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Rousseau : le premier Discours, sans le second

Bertrand BINOCHE

Paris-I / Panthéon-Sorbonne

Le premier obstacle auquel se heurte le lecteur du premier Discours tient à cette désignation même : quand on dit le « premier » Discours, on suggère d’emblée que c’est seulement le premier, et pas le second. On sait d’ailleurs que Rousseau l’avait déjà mis en scène après coup en en soulignant le caractère insuffisant1. Or toute une tradition a repris à son compte cette téléologie de telle sorte que ledit premier Discours demeure assez négligé au profit du second où l’on voit en fait paradoxalement la première expression rigoureuse du fameux « système » de Rousseau2.

Au rebours de cet usage, l’analyse tentée ici s’ordonne à la prémisse suivante : lire le premier Discours en faisant abstraction du second – et l’appeler en conséquence, tout simplement, « le Discours », sans épithète. Si naïve que puisse paraître cette formule : le lire pour ce qu’il dit, et non pour ce qu’il ne dirait pas encore ou pour ce qu’il dirait déjà, plus ou moins confusément. On peut voir là une simple expérimentation exégétique : si l’on procède ainsi, qu’est-ce qui se passe ?

1. Totalisation

Voici le premier point qu’il s’agit d’établir : le Discours effectue ce qu’on peut appeler une totalisation critique. La critique est totale au sens :

(1) où elle opère sur tous les fronts polémiques ; c’est le problème du lieu d’énonciation que circonscrit préalablement Rousseau.

(2) où elle enveloppe toutes les institutions ; c’est le problème de l’objet sur lequel s’exerce la critique.

(3) où elle recouvre toutes les histoires anciennes et modernes ; c’est le problème des matériaux requis par la démonstration.

Cette « radicalité » – si l’on peut encore employer un terme aujourd’hui surdéterminé dans le champ dix-huitiémiste – explique l’effet de scandale produit par la publication du texte. Du côté français et catholique, le Télémaque de Fénelon pouvait bien louer la frugalité et la simplicité, mais à Tyr, « [t]ous les citoyens s’appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter » ; à Samos, Philoclès, loin de rejeter tous les livres, en a emporté quelques-uns dans sa grotte et leur sagesse lui est d’un grand secours ; et s’il faut condamner la politique belliqueuse du Roi-Soleil, c’est non seulement parce qu’elle « trouble le commerce », mais surtout parce qu’ainsi « on affaiblit les meilleurs lois et on laisse corrompre les mœurs. La jeunesse ne s’adonne plus aux lettres » – le lecteur a bien lu, la corruption des mœurs ne s’accompagne pas de la culture des lettres, mais de leur abandon3. Du côté suisse et calviniste, les Lettres de Muralt ne se privaient certes pas d’ironiser sur la « politesse outrée » qui caractérise les Français, mais c’était dire que la politesse tout court avait ses avantages et que les Français n’étaient pas dépourvus de mérite, à commencer par la générosité4 ; elles pouvaient faire l’apologie de la campagne contre la ville et abandonner au « peuple des savants » l’art toxique de raisonner5, mais c’était dans le contexte restreint d’une défense des mœurs locales contre le modèle transalpin et non dans celui d’une condamnation générale des sciences et des arts associées au commerce. En ce sens, l’accusation suisse de plagiat qui rabattit le Discours sur les lieux communs de la prédication réformée6 nous semble devoir être comprise plus comme une dénégation de sa réelle originalité que comme un diagnostic lucide.

1.1. Tous les fronts : le lieu d’énonciation

Le Discours se trouvait initialement introduit par une adresse aux académiciens qui le plaçait sous l’autorité de la « lumière naturelle » et du « fond du cœur », ce qui semble exclure et la Révélation et la raison : la réponse à Stanislas évoquera plus explicitement le « guide intérieur, bien plus infaillible que tous les livres, et qui ne nous abandonne jamais dans le besoin »7. La version publiée redouble cette ouverture par une préface destinée cette fois à la République des Lettres et l’on y voit Rousseau anticiper agressivement le « blâme universel ». Mais pourquoi donc renoncer d’emblée aux faveurs du public ? La raison s’en trouve dans une remarquable superposition : « Tel fait aujourd’hui l’esprit fort et le philosophe qui, pour la même raison, n’eût été qu’un fanatique du temps de la Ligue »8.

On ne saurait trop souligner le caractère à la fois provocant et décisif de cette analogie. Provocant : dans une situation qui se caractérise par le clivage des Lumières et de la superstition, Rousseau prétend circonscrire un lieu d’énonciation où les deux adversaires sont renvoyés dos à dos. « Écrasez l’infâme ! », soit... mais qui est l’infâme ? Réponse : le philosophe aussi bien que le fanatique – Voltaire au même titre que Ravaillac ! Comment, en effet, ne pas s’exposer au « blâme universel » ? Décisif : c’est la première page de la première œuvre de Rousseau. Mais sur ce point, celui-ci ne variera jamais et le troisième Dialogue présentera les Philosophes comme les successeurs des Jésuites : s’ils ont paru en prendre le contrepied, « ils ont tendu néanmoins au même but par des routes détournées en se faisant comme eux chefs de parti »9.

Quand par conséquent, on présente l’œuvre rousseauiste comme une auto-critique des Lumières10, on rate le site sur lequel Rousseau se place lui-même : non pas celui d’une subversion interne, d’une critique philosophique des Philosophes, mais celui d’une critique simultanée des Philosophes et des prêtres qui s’autorise d’une extériorité dont le signe se trouve dans le « citoyen de Genève » auquel l’auteur s’identifie agressivement. Comment alors s’étonner que le dernier mot soit revenu à un « promeneur solitaire » ? Toute sa vie, Rousseau s’est positionné comme celui qui cherchait la vérité en refusant de se ranger dans l’un des deux camps en présence. Seul contre tous : la critique est d’abord totale en ce qu’elle vise à la fois tous les protagonistes de la scène littéraire. Mais plutôt que d’adhérer avec enthousiasme à cette auto-héroïsation, il faut se demander comment ce double refus se matérialise sur le plan argumentatif. Quel discours produire quand on prétend se tenir au-dessus des parties en conflit ? Comment donner « les raisons » de ce qui condamne les sciences et les arts sans réactiver les anathèmes sacerdotaux ? Ou, au contraire, sans justifier performativement la Raison contre la Révélation ?

1.2. Toutes les institutions

Pour le comprendre, il faut considérer le procès rousseauiste dans son objet. Il se caractérise par le fait qu’il enveloppe les sciences et les arts avec la politesse et le luxe dans une critique épidémique dont le ressort s’identifie aisément : dans les trois cas, Rousseau réactive la vieille prose des sermons pour en tirer des conséquences à l’orthodoxie plus que douteuse ou, pour mieux dire, « républicaines ».

Cela est vrai en ce qui concerne les sciences et les arts. Les lecteurs de Rousseau rechignent généralement à le voir, mais la tonalité chrétienne du Discours saute aux yeux : « Voilà comment le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés »11. Le renvoi de la science au péché originel, l’affirmation quelques lignes plus bas que la sagesse éternelle avait voulu nous « préserver de la science » et que ce constat doit « mortifier » notre orgueil, l’usage récurrent de l’épithète « vain » pour qualifier notre curiosité, les sciences ou nos recherches12, tout cela ne laisse aucun doute sur le fait que le procès des sciences et des arts instruit par Rousseau doit beaucoup à la prédication traditionnelle. Beaucoup, bien sûr, ce n’est pas tout.

On pourrait expliciter ce point en prenant pour repère le panégyrique de sainte Catherine prononcé par Bossuet moins d’un siècle plus tôt (1660)13. Bossuet y expose les trois grandes formes de corruption auxquelles contribuent les sciences et on peut les retrouver, moyennant quelques déplacements significatifs, dans le Discours de Rousseau :

1) La science profane comme « spéculation stérile et oisive » à laquelle il convient d’opposer la « science du christianisme » qui tend à la pratique et à l’action pieuse. Rousseau ne laisse pas de condamner les « stériles contemplations » et le cas échéant, il peut aussi leur opposer, en toute orthodoxie, « l’étude de la religion »14. En allant dans cette direction, il se trouve conduit à déplorer « l’introduction de l’ancienne philosophie dans la doctrine chrétienne », retrouvant ainsi Tertullien et l’apologétique la plus intransigeante : « Qu’a effectivement à faire Athènes avec Jérusalem ? »15 Mais en règle générale, ce qu’il valorise a contrario, c’est la vertu en acte, les « talents utiles »16. La promotion des sciences utiles a des origines humanistes lointaines et peut signifier bien des choses : comprenons ici utiles aux mœurs et non bien sûr au perfectionnement des arts ou au développement des sciences morales17.

2) La science profane comme « vanité dangereuse », en tant qu’elle vise à se faire connaître soi-même, et qui est celle des philosophes, contre laquelle il faut brandir le « miroir céleste » des perfections du Christ que le prosélyte a pour vocation de présenter à tous les hommes. Rousseau, à son tour, s’en prend aux philosophes qui « vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes » en n’ayant d’autre motif que « la fureur de se distinguer », mais ce qu’il leur oppose, c’est « l’opinion publique », soit ici la morale commune en tant qu’elle garantit le lien civil18.

3) La science profane comme instrument destiné à amasser des richesses dont le plus triste exemple se trouve dans l’Église elle-même où l’on trafique le salut pour de l’argent, contre quoi il faut arguer de ce que « la science du christianisme est un bien qui n’est pas à nous » et dont nous ne sommes les dépositaires que pour répandre la Bonne Nouvelle. Rousseau ne laisse pas de décrier la compromission des sciences avec le luxe, lequel ne semble guère compatible avec les bonnes mœurs et la vertu.

C’est le même procédé qui innerve la critique de la politesse. La littérature chrétienne s’en prenait aussi, bien sûr, à celle-ci, entendue comme la trame des mœurs curiales, et elle faisait valoir a contrario les sombres rigueurs de la piété. Par exemple, écrivant l’histoire de Port-Royal, Racine explique que les Jésuites, pour dévaluer le succès des plaidoyers jansénistes, « s’en prenaient à une certaine politesse de langage qu’ils leur ont reprochée longtemps comme une affectation contraire à l’austérité des vérités chrétiennes »19 : on voit bien ici comment imputer à l’adversaire la politesse, c’est le renvoyer du côté des courtisans et du péché.

Mais, tandis que les prédicateurs déplorent les artifices du courtisan, les Philosophes en sont demeurés tributaires. C’est la célèbre analyse que conduit Norbert Elias en 1939. Dans sa perspective, « les intellectuels bourgeois en plein essor », à la différence de leurs homologues d’outre-Rhin, étaient restés « attachés aux milieux de la cour et à la tradition aristocratique ». De ce fait, les Lumières continuent d’identifier positivement « politesse » et « civilité » comme l’état caractérisant les couches sociales supérieures, mais elles transforment cette dernière en la « civilisation » comme processus réformateur généralisé. Elias percevait en conséquence Rousseau comme une « exception », « le personnage qui avait attaqué avec le plus de violence l’ordre établi de son temps » et qui, de ce fait, n’avait guère eu d’« impact direct sur le mouvement de réforme des intellectuels français d’origine bourgeoise ou noble »20.

Pourtant, pourrait-on objecter, Montesquieu avait précisément opposé en 1748 la politesse courtisane qui « flatte le vice des autres » à la civilité bourgeoise qui « nous empêche de mettre les nôtres au jour »21. En 2002, à l’encontre de Norbert Elias, Heinz Thoma a argué de l’existence d’une tradition moraliste bourgeoise qui s’approprie la critique religieuse de la politesse aristocratique sans pour autant se replier sur les vertus de la retraite : entre la flatterie et l’humilité, on s’efforce de faire place à autre chose que l’on dénomme tantôt l’homme « vertueux », tantôt l’homme « doux et sociable » et qui a pour mission de prendre en charge un nouvel éthos, irréductible à ceux du croyant et du courtisan22. Lorsque Rousseau attaque « ce voile uniforme et perfide de politesse »23, il apparaît alors comme l’héritier de cette redéfinition morale. Le « blâme universel » auquel il s’expose dans la préface en fanfaronnant recouvre la grande trivialité du registre et s’il faut lui concéder une originalité, elle se trouve ailleurs : c’est d’avoir connecté ce topos à la critique des sciences et des arts, tout cela étant enveloppé dans un procès de l’artifice auquel il manque encore – toujours le même finalisme – l’anthropologie de la perfectibilité.

Mais il faut lire la phrase en entier : « ce voile uniforme et perfide de politesse », Rousseau l’impute expressément « aux lumières de notre siècle ». Et dans sa réponse à Stanislas, il associe abruptement les gens de lettres aux courtisans24, validant ainsi l’analyse d’Elias. Certainement, il existe une critique éclairée de la politesse courtisane. Mais ce n’est pas celle de Rousseau. À la politesse, il n’oppose ni l'humilité ni la civilité – et même, il convient de le noter, Rousseau s’abstient soigneusement d’employer ce dernier terme. Quand il énumère les « grands mots » des Philosophes, il mentionne : « Lumières, connaissances, lois, morale, raison, bienséance, égards, douceur, aménité, politesse, éducation, etc. »25, mais pas « civilité ». À la politesse, il oppose résolument la rusticité du laboureur, toujours prêt à prendre les armes quand l’exige le salut public. À « l’homme doux et sociable », il oppose « l’homme sain et robuste »26. Le laboureur rustique de Rousseau ne coïncide pas bien avec le « diligent laboureur » du Télémaque27, on le trouve à Sparte et dans les rudes cantons de Suisse plutôt qu’en Crète ou dans les riantes campagnes de France.

Le procès du luxe, enfin, met en œuvre la même stratégie. Bien sûr, l’apologétique chrétienne, faisant l’éloge de la pauvreté, s’en prenait au « superflu ». Ainsi de Fénelon :

Où sont ces anciens instituteurs de la vie religieuse qui ont voulu se faire pauvres par sacrifice, comme les pauvres de la campagne le sont par nécessité. Ils s’étaient proposés pour modèle de leur vie celle de ces ouvriers champêtres qui gagnent leur vie par le travail et qui, par ce travail, ne gagnent que le nécessaire28.

On voit que, le moine se faisant laboureur, la pauvreté du chrétien ressemblait pas mal à la frugalité du citoyen. Ou peut-être faut-il le dire en sens inverse, le citoyen vertueux ayant été rétrospectivement conçu comme une figure laïque du moine ? Revenons un instant à Montesquieu : après avoir opposé la civilité à la politesse comme nous l’avons vu plus haut, il l’avait distinguée des manières « simples et rigides » instituées par Lycurgue29. Or l’amour des Spartiates pour la démocratie n’était rien d’autre que « l’amour de la frugalité »30. Et celui-ci se superposait si bien à l’amour évangélique de la pauvreté que la vertu républicaine pouvait être décrite comme trouvant son ressort dans ce qui fait de même l’efficacité de la règle monastique, à savoir la passion paradoxale pour la privation qui résulte du sacrifice des « passions ordinaires »31. La boucle se trouvait ainsi bouclée, le citoyen rabattu sur le moine, et le commerce d’aujourd’hui, celui de la navigation hauturière, pouvait alors se voir découvrir un nouvel horizon : s’il « corrompt les mœurs pures », il faut dire aussi qu’« il polit et adoucit les mœurs barbares »32.

Rousseau n’est pas si retors. Il reprend à son compte la caractérisation de la vertu par la frugalité et lorsqu’il déclare : « Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent », il recopie Montesquieu33. Mais il se garde bien de répéter l’analogie du moine et du citoyen, laquelle ne pouvait qu’horrifier le citoyen de Genève et il ne trouvera jamais aucun mérite au commerce extérieur.

Lycurgue n’est pas saint Benoît. Le rempart historique contre la corruption se trouve dans la frugalité républicaine et non dans la pauvreté chrétienne qui ne s’y identifie pas du tout. L’expérience historique n’établit d’ailleurs pas seulement le rapport entre science, luxe et corruption, mais aussi le lien entre corruption et empires ou monarchies34. Derrière la morale, il y a la politique et derrière la politique, celle des monarchies commerçantes, il y a assurément Voltaire, le seul contemporain nommé dans le Discours, sous un jour au reste peu favorable35 : c’est l’exemple même de l’artiste vénal qui préfère l’admiration du public à celle de la postérité. Et c’est l’effet navrant d’une série désastreuse : les sciences et les arts entraînent le luxe qui entraîne la dissolution des mœurs qui entraîne la dégradation du goût. Voltaire est bien le fils servile de son triste temps. Rousseau non : « Je suis un barbare », déclare fièrement l’exergue.

La question du rapport entre les sciences et les arts d’un côté, les mœurs de l’autre, était donc la possibilité d’intervenir dans la querelle du luxe et d’apostropher publiquement le prince des Belles-Lettres. C’était un bon moyen pour faire une irruption bruyante sur la scène publique. Mais surtout on comprend que la question de départ se trouve étendue par Rousseau de telle sorte qu’elle associe tous les pans de l’existence humaine : la connaissance, la religion, la cité, la richesse, le goût, tout cela s’amalgamant dans les « mœurs », le grand mot du siècle36. On comprend que, dans la réponse à Bordes, il refuse ouvertement de séparer le problème du luxe de celui des sciences et des arts37. C’est justement la connexion qui importe et le procès recouvre tout ce qui va bientôt être appelé « civilisation ». La critique est donc totale non seulement au sens où elle vise simultanément le fanatique et le philosophe, mais encore au sens où elle enveloppe toutes les formes de la vie policée qui se présente alors comme la vie dégradée, pour ne pas dire aliénée.

1.3. Toutes les histoires

Mais la critique est encore totale en un troisième sens. La question de l’Académie mentionnait « le rétablissement des sciences et des arts », c’est-à-dire la période s’ouvrant avec le reflux des lettrés byzantins en Europe occidentale qui avait suivi la victoire ottomane de 1453. Or l’argumentation de Rousseau excède expressément cette séquence et ne vise rien moins que toute l’histoire humaine :

[N]os âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c’est un malheur particulier à notre âge ? Non Messieurs ; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. [...] le même phénomène s’est observé dans tous les temps et dans tous les lieux38.

La lettre à Raynal récidivera : « J’ai fait plus : j’ai rendu ma proposition générale [...] et j’ai trouvé le progrès de ces deux choses toujours en proportion ». La réponse à Bordes enfoncera encore le clou : « Or le résultat de cet examen est que le beau temps, le temps de la vertu de chaque peuple, a été celui de son ignorance ; et qu’à mesure qu’il est devenu savant, artiste et philosophe, il a perdu ses mœurs et sa probité »39.

La thèse semble donc claire : elle affirme un rapport de proportionnalité inverse entre la culture des lettres et l’intégrité des mœurs. Le lecteur contemporain ne pouvait pas ne pas y entendre résonner un motif récurrent de lamentation dans la littérature d’église : « L’instruction augmente et la foi diminue »40. Mais ce leit-motiv se voit ici conférer une acception tendanciellement profane. Certes, il arrive à Rousseau d’en retenir le sens chrétien : « La science s’étend et la foi s’anéantit » ; mais le plus souvent c’est de la vertu civique qu’il s’agit : « L’embarras de mes adversaires est visible toutes les fois qu’il faut parler de Sparte »41. Il faut alors comprendre que l’instruction s’accroissant, c’est l’amour de la république, non la foi, qui s’efface.

2. Polémique

Or cette thèse s’exposait à trois objections majeures :

  1. Le caractère sous-déterminé de la corrélation ;
  2. L’incompatibilité des deux termes du rapport ;
  3. La contradiction performative de l’énonciation.

Ce furent là les points sensibles que ne manquèrent pas de percevoir les lecteurs de Rousseau dont on aurait tort de sous-estimer le flair. La bruyante polémique qui s’ensuivit était censée clarifier sa position, mais naturellement les choses tendirent plutôt à s’embrouiller.

2.1. Le caractère sous-déterminé de la corrélation

Dans le « Discours préliminaire » à l’Encyclopédie42, D’Alembert fit aussitôt à Rousseau une série d’objections dont l’enjeu le plus général doit être compris ainsi : vous êtes d’un côté ou de l’autre – du nôtre, celui de l’Encyclopédie à laquelle vous contribuez de fait, ou du leur, celui de nos adversaires qui condamnent les sciences parce qu’elles naquirent de l’orgueil. Il faut choisir. Concrètement, ces critiques portaient sur l’imputation de causalité que paraissait effectuer Rousseau : si l’on observe « dans tous les temps et dans tous les lieux » un rapport nécessaire entre la corruption des mœurs et le développement des sciences et des arts, n’est-ce pas que celui-ci implique celle-là ?43 La corrélation est ainsi interprétée comme un rapport de causalité et les réticences de D’Alembert gravitent toutes autour de ce point.

Dans sa réponse à Stanislas, Rousseau n’en retient qu’une en citant le texte de manière très approximative44. Elle consiste à soutenir que ladite imputation de causalité est fallacieuse car, en toute rigueur baconienne, on n’a pas examiné correctement les présences et les absences : comment affirmer que les sciences et les arts sont cause de la corruption morale sans avoir préalablement observé le rôle joué par d’autres variables – le climat, le gouvernement, etc. Le lecteur de Montesquieu ne peut pas ne pas se poser la question45. Mais, sur le moment, Rousseau se dérobe en avançant que le problème est d’une envergure telle qu’il excède le cadre rhétorique de la réponse aussi bien que le cadre politique d’une monarchie qui, par définition, ne saurait tolérer d’être ouvertement mise en cause.

Il est difficile de ne pas voir ici l’indice d’un certain embarras et l’on doit chercher ailleurs les éléments d’une contre-attaque. Ils existent et la corrélation se trouve déterminée avec plus de précision chemin faisant. D’une part, nous devons comprendre que « la science engendre nécessairement le vice »46. C’est donc bien d’une causalité nécessaire qu’il s’agit. Et à bien y regarder, la seconde partie du Discours n’avait pas d’autre but que de la démontrer : « Après avoir employé la première partie de mon Discours à prouver que ces choses avaient toujours marché ensemble, j’ai destiné la seconde à montrer qu’en effet l’une tenait à l’autre »47. La première partie découvre donc seulement un rapport de corrélation tandis que la seconde le détermine comme un rapport de causalité.

Mais il reste à circonscrire celui-ci. De ce que les sciences et les arts impliquent la corruption morale, il ne s’ensuit pas qu’ils en aient le monopole : « Partout il [M. Gautier] me fait raisonner comme si j’avais dit que la science est la seule source de corruption parmi les hommes ; s’il a cru cela de bonne foi, j’admire la bonté qu’il a de me répondre »48. Voilà qui pouvait éventuellement satisfaire D’Alembert auquel on concède ainsi que d’autres causes de corruption sont envisageables sans qu’il soit nécessaire de les préciser et sans que cela entame la thèse du Discours. Du même coup se trouve neutralisée une autre objection du même interlocuteur : à supposer que ce soit possible, il ne suffirait pas de supprimer la cause pour supprimer l’effet (de brûler les bibliothèques pour rétablir la vertu49) puisque des variables concurrentes peuvent continuer de le produire. Il serait au demeurant bien naïf de vouloir corréler a contrario l’ignorance à la vertu : il existe des « peuples ignorants et très vicieux », des nations de brigands dont l’ignorance est criminelle ; et il existe aussi des peuples jadis policés et irréversiblement corrompus qui jamais ne retrouveront leur vertu d’antan50.

Ainsi la thèse semble-t-elle sauvée. Mais il suffit de retourner la formulation du problème pour qu’il se complique : si la science engendre nécessairement le vice, n’est-ce pas qu’elle en procède tout aussi nécessairement ? C’est ce qu’affirme d’entrée de jeu la seconde partie du Discours : « Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices : nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devaient à nos vertus ». Rousseau le répétera à Bordes : « Nos sciences ont donc leurs sources dans nos vices ». La causalité est donc circulaire : le vice engendre les sciences et les arts qui engendrent le vice. De fait, c’est exactement ce qu’affirmait le Discours à propos de l’oisiveté : « Nées dans l’oisiveté, elles [les sciences] la nourrissent à leur tour »51. L’oisiveté est ici, de toute évidence, la requalification chrétienne et négative du loisir des Anciens.

Soit. Mais dans quel vice au juste les sciences trouvent-elles leur terrain nourricier ? Dans l’oisiveté ou dans l’orgueil ? Rousseau les associe parfois : « La vanité et l’oisiveté qui ont engendré nos sciences, ont aussi engendré le luxe »52. Mais il invoque ailleurs l’inégalité qu’il appelle alors « la première source du mal » et il soutient qu’avant la désastreuse invention du tien et du mien, on voit mal « en quoi pouvaient consister ces crimes, ces vices qu’on leur [les hommes] reproche avec tant d’emphase »53. N’est-ce pas dire qu’il faut pousser la régression au-delà même du vice, quel qu’il soit, c’est-à-dire au-delà de la morale, car celle-ci procède à son tour de ce que le siècle suivant nommera les rapports sociaux. Du péché originel, on bascule ainsi du côté de la propriété privée. C’est très précisément ici que le Discours devient le « premier » Discours.

Autre problème : si les sciences s’enracinent dans le vice, elles sont congénitalement impures. Comment alors dire : « La science est très bonne en soi, cela est évident ; et il faudrait avoir renoncé au bon sens pour dire le contraire » en parlant quelques lignes plus bas des « sciences dont la source est si pure, et la fin si louable »54 ? Et comment le redire ailleurs : « Tel aliment est très bon en soi qui dans un estomac infirme ne produit qu’indigestions et mauvaises humeurs »55 ? On peut à la rigueur accorder les deux propositions en précisant que la science, bonne en soi, est de Dieu et que seule son appropriation par l’homme est mauvaise : « la science toute belle, toute sublime qu’elle est, n’est point faite pour l’homme »56. Nous voici alors ramenés au péché originel.

Mais les choses se compliquent encore. Si l’on dit que la science est mauvaise en tant qu’elle arrive à l’homme, il faut demander quel homme. Or il s’avère qu’elle n’est pas mauvaise en fait pour tous, mais seulement pour certains d’entre eux, à vrai dire une écrasante majorité. Ce nouveau partage se conjugue avec insistance. La conclusion du Discours oppose les « précepteurs du genre humain », c’est-à-dire « les Verulams, les Descartes et les Newtons » aux « compilateurs » qui ont introduit la populace dans le sanctuaire du savoir. La réponse à Stanislas oppose « la nation » à « chaque homme en particulier ». La lettre à Grimm répète : « C’est un des grands inconvénients de la culture des lettres que pour quelques hommes qu’elles éclairent, elles corrompent à pure perte toute une nation ». Et la lettre à Bordes : « J’ai déjà dit cent fois qu’il est bon qu’il y ait des philosophes, pourvu que le peuple ne se mêle pas de l’être »57.

2.2. La compatibilité des deux termes du rapport

On peut se demander de quel côté se trouvait la « fureur de se distinguer »58 car on ne pouvait prendre plus ouvertement le contre-pied des Lumières qui avaient pour vocation de se propager, comme en témoigne exemplairement l’Encyclopédie, à laquelle Diderot assignera pour but, dans l’article éponyme, « de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre, d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons et de les transmettre aux hommes qui viendront après nous »59. Les Encyclopédistes, au fond, élèvent la compilation à une désastreuse dignité, ils en font la philosophie elle-même. Mais surtout on constate que ce clivage entre plèbe et génies fonctionne comme une sorte de joker argumentatif et permet à Rousseau de neutraliser les deux autres grandes objections qu’on ne pouvait manquer de lui adresser.

Comment dire, en effet, que le rapport entre la moralité et la culture des sciences et des arts est un rapport d’inverse proportionnalité sans en inférer aussitôt qu’elles sont incompatibles ? De fait, « de peuple vertueux et cultivant les sciences, on n’en a jamais vu »60. Et comment alors n’en pas conclure qu’il faut sacrifier la science à la vertu ? Certes, l’ignorance peut être celle des brigands, mais pour entretenir l’innocence là où elle se trouve, il faut préserver aussi « la douce et précieuse ignorance » qui méprise « l’opinion que les autres pourraient avoir de nos lumières »61. L’obscurantisme a ses vertus que la raison ne peut, par hypothèse, qu’être impuissante à discerner. Mutatis mutandis, Rousseau retrouvait ainsi la difficulté à laquelle s’était heurté quelques années plus tôt le janséniste abbé Duguet quand il s’en était pris aux manufactures qui « font tort aux pauvres et aux petits artisans, en leur enlevant la matière de leur travail » et qu’il avait suscité les foudres de Fontenay dans ses Lettres sur l’éducation des princes (1746) :

Sous prétexte de réformer quelques abus, il courrait le risque de tout bouleverser ; il ferait fermer tous les spectacles, brûlerait tous les tableaux et briserait toutes les statues. Et qu’ont fait de pis les Goths qui ont saccagé Rome ? Nous prêchera-t-on toujours la barbarie sous le spécieux prétexte de la dévotion ?62

Les mêmes causes produisent les mêmes effets et Rousseau, dans une note de la seconde partie du Discours, ne semble pas regretter outre mesure qu’on ait incendié la bibliothèque d’Alexandrie !63 Mais il dit aussi autre chose, se refusant à affirmer l’incompatibilité pure et simple des deux termes de l’alternative. Il faut ici prêter attention aux dernières lignes de la première partie :

Quoi ! La probité serait fille de l’ignorance ? La science et la vertu seraient incompatibles ? Quelles conséquences ne tirerait-on point de ces préjugés ? Mais pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu’examiner de près la vanité et le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent et que nous donnons si gratuitement aux connaissances humaines64.

La réponse à Stanislas aura ainsi beau jeu de reprocher aux critiques d’avoir manqué de bonne foi : « puisque la science et la vertu sont incompatibles, comme on prétend que je m’efforce de le prouver »65. Justement, Rousseau ne le prouve pas. Il prouve même le contraire et qualifie cette incompatibilité prétendue de « préjugé ».

De quel « préjugé » s’agit-il ? C’est l’antique antienne des prédicateurs qui, renvoyant la science à l’orgueil, en concluent qu’il vaut mieux s’en tenir à une pieuse simplicité. Comme disait par exemple Fénelon, les « maximes d’une conduite sage, modeste et laborieuse » nous élèvent au-dessus de tous les docteurs66. Précisément parce que la première partie du Discours allait si nettement en ce sens, Rousseau doit opérer un brutal démenti. Et la seconde partie, de fait, va conclure tout autrement. Il faut dire que sciences et vertu sont conciliables, à condition de préciser : conciliables dans le petit nombre des « précepteurs du genre humain » dont Bacon, Descartes et Newton fournissent les plus illustres exemples – ceux-là mêmes qui se retrouvent sous la plume de D’Alembert quand il retrace le rétablissement des arts et des lettres dans le Discours préliminaire à l’Encyclopédie67. La seconde partie ne se borne donc pas à confirmer, ni même à préciser la thèse formulée en conclusion de la première : elle la corrige.

Mais conciliables comment ? Rappelons-nous que Bacon fut chancelier d’Angleterre : s’il cultiva les sciences avec tant de succès, c’est que le prince lui avait offert la position de conseiller. On peut cesser d’opposer la science à la vertu et les conjuguer ensemble si on y associe encore un troisième terme : « C’est alors seulement qu’on verra ce que peuvent la science, la vertu et l’autorité animées d’une noble émulation et travaillant de concert à la félicité du genre humain »68. Et encore un quatrième : la seule récompense digne des « savants de premier ordre », c’est en effet « celle de contribuer par leur crédit au bonheur des peuples, à qui ils auront enseigné la sagesse », c’est-à-dire à qui ils auront pu l’enseigner du fait de leur position de conseiller. La sagesse n’est pas la science, réservée aux savants, c’est une morale publique, chrétienne ou civique selon le sens qu’on veut donner à la vertu.

Science et morale ne peuvent donc se conjuguer ensemble dans la personne du philosophe qu’associées à l’État et au bénéfice de la nation. In fine, Rousseau retrouve ainsi l’une des grandes idées du siècle, à savoir qu’il faut associer le savoir au pouvoir et qu’au triste pacte du prédicateur et du tyran, il faut substituer l’heureuse alliance du philosophe et du monarque. Éclipsant avantageusement le compilateur qui pervertit le grand nombre en prétendant l’instruire, le philosophe succède non moins favorablement au prêtre en conseillant sagement le prince. On comprend que les Encyclopédistes aient pu accueillir l’auteur du Discours, tout en le sommant de lever les équivoques constitutives de sa position. Sans succès.

Et cela devait rester sans succès pour autant que la conclusion du « Citoyen de Genève » se trouvait ailleurs. Aussitôt après avoir esquissé cette euphorique combinaison du savoir, du pouvoir, de la vertu et du bonheur public, Rousseau se met brutalement en retrait, du côté des « hommes vulgaires à qui le Ciel n’a point départi de si grands talents » et se réclame d’une « vraie philosophie », laquelle se résume dans la vertu comprise comme la « science sublime des âmes simples »69. C’était bien dire que le procès des sciences et des arts ne pouvait s’instruire qu’à partir d’une autre philosophie que celle des Philosophes à laquelle il ne pouvait être question de laisser le dernier mot.

2.3. La contradiction performative

L’affirmation d’une franche incompatibilité entre la science et la vertu doit donc être mise au compte des « préjugés » de la théologie dont le Discours doit d’autant plus se démarquer qu’il s’en trouve dangereusement proche. Remarquable à cet égard la contradiction performative dont Rousseau lui-même accuse les partisans de l’Église ayant vainement entrepris de résister à la pénétration du christianisme par la philosophie grecque : « Mais ils eurent beau crier ; entraînés par le torrent, ils furent contraints de se conformer eux-mêmes à l’usage qu’ils condamnaient ; et ce fut d’une manière très savante que la plupart d’entre eux déclamèrent contre le progrès des sciences. »70

Le grief est remarquable parce que Rousseau s’y trouve lui-même exposé : à l’image de l’argumentaire théologique qu’il condamne, le Discours n’est-il donc pas le savant procès du savoir ? Avec sa bienveillance habituelle, Voltaire le lui reprochera : « et Timon au sortir du repas demanda une plume et de l’encre pour écrire contre ceux qui cultivent leur esprit »71. Prenant la difficulté au sérieux, la réponse à Stanislas, déjà, s’en défendait avec soin en avançant plusieurs contrefeux72.

(a) Nous connaissons déjà le premier : la contradiction performative suppose l’incompatibilité objective de la science et de la vertu. Or celle-ci n’existe pas pour le petit nombre. Si celles-ci ont été de fait conciliables chez Bacon, Descartes ou Newton, pourquoi ne le seraient-elles pas chez Rousseau ? « Mais comment aurais-je pu dire que dans chaque homme en particulier la science et la vertu sont incompatibles [...] ? ».

(b) On peut encore admettre la contradiction sans invalider la thèse : que l’auteur du Discours prône la vertu sans être vertueux (puisqu’il écrit en savant), cela prouverait simplement que la théorie n’est pas la pratique, nullement que la théorie soit fausse. Cela suppose bien sûr que la contradiction performative soit rabattue sur celle des principes et des actes, ce qui ne se peut sans confusion.

(c) Une autre voie se présente qui permet à nouveau d’admettre la contradiction sans compromettre la thèse. L’auteur peut nier qu’il argumente en savant : « d’ailleurs, je suis fort éloigné d’avoir de la science, et plus encore d’en affecter ». Par où il renvoie en effet à l’introduction où il s’identifiait comme un « honnête homme qui ne sait rien, et qui ne s’en estime pas moins »73. En dissociant l’estime de soi d’avec le savoir, Rousseau peut aussi bien satisfaire les admirateurs de Socrate que les partisans de la simplicité chrétienne, mais dans tous les cas il récuse la valorisation des Lumières par l’opinion publique : une âme pure « n’a pas besoin de chercher un faux et vain bonheur dans l’opinion que les autres auraient de ses lumières »74.

(d) Enfin, après avoir évoqué cette fois positivement la stratégie des Pères de l’Église qui utilisaient la philosophie contre la philosophie, il est possible de prétendre que le remède est dans le mal et qu’il s’agit de légitime défense : « si quelqu’un venait pour me tuer et que j’eusse le bonheur de me saisir de son arme, me serait-il défendu, avant que de la jeter, de m’en servir pour le chasser de chez moi ? » À la fin de la réponse à Stanislas, Rousseau répétera l’argument : « Laissons donc les sciences et les arts adoucir en quelque sorte la férocité des hommes qu’ils ont corrompus »75. Il faut comprendre ici que le procès de corruption étant irréversible, on ne peut plus souhaiter que le statu quo76.

Conclusion

Le « premier » Discours mérite d’être lu pour ce qu’il dit et doit être soustrait à l’ombre rétrospective dans lequel l’a rétrospectivement plongée le « second » Discours, lequel s’est spontanément présenté à Rousseau lui-même comme sa suite et sa correction. Il apparaît alors comme une critique totale faisant jouer simultanément les ressorts de la religion, de la politique et de la morale – de l’apologétique chrétienne (catholique ou calviniste), du civisme républicain (l’amour de la frugalité et de l’égalité) et de la sagesse encyclopédique (la culture baconienne au chevet du Prince). Ce faisant, il brouillait les cartes au risque de s’y perdre lui-même et ne pouvait manquer d’attirer à lui les foudres de la nouvelle génération des Lumières. Mieux : il contribue à constituer ce champ en imposant une question qui l’irriguera jusqu’à la Révolution française incluse – de 1750 à 1795, nul auteur qui ne se sente contraint d’articuler le progrès des sciences et des arts avec celui des mœurs. Or cette question n’est pas celle du second Discours, mais bien celle du premier. Elle peut être judicieusement désignée comme celle de l’inégalité des progrès. La formule est de Friedrich Schlegel, qui déclare en 1795 :

Le problème spécifique de l’histoire, c’est l’inégalité des progrès (die Ungleichkeit der Fortschritte) dans les divers secteurs de la culture humaine totale, et notamment l’écart important en degrés de la culture intellectuelle et de la culture morale77.

Schlegel écrit ceci dans le contexte d’une recension de l’ouvrage posthume de Condorcet publié la même année par les bons soins du Directoire. Ce n’est bien sûr pas un hasard et l’on peut soutenir que le Tableau historique n’avait pas d’autre but que de clore la discussion une fois pour toutes en réécrivant l’histoire universelle de telle sorte que soit démontré sans appel « par quels liens la nature a indissolublement uni les progrès des lumières et ceux de la vertu »78. « Indissolublement » : l’adverbe renvoie ici à un rapport de proportionnalité directe qui est l’envers exact de celui qu’avait prétendu établir Rousseau. Mais le renversement supposait un changement de terrain : à la juxtaposition inductive des histoires anciennes et modernes qui constituait encore le matériau de Rousseau, Condorcet substituait l’histoire, au singulier, des progrès conjugués de l’esprit humain.

Le problème n’était donc résolu que parce qu’il était déplacé. En tous les sens de l’expression, on avait changé de temps.

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1Voir le livre VIII des Confessions : « Cependant, cet ouvrage, plein de chaleur et de force, manque absolument de logique et d’ordre ; de tous ceux qui sont sortis de ma plume, c’est le plus faible de raisonnement et le plus pauvre de nombre et d’harmonie, mais avec quelque talent qu’on puisse être né, l’art d’écrire ne s’apprend pas tout d’un coup. » Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1959-1995, t. I, p. 352.

2C’est bien sûr Victor Goldschmidt qui illustre au mieux cette approche : Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau (Paris, Vrin, 1974) ; il consacre un préambule d’une centaine de pages au premier Discours, pas loin de sept cents au second ! Et le premier ne peut se lire alors que par défaut : « Mais dans le premier Discours, la raison ne prend pas encore la place de l’histoire : simplement, elle l’éclaire » (p. 30). En 1994, Paul Audi a consacré un ouvrage entier au « premier » Discours (De la véritable philosophie. Rousseau au commencement, Paris, Le nouveau commerce, 1995), mais le lecteur de Rousseau n’y trouvera guère que Michel Henry...

3Fénelon, Les aventures de Télémaque, liv. III et XI (Œuvres, Paris, Gallimard, 1983-1997, t. II, p. 36, 186-188 et 193).

4Béat-Louis de Muralt, Lettres sur les Anglais et les Français, et sur les voyages, s. l., s. n., 1726, t. II, p. 111 et 38-39. Rappelons que la rédaction des Lettres (1697 ; publ. 1725) est contemporaine de la publication du Télémaque (1699).

5Ibid., t. III, p.162.

6Béla Kapossy, Iselin contra Rousseau. Sociable Patriotism and the History of Mankind, Bâle, Schwabe Verlag, 2006, p. 67. C’est contre cette accusation que la préface au Narcisse déclare : « Je sais que les déclamateurs ont déclaré cent fois tout cela ; mais ils le disaient en déclamant et moi je le dis sur des raisons [...]. » Œuvres complètes, éd. citée, t. II, p. 969.

7Discours, in Œuvres complètes, éd. citée, t. III, p. 5 et p. 42.

8La réponse à Stanislas renverra de même rageusement le théologien au philosophe (Ibid., p. 45, note).

9Œuvres complètes, t. I, p. 967.

10Ce qui est un lieu commun des études rousseauistes : Louis Althusser, Politique et histoire de Machiavel à Marx, Paris, Seuil 2006, p. 110 ; Bruno Bernardi, « Rousseau, une autocritique des Lumières », in Esprit, no 357 (août-septembre 2009), p. 109-124 ; Claude Mazauric, Jean-Jacques Rousseau, à vingt ans, Nîmes, Le Diable Vauvert, 2011, p. 139-140 ; Miguel Abensour, « La radicalité contre le progressisme. Rousseau – Adorno », in Katia Genel (éd.), La dialectique de la raison. Sous bénéfice d’inventaire, Paris, Éditions de la MSH, 2017, p. 171-173.

11Discours, p. 15.

12Ibid., p. 9, 14 et 15 par exemple. Jean Starobinski avait noté cela dans « Le premier Discours. À l’occasion du deux cent cinquantième anniversaire de sa publication », Annales de la Société J. J. Rousseau, t. 43 (2001) p. 32, note 24.

13Bossuet, Œuvres, Paris, Gallimard, 1950, p. 501 sq.

14Discours, p. 17 et 44 ; voir aussi p. 93.

15Voir Bart Ehrman, Les christianismes disparus, trad. J. Bonnet, Paris, Bayard, 2007, p. 299.

16Discours, p. 26.

17Tout le monde s’accorde alors pour valoriser les connaissances utiles, mais l’épithète peut renvoyer à des choses bien différentes : voir Sayaka Oki, « L’utilité des sciences d’après les discours des secrétaires perpétuels de l’Académie royale des sciences de Paris au XVIIIe siècle », in Franck Salaün et Jean-Pierre Schandeler (éds.), Entre belles-lettres et disciplines. Les savoirs au XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2011, p. 77-87.

18Discours, p. 19.

19Racine, Abrégé de l’histoire de Port-Royal, part. I (Œuvres, t. IV, Paris, Hachette, 1886, p. 456).

20Norbert Elias, La civilisation des mœurs, trad. P. Kamnitzer, Paris, Presses-Pocket, 1976, p. 70 et 58-59. Elias retrouvait ainsi sous une forme savante un lieu commun de la polémique réformée dont Muralt fournit un bon exemple quand il dit des Français : « Ils sont courtisans d’inclination et, pour ainsi dire, de naissance [...]. » Lettres, op. cit., t. II, p. 18.

21Montesquieu, De l’esprit des lois, XIX, 16.

22Heinz Thoma : « Politesse und Kulturkritik : Rousseaus Erster Discours im Kontext », in Anne Amend-Söchting et al. (éds.), Das Schöne im Wirklichen Das Wirkliche im Schönen, Heidelberg, Universitätsverlag, 2002, p. 391-403.

23Discours, p. 8.

24Ibid., p. 37, note.

25Dans la lettre à Raynal, p. 33. Le terme « politesse » ne semble pas se rencontrer ailleurs dans le Discours.

26Discours, p. 32. L’opposition est claire, p. 31 et 60.

27Fénelon, Les aventures de Télémaque, liv. V (éd. cit., p. 57).

28Fénelon, « Discours sur les principaux devoirs et les avantages de la vie religieuse », Œuvres, Paris, Gallimard, 1983, t. I, p. 904.

29Montesquieu, De l’esprit des lois, XIX, 16.

30Ibid., V, 3.

31Ibid., V, 2. Dans le sillage de Leo Strauss, ce texte a pu être lu comme la confusion polémique de la Cité et de la Grâce, ouvrant l’espace du commerce et de la modernité (Pierre Manent, La cité de l’homme, Paris, Fayard, 1994, p. 38-39).

32De l’esprit des lois, XX, 1.

33Rousseau, Discours, p. 19. Montesquieu, De l’esprit des lois, III, 3.

34Roger D. Masters, La philosophie politique de Rousseau, trad. G. Colonna d’Istria et J.-P. Guillot, Lyon, ENS Éditions, 2002, p. 265 : « La seule forme civilisée de gouvernement qui ne soit pas conquise, c’est une république non corrompue ».

35Discours, p. 21. Henri Gouhier, Voltaire et Rousseau. Portraits dans deux miroirs, Paris, Vrin, 1983, p. 34.

36Franck Salaün, L’affreuse doctrine. Matérialisme et crise des mœurs au temps de Diderot, Paris, Kimé, 2014, notamment p. 109-110.

37Discours, p. 79.

38Ibid., p. 9-10.

39Ibid., p. 32 et 76.

40Fénelon, « Sermon pour la fête de l’Épiphanie pour la vocation des Gentils », 1687 (Œuvres, t. I, p. 842).

41Discours, p. 48 et 83.

42Rousseau, Discours, p. 27. Discours préliminaire..., Paris, Vrin, 2000, p. 143. Voir Victor Goldschmidt : « Le problème de la civilisation chez Rousseau (et la réponse de D’Alembert au Discours sur les sciences et les arts) », in Manuscrito, vol. III, no 2 (avril 1980), p. 93-125.

43Jean-Claude Bourdin s’est récemment arrêté avec précision sur cet aspect du problème : « Du gouvernement des mœurs », in Francesco Toto et al. (éds.), Entre nature et histoire. Mœurs et coutumes dans la philosophie moderne, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 347-351.

44Rousseau, Discours, p. 42-43.

45A contrario, le lecteur de Rousseau ne peut que constater rétrospectivement que Montesquieu demeurait bien discret sur les sciences et les arts...

46Rousseau, Discours, p. 76, note.

47Ibid., p. 63.

48Ibid., p. 62 (je souligne). Même argument dans la préface à Narcisse (éd. cit., p. 964, note) : « Il y a parmi les hommes mille sources de corruption ; et quoique les sciences soient peut-être la plus abondante et la plus rapide, il s’en faut bien que ce soit la seule ».

49Ibid., p. 55 et 95. Et la préface à Narcisse, p. 964.

50Ibid., p. 75, 54 et 56.

51Ibid., p. 17, 94 et 18. À noter que Rousseau identifie ailleurs (p. 91) l’oisiveté au loisir, ce qui revient à condamner non seulement les philosophes des Lumières, mais encore les philosophes de l’Antiquité, non seulement les Modernes, mais encore les Anciens. Cela va de pair avec l’association des philosophes grecs aux orateurs (p. 14) dont le pendant se trouve dans celle des philosophes aux prêtres de Baal, qui ne vaut certes pas mieux (p. 44).

52Ibid., p. 74.

53Ibid., p. 49 et 80.

54Ibid., p. 36.

55Ibid., p. 64.

56Ibid., p. 36.

57Ibid., p. 29, 39, 60 et 78. La liste n’est pas close : voir encore p. 41, 72 et 102 ou la préface à Narcisse, p. 970-971.

58Dont Rousseau dut d’ailleurs se défendre : « [...] il n’est donc pas nécessaire de supposer que je n’ai voulu que m’égayer sur un frivole paradoxe ; [...] » (p. 40). C’est ce qui avait conduit jadis Claude Nicolet à évoquer suggestivement le « passéisme paradoxal » du Discours (L’idée républicaine en France, Paris, Gallimard, 1982, p. 71).

59Diderot, Œuvres complètes, t. VII, p. 174. Voir Philippe Beck et Denis Thouard (éds.), Popularité de la philosophie, Fontenay-aux-Roses, ENS Éditions, 1995.

60Discours, p. 91.

61Ibid., p. 54.

62Bernard Grœthyusen, Les origines de l’esprit bourgeois en France, Paris, Gallimard, 1977, p. 233-234.

63Discours, p. 28, note.

64Ibid., p. 16.

65Ibid., p. 38 (je souligne).

66Fénelon, « Discours sur les principaux devoirs et les avantages de la vie religieuse », op. cit., t. I, p. 918.

67D’Alembert, Discours préliminaire, éd. citée, p. 125-131.

68Discours, p. 30 (je souligne). Sur le philosophe des Lumières comme conseiller, voir la thèse soutenue par Ariane Revel en 2017 à l’Université Paris-VIII sous l’intitulé : « “Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire...”. Écriture philosophique et transformation politique en France, 1750-1780. »

69Discours, p. 30.

70Discours, p. 48.

71Voltaire, Sur le paradoxe que les sciences ont nui aux mœurs (publié en 1756 au vol. IV de l’édition Cramer), in Œuvres complètes, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, t. XLV-B, p. 78.

72Discours, p. 39.

73Ibid., p. 5.

74Ibid., p. 54.

75Ibid., p. 56.

76Voir encore la préface à Narcisse, p. 971-972.

77Kritische Ausgabe, Munich, F. Schöningh, 1966, t. VII, p. 7.

78Tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, INED, 2004, p. 241 (voir aussi p. 292 et 450).