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Stefan Müller-Doohm, Jürgen Habermas. Une biographie

traduit de l’allemand par Frédéric Joly, Paris, Gallimard (NRF), 2018 [2014], 650 p.

Denis MÜLLER

Il est passionnant de lire et de consulter cette biographie assez monumentale, en relation avec les publications qui ne cessent d’affluer sous la signature de Habermas (voir en particulier les deux volumes Parcours également recensés ici). Le lecteur est renvoyé de manière constante aux interventions publiques et scientifiques ainsi qu’aux publications très nombreuses du philosophe de Francfort. Un appareil précis de notes et d’appendices l’aide à s’y retrouver dans la jungle d’une œuvre complexe, très commentée, interprétée et discutée. L’a. signale avec probité les réticences que Jürgen Habermas et son épouse Ute ont annoncées et maintenues tout au long de la gestation d’une telle biographie. La crainte était très grande chez le couple établi à Starnberg de devoir faire face à des investigations par trop intimistes ou indiscrètes. À notre avis, le biographe a su tenir avec élégance et finesse une juste distance entre la curiosité malsaine et l’intellectualisme abstrait. Le philosophe (c’est sous ce label que le sociologue et penseur allemand est le plus souvent évoqué) est situé dans son parcours personnel et familial ; l’importance de sa femme y apparaît sans cesse, de manière forte et même croissante au fil des années ; l’attention portée aux enfants et aux petits-enfants est également très prégnante. On sent bien que Habermas vit, pense et progresse au fil d’amitiés choisies, ce qui rend d’autant plus douloureuses les ruptures fracassantes qui ont pu se produire (ainsi avec l’écrivain Martin Walser, qui fut son ami, mais dont il ne toléra pas la relativisation de l’Holocauste). On découvre l’extraordinaire générosité personnelle et intellectuelle d’un philosophe dédié à la rencontre et au dialogue, mais aussi certains traits de caractère plus problématiques : l’esprit polémique, la capacité de se mettre en colère ou de ne pas tolérer d’autres pensées que la sienne. Certes, le portrait qui est ainsi dressé ne provient pas du seul fait et du seul agir d’un intellectuel brillant et mondialement célèbre ; il émane aussi des descriptions et des polémiques conduites par ses adversaires, dans des controverses parfois saignantes (par exemple, sur les questions du positivisme des historiens, de l’histoire allemande, de l’Holocauste, de la démocratie, de l’Europe, de la fin des États-nations). Soit en nous rappelant des choses déjà bien connues, soit en mettant en avant des aspects moins connus de la vie et de l’œuvre du philosophe, cette biographie a l’immense mérite de souligner des points philosophiques et théologiques essentiels. La pensée de Habermas surgit et se développe au contact de la pensée des autres, de ses maîtres et de ses amis les plus éminents. La figure de Theodor W. Adorno est ici évidemment centrale. Fondateur de l’École de Frankfort avec Max Horkheimer, Adorno n’a pas seulement été le penseur de la dialectique négative, essentielle dans la pensée critique de Habermas, il a aussi écrit sa thèse sur Kierkegaard. Chez Habermas, l’intérêt pour le religieux en général et les rapports entre judaïsme et christianisme d’autre part, n’occupera que progressivement une place significative. En passant, on notera qu’une des seules rencontres avec un islamologue a eu lieu en 2008 avec un certain... Tariq Ramadan ! Rencontre mémorable, nous dit le biographe ; Habermas s’est montré « impressionné » par les exposés de l’islamologue d’origine égyptienne ; il lui a semblé que « la culture majoritaire chrétienne-séculière » avait au contraire beaucoup de peine à se comporter avec tolérance envers les autres religions (p. 431). Mais c’est surtout avec les théologiens catholiques et protestants que Habermas a discuté ; son fameux dialogue avec le cardinal Ratzinger à Starnberg fut plus positif, pour lui, que le discours de Benoît XVI à Ratisbonne. Il fut notamment en contact avec Johann Baptist Metz, Wolfhart Pannenberg et Friedrich-Wilhelm Graf. Son œuvre a été aussi discutée par Trutz Rendtorff, que Müller-Doohm semble par contre ignorer. – L’œuvre et la carrière internationale de Habermas furent marquées par autant d’auteurs prestigieux : Adorno, dont il fut l’assistant, Gadamer, qu’il admire intensément, par-delà tout ce qui les sépare : il est frappant de voir à quel point le concept et la pratique herméneutiques sont omniprésentes chez Habermas, alors qu’on a souvent tendance à opposer l’École de Francfort et l’herméneutique. Très importants furent aussi l’amitié et le dialogue avec Karl-Otto Apel. Le thème transcendantal du fondement ultime, cher à ce dernier, trouva chez Habermas non seulement un écho critique très vif, mais aussi des prolongements philosophiques singuliers ; ni le tournant linguistique, ni le tournant pragmatique ne parvinrent à éteindre la flamme (quasi) fondationnelle, comme en atteste l’insistance habermassienne sur la philosophie postmétaphysique. Habermas n’a jamais cessé de dialoguer avec Gershom Scholem sur les thèmes entrecroisés du judaïsme, du sionisme et de la religion. Ses rencontres avec Rawls ont été malheureusement assez rares, malgré la proximité assez grande de leurs philosophies. Leur unique rencontre semble avoir été féconde. L’amitié et le dialogue avec Richard Rorty ont été très intenses. Des auteurs majeurs comme MacIntyre ou Walzer sont nettement moins présents ; un dialogue avec le premier aurait pu constituer une mise à l’épreuve féconde sur le thème de la métaphysique ; quant au deuxième, son intérêt pour le judaïsme et pour les socialismes présente certaines analogies avec le « protestantisme de gauche » de Habermas. En fait, Habermas se contente d’éloigner d’un revers de la main des collègues aussi monumentaux que MacIntyre, Walzer, Charles Taylor et encore Hans Jonas, les réduisant à des positions caricaturales (communautaristes pour les trois premiers). Faut-il attribuer ce travers à un des effets du provincialisme de la philosophie allemande (ce qui relèverait d’une autre forme de caricature) ou à un reflet du schématisme dominant en Europe occidentale ? Parmi les thèmes politiques dominants, on notera une fidélité inconditionnelle envers Israël, ponctuée de plusieurs voyages dans ce pays. Un fait divers assez significatif est l’appel lancé par le collègue de Kyoto Kazuo Inamori : « parlez-nous de vous ». Le philosophe de l’intersubjectivité et de la communication ne se dérobe pas entièrement à la demande et insiste sur ses opérations successives de la voûte palatine, sur son handicap dans la communication orale et sur son expérience adolescente de la fin de la guerre. Les sept questions des étudiants italiens, posées à Habermas et au pape nous valent une réponse en sept points tout aussi brefs (2007). « Il n’y a pas de vérité au singulier » (p. 471).

En lisant cette biographie, qu’on pourrait presque appeler un essai bibliographique au long cours, on se pose, comme lecteur francophone, cette question : pourquoi le biographe parle-t-il si peu des traductions de Habermas en français et, corrélativement, de la réception et de la discussion de l’œuvre habermassienne en français ? Cela est-il dû à la faible intensité de cette réception (indéniablement plus rare que celle en allemand ou en anglais) ou à un manque d’attention à son égard ? Pourquoi la thèse de doctorat de Jean-Marc Ferry (L’éthique de la communication, PUF, 1987) n’est-elle ni citée ni utilisée ? Pourquoi les autres travaux de Jean-Marc Ferry et les contributions remarquables d’un Mark Hunyadi ne sont-ils pas discutés et exploités ?