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Avicenne (Ibn Sīnā), Commentaire sur le livre Lambda de la Métaphysique d’Aristote (Chapitres 6-10)

Édition critique, traduction et notes par Marc Geoffroy, Jules Janssens et Meryem Sebti, (Études musulmanes XLIII), Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2018, 119 p.

Ruedi IMBACH

Plusieurs types de recension de cet ouvrage sont envisageables. Puisqu’il s’agit de l’édition critique d’un ouvrage qui est le reliquat d’une œuvre perdue du philosophe arabe Avicenne (980-1037), la philologie arabe devra évaluer la qualité de cette édition établie à partir des deux manuscrits qui transmettent cet extrait du Kitab al-Insaf (Livre du jugement équitable ; A. Badawi avait fourni en 1978, sur la base d’un seul manuscrit, une première édition de ce texte nouvellement édité). Selon le propre témoignage d’Avicenne, le Livre du jugement équitable devait comporter « à peu près vingt-mille questions » et notamment fournir des commentaires clairs de passages difficiles d’Aristote. Le présent ouvrage publie l’édition et la traduction des excerpta de ce texte concernant la deuxième partie du Livre XII (Lambda) de la Métaphysique aristotélicienne, extraits où l’on reconnaît l’intervention d’un tiers. Cette brève recension voudrait rendre attentif à l’importance de cette publication pour l’histoire de la philosophie, puisque cette traduction commentée met à disposition d’un public averti un texte capital pour la compréhension de la réception d’un des livres majeurs de la Métaphysique aristotélicienne. Les remarques d’Avicenne représentent un moment significatif de la longue histoire de la réception et de l’interprétation de ce texte capital pour la théologie philosophique en particulier. Il est d’abord intéressant de noter que l’ouvrage dont le texte édité et traduit est un extrait fait partie de ce que l’on appelle la « période orientale » d’Avicenne (c’est ainsi que l’on désigne la période tardive de l’activité du philosophe persan). L’interprétation que les trois éditeurs proposent de cette phase du travail d’Ibn Sīnā mérite d’être relevée : ils rejettent explicitement la dimension « mystique » que certains, comme Henry Corbin, attribuent à cette phase. Selon eux, une lecture attentive des écrits du philosophe persan montre que l’expression « période orientale » désigne « une fiction, sans doute à caractère symbolique, l’Orient figurant comme image d’une « sagesse » comprise dans un sens purement rationnel, philosophique » (p. 22). Le vocabulaire parfois inhabituel qu’Avicenne utilise dans cette période ne représente pas une rupture nette avec la pensée précédente : « Ces formules ne modifient pas le fond de la pensée d’Ibn Sīnā, qui pose Dieu, l’Être nécessaire en soi, comme Premier Principe dont émanent tous les êtres, selon un mode de création par médiation qui exclut toute participation à l’essence divine » (p. 22). Cela n’exclut aucunement qu’Avicenne, dans ces remarques sur le livre Lambda, identifie certains problèmes que la pensée théologique d’Aristote pose à un philosophe musulman qui a fréquenté la pensée néoplatonicienne (en particulier à travers le Livre des causes et le pseudépigraphe intitulé La Théologie d’Aristote). Avicenne n’hésite donc pas à formuler des « critiques substantielles contre l’autorité suprême « d’Aristote » (p. 23). Selon notre avis, cette prise de distance qu’effectue le philosophe musulman (qui connaît d’ailleurs la Paraphrase du texte aristotélicien par Thémistius) rend ce texte particulièrement intéressant et fascinant pour l’histoire de la philosophie occidentale. Ibn Sīnā, qui sait distinguer cependant l’exégèse des commentateurs et la pensée du Stagirite lui-même, reproche à une certaine interprétation d’Aristote d’ignorer « Dieu comme cause de l’être et de ne donner de son existence qu’une démonstration physique » (p. 19). Selon lui, certains interprètes d’Aristote « se sont contentés de mentionner qu’(Aristote) avait établi qu’Il est un moteur, et non qu’Il est le principe de l’existant » (p. 48). Il est donc insuffisant de vouloir atteindre Dieu par le seul biais du mouvement. Les éditeurs rappellent que pour la plupart des falāsifa « Aristote a bien conçu le Premier comme cause de l’être » (p. 88). Avicenne insiste donc sur le fait qu’il est insuffisant de poser Dieu seulement comme moteur : « au contraire, c’est lui qui procure l’être à toute substance capable de se mouvoir » (p. 54). Toutefois, il est digne d’être relevé qu’Avicenne reconnaît que certaines explications d’Aristote sont équivoques ou pas assez claires. Cela concerne notamment certains aspects de la connaissance divine, lorsque Aristote affirme que Dieu connaît son essence (1074b,33-34). Le Stagirite n’a pas expliqué la solution avec assez de clarté : « S’il voulait dire, en revanche, que l’intellection (de Dieu), en premier lieu, est celle de son essence, et qu’en outre Il intellige les choses à partir de Son essence, non à partir d’elles [...], alors il est dans le vrai : Mais il aurait dû indiquer cela au lieu de le passer sous silence. » (p. 70). Toute l’interprétation du chapitre 9 du livre Lambda – chapitre où Aristote traite de l’auto-contemplation divine et qui a été âprement débattu par les interprètes chrétiens, mériterait bien entendu une analyse approfondie (en particulier p. 66-72). Il suffit cependant de noter qu’Avicenne affirme sans détour qu’il n’est pas satisfait du texte aristotélicien : « Que Dieu intellige les choses à partir de Son essence, il n’en a pas parlé » (p. 70). Selon les éditeurs, on peut résumer l’intention des pages ici éditées comme suit : « pallier les faiblesses intrinsèques du livre Lambda afin de le soustraire à des interprétations qui l’affaibliraient encore davantage, et le reconduire dans le sein de la vraie philosophie » (p. 21). Il appert donc que ce volume, qui offre une édition critique d’une œuvre d’un des philosophes islamiques les plus importants, contribue également de manière avantageuse non seulement à la connaissance de l’histoire de la théologie philosophique, mais encore enrichit le dossier de l’histoire complexe de l’aristotélisme.