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Moshe Idel, Mystiques messianiques, De la kabbale au hassidisme, XIIIe-XIXe siècles

Paris, Éditions Allia, 2018, 639 p.

Jean BOREL

Cet ouvrage de Moshé Idel, dont l’excellente traduction française par Cyril Aslanov constitue un événement éditorial de première importance, est passionnant pour trois raisons : par la méthodologie phénoménologique qu’il met en œuvre sur ce thème polymorphe du messianisme, par les développements et la précision des analyses faites sur la base de références manuscrites encore inédites et, enfin, par les perspectives originales qu’il offre sur un aspect du messianisme que n’avaient pas abordé de manière spécifique les études précédentes bien connues de G. Scholem, J. Greenstone, J. Sarachek, A. Z. Aescoly, T. Werblowski, L. Baeck et M. Buber, c’est-à-dire sur la « dimension proprement messianique de la mystique juive ». Il ne s’agit donc ni d’une histoire du messianisme dans le judaïsme en général, ni d’une approche sociologique du messianisme juif, mais d’une étude de cas précis « où l’expérience mystique constitue le noyau le plus intime de la conscience d’être le Messie » (p. 16). À ce qu’il appelle le « diachronisme monochromatique » des recherches précitées, l’a. propose ici un « polychromatisme synchronique », lequel insiste sur la multiplicité des conceptions et des événements messianiques – qui s’avèrent être en effet d’une variété de conceptions et d’une complexité redoutable – tout en tentant de « chercher une typologie qui ne prend pas seulement en considération la diversité durant une période bien définie, mais s’efforce de regrouper le très vaste éventail des textes et des faits au sein de catégories et de modèles plus unifiés » (p. 42). La vraie question qui se pose pour moi, dit M. Idel, est celle de savoir quel type de conscience de soi et quelles expériences spirituelles ont pu induire quelques-uns à enfreindre la norme et à se démarquer des conventions sociales dans l’attente d’un bouleversement de l’histoire (p. 20). Il distingue ainsi trois modèles principaux qui permettent d’approcher de manière plus typique le messianisme au sein de la mystique juive : le modèle théosophico-théurgique, le modèle extatique et le modèle magique. Après une introduction sur les diverses sources auxquelles la conscience messianique a puisé et les influences nombreuses auxquelles elle a été confrontée, comme le christianisme, la pensée grecque et l’islam, dont il s’agit de tenir compte, Moshé Idel aborde en un premier temps les formes juives de messianisme avant la kabbale, les modèles bibliques des figures messianiques, la conception du messie dans la littérature rabbinique et la littérature des palais, la kabbale ancienne et l’eschatologie chrétienne médiévale (en particulier le joachimisme) et la place des éléments apocalyptiques dans les discussions messianiques. Il nous fait entrer ensuite dans l’expérience spirituelle et l’existence d’Abraham Aboulafia, qui est l’exemple le plus marquant d’une synthèse profonde entre la kabbale et le messianisme, et le premier kabbaliste à se considérer explicitement et publiquement – aussi bien devant ses compatriotes juifs que devant les chrétiens – comme le Messie. Le but des différentes phases de son expérience extatique, où la connaissance des noms divins au moyen de pratiques kabbalistiques lui permit de s’affranchir des liens du monde matériel et des interprétations liées à la gématrie à laquelle il conférait une importance primordiale, fut l’union avec l’Intellect agent qu’il identifiait avec le Messie, conçu à la fois comme source de révélation et de toutes les actions intellectuelles de l’homme. C’est à ce Messie ontologique et transpersonnel qu’Aboulafia a cherché à s’unir pour recevoir de lui les révélations et « perdre son principe d’individuation de façon à être capable de devenir le sauveur d’autrui ». L’expérience d’Aboulafia, dit l’a., doit être interprétée à deux niveaux. Au premier apparaissent des visions plastiques qui consistent à interpréter des événements extérieurs d’un point de vue eschatologique. Le second consiste en l’interprétation allégorique qu’il donne de la vision et de sa lecture eschatologique. Dans cette perspective, il n’est question que de processus spirituels intérieurs, c’est-à-dire des rapports qui se jouent entre l’intellect humain et l’Intellect agent » (p. 187). Les conceptions du Messie aux XIIIe et XIVe  s. et les formes théosophiques de la kabbale sont l’objet d’un troisième chapitre dans lequel l’a. examine les différentes manières dont plusieurs kabbalistes théosophes ont voulu identifier le Messie avec l’une ou l’autre des dix séphirot, ce qui « corrige l’idée reçue selon laquelle la kabbale zoharique aurait été foncièrement séparée des ferments de l’effervescence messianique » (p. 253). Un nouveau type d’activité messianique apparut alors au XVe  s. en Espagne, que l’a. étudie ensuite et qu’il appelle le modèle magico-kabbalistique ou kabbale pratique. Selon ce modèle, l’avènement du Messie ne doit être provoqué ni par l’accomplissement des commandements bibliques ni par la perfection de l’intellect humain, mais plutôt par des procédés magiques mis en œuvre par un groupe de kabbalistes censés interrompre la continuité historique en provoquant des changements radicaux dans l’ordre de la nature. La littérature qui est née de ce courant est à la fois polémique et technique. Polémique par la diabolisation intense du christianisme, de la philosophie et de la science médiévale de l’époque à laquelle elle donne lieu, technique par la révélation d’incantations magiques visant à obtenir le triomphe contre ce que ces kabbalistes considéraient comme le royaume du Mal. « La mystique est considérée ici comme un moyen d’atteindre, puis de transmettre une information magique pour anéantir les puissances maléfiques et faire advenir la rédemption. Ce modèle magique est structuré autour de l’idée que le temps du Messie est fixe, qu’il est imminent et que le seul obstacle à son avènement final est la présence des forces du mal » (p. 261). Après la reconquista et l’expulsion des juifs d’Espagne, la cité galiléenne de Safed devint l’un des principaux centres de méditation kabbalistique et d’effervescence mystico-messianique où, comme le dit l’a., « convergèrent toutes les artères de la vie spirituelle juive » (p. 324). Moïse Cordovero, Hayyim Vital, Isaac Louria, Joseph Caro en furent les figures de proue les plus influentes et suscitèrent, outre leurs propres écrits, une efflorescence de recherches et d’expériences mystiques aussi originales qu’exceptionnelles. À chacune de ces fortes personnalités, ainsi qu’à la conscience de leurs prétentions messianiques, l’a. consacre quelques aperçus du plus haut intérêt. Pour n’envisager que la kabbale lourianique, qui est « l’un des systèmes intellectuels les plus complexes qui aient jamais été produits par un auteur juif », dit-il pour reprendre l’appréciation de Scholem, il est fascinant de comprendre comment elle a su systématiser et combiner à la fois les préoccupations messianiques et « tous les niveaux des processus théogoniques et cosmogoniques, depuis les dynamiques primordiales touchant à la divinité jusqu’à la rédemption, et un réseau d’interprétations recouvrant de façon exhaustive tous les aspects de la vie juive » (p. 339). Le messianisme mystique de Sabbataï Zévi et de son idéologue Nathan de Gaza représente à lui seul un chapitre décisif du thème messianique, auquel Scholem avait déjà accordé toute son attention dans le gros ouvrage qu’il lui avait consacré. Moshe Idel reprend à nouveaux frais la recherche pour mettre en lumière non seulement l’importance décisive que son messianisme entretient avec les expériences mystiques en tant que telles, mais également pour tenter de démontrer, contre Scholem, que ce Messie mystique devrait être considéré non pas comme faisant partie de la kabbale lourianique, mais comme un adepte d’autres formes bien antérieures de kabbale. Le dernier chapitre expose enfin la nature des visions et des expériences d’ascension céleste que relate le maître et fondateur du hassidisme, Israël ben Eliezer, dit Ba’al Shem Tov, et celles de l’un de ses plus fameux disciples Menahem Nahum de Tchernobyl, lesquelles révèlent la coexistence de modèles variés, mystique, talismanique et théosophico-théurgique. Leur influence n’a cessé de susciter chez leurs émules une intensification maximale de la pratique religieuse sur le plan existentiel et a fait du hassidisme l’un des mouvements les plus influents et vivants du judaïsme moderne. Dans son magistral chapitre de conclusions, Moshé Idel brosse, avec un sens remarquable des nuances qu’il faut toujours avoir dans les analyses qu’on doit faire sur des sujets aussi délicats et des comparaisons que l’on peut suggérer à titre d’hypothèse avec le christianisme, le bouddhisme ou l’islam, un panorama remarquable des problèmes que posent la prolifération de tous ces modèles de messianisme mystique et leur situation par rapport à la tradition, leur utopie et la hantise de pouvoir recréer l’unité brisée de l’Adam primordial et provoquer ainsi la rédemption des temps messianiques dans l’histoire. Une bibliographie des sources primaires hébraïques et des sources secondaires consultées font de ce volume une référence unique et incomparable.