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Matthieu Amat, Le relationnisme philosophique de Georg Simmel : Une idée de la culture

Paris, Honoré Champion, 2018, 490 p.

Félix CALMON

Sociologue, épistémologue, essayiste, longtemps considéré comme un esthète de la modernité, Georg Simmel (1858-1918) reste encore négligé en tant qu’auteur d’une œuvre philosophique originale. C’est tout le mérite de l’ouvrage de Matthieu Amat de réintégrer Simmel dans les différents débats auxquels il a pris part, et de considérer sa position proprement philosophique. Chose assez rare pour être soulignée, l’a. parvient à joindre ensemble une exhaustivité dans le traitement du corpus de Simmel et une thèse forte de lecture permettant d’articuler et de systématiser les différents thèmes de l’œuvre simmélienne. Pour le dire en quelques mots, l’a. interprète le « relationnisme » de Georg Simmel comme le fondement épistémologique de toute l’œuvre, permettant d’établir une théorie de la valeur, de la vérité et plus généralement un programme philosophique qui assume et achève le tournant moderne de la substance vers la fonction sans tomber dans un relativisme dissolvant toutes les formes de l’objectivité. La lecture de l’a. comprend trois grandes parties traitant respectivement de l’objectivité et de la valeur (I), du monde de la culture comme esprit objectif en son rapport à la vie individuelle (II), enfin de la vocation pratique et régulatrice du concept de philosophie de la culture (III). Genèse et validité des significations objectives de la culture, constitution et corrélation entre objet de culture et vie individuelle, devenir pratique du relationnisme et métaphysique de l’immanence – malgré une telle diversité des thèmes, l’a. parvient heureusement à traverser et unifier le corpus de Simmel avec rigueur et clarté. L’a. propose de comprendre ce relationnisme comme une philosophie de la culture. Il considère l’apport de Simmel et sa position dans le champ de ce qui s’est nommé Kulturphilosophie dans l’Allemagne des années 1910. Loin d’en rester au concept classique de la culture, comme Cultura Animi, dans la seule considération des apports moraux et de l’épanouissement des productions objectives de la civilisation, Simmel hérite, avec Kant, le néokantisme de Lotze et Rickert entre autres, d’une réflexion sur le fondement, la genèse, le mode d’être et la validité des objets de culture. Comme le dit l’a., chez Simmel le discours sur la culture est d’emblée discours critique de dévoilement des tensions ressenties par la vie dans l’imposition toujours accrue de formes objectives (p. 32). L’enjeu est de comprendre comment Simmel, loin d’en rester à une simple critique de la validité des objets de culture ou à leurs apports effectifs pour l’individu, considère la modernité comme l’élaboration d’un monde objectif de la culture ou la forme culturelle apparaît directement aux prises avec la vie. Il s’agit alors de déterminer ontologiquement et axiologiquement la relation entre culture et vie, en amont d’une simple ontologie des objets de la culture et en aval d’une Kulturkritik qui s’en tiendrait à la mise au jour des mécanismes d’aliénation portés par la culture.

La première partie, intitulée « Objectivité et relativité de la valeur », est composée de deux chapitres. Le premier, consacré à l’œuvre de Simmel avant la Philosophie de l’argent, observe la manière dont Simmel pose le problème de la valeur, en relation avec le néokantisme de Lotze et de Rickert, mais aussi avec Nietzsche – un dialogue s’installera plus tard avec Marx. Il considère aussi les multiples fonctions du concept d’action réciproque (Wechselwirkung), cardinal chez Simmel. Suit un second chapitre où l’a. en vient plus précisément à la théorie relationniste de la valeur à travers l’ouvrage clef de la Philosophie de l’argent (1900). On y apprend comment la valeur émerge dans l’échange, non comme fait subjectif mais comme forme relationnelle objective ; ce qui explique que la valeur d’échange économique serve à Simmel de paradigme définitionnel. Mais comme le montre l’a., le traitement simmélien du problème de la valeur reste préparatoire. Malgré sa conception relationniste de l’objectivité de la valeur, celle-ci ne peut délivrer une théorie de la valeur culturelle tant qu’elle laisse en retrait un pôle déterminant de la relation : la vie. L’a. précise alors l’abandon progressif du concept de valeur, au profit de celui d’esprit objectif repris à Lazarus et Hegel, mais considérablement modifié.

C’est dans la deuxième partie, intitulée « L’esprit objectif et ses configurations individuelles », que l’a. présente ce passage de la problématique néokantienne de la valeur à celui de l’objectivité de la culture et de sa relation problématique avec l’âme. Car Simmel conteste toute réduction du culturel au social ; l’esprit objectif est un concept axiologique et polarisant permettant de comprendre la relation avec la vie tout en préservant une irréductibilité ontologique. C’est ce qui introduit la dualité foncière de la culture et le concept clef de « tragédie de la culture » (p. 195-218). Selon la distinction entre sujet et objet, signification intentionnelle et objective, la signification culturelle échappe toujours à la volonté du producteur et le dépasse. Le sujet ne saisissant jamais la signification d’un objet, mais actualisant uniquement la potentialité d’une série infinie le dépassant inéluctablement, les objets de culture apparaissent en leur objectivité et leur transcendance, dans une sphère qui ne cesse de s’autonomiser et de s’éloigner du sujet. L’a. observe plus particulièrement dans le cas de la connaissance historique et de la relation pédagogique la genèse de ce conflit nécessaire entre la vie et l’esprit objectif ainsi que les voies de son atténuation. En mettant à jour le refus simmélien de la synthèse, l’a. montre comment le relationnisme permet de comprendre la contradiction entre les objets de culture et la vie comme une situation à part entière, éminemment positive, ouvrant le champ à une pratique de la philosophie qui ne se réduirait pas à une philosophie de la finitude. Au contraire, la mise en place des concepts fondamentaux du « relationnisme » permet l’ouverture d’un champ analogique et pratique.

La troisième partie, « Le relationnisme dans son “concept cosmique” et sa vocation pratique », décrit la relation entre la vie et l’esprit objectif en termes cosmologiques, comme problème de position et d’orientation dans le monde. Tout d’abord, la réciprocité constitutive entre sphère objective et subjective détermine les individus à la fois comme parties du Tout culturel et porteur d’une totalité immanente (p. 333). C’est ainsi que les figures de Goethe et de Kant ont destin lié chez Simmel et représentent le parcours de la vie dans sa polarité immanente. L’idéal d’une loi de l’individuel et le concept goethéen d’objectivation du sujet rompent à la fois avec l’universalisme abstrait et avec l’apologie d’une vie libérée à titre de pure activité. Il s’agit plutôt de laisser l’objectivité s’intégrer à l’être individuel, pour à son tour la faire vivre et agir (p. 353). Ni aliénation ni appropriation complète, mais plutôt intégration, corrélation et relation qui articulent ensemble Kant et Goethe, législation de l’entendement et objectivation de l’intériorité vivante. On comprend alors pourquoi Simmel a pu voir dans la mystique et le discours théologique autre chose qu’une fuite du monde et un refus du social, mais plutôt, dans l’inhérence du macrocosme dans le microcosme, une formulation fondamentale du relationnisme (notamment sous la forme de la coincidentia oppositorum héritée de Nicolas de Cues). Mais bien loin d’une simple apologie de la modernité, en reprenant le concept kantien d’un devenir cosmique de la philosophie, Simmel réinscrit de fait la culture dans le champ de la vie, en redonnant à celle-ci une responsabilité intellectuelle et morale.

L’intérêt de l’ouvrage est ainsi de proposer une lecture globale de l’œuvre de Georg Simmel et, plus généralement, de rouvrir la réflexion ontologique dans l’ordre de la philosophie de la culture. On pourra en effet comprendre dans le syntagme de « métaphysique de l’ici-bas », par lequel Simmel résumait sa philosophie dans une lettre de 1917 à Gundolf, l’annonce liminaire d’une théorie de l’Être et des principes de toutes formes d’objets culturels propres à nos sociétés contemporaines. Mais plus qu’une simple ontologie des objets de culture, Simmel a cherché à fonder, dans la forme d’une métaphysique fonctionnelle, régulatrice et critique, un genre de science première permettant d’établir la position, la valeur et le rapport qu’entretiennent les objets de culture avec la vie. Cette science, l’a. l’explore derrière le concept générique de « relationnisme », qui lui permet, pour reprendre ses mots, « de stabiliser une pensée exceptionnellement mobile » (p. 47). Une telle rigueur, la volonté de toujours contextualiser dans le champ philosophique les concepts simméliens et la capacité à croiser ensemble la majorité des ouvrages du corpus et des périodes de la carrière de Simmel, font de l’ouvrage de Matthieu Amat une monographie philosophique majeure dans la découverte de cet auteur clef pour la philosophie et la pensée contemporaines.