’argent. Faisons en sorte de suivre une vie meilleure que le vulgaire, et non contraire à la sienne ; autrement ceux que nous souhaitons corriger, vont nous fuir et nous éviter. Notre comportement fait aussi que, de peur d’avoir à nous imiter en tout, ils ne nous imitent en rien. Voici d’abord ce que promet la philosophie : le sens commun, le respect de l’homme, la vie en communauté : la différence nous écartera de cette devise. Prenons garde, en cherchant l’admiration, de nous attirer la risée et la haine. N’est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature ? Or, il est contraire à la nature de torturer son corps, d’avoir horreur de l’hygiène la plus élémentaire, de rechercher la saleté et de manger non seulement des aliments au prix le plus bas, mais dégoûtants et répugnants (hoc contra naturam est, torquere corpus suum et faciles odisse munditias et squalorem adpetere et cibis non tantum uilibus uti sed taetris et horridis). [...] « Eh bien ! Nous nous conduirons à la manière des autres ? Point de différence entre eux et nous ? » Si, beaucoup ! Qu’on nous reconnaisse dissemblables au vulgaire, en nous examinant de plus près. Lorsqu’on entre chez nous, qu’on admire plus notre personne que notre ameublement. Grand est celui qui se sert de la vaisselle en argile comme si elle était en argent. Celui-là n’est pas moins grand qui se sert de la vaisselle en argent comme si elle était en argile. Faiblesse d’âme que de ne savoir supporter la richesse10.

Les parallèles formels et thématiques avec la description que donne Horace des Cyniques sont évidents. Tout comme le poète latin, Sénèque présente l’indigence cynique de son époque comme une pratique excessive qui contrevient aux valeurs romaines de la moderatio : selon lui, les Cyniques affichent un mépris exagéré pour l’argent, une négligence vestimentaire excessive et une saleté repoussante, évoqués, aussi bien chez Sénèque que chez Horace11, en des termes hyperboliques. Ils pousseraient à l’extrême la frugalité des philosophes en consommant des aliments infects ou en utilisant un matelas élémentaire posé sur le sol. Leur ascèse consiste moins à exercer leur corps qu’à le torturer. Cette nouvelle mode apparaît ainsi comme une caricature de la vie philosophique.

De manière paradoxale, à force de s’opposer aux valeurs sociales comme le faisait Diogène, cette forme de dénuement poussée à l’extrême conduit les nouveaux cyniques à transgresser les lois naturelles les plus élémentaires comme se nourrir d’aliments sains ou prendre soin de son corps. En réalité, loin d’être un mouvement à contre-courant de la société, elle n’est, pour Sénèque, qu’une manifestation particulière de la dépravation ambiante de son époque. Par exemple, l’évocation des excès dans la dégradation et la précarisation rappelle la description des banquets et du luxe de l’époque de Sénèque tels que ce dernier les décrit dans la Lettre 122 :

Qu’ils passent dans le vin et les parfums leur ténébreuse existence, qu’en banquets mijotés service par service, ils épuisent la série des heures nocturnes vécues à rebours (peruersae uigiliae) : ils ne festoient pas pour autant, ils mènent leurs funérailles. [...] Ne mènent-ils pas une vie contre nature (contra naturam) ceux qui jettent jusque dans la mer les fondations de leurs thermes et ne croient pas nager assez voluptueusement si leurs bassins d’eaux chaudes ne sont battus du flot et de la tempête ? Ayant pris pour règle de vouloir tout ce qui va au rebours de la nature, ils finissent par se couper totalement d’elle (desciscunt). « Il fait jour : c’est le temps du sommeil. Tout repose : c’est le moment de commencer les exercices, de prendre la litière, de déjeuner. Le jour n’est plus loin : c’est l’heure du dîner. Il ne convient pas de faire ce que fait le peuple. Chose sordide (sordida) que de suivre les sentiers battus, la voie du vulgaire (trita) »12.

En effet, les parallèles lexicaux sont frappants entre la description du cynisme dans la cinquième Lettre et celle des hommes décadents de la Lettre 122. Tous recherchent ce qui est hors norme, contre nature (« contra naturam pugnant ») : les Cyniques, des aliments gâtés, les contemporains décadents de l’auteur, des mets extrêmement raffinés. Tandis que les Cyniques par leur grossièreté se coupent de la société, les contemporains de Sénèque qui recherchent le luxe à outrance se coupent, eux, de la nature. Tous évitent le mode de vie des autres hommes. La nouvelle mode cynique ne prend pas pour modèle la nature mais est un pur produit de la société romaine dépravée. Elle n’est qu’une manifestation particulière de la maladie générale qui frappe la société néronienne : le goût pour la transgression des lois naturelles.

1.2. De la condamnation de la mode cynique à la promotion de la vie philosophique

Pour l’élite intellectuelle romaine de la République et de l’Empire, la nouvelle mode cynique représente un phénomène de marginalisation sociale et une pratique transgressive. En réalité, l’indigence cynique constitue au début de la correspondance le contre-modèle à partir duquel Sénèque va faire la promotion de sa retraite philosophique. En effet, la Lettre 5 se situe au premier livre de l’œuvre où l’auteur souligne la fonction sociale des Lettres contre ceux qui verraient dans son entreprise une forme d’indifférence à l’égard de la communauté. Par exemple, dans la Lettre 8, à Lucilius qui lui demande comment il peut concilier ses études avec l’exigence stoïcienne du lien social, Sénèque présente sa retraite politique – il s’est coupé (secessi), selon ses propres termes, des hommes et des affaires –, comme le lieu relationnel par excellence entre le moi, premier cercle dans la célèbre théorie des cercles concentriques de Hiéroclès, et le cercle ultime, l’humanité entière13. Lorsqu’il s’exhorte lui-même au bien, c’est en réalité à tous les hommes – présents et futurs – qu’il parle, donnant ainsi à son enseignement une dimension universelle et cosmopolite14.

De même, dans la Lettre 5, la critique du cynisme permet à Sénèque de défendre et légitimer sa retraite philosophique contre ceux qui verraient en elle une forme de repli égoïste et provocateur.

Pour cela, l’auteur construit tout un système d’oppositions entre la mode cynique, asociale et transgressive, et sa philosophie, respectueuse des codes sociaux. En effet, à ses yeux, l’indigence cynique nie ce qui est au fondement même de l’éthique stoïcienne et du mos maiorum latin : le lien social. Elle est une « via perversa » : l’expression renvoie à la notion de perversitas, calque latin du concept stoïcien grec de διαστροφή, présentant toute forme de désobéissance à la loi et d’aliénation sociale comme une atteinte à la nature. Marc Aurèle va même jusqu’à comparer l’homme qui perturbe l’ordre social à une excroissance ou à une tumeur du monde15. Sénèque souligne, d’ailleurs, les aspects pédagogiques néfastes des faux-Cyniques qui par leur tenue vestimentaire font fuir les hommes au lieu de les attirer vers eux16. Bien plus, leur indigence les prive de toutes les ressources qui procurent au Romain la sécurité matérielle et une position sociale respectable : ils n’ont plus d’argent pour subvenir à leurs besoins vitaux, ils s’abaissent à la mendicité qui constitue pour les Romains une forme d’aliénation incompatible avec la dignitas. Pierre Cordier rappelle que la négligence vestimentaire associe un autre facteur de dégradation à l’egestas : la saleté, le port de haillons de l’indigent « le désignent comme un “moins que rien” »17. En effet, « les soins apportés à la présentation du corps (cultus) sont un signe de socialisation et, plus largement, les degrés de leur raffinement correspondent à une humanitas de plus en plus accomplie ; le vêtement joue le rôle non seulement de marqueur de statut social, mais aussi d’emblème de distinction. Le négligé vestimentaire... marginalise et constitue un facteur de ségrégation »18.

L’indigence cynique apparaît ainsi comme une pratique exclusive qui coupe (« excerpere ») l’homme de l’humanité, à laquelle Sénèque oppose sa philosophie, respectueuse des valeurs sociales : « hoc primum philosophia promittit, sensum communem, humanitatem et congregationem ». Appliquée à la philosophie stoïcienne, l’expression : « sequitur... vitam meliorem sequamur quam vulgus, non ut contrariam », rappelle que vivre conformément à la nature n’implique pas nécessairement le rejet de toutes les coutumes, car selon le cosmopolitisme stoïcien la petite cité peut être le reflet, certes imparfait, mais bien réel, de la « grande cité ». Bien plus, Sénèque présente sa philosophie comme une pratique modérée de la sobriété : « Frugalitatem exigit philosophia, non poenam.Hic mihi modus placet : temperetur vita inter bonos mores et publicos ». Inspirée du decorum panétien, elle est soucieuse, dirait-on aujourd’hui, du « vivre ensemble », d’une conciliation entre les exigences éthiques du stoïcisme et les usages sociaux.

Pourtant, cette philosophie du compromis soulève une question : comment l’homme de bien peut-il s’adapter aux coutumes d’une société totalement corrompue sans pour autant déroger aux principes de l’éthique stoïcienne ?

La solution de Sénèque est de promouvoir une pratique de la philosophie discrète, intérieure et intériorisée, aux antipodes de l’exhibitionnisme du nouveau cynisme, tourné exclusivement vers l’apparence. En effet, pour l’auteur, l’indigence cynique relève d’une passion bien particulière : l’ambitio, ce désir effréné de popularité qui implique une attention excessive au regard d’autrui (« conspici... indictum »). L’adoption du mode de vie cynique ne semble motivée que par le souci de se distinguer des autres et de se faire voir par eux : celle-ci est donc vidée de sa signification originelle profonde qui était de falsifier la monnaie et d’assurer l’autarcie. Elle n’est plus que pure extériorité19.

La philosophie de Sénèque, au contraire, offre un modèle de conversion morale qui échappe au premier coup d’œil, mais s’avère être beaucoup plus profond que l’indigence de surface des nouveaux cyniques. Sénèque prône ainsi une pratique conciliatrice et modérée de son entreprise qu’il dissocie clairement des excès du cynisme, de manière à éviter toute confusion entre les deux philosophies. On rappellera à ce sujet que celles-ci étaient souvent confondues : certains stoïciens romains, comme Blossius de Cumes, avaient renoué avec la veine cynique de Zénon. Sous la République, l’élite intellectuelle romaine tendait à ridiculiser le rigorisme de l’éthique stoïcienne en l’assimilant à l’ascèse cynique20. Enfin, à l’époque de Sénèque, certains sénateurs comme Musonius Rufus ou Thraséa Paétus manifestent une certaine sympathie pour la philosophie cynique face à l’oppression croissante du pouvoir. Si nous revenons à la Lettre 8, nous pourrions dire avec M. Billerbeck que Sénèque s’est retiré de la société (secedi) sans pour autant s’en couper (excedi)21. L’indigence cynique représente ainsi le point culminant de marginalisation sociale, d'où Sénèque définit et défend son propre modèle de retraite spirituelle. Dénoncer le cynisme revient pour Sénèque à montrer que son entreprise philosophique est une Retraite et non une coupure avec et contre le reste des hommes.

2. L’indigence cynique intégrée dans les traditions ascétiques grecques et romaines

Pourtant, la condamnation de cette nouvelle mode dans la Lettre 5 implique-t-elle le rejet définitif de l’indigence cynique dont Sénèque percevait le caractère transgressif et asocial ? Si l’on s’en tient aux seules références explicites, nous pourrions le penser ; mais les nombreux échos thématiques et lexicaux entre la Lettre 5 et le reste de l’œuvre nous inclinent à affirmer le contraire. Avant d’étudier ces tissages subtils, rappelons brièvement le statut ambivalent du cynisme aussi bien à Rome que chez Sénèque.

D’une part, si le cynisme s’acclimate très difficilement à Rome, au point qu’il faut attendre le Ier siècle après J.-C. pour voir apparaître son premier grand représentant romain, il suscite une certaine fascination auprès de l’élite intellectuelle romaine dès le Ier siècle av. J.-C. Par exemple, dans les Satires Ménippées, Varron voit dans la valorisation cynique de la simplicité, de la nature et de l’effort un moyen de renouer avec les grands principes du mos maiorum mis en danger par l’enrichissement croissant de l’empire romain.

D’autre part, à la fin de la République et au début de l’Empire, le cynisme se trouve progressivement absorbé par les divers courants philosophiques qui accordaient une place fondamentale aux motifs du πόνος (effort) et de l’ascèse : que l’on songe au stoïcisme qui, depuis ses origines, oscille entre adhésion et rejet du cynisme, à l’école des Sextii, première école tenue par des Romains, ou à celle du néo-pythagorisme de Sotion, toutes deux fréquentées par Sénèque lorsqu’il était jeune22. Ainsi, dans la Lettre 108, évoquant avec émotion ses premiers maîtres en philosophie, Sénèque met en scène son maître Attale : comme B. Del Giovane l’a bien rappelé, le rigorisme moral qu’il prône à travers cette figure, sans pouvoir être défini stricto sensu comme « cynique », inclut de nombreux motifs d’inspiration diogénienne, et ce n’est pas par hasard si le portrait que dresse Sénèque de son maître présente des similitudes saisissantes avec Diogène et Démétrius tels qu’il les décrit dans le De providentia ou le De beneficiis23. Enfin, confronté à la menace possible d’un exil, à la perte de tous ses biens et à sa mort future, l’auteur des Lettres reconnaît dans ces pratiques philosophiques du passé, aux antipodes des mœurs de son temps, selon lui, dissolues, son aspiration présente et profonde à une vie plus authentique : elles représentent pour Sénèque, d’après la belle formule de Lana, une forme de « retour aux origines »24.

Associée à d’autres traditions ascétiques et aux valeurs du mos maiorum latin, l’indigence cynique jouerait-elle alors un rôle plus déterminant que ne le laisse supposer la Lettre 5 ? Si tel est le cas, se pose pourtant la question de savoir dans quelle mesure ce modèle de dénuement extrême pouvait convenir à notre philosophe si attaché à l’argent et, de son propre aveu, simple progressant.

2.1. L’indigence cynique dans la Lettre 18 : un exercice limité dans le temps et dans l’espace

La Lettre 5 laissait en suspens un autre problème : si l’indigence cynique est inacceptable tant qu’elle est étalée sur la place publique, serait-elle légitime dès qu’elle est confinée à la sphère privée de la philosophie ? Selon nous, Sénèque répond de manière implicite à la question dans la Lettre 18 :

Si je t’avais ici, je m’entretiendrais volontiers avec toi sur la conduite que tu jugerais la plus convenable : faut-il changer son comportement quotidien, ou, de peur que nous paraissions être en désaccord avec les mœurs publiques, doit-on faire des dîners plus gais et déposer la toge ? En effet, ce qui ne se pratiquait autrefois que dans les temps d’alarmes et de calamités publiques, nous avons changé d’habits par plaisir et pour les jours de fête. Si je te connais bien, remplissant le rôle d’arbitre, tu ne nous aurais voulu ni tout à fait semblables au peuple en bonnet de liberté ni dissemblables en tous points (dissimiles)... Il est bien plus courageux de rester sec et sobre au milieu d’une foule ivre et vomissant ; mais on fait preuve de plus de tempérance à ne pas se couper des autres (excerpere), à ne pas se singulariser (insignire) ; sans se mêler à tous les hommes, on fait les mêmes choses, mais d’une manière toute différente. En effet, on peut bien célébrer une fête sans tomber dans la débauche25.

L’extrait précède la célèbre description des Saturnales. Il présente des parallèles frappants avec la Lettre 5. Sénèque reprend le thème de la conciliation possible entre vie vertueuse et sociabilité en utilisant pratiquement les mêmes termes : « ne dissidere uideremur cum publicis moribus » (« de peur que nous paraissions être en désaccord avec les mœurs publiques »). Les deux verbes « excerpere se nec insignire », qui fixent les lignes rouges à ne pas franchir, rappellent les deux traits principaux de la nouvelle mode cynique : l’exhibitionnisme (« notabilia... indictum... ambitio... ») et la marginalité (excerpere).

Pour pouvoir résister à l’influence pernicieuse des mœurs de son époque sans pour autant rompre publiquement avec elles, Sénèque invite alors son ami à pratiquer l’austérité des anciens philosophes :

Du reste, je suis à ce point déterminé à éprouver la fermeté de ton âme que pour toi aussi je tirerai ce précepte établi par de grands philosophes : réserver dans sa vie quelques jours où, satisfait de la nourriture la plus modique et chétive, du vêtement le plus rude et grossier (minimo ac uilissimo cibo, dura atque horrida ueste), tu puisses dire : « C’est ça qui me faisait peur ? » Qu’en pleine sécurité, l’âme se prépare aux difficultés et que contre les attaques de la fortune elle se fortifie lorsqu’elle jouit de ses bienfaits. En pleine paix, le soldat manœuvre ; sans ennemi devant lui, il établit un retranchement. [...] Tu ne veux pas qu’au fort de l’action un homme perde ses moyens ? Exerce-le avant l’action. Ils ont suivi ce principe les hommes qui en imitant la pauvreté ont quasiment atteint l’indigence pour ne jamais être épouvantés par un mal dont ils avaient souvent fait l’apprentissage. [...] Que ce soit un vrai grabat, un sayon, du pain dur et sordide (grabatus ille uerus sit et sagum et panis durus ac sordidus). Soutiens ce régime trois ou quatre jours, et même plusieurs jours ; fais-en une épreuve, et non un jeu ; alors, crois-moi, Lucilius, tu exulteras en te trouvant rassasié pour tes deux as et tu comprendras que pour atteindre la sécurité (securitatem) tu n’as pas besoin de la fortune ; car le nécessaire elle nous le donne, même lorsqu’elle est en colère. [...] Ce n’est pas chose délectable que l’eau, la polente, un morceau de pain d’orge ; mais c’est le comble du plaisir que de savoir tirer de ces choses du plaisir et de s’être restreint à des aliments dont aucune injustice de la fortune ne peut nous priver26.

À aucun moment l’auteur ne se réfère à l’indigence cynique : dans la Lettre 18, il n’est question que de l’ascèse philosophique en général que lui et Lucilius doivent pratiquer. Pourtant, les termes que Sénèque utilise pour introduire et décrire celle-ci sont précisément ceux qui servaient à caractériser l’indigence cynique dans la Lettre 5 : les aliments sont de très bas prix et modiques et Lucilius doit revêtir des grabats. Comment expliquer que cet excès soit ici légitimé alors qu’il faisait précédemment l’objet de vives critiques ?

Tout d’abord, l’éloge de ce mode de vie relève de la stratégie rhétorique : par des formules chocs, Sénèque veut frapper vivement l’esprit de Lucilius et lui donner l’envie de se livrer corps et âme à une ascèse rigoureuse. En ce sens, l’auteur s’inspire des Sextii, qui, d’après la Lettre 64, par exemple, recouraient à des images fortes pour insuffler chez l’homme l’amour ardent de la vertu. Tout comme ces derniers, Sénèque promeut une philosophie qui par ses discours vigoureux pousse l’homme à l’action. Le rapprochement est d’autant plus probable que dans le passage cité, Sénèque met l’accent sur la fermeté d’âme, thème central dans les philosophies cynique et stoïcienne mais qui était aussi au cœur de l’enseignement des Sextii. À ce propos, l’éloge de l’ascèse se développe dans un contexte typiquement cynique : on retrouve le motif de la fortune imprévisible contre laquelle l’homme doit s’armer27 ou l’idée du plaisir que procure la simplicité de vie28. Ces motifs sonnent comme des topoi au premier siècle après J.-C., mais, par les jeux d’échos avec la Lettre 5, ils accentuent la coloration cynique du passage.

Ensuite, les liens formels et thématiques entre les deux lettres suggèrent que Sénèque procède à une réappropriation toute personnelle du modèle cynique, à travers une composition en thème et variations qui lui est chère. En effet, ce qui change d’une lettre à l’autre c’est qu’ici l’indigence apparaît non comme un mode de vie mais comme un exercice spirituel limité dans le temps et dans l’espace ; c’est, en outre, un exercice réservé à l’élite romaine et non plus, comme dans la Lettre 5, aux couches sociales les plus pauvres.

Il s’agit pour lui et Lucilius d’imiter (« imitati ») la pauvreté, ce qui, à la manière d’une praemeditatio malorum, permettra aux riches Romains qu’ils sont de se préparer à la misère, afin d’amortir le choc si jamais ils venaient à tout perdre. À ce propos, il ne faut pas oublier que la très grande fortune de Sénèque pouvait susciter chez les autres Romains la jalousie et l’exposer à l’ire de Néron : le risque d’être à nouveau condamné à l’exil et privé de tous ses biens était réel29. Limitée dans le temps, la pauvreté reste, en outre, confinée à la sphère du privé : elle doit transformer l’intériorité de l’homme et non son apparence ni son statut social.

Enfin, l’ascèse cynique est légitime à condition d’être associée – au sens fort du terme – aux autres traditions spirituelles de l’antiquité30. Dans la Lettre 18, Sénèque se présente comme le disciple des philosophes grecs et romains qui prônaient l’ascèse. Parmi ces derniers, il cite Épicure, cher à son Lucilius : il exhorte son ami à suivre les conseils de ce dernier qui prescrivait de s’apprêter aux tâches difficiles même dans le temps de sécurité (« In ipsa securitate animus ad difficilia se praeparet et contra iniurias fortunae inter beneficia firmetur »). Un peu plus loin, d’ailleurs, il n’hésite pas à prendre pour modèle Épicure qui « avait ses jours marqués où il apaisait sa faim chichement » (« certos habebat dies ille magister uoluptatis Epicurus, quibus maligne famem extingueret »). I. Avotins rappelle que la méthode utilisée au paragraphe 9 de la Lettre 18 pour apprendre à trouver du plaisir dans des choses simples est la même que celle employée par Épicure dans la Lettre à Ménécée (131) pour acquérir l’autarcie, à savoir l’entraînement pendant une période déterminée31.

Autrement dit, intégrée dans une tradition ascétique beaucoup plus vaste, l’indigence d’inspiration cynique ne condamne pas l’auteur et ses lecteurs à l’isolement ; elle les fait, tout au contraire, participer à la plus illustre et universelle communauté qui soit : celle des êtres vertueux.

2.2. L’indigence d’inspiration cynique chez Sénèque : une pratique non assumée

2.2.1. Diogène, un modèle excessif d’austérité

Sénèque semble dès lors se poser en héritier d’une vaste tradition ascétique qui remonterait au moins à Diogène et s’étendrait à son maître Attale en passant par les anciens Romains. C’est à l’intérieur de ces cercles concentriques, de cette reconstitution des traditions philosophiques en un continuum plus qu’en une rupture radicale que l’indigence de Diogène trouve aux yeux de Sénèque une certaine légitimité.

Rappelons à ce propos que, selon C. Lévy, la correspondance suivrait une temporalité circulaire : le moi des Lettres tente de retrouver l’unité originelle de la raison qui se serait progressivement perdue avec l’arrivée et le développement de la civilisation jusqu’à pratiquement disparaître au cours de la période néronienne, point culminant de la dépravation et des passions32. Dans la Lettre 90, Diogène apparaît comme le philosophe qui cherche à retrouver la simplicité des premiers hommes, avec cette différence majeure qu’eux pratiquent ce mode de vie instinctivement, alors que lui le fait de manière consciente et réfléchie. Contre la thèse posidonienne selon laquelle les inventeurs des arts seraient des sages, l’auteur oppose-t-il, aux paragraphes 14-15, Dédale, inventeur de la scie mais esclave des passions, à Diogène affranchi des biens superflus ?

Je te le demande, comment pourrait-on éprouver pour Diogène et Dédale la même admiration ? Qui des deux est sage à tes yeux ? L’inventeur de la scie ou ce Diogène qui, après avoir vu un enfant boire dans le creux de sa main, jeta aussitôt et brisa le gobelet qu’il avait dans sa besace, s’adressant à lui-même ces récriminations : « Insensé que je suis d’avoir porté si longtemps un bagage superflu ! » l’homme enfin qui s’enroulait dans un tonneau comme dans un lit (cubitauit) ? Aujourd’hui enfin, lequel te paraît plus sage, celui qui, par des tuyaux cachés, a trouvé moyen de faire monter le parfum du safran à une hauteur prodigieuse ; qui remplit ou dessèche, par des irruptions d’eaux subites, nos vastes Euripes ; qui accumule les plafonds mobiles de nos salles à manger, au point qu’ils se succèdent continuellement sous des formes nouvelles et changent à chaque service ; ou bien celui qui, montrant à lui-même et aux autres combien il est peu dur et peu difficile d’obéir à la nature, nous enseigne que nous pouvons nous loger sans le secours du marbrier et du forgeron ; nous vêtir sans le commerce des Sères ; satisfaire enfin à tous nos besoins en nous contentant de ce que la terre a placé à sa surface ? Si le genre humain voulait écouter cette voix, il saurait que les cuisiniers lui sont aussi inutiles que les soldats. Ils étaient sages ou ressemblaient beaucoup aux sages, ces hommes que le soin de leur corps occupait si peu33.

Diogène est décrit ici comme un homme d’une vertu exceptionnelle, capable de s’affranchir de la servitude de la fortune en renonçant aux biens matériels. L’anecdote de l’enfant rappelle le célèbre épisode dans lequel Diogène aurait décidé de ne vivre qu’avec un manteau, une besace et un bâton après avoir vu une souris courir de tous côtés sans craindre ni désirer rien34. Déjà dans le De la tranquillité de l’âme, Sénèque louait l’autarcie de Diogène qui doit sa securitas au renoncement de tous les biens, y compris de son esclave Manès35.

Pourtant, dans le même passage Sénèque affirme que Diogène, si admirable soit-il, révèle une vertu trop exigeante et inadaptée à lui et à ses lecteurs36. Bien plus, dans le De la brièveté de la vie, il rappelle que le cynisme est une philosophie de l’excès : « Nous pouvons discuter des vérités avec Socrate, douter avec Carnéade, nous reposer avec Épicure, vaincre la nature humaine avec les Stoïciens, la dépasser avec les Cyniques. »37 Le cynisme dépasse le stoïcisme dans son exigence absolue d’autarcie, dans la volonté de libérer l’homme de toute nécessité. Si nous revenons à la Lettre 90, l’inspiration diogénienne transparaît plus loin (§ 16) dans l’expression « non desiderabis artifices ; sequere naturam » (« tu n’auras pas besoin de techniciens ; suis la nature ! ») qui exprime le rejet cynique des techniques comme inutiles, voire nuisibles ; cependant, le dénuement cynique, qui rappelle celui des premiers hommes, ne satisfait nullement Sénèque. Il opte pour un modèle naturel plus tempéré, inspiré, comme le rappelle Giovanni Zago, du modèle que Lucrèce offre de l’évolution de l’espèce humaine dans le célèbre passage du Chant V38.

Ce qui distingue le philosophe stoïcien de Diogène, c’est que ce dernier concevait la nature comme ambivalente, à la fois référence normative à laquelle on doit se conformer et entité hostile qu’il faut dépasser, tandis que Sénèque, lui, voit en celle-ci une puissance providentielle pourvoyant aux besoins de l’homme.

2.2.2. De Diogène à Scipion

En réalité, dans cette représentation du passé, le cynisme est présent mais de manière plus diluée, associé à l’austérité des anciens Romains. Ainsi, dans la Lettre 86 Sénèque se livre à une longue description de la villa et de la vie austère de Scipion l’Africain, qu’il oppose au luxe exubérant de ses contemporains :

J’ai pris beaucoup de plaisir à contempler les mœurs de Scipion par rapport aux nôtres. Dans ce réduit, « la terreur de Carthage », à qui Rome doit de n’avoir été prise qu’une seule fois, lavait son corps épuisé des travaux de la campagne. Car il s’exerçait à ce labeur et suivant la coutume antique labourait lui-même son champ. Sous ce toit sordide cet homme a habité ; voici le vil pavé qui a soutenu ses pas. Qui, aujourd’hui, souffrirait de se laver dans ces conditions ? On se regarde pauvre et sordide (Pauper sibi uidetur ac sordidus) si les parois de la salle de bains ne diffusent l’éclat de larges disques de marbre incrustés, si des marbres de Numidie ne s’incrustent, pour les faire ressortir, dans les marbres d’Alexandrie, si le tout n’est entouré d’un encadrement recherché, polychrome comme si c’était de la peinture, si du verre ne cache la voûte. [...] « Je n’envie pas Scipion : il vivait vraiment dans l’exil s’il se lavait de la sorte ! » Pire encore si l’on savait qu’il ne se lavait pas tous les jours ; car, d’après les témoignages sur les anciennes mœurs de Rome, il se lavait tous les jours les bras et les jambes que le travail avait salis et on ne prenait un bain complet que les jours de marché. Ici j’entends quelqu’un dire : « Qu’est-ce qu’ils étaient répugnants ! (liquet mihi inmundissimos fuisse) ». Selon toi, quelle était l’odeur de ces gens-là ? L’odeur de la guerre, du labeur, l’odeur de l’homme39.

Au regard de la société néronienne, la villa et l’hygiène de Scipion sont « sordidi », terme qui peut désigner dans la Lettre 5 et dans la littérature latine les Cyniques. Scipion n’est pas un cynique mais le représentant de la rusticitas des maiores40. Sa simplicité est la version édulcorée, tempérée et romanisée de l’indigence diogénienne. Elle peut pourtant être appelée « cynique » en ce qu’elle est en décalage avec la société néronienne, en ce qu’elle introduit une dissonance qui permet à Sénèque de « falsifier la monnaie »41 : selon les propres termes de l’auteur, Scipion sert de prisme à travers lequel le philosophe stoïcien peut juger de manière critique les mœurs de son époque. Mais à l’opposé de la philosophie cynique, la description de la villa de Scipion est destinée à dénoncer les conventions d’une époque pour renouer avec les valeurs sociales romaines d’autrefois : l’inspiration cynique a ainsi pour finalité, non de saper, mais de restaurer les principes du mos maiorum, mis à mal par les contemporains de Sénèque42.

2.2.3. La « honte » de Sénèque

Où se situe cependant Sénèque dans cette οἰκείωσις, cette appropriation philosophique ? Pour le dire autrement, peut-il être à la fois un homme de son temps et l’héritier des valeurs ancestrales ? La Lettre 87 nous montre à quel point cet exercice d’équilibriste est difficile : car au moment même où il se pose en héritier des anciens Romains, Sénèque avoue son impossibilité de suivre leur exemple jusqu’au bout.

Après avoir célébré la frugalité de Scipion, dans la lettre suivante Sénèque raconte comment au cours d’un voyage en province il fait l’expérience concrète de l’autarcie heureuse en s’exerçant à la pauvreté avec son ami Maximus :

Sans autres serviteurs que ceux qu’un seul équipage peut contenir, sans autres effets que ceux que nous avions sur nous, mon ami Maximus et moi menions la vie la plus heureuse depuis deux jours. Un matelas à terre (culcita in terra iacet), et je suis sur le matelas ; deux manteaux font office, l’un de drap (ex duabus paenulis altera stragulum), l’autre de couverture. Quant au déjeuner, impossible d’en retrancher rien ; il est prêt en moins d’une heure ; nulle part je ne suis sans figues sèches (caricis), sans mes tablettes ; les figues me tiennent lieu de fricot, quand j’ai du pain (si panem habeo) et de pain, quand je n’en ai pas. [...] L’âme ne s’élève jamais plus que lorsque, dégagée des biens extérieurs, elle a conquis la paix en ne craignant rien, la richesse, en ne désirant rien43.

Dans cet extrait Sénèque met en scène sa frugalité. L’équipage composé de quelques esclaves et d’une seule voiture rappelle la simplicité de la villa de Scipion ; il annonce le caractère rudimentaire de l’équipage de Caton quelques lignes plus loin dans la Lettre 87 :

Caton le Censeur, dont la naissance fut aussi heureuse pour la République que celle de Scipion (car si l’un fit la guerre à nos ennemis, l’autre la fit à nos mœurs), Caton le Censeur, donc, voyageait sur un cheval hongre, chargé encore d’un bissac de selle, de manière à ne porter avec lui que le nécessaire. [...] Quel siècle glorieux, où un général, honoré du triomphe, censeur, pour tout dire, Caton, se contentait d’un seul cheval (uno caballo esse contentum)44.

Cet équipage, métaphore et signe de l’autarcie, n’est pas sans rappeler la besace diogénienne : il en est la version romanisée. Enfin, à travers un réseau lexical et thématique traversant l’œuvre entière, le régime alimentaire très frugal et l’usage d’un matelas recouvert de deux manteaux de voyage situent Sénèque au bout d’une longue chaîne allant des premiers hommes à, nous le verrons, Démétrius le Cynique, en passant par Diogène, les diverses traditions ascétiques, mentionnées dans les Lettres 18 et 20, et Attale45.

Pourtant, avant même d’inscrire son moi dans la communauté intemporelle des êtres vertueux, Sénèque avoue l’échec de son entreprise dans un passage qui se situe au milieu des deux extraits cités :

La voiture où l’on m’a mis est un véhicule de campagne ; les mules prouvent par leur marche seule qu’elles sont bien vivantes ; le muletier va pieds nus et ce n’est pas à cause de la chaleur. Il m’est très difficile de vouloir montrer que cet équipage m’appartient. Elle dure encore cette honte monstrueuse de bien faire (adhuc peruersa recti uerecundia), et chaque fois qu’un train plus reluisant vient sur nous, je rougis malgré moi ; c’est la preuve que ces principes que j’approuve, que je loue, n’ont pas encore une base solide et inébranlable. Qui rougit d’un équipage sordide (sordido uehiculo) tirera gloire d’une voiture de prix. J’ai bien peu progressé ; je n’ose pas encore vivre ma frugalité en public ; je continue de me soucier de l’opinion des passants46.

Sénèque est incapable de faire son « coming out spirituel »47. L’expression « verecundia... perversa » fait pendant à la formule « perversa via » de la Lettre 5 appliquée aux faux cyniques. Ce sont deux formes de διαστροφή : l’une pêche par impudeur – ἀναίδεια – et marginalise dans la société les nouveaux cyniques, tandis que l’autre coupe l’auteur de la communauté des êtres rationnels en ce qu’elle est une passion48, la crainte excessive de la doxa, et une forme pervertie du pudor romain. La correspondance met ainsi en scène un moi écartelé entre deux mondes : le cercle des hommes vertueux dont Diogène constituerait la manifestation extrême et la société néronienne avec laquelle Sénèque partage encore des préjugés. On remarquera, cependant, avec quel sens de l’autodérision Sénèque avoue ses propres défauts. L’intrusion de l’humour rend le philosophe plus humain ; elle est aussi comme le lointain écho de la παρρησία cynique, sa forme intériorisée, puisque Sénèque se l’applique ici à lui-même.

3. Deux figures cynique et cynico-stoïcienne romaines : Démétrius et Tubéron

On pourrait penser que l’indigence cynique n’est plus présente dans les Lettres qu’une fois reliée aux autres traditions philosophiques, comme simple topos. Nous pensons que la réalité est plus complexe. Plus que pour toute autre philosophie, la survie du cynisme dépend essentiellement du charisme et de l’exemplarité de ses adeptes, dans la mesure où il se présente comme une vertu en acte et non comme une doctrine. Or en réalité, ce n’est pas tout à fait le cas, car toute la singularité de l’œuvre de Sénèque et plus particulièrement des Lettres c’est d’offrir pour la première fois dans la littérature latine un modèle positif, vivant et incarné du cynisme ; c’est de présenter la figure cynique comme un paradigme moral positif. En effet, c’est dans l’œuvre de Sénèque que fait irruption la première figure du cynisme romain : à savoir Démétrius. Ainsi, dans quelques lettres, le cynisme est bel et bien présent comme philosophie et pas simplement comme topos à travers la figure de Démétrius. Dans quelle mesure l’indigence du cynique Démétrius influence-t-elle l’ascèse de Sénèque ? Comment comprendre que cette egestas soit positive dans le cas de Démétrius, alors qu’elle était condamnée dans la Lettre 5 ? Enfin, joue-t-elle uniquement un rôle moral ou remplit-elle aussi une fonction politique et transgressive contre la tyrannie néronienne ?

3.1. Le cynique en société ? Le cas de Démétrius, ami de Sénèque

Démétrius est le premier cynique latin ; il n’est pas le fait du cynisme « populaire » décrit dans la Lettre 5, mais il relève plutôt, dirions-nous, d’un cynisme élitiste : il fréquente les cercles stoïciens de l’époque et se lie d’amitié avec des personnalités politiques aussi importantes que Thraséa ou Sénèque49.

Ce que je souhaiterais à présent montrer c’est que Démétrius conduit Sénèque à redéfinir ses rapports avec les autres ; mais à son tour ce modèle va être reconfiguré, retravaillé de manière à s’adapter davantage à la personnalité de Sénèque, un simple progressant qui reste encore trop attaché à ses richesses.

3.1.1. Démétrius dans la Lettre 20 : de l’épicurisme aux indifférents

La première apparition de Démétrius a lieu dans la Lettre 20 à propos du principe selon lequel il faut adapter les paroles aux actes, véritable leitmotiv de la correspondance :

Tu pourras bien me regarder de travers ; c’est encore Épicure qui voudra bien solder le compte pour moi : « Crois-moi, tes discours paraîtront plus imposants, si tu les prononces en portant un grabat et des haillons (in grabato videbitur et in panno) : ce ne seront pas seulement des paroles, mais des preuves ». Quant à moi j’écoute dans d’autres dispositions les paroles de notre ami Démétrius lorsque je l’ai vu nu (cum illum vidi nudum), couché sur ce qui n’est même pas une paillasse (stramentis incubantem) ; il n’est pas maître ès-lettres de la vérité ; il en est le témoignage vivant50.

D’abord, ce qui est intéressant c’est que ce soit un cynique, Démétrius, qui représente l’importance de l’adéquation des actes aux paroles, vérité qui, certes, est devenu un simple topos de la littérature morale, mais qui constitue un des principes majeurs du cynisme51. Ce principe se trouve par conséquent revivifié et « recynicisé » par ce philosophe. Aux yeux de Sénèque, les paroles de Démétrius sont plus consistantes que celles d’Épicure, louées pourtant dans la Lettre 18, en ce que ses haillons et son indigence – ce sont les sens qu’il faut donner ici à l’adjectif nudus – sont pour l’auteur et le lecteur qui se trouvent en position de spectateur, une preuve palpable, vivante et visible de l’autarcie du sage52.

Ensuite, comme le souligne Pierre Cordier, pour la première fois dans la littérature latine, l’adjectif « nudus » en relation avec l’indigence reçoit un sens positif : si dans le livre 5 des Tusculanes Cicéron valorise le mépris de la richesse comme une garantie de la securitas à travers les figures de Socrate, du Scythe Anacharsis ou de Diogène, il évite soigneusement de qualifier la pauvreté du sage en utilisant le terme d’egestas. Sénèque va encore plus loin que l’Arpinate en célébrant la nuditas de Démétrius : c’est le signe d’un certain détachement envers les obligations sociales et le regard de l’autre, en faveur d’une attention plus grande au soin de l’âme53. À ce propos, Sénèque ne qualifie jamais dans la Lettre 5 de nudi les faux-cyniques : il investit ainsi l’adjectif d’une valeur philosophique purement positive qui a trait non à l’apparence physique ou sociale, mais à l’intériorité du sujet. En outre, alors que dans le passage des Tusculanes cité la paupertas philosophique est représentée par un Grec, un barbare ou un marginal, dans la Lettre 20 elle est portée par un Romain, ami de Sénèque, qui fréquente l’élite sénatoriale. Le cynique, figure radicale de l’altérité de Plaute à Cicéron, devient ici un paradigme de la philosophie romaine.

Le personnage de Démétrius et, de manière plus large, le cynisme romain viennent ainsi radicaliser ce que la frugalité d’Épicure pouvait avoir de trop tempéré : ils ne se confondent pas avec la philosophie du Jardin mais s’en détachent clairement. Démétrius doit ainsi permettre à Sénèque de conduire progressivement Lucilius de l’éthique épicurienne à la doctrine stoïcienne des indifférents dont le cynique représente la voie courte. La valorisation de cette nuditas traduit en outre un changement radical de perspective dans les Lettres : Sénèque se détourne davantage des questions politiques pour se centrer sur le perfectionnement intérieur.

3.1.2. Le couple Démétrius-Sénèque dans la Lettre 62

Démétrius réapparaît dans la Lettre 62, mais cette fois-ci étroitement associé à Sénèque, intégré dans son cercle d’amis :

J’ai du temps libre, oui, beaucoup de temps libre, mon cher Lucilius, et où que je sois (ubicumque), je suis à moi. Je ne me livre pas aux choses, je m’y prête, et je ne cours pas après les prétextes à perdre mon temps. Où que je séjourne, je me livre à mes méditations et je tourne et retourne en mon esprit une pensée salutaire. Quand je me donne à mes amis (cum me amicis dedi), je ne me détourne pourtant pas de moi ; je ne m’attarde pas avec des personnes (cum illis moror) avec qui j’ai été mis en rapport soit dans une circonstance fortuite soit en raison de quelque obligation sociale, mais je suis avec les plus vertueux (cum optimo quoque sum) ; quel que soit le lieu, quel que soit le siècle dans lequel ils ont vécu, c’est vers eux que je porte mon esprit. Démétrius, le plus vertueux des hommes, je le mène avec moi (mecum circumfero) et, laissant les empourprés (relictis conchyliatis), je discute avec ce dépenaillé (cum illo seminudo loquor) ; je l’admire. Comment ne pas l’admirer ? J’ai vu qu’il ne lui manque rien. Tel est capable de tout mépriser ; nul n’est en état de tout posséder ; la voie la plus courte vers la richesse c’est de la mépriser (breuissima ad diuitias per contemptum diuitiarum uia est). Or, notre ami Démétrius vit de telle manière qu’il semble moins mépriser toute chose qu’en abandonner aux autres la possession54.

Démétrius est qualifié de « seminudus », terme qui désigne chez Apulée et chez Épictète les cyniques déguenillés55 ; mais chez Tite-Live, appliqué à des consuls romains, à un roi ou à un soldat, il est le signe de l’ignominie56. Démétrius considère ainsi comme un indifférent la richesse, le prestige social et le statut de citoyen libre que pouvait représenter le port de la toge prétexte. Or ici Sénèque valorise cette attitude, comme le suggère l’opposition « et relictis conchyliatis cum illo seminudo ». Comment comprendre que cette egestas soit positive dans le cas de Démétrius, alors qu’elle était condamnée dans la Lettre 5 ?

D’abord, l’indigence de Démétrius n’est pas pure apparence, mais elle est la marque d’un esprit et d’un mode de vie authentiques. Ensuite, elle joue un rôle doublement social. D’une part, elle sert de correctif aux mœurs dissolues de la société néronienne d’après, du moins, la vision qu’en donne l’auteur ; d’autre part, elle est révélatrice des nouveaux liens sociaux que recherche Sénèque dans sa correspondance et dont il offre une définition précisément au début de cette même lettre. En effet, l’auteur propose une communauté d’amis vertueux dans laquelle le rapport à l’autre ne nuit pas au recueillement solitaire mais le favorise, comme le suggère le jeu de mots avec cum : « cum illis moror...congregauit...sed cum optimo quoque sum... ...mecum circumfero...cum illo seminudo ». « Cum » et « circum » soulignent l’idée de compagnie, d’association et de circularité : ils rappellent la théorie stoïcienne des cercles concentriques de Hiéroclès et du cosmopolitisme, le monde étant conçu comme la cité la plus éminente réunissant les êtres de raison.

Sénèque « sociabilise » le Cynique Démétrius, mais, en retour, le Cynique offre un modèle de sociabilité stoïcienne resserré, centré sur l’autarcie (nihil ei deesse) et fondé sur une certaine indifférence à l’égard des conventions sociales. L’auteur ne rougit nullement de s’afficher en public aux côtés de Démétrius ; il assume cette pauvreté dès lors qu’elle est exhibée par l’autre et non portée par lui, comme ce sera le cas dans la Lettre 87. L’expression « brevissima ad divitias... via est » implique l’indifférence envers les biens extérieurs et la doxa. Elle pourrait aussi faire allusion à la célèbre formule d’Apollodore décrivant le cynisme comme la voie courte vers la sagesse, Sénèque représentant ici le stoïcisme comme la voie longue, une voie laborieuse pour le simple progressant qu’il est, enclin aux rechutes et attentif au regard extérieur57. Par conséquent, le cynisme de Démétrius conduit Sénèque à prendre une certaine distance avec le lien de la « petite cité » pour mieux renouer avec la « cité universelle » ; mais il n’est légitime que dans sa relation à l’autre, dans les cercles de l’amicitia, « recyclé », réactualisé par la philosophie stoïcienne de Sénèque.

3.2. Échos « cyniques »

L’auteur ne fait plus mention de l’egestas de Démétrius ; cependant, celle-ci se trouve intégrée dans un réseau thématique et lexical plus vaste : la vertu de Démétrius est présente, par diffraction et fragmentation, comme « miroir brisé » à recomposer.

3.2.1. Réseaux lexicaux

Sans être spécifiquement cynique, l’adjectif « nudus » incorpore l’indigence extrême de Démétrius à l’éloge plus général que Sénèque fait de la frugalité dans sa correspondance. Par exemple dans la Lettre 22, l’auteur emploie le terme « nudus » en lien avec le motif de la voiture pour se moquer des hommes ambitieux qui ne peuvent se déplacer sans un équipage abondant :

Or il est facile, mon cher Lucilius, de se dérober aux occupations, si on en méprise les bénéfices qu’on retire d’elles ; ce sont eux qui nous arrêtent et nous retiennent. « Quoi ! renoncer à de si belles espérances ? S’en aller au moment de la récolte ! Partir nu, la litière sans escorte, la maison vide (nudum erit latus, incomitata lectica, atrium uacuum) ! »58.

Il se pourrait bien que l’interlocuteur dont se moque ici Sénèque soit l’auteur lui-même, si l’on se souvient que dans la Lettre 87 il avoue rougir de son équipage si modeste. Or on retrouve le motif de l’équipage rattaché à celui de la nuditas dans les Lettre 62, à propos de Démétrius que Sénèque transporte dans sa litière59. Ces lettres abordent la question d’une frugalité assumée devant les autres, la litière constituant cet objet par lequel l’homme s’expose et expose au regard d’autrui son statut social.

L’auteur applique de nouveau l’adjectif nudus cette fois-ci à Jupiter lui-même dans la Lettre 31 consacrée à la force d’âme du sage :

Ce qui te fera l’égal de Dieu (parem autem te deo), ce n’est pas l’argent : Dieu ne possède rien ; ni la prétexte (praetexta) : Dieu est nu (deus nudus). Ni la réputation, ni le fait de te parader, ni la célébrité de ton nom propagée parmi les peuples : nul ne connaît Dieu...60

Une nouvelle fois, l’adjectif nudus en lien avec le dénuement est connoté positivement parce qu’il symbolise le total détachement du sage. L’extrait ne présente pas de lien apparent avec le cynisme ; pourtant, à y regarder de plus près, le motif de la nudité de Jupiter fait écho au chapitre 8 du De tranquillitate animi dans lequel l’auteur rapprochait déjà la félicité de Diogène de celle des dieux qui sont « nus »61. À cela, nous ajouterons qu’aussi bien dans la Lettre 31 que dans la Lettre 62 le motif de la nudité est opposé à celui de la toge prétexte, symbole des distinctions sociales.

Ainsi, par un réseau thématique et lexical subtil, l’indigence cynique se trouve intégrée dans une apologie plus générale de la pauvreté. Mais Sénèque va encore plus loin en intériorisant, en faisant sienne dans sa correspondance les discours de Démétrius qu’il transposait dans le De beneficiis. C’est ce que nous allons à présent essayer de montrer.

3.2.2. La voix du cynique intériorisée

Alors que dans le De beneficiis Sénèque rapporte longuement des discours que son ami Démétrius aurait prononcés, dans sa correspondance il ne le cite qu’une seule fois et de manière très brève62. C’est bien la preuve que Démétrius n’est qu’un modèle transitoire. Pourtant, peut-on y voir aussi le signe que sa voix, loin d’être absente, est en réalité intériorisée ? Par exemple, dans la Lettre 110, la dure diatribe qu’adresse Attale contre le luxe présente des parallélismes frappants avec le cynisme et avec Démétrius :

Tourne-toi plutôt vers la véritable richesse : apprends à te contenter de peu et avec toute la ferveur d’une grande âme crie ces nobles paroles (illam uocem magnus atque animosus exclama) : de l’eau, de la polente ! Rivalisons de félicité avec Jupiter même. Rivalisons, je te le demande, même si ces aliments devaient nous manquer ; il est honteux de fonder son bonheur sur l’or et l’argent ; mais il est tout aussi honteux de le fonder sur l’eau et la polente. « Que dois-je donc faire, si je n’ai pas ces deux choses ? » Tu demandes quel est le remède à l’indigence (inopia) ? La faim tue la faim (famem fames finit). [...] L’eau et la polente en question dépendent elles-mêmes du bon vouloir extérieur à toi ; or, libre est celui, non qui laisse peu de prise sur lui à la Fortune, mais qui ne lui en laisse aucune. C’est ainsi : il faut que tu n’aies aucun besoin si tu veux défier Jupiter63.

L’expression « illam uocem... exclama » rappelle l’expression « hanc quoque animosam Demetrii fortissimi uiri uocem audisse me memini » introduisant la prière de Démétrius aux dieux dans le De providentia64. Le discours d’Attale s’inspire de nombreux motifs du cynisme, devenus au premier siècle après J.-C. des topoi : le combat contre la Fortune ; la condamnation du luxe et l’éloge de la pauvreté. De plus, Attale reprend la citation épicurienne de la Lettre 18 selon laquelle l’eau et la polente suffisent pour être heureux ; mais cette fois-ci, il pousse encore plus loin l’exigence autarcique : « aeque turpe in aqua et polenta », citation qui rappelle la doctrine stoïcienne des indifférents. Barbara Del Giovane montre que la formule véhémente et incisive : « famem fames finit » évoque la célèbre formule de Diogène « la faim est la nourriture la plus appétissante et suffisante »65. Cette formule n’est pas proprement cynique, mais elle peut aussi être rattachée à la tradition socratique66. Pourtant, si l’on rapproche la Lettre 110 de la Lettre 20, on s’aperçoit que ces deux expressions viennent opérer, tout comme c’était le cas avec Démétrius dans la Lettre 20, ce même passage d’une sagesse modérée – l’épicurisme – à un rigorisme moral extrême. À travers elles, l’auteur radicalise ses positions éthiques contre un ascétisme épicurien jugé, au terme de la correspondance et de sa vie, mou.

Pour conclure, Démétrius constitue ainsi un modèle vivant, frappant et palpable de la securitas du sage qui encourage le philosophe stoïcien à pousser ses propres limites dans la recherche de la vertu. Mais Démétrius reste un modèle transitoire auquel Sénèque ne pouvait en tant que romain et stoïcien s’identifier. En réalité, l’auteur confère plutôt à l’indigence cynique une nouvelle fonction. D’abord, intégrée au cercle des happy few – Sénèque, ses amis, les philosophes et ses lecteurs –, l’egestas cynique s’inscrit dans une perspective plus large de la correspondance : celle pour Sénèque de redéfinir les liens à soi et aux autres à la fin de sa vie. Enfin, prise dans un « réseau » complexe de lexiques et de motifs, intériorisée, cette egestas nourrit l’itinéraire spirituel de Sénèque et de ses lecteurs.

3.3. Tubéron réhabilité

Reste enfin à déterminer si l’egestas cynique se cantonne au domaine strictement moral ou si elle revêt aussi une dimension politique dans les Lettres. Sénèque lui dénie-t-il entièrement toute valeur transgressive ? Cet aspect mériterait d’être développé ; contentons-nous ici de dire que le contexte politique de l’époque et la situation personnelle de l’auteur conduisent ce dernier à promouvoir un autre modèle de vertu extrême qui appartient, cette fois-ci au passé romain : nous voulons parler de Tubéron.

Membre de l’élite romaine, neveu de Scipion, Tubéron était stoïcien ; il fut le disciple de Panétius, mais il suivit la tendance cynique de son école ; il était célèbre pour sa frugalité67. Tubéron organisa un banquet sacrificiel très sobre pour célébrer la mémoire de son oncle Scipion l’Africain : il fit installer des lits en planches avec des peaux de boucs en guise de couverture et de la vaisselle d’argile. Ce dénuement extrême choqua le peuple romain et entraîna la chute politique du magistrat. Mais, alors que dans le Pro Murena Cicéron condamne comme une « perversa sapientia » ce sacrifice qui, selon lui, convenait davantage à « la mort de Diogène le Cynique (quasi uero esset Diogenes Cynicus mortuus) » qu’à celle « du divin Africain (non diuini hominis Africani mors) »68, Sénèque, dans les Lettres 95 et 98, érige, pour la première fois, en véritable modèle de vertu cet homme qui, en « consacrant, selon les termes de l’auteur, la pauvreté au Capitole (paupertatem in Capitolio consecrare) », sut conformer ses actes à ses paroles au détriment de sa carrière politique69. La situation de crise personnelle et politique que connaît le philosophe à la fin de sa correspondance le conduit ainsi à louer une figure romaine du stoïcisme cynicisant. L’auteur oppose aux excès du régime néronien et à la déliquescence morale de ses contemporains un modèle extrême de frugalité qui ne reste pas enfermée dans la sphère privée, mais touche de près aux rites religieux romains et à la politique70 : c’est sans doute une manière pour lui de montrer ses réserves face aux excès des adulateurs qui multiplient honneurs et célébrations au prince Néron.

Conclusion

Prenons, en guise de conclusion, de la hauteur. Les présences du cynisme dans les Lettres à Lucilius soulèvent une question plus générale : comment la société romaine, régie par des normes en apparence rigides, a-t-elle accepté des pratiques et des notions étrangères, jusqu’à faire de celles-ci l’une des dominantes de son idéologie ? Pour comprendre un tel paradoxe on ne peut aborder le cynisme à Rome comme un bloc monolithique inchangé. Précisément parce qu’il a en horreur tout système doctrinal, le cynisme finit en partie, au gré de ses rencontres avec des traditions morales et ascétiques diverses, par s’acclimater à une culture qui a priori lui est hostile ; une culture, une société, une langue qui l’ont à leur tour converti. En effet, c’est au contact de la société romaine que le cynisme, aux allures anarchistes, devient, pour les intellectuels romains, dans un contexte de décadence morale, un marqueur incontournable de ce contre quoi son fondateur Diogène avait toujours lutté : à savoir les valeurs sociales et éthiques de la cité.

L’importance croissante accordée par les Romains à la subjectivité, dont Les lettres à Lucilius constituent un tournant majeur, tout comme la situation de crise, personnelle et politique, que traverse l’auteur ne pouvaient que renforcer la valorisation de l’autarcie et du bonheur individuel cyniques. L’indigence cynique revue par le stoïcien Sénèque insuffle à ce dernier vieilli et déçu du pouvoir cette ardeur juvénile qu’il connut lorsqu’il était le disciple des Sextii et qui se révèle être nécessaire pour combattre les passions.

Loin de nous en tenir aux seuls témoignages explicites, nous avons choisi d’explorer ailleurs des traces de cynisme, en essayant de dégager un réseau complexe de motifs et de termes qui sans être spécifiquement « cyniques » touchent, à des degrés divers, à cette philosophie. Cette méthode n’en est qu’à ses débuts, mais elle a pour vocation d’éviter les deux écueils habituels qui consistent soit à sous-estimer l’influence réelle du cynisme, soit, à l’inverse, dans une démarche impressionniste, à en voir partout, sans distinguer ce qui relèverait du simple topos appartenant à la littérature morale, des références conscientes à cette philosophie.

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1Je remercie les prof. Ilsetraut Hadot et Jean-Pierre Schneider qui ont eu l’amabilité de relire l’article et de me faire part de leurs remarques. Ce travail a également bénéficié des lumières des prof. Jean-Jacques Aubert, Montserrat Jufresa, Valéry Laurand et Mathilde Simon-Mahé : qu’ils soient ici remerciés pour leurs suggestions et leurs critiques précieuses. Sauf indication contraire, les traductions sont personnelles.

2Cf., par exemple, le site web du ministère de l’Éducation et de la Culture de l’Uruguay (3.09.2013) : http://www.mec.gub.uy.

3Ainsi, dans les Paradoxes des Stoïciens (6,45), Cicéron écrit-il : « Itaque istam paupertatem uel potius egestatem ac mendicitatem tuam numquam obscure tulisti » (« C’est pourquoi ta pauvreté ou mieux ton indigence et ta mendicité, tu ne les as jamais supportées en les cachant »). L’egestas conduit l’homme à renoncer à son honneur et à devenir mendiant ; elle le dégrade, car elle le force à demander assistance à n’importe quelle personne, indépendamment de son rang et de ses liens sociaux.

4Ep. 59,8 ; 82,10. Sur la question de la pauvreté chez Sénèque, cf. Vincent J. Rosivach, « Seneca on the Fear of Poverty in the Epistulae Morales », L’Antiquité Classique 64 (1995), p. 91-98.

5Ep. 5,1-4 ; 29,1 (sur les Cyniques en général) ; 20,9 ; 62,3 ; 67,14 ; 91,19 (Démétrius) ; 29,1 ; 47,12 ; 90,14 (Diogène). – Sur la philosophie cynique en général, nous renvoyons aux études suivantes : Donald R. Dudley, A History of Cynicism From Diogenes to the 6th Century A. D., Londres, Methuen, 1937 ; Ragnar Höistad, Cynic Hero and Cynic King. Studies in the Cynic Conception of Man, Lund, Carl Bloms Boktryckeri, 1948 ; Gabriele Giannantoni (éd.) Socraticorum Reliquiae, 4 vols, Rome, Ed. dell’Ateneo-Bibliopolis, 1983 ; Aldo Brancacci, Oikeios Logos. La filosofia del linguaggio di Antistene, Naples, Bibliopolis, 1990 ; Peter Marshall, Demanding the Impossible. A History of Anarchism, Londres, HarperCollins, 1992 ; Luis E. Navia, Classical Cynicism. A Critical Study, Wesport, Greenwood Press, 1996 ; Marie-Odile Goulet-Cazé, Les Kynika du stoïcisme, Stuttgart, F. Steiner Verlag, 2003 ; Robert B. Branham et Marie-Odile Goulet-Cazé (éds), The Cynics. The Cynic Movement in Antiquity and its Legacy, Berkeley, University of California Press, 1996 ; William Desmond, Cynics, Stocksfield, Acumen, 2008 ; Suzanne Husson, Une cité en quête de la nature. La République de Diogène le cynique, Paris, Vrin, 2011 ; Étienne Helmer, Le dernier des hommes : figures du mendiant en Grèce ancienne, Paris, Le Félin, 2015 ; Marie-Odile Goulet-Cazé, Le cynisme, une philosophie antique, Paris, Vrin, 2017.

6Sur l’importance accordée à l’autarcie dans la correspondance, cf. Jürgen Blänsdorf, « L’interprétation psychologique de l’autarkeia stoïcienne chez Sénèque », in : Raymond Chevallier et Rémy Poignault (éds), Présence de Sénèque, Paris, J. Touzot, 1991, p. 81-96. Sur la fonction thérapeutique des Lettres, cf. Catharine Edwards, « Self-Scrutiny and Self-transformation in Seneca’s Letters », Greece & Rome 44 (1997), p. 23-38 ; Ilsetraut Hadot, Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie, Paris, Vrin, 2014.

7Comme me l’a rappelé le prof. Jean-Jacques Aubert, il faut relativiser la vision d’une société néronienne décadente, car elle relève en partie d’une reconstruction de la part des moralistes de l’époque et des auteurs ultérieurs. Dans cet article nous nous référons ainsi à la représentation que s’en fait Sénèque.

8Cette tension a bien été mise en relief par Giancarlo Mazzoli, « Effetti di cornice nell’epistolario di Seneca a Lucilio » in : Aldo Setaioli, Seneca e la cultura, Naples, Ed. scientifiche italiane, 1991, p. 69-87.

9Sur le cynisme sous la République, cf. Margarethe Billerbeck, « La réception du cynisme à Rome », L’Antiquité classique 51 (1982), p. 151-173 ; Miriam T. Griffin, « Cynicism and the Romans : Attraction and Repulsion », in : R. B. Branham, M.-O. Goulet-Cazé (éds), op. cit. Sur le cynisme à Rome à l’époque impériale, cf. M.-O. Goulet-Cazé, « Le cynisme à lépoque impériale », ANRW II, 36, 4, 1990, p. 2720-2833.

10Sen., Ep. 5,1-6.

11Hor., Ep. 1,17,17-34 : « Voici en effet de quelle manière il se dérobait, dit-on, à la dent du Cynique (mordacem Cynicum) : “Nous faisons les amuseurs, moi pour mon profit, toi au profit du peuple. Ma conduite est, de beaucoup, la plus raisonnable, et la plus relevée. J’aurai un cheval pour me porter, un roi pour me nourrir : voilà pourquoi je fais le courtisan ; toi, tu mendies des objets à bas prix (tu poscis uilia), mais tu es (un mendiant) au-dessous de celui qui te donne, bien que tu prétendes n’avoir besoin de personne”. Toute nuance de vie, toute situation, toute fortune convenait à Aristippe, visant d’ordinaire à s’élever, mais sachant s’accommoder du présent. Celui, au contraire, que l’endurance couvre d’un lambeau plié en deux (duplici panno patientia) m’étonnerait fort s’il s’adaptait à un changement dans la route de sa vie. Le premier n’attendra pas un manteau de pourpre ; il se montrera, vêtu d’une manière ou d’une autre, dans les lieux les plus fréquentés et tiendra avec aisance les deux rôles ; l’autre se gardera d’une chlamyde tissée à Milet (Mileti textam...chlamydem) plus que d’un chien et que d’un serpent, il mourra de froid (morietur frigore), si tu ne lui rends pas son lambeau (pannum) ; rends-le lui et laisse vivre cet idiot. Conduire des opérations, montrer à ses concitoyens des ennemis captifs, c’est s’élever au trône de Jupiter (attingit solium Iouis) et toucher aux honneurs du ciel. » (trad. François Villeneuve légèrement modifiée). – Sur la question du cynisme chez Horace, cf. l’article de John Moles, « Cynicism in Horace’s Epistles I », Proceedings of the Liverpool Latin Seminar 5 (1985), p. 33-60. D’après Jean-Pierre Cèbe (éd.), Satires Ménippées, Rome-Paris, École française de Rome, 1972-1999, dans le fragment 244 un Cynique ou un Stoïcien inviterait ses auditeurs, s’ils veulent être des sages, à se contenter de légumes grossiers, de ces légumes qui composaient l’ordinaire des Cyniques, en abandonnant aux autres, les stulti, les nourritures végétales plus raffinées, qu’il nomme en grec car elles sont spécifiques de l’existence voluptueuse à la grecque : « sed uti serat haec legumina arte parua pauca : cicer, eruillam ; ἀσπαραγία, alia ὄσπια ceteris » (« mais qu’il sème, sans grand savoir-faire, ces quelques légumes : pois chiches, gessettes ; aux autres, asperges et autres légumes »).

12Sen., Ep. 122,3 et 8-9 (trad. Henri Noblot légèrement modifiée).

13Sur la théorie des cercles concentriques, cf. Stobée, IV, 671,7-673,11. Cf. Valéry Laurand, La Politique stoïcienne, Paris, P.U.F., 2005.

14Ep. 8,2-6 : « Je me suis coupé des hommes tout comme des affaires, à commencer par les miennes : je travaille pour la postérité. J’écris quelques préceptes qui peuvent leur être utiles : j’écris des conseils salutaires, des formules en quelque sorte de médication pratique, après avoir éprouvé sur mes propres plaies leur efficacité : elles ne sont pas encore guéries, mais elles ne s’étendent plus. Le droit chemin, que j’ai connu tardivement, quand j’étais lassé de mes égarements, je le leur montre. Je crie : “Fuyez tout ce qui plaît au vulgaire, ce que répartit le hasard. [...] Songez qu’il n’y a rien d’admirable, si ce n’est l’âme ; que pour une grande âme il n’y a rien de grand”. [...] Quand je m’entretiens avec moi, quand je m’entretiens avec la postérité, ne me trouves-tu pas plus utile que lorsque je m’engageais à comparaître comme témoin ? ».

15Marc Aurèle, Pensées 4,29 : « C’est un exilé celui qui fuit la raison sociale [...], un abcès du monde (ἀπόστημα κόσμου), celui qui s’écarte et s’éloigne de la raison de la nature commune et est contrarié par les événements survenus, car la nature qui a produit cela est celle qui t’a aussi produit ; un membre amputé de la cité, celui qui coupe son âme particulière de celle des êtres raisonnables, parce que l’âme est une ». 

16Épictète (Entretiens 3,22,87-89) affirme que le Cynique doit se maintenir en forme, se laver et non rester sale, autrement il fait fuir les hommes. Par ailleurs, dans la Lettre 29,2, Sénèque s’en prend au franc-parler (παρρησία) excessif des Cyniques, qu’il juge également inefficace du point de vue éducatif, car il rend leur enseignement repoussant.

17Pierre Cordier, Nudités romaines. Un problème d’histoire et d’anthropologie, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p 132.

18P. Cordier, op. cit., p. 124.

19La même critique sera également formulée par Épictète. Dans le célèbre chapitre des Entretiens sur les Cyniques, il reproche à des jeunes de réduire la profession de Cyniques à la seule tenue vestimentaire et physique (3,22,10). Lucien qualifie malicieusement la voie cynique de « raccourci vers la renommée » (Vies à l’encan 11), raillant la définition du cynisme, philosophie en actes qui se passe de doctrine, comme une « voie courte » vers la sagesse : « Le sage cynicisera, car le cynisme est un chemin raccourci vers la vertu, comme le dit Apollodore dans son Éthique » (« κυνιεῖν τ᾽ αὐτόν· εἶναι γὰρ τὸν κυνισμὸν σύντομον ἐπ᾽ ἀρετὴν ὁδόν, ὡς Ἀπολλόδωρος ἐν τῇ Ἠθικῇ ») (D. L. VII, 121).

20Cf., par exemple, le fragment 245 des Satires Ménippées de Varron : « Solus rex, solus rhetor, solus formosus, fortis, aecus uel ad aedilicium modium, purus putus : si ad hunc χαρακτῆρα Κλεάνθους conveniet, caue attigeris hominem » (« Seul roi, seul orateur, seul bel homme, courageux, juste même selon la mesure de l’édile, pur et propre : s’il correspond à ce type de Cléanthe, garde-toi de toucher l’homme »). D’après Jean-Pierre Cèbe, op. cit., p. 1139-1140, Varron se moquerait des Stoïciens qui se regardent « comme faits d’un autre bois que le reste de l’humanité, comme des êtres sacrés » ; il présenterait les Stoïciens comme des hommes qui fuient le genre humain ; or pour l’auteur c’est eux que l’homme doit fuir, s’il veut être raisonnable.

21Margarethe Billerbeck, Der Kyniker Demetrius. Ein Beitrag zur Geschichte der frühkaiserzeitlichen Popularphilosophie, Leiden, Brill, 1979.

22Sur l’école des Sextii, cf. coll., Langue latine, langue de la philosophie. Actes du colloque de Rome (17-19 mai 1990), Rome, École Française de Rome, 1992, p. 109-124 ; Ilsetraut Hadot, « Versuch einer doktrinalen Neueinordnung der Schule der Sextier », Rheinisches Museum für Philologie 150 (2007), p. 179-201 et EAD., « L’école des Sextii », paru sur Academia (http://www.academia.edu), article que la savante m’a très aimablement transmis ; qu’elle en soit ici remerciée.

23Barbara Del Giovane, « Attalus and the Others. Diatribic Morality, Cynicism and Rhetoric in Seneca’s Teachers », Maia 67 (2015), p. 3-24.

24Italo Lana, « La scuola dei Sestii », art. citComme le rappelle Éliane Escoubas, « Ascétisme stoïcien, ascétisme épicurien », Les Études philosophiques 22,2, Questions épicuriennes, 1967, p. 163-172, l’ascétisme apparaît comme un retour à une nature non dénaturée. Sur la déliquescence morale de la société julio-claudienne, rappelons l’article de Luciano Cicu, « Non ciuis sed homo. La crisi del sistema culturale romano e la solitudine del saggio », Paideia 53 (1998), p. 89-134. 

25Ep. 18,2-4.

26Ibid., 5-7 et 10.

27Stobée, Anthologie II, 8,21.

28Maxime de Tyr, Dissertations 32,9.

29Je dois la remarque au prof. Jean-Jacques Aubert.

30Les ascèses cynique et épicurienne présentent certains aspects similaires, cf. M. Gigante, Cinismo e Epicureismo, Naples, Bibliopolis, 1992.

31Ivars Avotins, « Training in Frugality in Epicurus and Seneca », Phoenix 3 (1977), p. 214-217.

32Carlos Lévy, « Sénèque et la circularité du temps », in : Béatrice Bakhouche (éd.), L’ancienneté chez les Anciens, t. 2, Montpellier, Université Montpellier III, 2003, p. 491-511.

33Ep. 90,14-16.

34D. L. VI 22.

35De tranquillitate animi 8,4-8.

36Ibid., 8,9.

37De breuitate uitae 14,2 : « Disputare cum Socrate licet, dubitare cum Carneade, cum Epicuro quiescere, hominis naturam cum Stoicis uincere, cum Cynicis excedere ».

38Giovanni Zago, Sapienza filosofica e cultura materiale : Posidonio e le altre fonti dell’Epistola 90 di Seneca, Bologne, Il Mulino, 2012.

39Ep. 86,5-6 et 12.

40Sur le rôle de Scipion, cf. Paolo Mantovanelli, « “Perversioni” morali e letterarie in Seneca », in : Paolo Fedeli (éd.), Scienza, cultura, morale in Seneca. Atti del Convegno di Monte S. Angelo (27-30 settembre 1999), Bari, Edipuglia, 2001, p. 53-86 ; Victoria Rimell, « The Best Man Can Get : Grooming Scipio in Seneca’s Epistle 86 », Classical Philology 108 (2013), p. 1-20.

41 D. L. VI 64 : « [Diogène] entrait au théâtre à contre-courant des gens qui sortaient. Comme on lui en avait demandé la raison, il dit : “C’est ce que je m’efforce de faire tout au long de ma vie”. » Sur la « falsification de la monnaie », cf. D. L. VI 20-21.

42Les dernières œuvres de Sénèque accordent une importance plus grande à la rusticitas comme seul antidote à la décadence de la société néronienne, alors que Cicéron, dans son De officiis, défendait davantage l’urbanitas en prêtant, à l’instar de Panétius, une attention plus grande aux règles de sociabilité ; cf. Rita Pierini, « Modelli etici e società da Cicerone a Seneca », in : Mario Citroni (éd.), Letteratura e civitas. Transizioni dalla Repubblica all’impero. Atti del convegno internazionale (Firenze, 4-6 dicembre 2008), Pise, Edizioni di storia e letteratura, 2012. De même, si dans le De officiis Cicéron condamne le cynisme au nom de la verecundia – attention portée à la conduite et qui nous détourne des initiatives dures ou insolentes par lesquelles on pourrait heurter les hommes –, dans la Lettre 5, ce principe moral qui nous rend digne de l’estime de la collectivité est totalement absent. Les perspectives ont changé : en pleine guerre civile, Cicéron s’efforce de réagir à la division de la cité en proposant une éthique de réconciliation fondée sur l’exemple des maiores et sur les principes du stoïcisme ; dans un contexte de crise morale, politique et personnelle, ce qui importe avant tout à Sénèque c’est sa conversion intérieure et celle de son lecteur, dût-elle – et elle le doit – impliquer une rupture affichée avec le mode de vie de ses contemporains, de simples stulti.

43Ep. 87,2-3.

44Ep. 87,9-10.

45Sur les parallèles possibles entre la Lettre 87 et la philosophie cynique, cf. Giuseppina Allegri, Progresso verso la virtus. Il programma della Lettera 87 di Seneca, Cesena, Stilgraf, 2004. Par exemple, l’expression « Culcita in terra iacet » annonce l’éloge de la pauvreté par Attale dans la Lettre 108 (« laudare solebat Attalus culcitam quae resisteret corpori ; tali utor etiam senex, in qua vestigium apparere non possit. »). L’usage du manteau de voyage, la paenula, rappelle Diogène dans D. L. VI 22. Là encore, la frugalité en question n’est pas proprement cynique, mais s’inspire de diverses traditions philosophiques comme l’épicurisme : Épicure prône aussi la consommation de figues sèches.

46Ep. 87,4-5.

47Nous empruntons l’image à Abennour Bidar dans son article : « Coming out spirituel. Pour une nouvelle société à venir », paru au Huffington Post le 17.02.2017 (https://www.huffingtonpost.fr).

48SVF I 559.

49Son amitié avec Thraséa est telle qu’il assiste à son suicide (Tac., Ann. XVI 35) ; cf. Margarethe Billerbeck, op. cit., p. 46.

50 Ep. 20,9.

51Sur la pauvreté cynique comme sagesse en acte, cf. Stobée, Anthologie IV 32,11. Voir aussi Diogène Laërce, VI 11, qui rappelle que pour Antisthène la vertu relève des actes et n’a besoin ni de longs discours ni de connaissances.

52Sur le sens de « nudus » comme signifiant le port de haillons, cf., par exemple, Sen., Ben., 5,13,3 : « Quaedam, etiam si uera non sunt, propter similitudinem eodem uocabulo comprehensa sunt. [...] Sic, qui male uestitum et pannosum uidit, nudum uidisse se dicit » (« Certains objets, même sans être la chose authentique, doivent à la ressemblance d’être compris sous le même nom. [...] Ainsi, qui a vu un homme mal vêtu, en haillons, dit qu’il l’a vu tout nu »). Sur l’équivalence « nudus » « egens », voir le célèbre plaidoyer de Cicéron en faveur de Sex. Roscius (22,144) et le commentaire qu’en fait Pierre Cordier, op. cit., p. 125-129.

53Pierre Cordier, op. cit., p. 138-144.

54Ep. 62,1-3.

55Epict., Entr. 3,22,10 ; cf. le commentaire qu’en fait Margarethe Billerbeck, Vom Kynismus : Epiktet, Leiden, Brill, 1978, p. 50 ; 56 sq. ; Apulée, Florides 22,42.

56Tite-Live, 9,6,1 ; 24,40,12.

57D. L. VII 121.

58Ep. 22,9.

59C’est le sens qu’il faut donner au verbe « circumfero », comme le rappelle Margarethe Billerbeck, op. cit., p. 28, n. 54.

60Ep. 31,10.

61De tranquillitate animi 8,4-5 : « Qui doute de la félicité de Diogène, pourrait même aussi douter de l’état des dieux immortels, et croire qu’ils mènent une vie bien malheureuse, parce qu’ils ne possèdent ni propriétés, ni jardins, ni champs qui coûtent cher grâce aux soins d’un colon étranger, ni capitaux rapportant gros sur la place. N’as-tu pas honte de t’extasier à la vue des richesses ! Allons, tourne les yeux vers l’univers : tu verras que les dieux sont nus (nudos uidebis deos), donnant tout, ne gardant rien. Penses-tu qu’il est pauvre l’homme semblable aux dieux immortels qui se débarrasse de tous les biens de la fortune ? ».

62Ep. 91,19 : « Eleganter Demetrius noster solet dicere eodem loco sibi esse uoces inperitorum quo uentre redditos crepitus. “Quid enim, inquit, mea, susum isti an deosum sonent ?” » (« Notre cher Démétrius a l’habitude de dire avec beaucoup d’esprit qu’il fait aussi peu de cas de ce qui sort de la bouche des ignorants que des bruits de leurs intestins : “Que m’importe, dit-il, qu’ils fassent du bruit par en haut ou par en bas !” ».

63Ep. 110,18-20.

64Prov. 5,5.

65Barbara Del Giovane, art. cit., p. 7, qui cite Dion Chrysostome VI 12.

66B. Del Giovane, ibid., qui cite Xénophon, Mémorables 1,3,5.

67Cic., Ac. 135 ; Fin. 4,23.

68Cic., Mur. 75-76.

69Ep. 95,72.

70Sur ce sujet, cf. Francesca Romana Berno, « In Praise of Tubero’s Pottery. A Note on Seneca, Ep. 95.72-73 and 98.13 », in : Jula Wildberger, Marcia L. Colish (éds), Seneca Philosophus, Berlin, W. de Gruyter, 2014, p. 369-391, et Jordi Pià-Comella, « Le traitement ambigu de la superstitio dans les Lettres à Lucilius de Sénèque », Maia 69 (2017), p. 386-400.