Steven Pinker, La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin / Steven Pinker, Enlightenment Now. The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress
[2011], trad. de l’anglais (États-Unis) par Daniel Mirsky, Paris, Les arènes, 2017, 1 040 p., préface de Matthieu Ricard (1). / New York, Viking, 2018, XIX + 556 p. (2)
Professeur à l’Université de Harvard, l’a. est le rédacteur de bestsellers volumineux et limpides, qui lui valent une réputation internationale et presque populaire. Son livre le plus important vient de paraître en français (1), muni d’une préface éclairante et enthousiaste de Matthieu Ricard. J’ai mis la main dans une librairie publique de l’aéroport de Genève sur son ouvrage le plus récent (2), qui énonce les fondements optimistes de son anthropologie : l’appel aux Lumières et la raison, la défense de la science, le plaidoyer pour l’humanisme et le progrès. Si nous nous intéressons d’abord au volume plus ancien (1), c’est surtout en fonction de sa méthode et de sa conception de la violence et du mal. La méthode est d’abord clairement quantitative et statistique. À l’aide de nombreux graphiques, l’a. démontre, de manière apparemment irréfutable, le déclin de la violence. Contrairement aux préjugés répandus, notre monde actuel est bien moins violent que les mondes et les sociétés d’antan. Cela implique aussi des analyses fort subtiles de la médiatisation intense typique de notre temps, médiatisation qui induit des illusions d’optique. Mais le point de vue de l’a. implique aussi une éthique et une anthropologie. Autant je suis impressionné par la démonstration puissante et optimiste de ce livre, avec ses exemples infinis, autant je m’interroge, d’un point de vue plus philosophique et plus théologique, sur la conception de la violence et du mal qu’il véhicule, et donc aussi sur son anthropologie normative. Je n’ai rien à redire sur son plaidoyer pour moins de violence, y compris dans le discours et dans la pratique des religions. L’intention, à n’en pas douter, est louable et bonne. La méthode de l’a. est non seulement quantitative et statistique, elle relève aussi d’une psychologie des comportements. Mais la bonté de la visée justifie-t-elle une certaine naïveté quant à la volonté de l’être humain et à son penchant au mal ? L’a. parle plus de violence que de mal, un thème qui paraît extérieur à son champ de pensée. La référence à Kant, encore plus fortement soulignée – et finalement critiquée – dans le volume plus récent (2), doit-elle se réduire à un rationalisme, à un scientisme et à un progressisme, sans penser, au cœur même de l’humanisme envisagé, la possibilité actuelle et morale du mal, fondement du passage à la violence ? Et penser ce lien anthropologique et ontologique du mal et de la violence signifie-t-il nécessairement un appui idéologique apporté à la morosité et à la négativité ? Faute de différencier l’approche statistique et l’approche normative, ces deux ouvrages nous laissent une impression d’optimisme insuffisamment critique et dialectique. Le deuxième volume nous semble souffrir d’un déficit philosophique considérable. L’éthique déontologique y est démolie sans nuance, sans que cette critique se tienne au niveau de la pensée kantienne et de sa réception (notamment chez Ricœur, complètement ignoré ici). Quant à l’opposition entre l’humanisme et le théisme, elle est utilisée de manière presque grotesque. Malgré ces réserves, qui obligent à n’utiliser la pensée de l’a. qu’avec prudence, il ne fait guère de doute que la foule de données et d’analyses proposées nourrissent notre réflexion morale de ressources à la fois utiles et provocantes. Ce sont donc des livres à lire de toute urgence, avec le recul critique essentiel à toute éthique et à toute métaphysique contemporaines.