Ingo Meyer, Georg Simmels Ästhetik. Autonomiepostulat und soziologische Referenz
Weilerswist, Velbrück Wissenschaft, 2017, 394 p.
Aussi étonnant que cela puisse paraître à propos d’un auteur que l’on tient parfois pour un « esthète » ou un « impressionniste » et dont les essais esthétiques, régulièrement retraduits et publiés, figurent parmi les textes les plus connus, il n’y avait pas, jusqu’à l’ouvrage d’Ingo Meyer, de véritable monographie consacrée à l’esthétique de Simmel (1858-1918). On trouve bien sûr de nombreux articles consacrés à tel ou tel aspect de l’esthétique ou de la philosophie de l’art simmélienne (voir par ex. O. Rammstedt, « La “littérature de l’anse” de Georg Simmel. Une approche de l’essai », in Sociétés, no 101, 3/2008, p. 7-22 ou F. Thomas, Le Paradigme du comédien. Une introduction à la pensée de Georg Simmel, Paris, Hermann, 2013), et la dimension « esthésiologique » de sa sociologie et de sa critique du moderne suscite régulièrement l’intérêt (voir par ex. le volume de H. Böhringer et K. Gründer (éd.), Ästhetik und Soziologie um die Jahrhundertwende: Georg Simmel, Francfort, Klostermann, 1976, et plus récemment B. Carnevali, « Social Sensibility. Simmel, the Senses, and the Aesthetics of Recognition », Simmel Studies, 21/2, 2017, p. 9-39). Il a aussi été tenté de lire l’ensemble de son œuvre et de décrire sa méthode à partir du prisme esthétique (D. Frisby, Sociological Impressionism: A Reassessment of Georg Simmel’s Social Theory, Londres, Heinemann, 1981). Mais il manquait une étude critique exhaustive de l’ensemble des productions de Simmel relevant de ce champ et – chose toujours particulièrement difficile concernant Simmel – de leur réception et influence.
L’ouvrage d’Ingo Meyer se compose de deux parties principales. La première dresse le « profil esthético-philosophique de Georg Simmel ». Après des remarques introductives sur la « domination » des lectures « socio-esthétiques » et un fort chapitre consacré à la place de Simmel dans le « discours du moderne », l’a. consacre deux chapitres à l’« esthétique du social et du monde vécu » d’une part et aux « concepts fondamentaux de la philosophie de l’art de Simmel » d’autre part, ceux-ci étant séparés par un excursus sur « la marginalisation de l’esthétique dans la Sociologie de 1908 » (p. 29-41 ; 42-136 ; 137-183 ; 203-271 ; 184-202). La seconde partie porte sur les « influences » de l’œuvre, successivement dans le champ de l’« histoire de l’art », dans sa « réception conservatrice » et dans le champ de la « théorie critique » (p. 275-287 ; 288-294 ; 295-328).
L’ouvrage est d’une très grande richesse et extrêmement documenté. L’a. profite à plein de la publication des Œuvres complètes, dont le dernier volume a paru en 2015 (Georg Simmel Gesamtausgabe, 24 vol., O. Rammstedt (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1989-2015), se déplaçant de manière alerte entre les grandes monographies et les marges du corpus, les essais maintes fois commentés et des textes rares ou posthumes, les notes de cours et la correspondance. La littérature secondaire employée est ample, tant dans le champ des études simméliennes que dans celui de l’esthétique contemporaine, de l’herméneutique et de la critique littéraire. Cette littérature a toujours une fonction de contrepoint et de contraste, ou permet de clarifier la position de l’auteur dans un débat théorique ; elle n’est jamais commentée pour elle-même ni n’entrave le mouvement, particulièrement vigoureux, de l’écriture. On se trouve ainsi face à un texte extrêmement érudit mais aussi singulièrement libre et personnel, dont le ton contraste de manière réjouissante avec le gros de la production académique. On pense à une manière plus « américaine » d’écrire la philosophie et les sciences humaines, mais avec plus d’ironie que de coolness, et moins de cette prudence qui confine parfois à la bien-pensance. L’auteur préfère par exemple traiter avec une ironie mordante des textes de Simmel ou d’Adorno sur la question du genre plutôt que de les assortir de mises en garde moralisantes. Cet alliage de liberté et de science est remarquable mais assez exigeant : il faut savoir se repérer – ou admettre son ignorance ! – parmi les suggestions, clins d’œil ou formules à double-fond. On apprécierait aussi, en quelques lieux, que les thèses de l’auteur soient plus nettement exposées – par exemple dans l’entreprise de distinction entre « esthétique sociologique » et « sociologie esthétique » (p. 176-183) et dans la détermination de la notion d’« intensité de signification » (p. 233-235). L’« épilogue », toutefois, ramasse de manière concise et efficace les résultats de la recherche (p. 342-352). C’est en tout cas toujours avec bonheur que l’a. formule les problèmes dont il est question, à commencer par l’« aporie centrale de la philosophie de l’art de Simmel », qui défend « l’autonomie radicale du sens » de l’œuvre d’art en même temps qu’une esthétique de l’effet qui voit dans l’intensité « le noyau de l’expérience esthétique ». « Avec le rejet de toute esthétique de la référence et la rupture de tous les liens avec le monde extérieur, on se demande d’où peut bien provenir la puissance effective de l’œuvre » (p. 19-22). Simmel chercherait à faire tenir ensemble une « esthétique de l’œuvre » dans sa « vérité » (issue de Hegel) et une « esthétique de l’effet » et de l’intensité (issue de Kant puis de Nietzsche) (p. 229) – ceci à partir de descriptions sémantiques de l’œuvre, mais sans convoquer de modèle linguistique : l’œuvre agirait par « intensité de signification » (Bedeutungsintensität). C’est sur une voie métaphysique que Simmel résout ou atténue cette tension. S’inscrivant dans la lignée du premier romantisme, il voit dans l’art la « face visible de la métaphysique » (p. 344) – métaphysique ne renvoyant pas ici à une réalité suprasensible, mais à une « fonction formatrice de monde dans la forme du comme-si » (p. 344 ; 346). Cette ouverture vers un monde enveloppé sensiblement dans l’œuvre n’est ni une image ou un reflet ou un symbole d’un supposé monde réel, mais s’impose dans sa radicale autonomie. Il révèle cependant, par homologie de structure et de manière sensible, la capacité formatrice (de monde) de la vie. Ces développements semblent faire tout à fait abstraction des déterminations historiques et sociologiques de la production artistique, ce qui peut étonner ou décevoir chez l’un des fondateurs de la sociologie et un auteur tenu pour l’un des analystes les plus lucides des formes concrètes de la vie moderne. Ne peut-on pas articuler cette métaphysique de l’art avec la sociologie esthétique et l’esthétique sociologique que Simmel développe par ailleurs ? L’a. répond par la négative, sans user de la facilité qui consiste à faire se succéder des positions, en distinguant une période dite « sociologique » puis une période dite « métaphysique » dans l’œuvre de Simmel : « Dès le début, Simmel poursuit deux voies dans le champ de l’esthétique » ; dès le début, il distingue nettement l’analyse de la dimension esthétique du social et l’enquête ontologique sur la nature de l’œuvre d’art et de l’expérience esthétique qu’elle engendre. Ces deux voies « n’ont pas de racine commune » (p. 40 ; l’auteur souligne). Ce n’est qu’au « niveau très abstrait de l’équivalence fonctionnelle » que l’on pourra relier les deux démarches : dans la prégnance du schème de la forme, commun au sociologue et à l’esthéticien. « Si l’esthétique du monde vécu se soucie de l’intégration sociale [i.e. de la constitution de formes sociales], la philosophie métaphysique de l’art met en lumières des formes exemplaires de constitution du monde » (p. 350). Cette stricte coupure entre deux pans de l’œuvre, qui ne s’effectue pas en raison d’une méconnaissance ou d’une considération partielle mais est solidement étayée, constitue une thèse très forte destinée à marquer le champ des études simméliennes. C’est au reste un bon exemple de l’honnêteté intellectuelle de l’auteur, qui ne recule devant aucune thèse potentiellement déceptive et entretient avec son objet un rapport toujours lucide, peut-être parfois un rien cynique, en tout cas sans aucune inutile révérence : « Ich bin kein leidenschaftlicher Simmel-Fan » (p. 9 ; c’est la première phrase de l’ouvrage). Ces deux grandes thèses que nous avons souhaité présenter, ne résument en rien tout ce que l’on pourra trouver dans l’ouvrage. On évoquera pour finir et donner un aperçu de sa richesse : l’analyse du jeu dialectique Formung/Entformung dont les pôles sont le paysage et la ruine (p. 110-113) ; l’effort pour déterminer la singularité de Simmel là où il mobilise les topoi les plus éculés de la bourgeoisie cultivée – dans les portraits de Rome, Florence et Venise par exemple (p. 141-145) ; la justification de l’usage du concept galvaudé d’âme (Seele) (p. 224-227) ; l’analyse brillante et si plaisante du poème de Simmel « Nur eine Brücke » (p. 238-242) ; la mise en perspective de la métaphysique simmélienne de l’image à l’aide des travaux plus récents de Gottfried Boehm ou Max Imdahl (p. 250-262). À ce titre, il faudrait aussi mentionner toute la seconde partie consacrée à l’influence de Simmel, massive dans de nombreux domaines, mais toujours si difficile à établir dans le détail, en raison de la difficulté à ramasser l’œuvre dans des thèses définitives et à y trouver les prémisses de programmes de recherche. L’a. se penche entre autres sur les cas de Carl Einstein, auteur d’une Negerplastik en 1915, de l’historien de l’art Max Raphael ou encore sur celui du critique libéral-conservateur José Ortega y Gasset, auteur en 1929 d’une Révolte des masses qui connut un grand succès (p. 277-279 ; 280-287 ; 291-294). Mais nous retiendrons surtout le très réussi « finale » de l’ouvrage, qui présente le roman de Siegfried Kracauer, Ginster (1928) comme le « roman de la tragédie de la culture achevée », le terme et la floraison tragique de la Klassische Moderne dont Simmel fut l’observateur sceptique le plus avisé (p. 327-342).