Jürgen Habermas, Parcours, tome premier. Sociologie et théorie du langage. Pensée postmétaphysique (1971-1989) / Jürgen, Habermas, Parcours, tome second, Droit cosmopolitique, monde vécu et religion. Pensée postmétaphysique (1990-2017)
édition établie par Christian Bouchindhomme, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, revu et actualisé par Frédéric Joly, Paris, Gallimard (NRF essais), 2018, 572 p. / édition établie par Christian Bouchindhomme, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme, Frédéric Joly et Valéry Pratt , Paris, Gallimard (NRF essais), 2018, 649 p.
Ces deux tomes forment un tout, dont la présente recension rend compte dans son ensemble. L’immense travail éditorial effectué depuis des années par Christian Bouchindhomme, traducteur, introducteur et commentateur de l’œuvre de Jürgen Habermas, trouve ici un nouvel aboutissement, qui cette fois reconstruit la pensée du philosophe et sociologue allemand d’un point de vue diachronique (de 1971 à 2017) et systématique (sociologie et théorie du langage, droit cosmopolitique, monde vécu et religion, pensée postmétaphysique, éthique de la discussion). L’idée d’un tel parcours semble remonter à une intuition éditoriale, celle, sans doute, de Bouchindhomme lui-même. Il est évidemment impossible, dans le cadre d’une simple recension, de retracer dans ses moindres détails le cheminement philosophique considérable d’un auteur aussi profond et complexe. Nous allons donc nous limiter ici à trois points : 1) La progression systématique de la pensée (de la sociologie à la philosophie, de l’éthique de la discussion au droit cosmopolitique et à la politique). Dans la vie même de Habermas, sociologie et philosophie s’enchevêtrent. Mais plus la pensée s’approfondit, plus la raison communicationnelle et postmétaphysique se fait architectonique et synthétique, reprenant les différentes couches de la réalité et du langage. Il importera à cet égard de prêter une attention soignée aux relectures de Husserl et de Wittgenstein proposées ici par Habermas ; 2) le passage de la critique de la métaphysique à la pensée postmétaphysique. Ici, la discussion principale est menée avec Dieter Henrich, dont la haute figure, aux yeux de Habermas, trône quasiment à la même hauteur que celles de Hans-Georg Gadamer et de Karl-Otto Apel ; 3) le chemin de la critique de religion à la verbalisation du sacré et à l’élargissement de la rationalité. Le tome premier est ouvert par un texte fort intéressant de 2004, reproduisant la conférence tenue par Habermas à Kyoto (voir l’écho qui en est donné dans la biographie de Müller-Doohm). Le philosophe, en réponse à la demande expresse de son hôte japonais, formule quatre éléments centraux au sujet des liens entre sa vie et son œuvre : les opérations de la lèvre palatine subies dans son enfance ; les problèmes de communication rencontrées à la suite de cet événement, avec notamment la préférence accordée par le professeur à l’écrit sur l’oral ; le choc et le tournant représentés par l’année 1945 ; la distinction indispensable entre l’intellectuel privé et l’intellectuel public (ou le professeur). La suite du volume se focalise sur la sociologie et la philosophie du langage – on notera ici, non sans un certain étonnement, le primat du langage et de la communication avec autrui, qui semblent plus fondamentaux que la simple écriture (cela explique peut-être la plus grande proximité finale de Habermas avec Derrida et son dialogue moindre avec Ricœur). L’éthique de la discussion (dialogique et visant l’entente) résulte d’une critique de la rationalité (monologique la plupart du temps) et d’une théorie originale du langage, conférant au tournant linguistique une fonction pragmatique dans l’espace public et en imprégnant la théorie critique tout entière. L’étude de plus en plus intensive de la postmétaphysique culmine étonnamment dans une reprise de la catégorie de la signification (Edmund Husserl, Ludwig Wittgenstein, John R. Searle, John L. Austin), dans une thématisation de l’individuation par la socialisation inspirée de George H. Mead et dans une enquête passionnée au sujet des liens entre philosophie et littérature (Hans Blumenberg, Italo Calvino et des allusions à Jacques Derrida). La synthèse intermédiaire (éditoriale, du moins) s’opère en fin de premier tome avec un épilogue, le texte sur la « Souveraineté du peuple comme procédure » (1989), antérieurement traduit en version courte par Mark Hunyadi. Le deuxième tome reprend les questions du premier, en les faisant défiler dans une nouvelle séquence chronologique. Les rapports architectoniques entre l’éthique de la discussion et le droit cosmopolitique y sont approfondis, dans le sillage de Kant et non sans influence de Hegel. Cinq projets de monographies sont énoncés, allant de la théorie et de la sociologie du langage à la critique de la raison en passant par l’éthique de la discussion et la théorie politique. La question de la pensée postmétaphysique fait l’objet d’une reprise et d’un renouvellement. La religion passe au premier plan, ainsi que le politique. L’espace pluraliste des raisons vient délier les articulations classiques de la rationalité. La fameuse « verbalisation du sacré » (Versprachlichung des Sakralen) devient une catégorie centrale, nouant en quelque sorte l’ensemble des nouveaux thèmes abordés par Habermas.
Ces deux volumes sont denses, passionnants, mais aussi touffus. La construction systématique proposée par l’éditeur semble avoir pour intention première d’offrir un parcours diachronique et synchronique permettant avec pédagogie de saisir la structure profonde de la pensée du philosophe allemand. Cela est louable et utile. On se demande cependant, au fil de nos sondages, si la reconstruction ici tentée correspond réellement à la pensée mais aussi au style rédactionnel de Habermas.