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Michael Jakob (éd.), Des jardins et des livres

Genève, MétisPresse/Fondation Bodmer, 2018, 462 p.

Jean BOREL

C’est une exposition tout à fait exceptionnelle par le choix du thème et l’importance des ouvrages exposés qui a été organisée par le professeur Michael Jakob à la fondation Martin Bodmer du 28 avril au 9 septembre 2018. Il s’agissait en effet de rassembler, dans une perspective historique, les écrits majeurs consacrés à l’art des jardins, et rédigés aussi bien en Occident qu’au Proche-Orient, en Chine et au Japon. Et comme cet art, depuis l’aube des temps, fait appel par essence et par définition à tous les domaines de la vie et de la réflexion humaine, chaque œuvre nous met en rapport d’une manière unique non seulement avec les théories scientifiques et les traités de jardinage de leur époque, mais également avec les désirs et les rêves de plaisirs esthétiques et poétiques, avec certains concepts décisifs que les religions et les philosophies des civilisations envisagées ont élaboré sur le sens spirituel du jardin comme espace de sens privilégié, avec les épopées, l’imagination visionnaire et les littératures que toutes ces cultures de la beauté et de l’agrément n’ont cessé de susciter. Le livre qui accompagne cette exposition est à lui seul un événement éditorial de haute tenue, d’abord par l’intérêt des contributions de la première partie, et ensuite par la qualité des explications qui sont données pour présenter 174 chefs-d’œuvre sur les 250 que de grandes bibliothèques publiques et privées ont bien voulu prêter pour la première fois. Comme le dit Michael Jakob en introduction, c’est ce dynamisme de « la relation ininterrompue entre l’écriture et le jardin, la page et la terre bien agencées » qui doit être mis en lumière, tant il est vrai que, sous quelle que latitude que l’on se trouve, « la littérature au sens large s’impose en tant que reflet du jardin, et que le jardin se concrétise en puisant dans les sources littéraires » (p. 9). Ce principe s’illustre de manière exemplaire en Chine, et c’est à Yolaine Escande, traductrice des plus anciens traités chinois de la peinture de paysage, d’ouvrir les perspectives en montrant justement de quelle manière écriture et jardin ont toujours été inséparables pour les chinois. Pour eux, en effet, la culture du paysage en général, et celle des jardins en particulier, constituent une catégorie sociale, historique, artistique, philosophique, esthétique, littéraire, idéologique si importante que l’on peut « affirmer qu’il n’est point de jardin sans écriture. [...] C’est ainsi que, plongé dans la découverte des jardins comme dans la lecture d’un livre, le promeneur se perçoit comme le chaînon d’une longue lignée, relié à son passé historique, ce qui le rassure et le conforte dans son mode de vie et ses croyances » (p. 21). La seconde contribution, de Denis Ribouillault, évoque l’Hortus academicus, les académies de la Renaissance et le jardin comme lieu idéal, construit sur le modèle de l’Académie de Platon, et propice à la quête et à l’enseignement de la philosophie et de toutes les autres connaissances, des mathématiques à la météorologie, en passant par l’astronomie, la rhétorique, la géographie, l’histoire, la grammaire, etc. Nous repartons pour le Japon avec Nicolas Fiévé qui nous initie aux contenus particulièrement sophistiqués des Livres de savoirs et de techniques sur l’art des jardins, œuvres datant du XVIIe  s. et résultats d’une longue histoire de l’habitat des élites qui a reposé, depuis la période ancienne (593-1185), sur une spatialité dans laquelle non seulement l’individu faisait partie intégrante de l’environnement naturel, mais qui a été profondément nourrie de mythes et de légendes, de cultes primitifs de shinto et de courants de pensées véhiculés par le bouddhisme et les conceptions taoïstes de l’univers. La précision avec laquelle on a pensé là les règles et dressé les croquis sur les dispositifs des pierres et de l’emplacement des éléments constitutifs d’un paysage artificiel, dont la vocation est de toujours devoir être en relation harmonique avec le macrocosme, est remarquable. Jacques Berchtold nous fait ensuite revenir sur les terres de Grande-Bretagne, pour nous expliquer les réalisations et théorisations des Livres jardiniers du 18e siècle, chez les auteurs desquels s’est imposé un nouveau style de jardin expressif, irrégulier, dé-géométrisé et pittoresque, qualifié justement d’anglais ou d’anglo-chinois, en opposition au style régulier, géométrique, cérébral et classique du siècle précédent. Ces jardins renvoient à un vaste dispositif d’allusions savantes, et « apparaissent à celui qui entreprend de les parcourir comme des sortes de bibliothèques-labyrinthes dispersées dans l’espace naturel du parc, dont chacun des “rayons” ou des “départements” trouverait un abri ou un cadre symbolique dans une fabrique de style approprié » (p. 79). Impossible de parler de jardin sans aborder les développements et l’essor que la botanique et la connaissance curative des herbes ont connus à partir de la Renaissance, et qui ont donné lieu à d’importants et superbes herbiers et catalogues de plantes, poursuivant à leur tour le travail de pionnier qu’avaient commencé les moines du Moyen Âge. C’est ce que mettent en valeur les deux exposés de Lucia T. Tomasi et Alessandro Tosi. Dans le même ordre de préoccupation, impossible de ne pas se pencher sur le modèle rousseauiste de la méditation dans la nature, « par opposition à la sociabilité mondaine autour d’une lecture à haute voix » (p. 74). Michel Delon dégage ainsi la manière dont Rousseau « emprunte à la tradition mondaine de la réunion extérieure l’idée d’une intimité qui s’établit cette fois entre la nature et l’individu. S’étendre par terre, s’accouder sur un rocher, c’est rechercher un contact direct, s’intégrer aux cycles de la végétation et à la rondeur du paysage. Ce qui rapproche les lectures, libertine et mystique, c’est le rôle du texte pour ouvrir un espace imaginaire » (ibid.). Que le jardin des Lumières se définisse plus que jamais comme indissociable de la littérature, c’est ce que montre encore Monique Mosser, puisque c’est là que « sont nés, selon Jean-Marie Morel qui fut l’un de ses théoriciens, différents genres, tels que le poétique, le romanesque, le pastoral et l’imitatif » (p. 84). Et la première partie de se terminer avec un aperçu original sur les développements de surfaces définies comme jardins en Suisse, qui prennent leur source dans la culture paysanne empirique et l’exemple des jardins monastiques, comme celui de Saint-Gall. En effet, dit Anne-Marie Bucher, « les jardins de campagne, tels qu’on les trouve encore dans des régions rurales d’Emmental jusqu’en Suisse orientale, sont nés de la séparation d’un lopin de terre – d’une surface agricole sinon exploitée en coopérative – pour la culture privée de légumes et de condiments » (p. 89). Et, pour revenir à l’essor que les jardins pittoresques expressifs ont pris dans l’Europe du XVIIIe  s., il n’est pas indifférent d’apprendre qu’une grande part de cette tendance peut être attribuée à la Suisse selon Hans-Rudolph Heyer, car « la révolution de l’art des jardins est encouragée par des textes influents écrits par des auteurs helvétiques. Sans oublier l’exemple de l’Ermitage d’Arlesheim, un jardin paysager aménagé avant la Révolution française : inauguré en 1875 à Waldtal près d’Arlesheim, il révèle l’accomplissement de ce nouvel idéal qui prône une nature inaltérée, libre et se passant de tout embellissement artificiel » (p. 92).

La seconde partie est donc consacrée à la description de 174 chefs d’œuvre, qui nous font passer du Livre des morts du prêtre égyptien Inpehefnakht et d’un discours de Nabuchodonosor en 595 av. J.-C., d’un exemplaire de l’Odyssée publié à Florence en 1488 et de la Bible polyglotte d’Anvers (1572) à Modern Mature, The Journals of Derek Jarman (1942-1994), réalisateur, scénographe, écrivain et jardinier, où s’entremêlent rêveries bachelardiennes, récits personnels et « cascades de citations » littéraires sur la botanique, l’histoire des plantes et des jardins. Entre ces deux extrêmes défilent de magnifiques volumes de Théophraste, Caton, Varron, Palladius, Strabon, Horace, Pline et Plutarque. Nos yeux découvrent ensuite avec émerveillement le traité du chrétien nestorien Ibn Butlan, né à Bagdad au IIe  s., lequel constitue une synthèse unique de la médecine et de la botanique médiévale arabe ; les évocations de jardins enchantés dans les Dits du Genji japonais ; les descriptions des vergers dans Érec et Énide de Chrétien de Troyes et le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Pétrarque, Dante, Boccace, Christine de Pisan, Alberti, ainsi que les théoriciens protestants à l’art des jardins comme Olivier de Serres, Salomon de Caus, Claude et André Mollet, et de nombreux auteurs moins connus sont au rendez-vous de ce parcours passionnant qui nous confronte avec toutes les façons de considérer le rapport de l’être humain avec lui-même et la nature, via la culture d’un jardin public, communautaire ou personnel. « Le paradis de Francesco Pona, par exemple, représente l’idéal aristocratique d’un jardin éternel, le rêve de porter entre les murs de la ville (et dans les pages du livre) un souffle de la Nature divine et un résumé de la culture humaine, dans lequel la botanique pratique et l’érudition historico-littéraire vont de pair » (p. 231). Avec le Thresor des parterres de l’univers de Daniel Loris, le Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l’art de Jacques Boyceau de La Barauderie, l’Architectura recreationis de Joseph Furttenbach ou encore le Traité du jardin de Ji Cheng, nous mesurons à quel point la réflexion préscientifique se joint à la méditation philosophique et métaphysique ; combien il est important de relier les données les plus techniques de construction et de décoration transmises oralement et secrètement, avec une vision idéale, picturale et poétique du jardin et, à travers lui, une vision du monde. Chaque siècle se fait ainsi le témoin de ces exigences et de ces nostalgies, et notre XXIe  s. n’échappe pas à ce même effort. Il se doit d’être à la fois l’héritier des précédents et l’inventeur de nouvelles formes d’espaces de vie, qui soient des espaces de sens, d’harmonie et de repos, dans un monde urbain de plus en plus compact, contraignant et polluant. Cet ouvrage devrait être un livre de chevet obligé pour faire ce travail d’avenir absolument nécessaire, et propre à protéger l’humanité de la déshumanisation et la nature de la dénaturalisation croissante à laquelle l’industrie et la technologie la livrent sans merci.