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Karl Barth : la grâce et le sérieux

Détresse et promesse de la prédication chrétienne en modernité liquide

Guilhen ANTIER

Institut protestant de théologie de Montpellier

« “Mon joug est aisé et mon fardeau léger”. C’est seulement pour que nous sachions que ceci est vrai que nous devons prendre sur nous le joug et le fardeau. »1

On entend ici, et avec une pleine conscience du caractère extrêmement partiel et même partial de l’entreprise, redéployer certains motifs de la théologie de Barth qui paraissent pertinents aujourd’hui, face aux défis que doivent affronter les Églises chrétiennes, le culte chrétien et, plus précisément encore, la prédication chrétienne. Or la prédication ne constitue jamais un exposé détaché de la personne du prédicateur, de même que la théologie est toujours « une histoire qui s’inscrit dans la chair et le sang, dans l’existence et l’action d’un être humain : le théologien »2. Barth n’a jamais fait mystère de l’enracinement ecclésial de son « existence théologique », qu’il qualifie d’« existence dans l’Église, et cela en qualité de prédicateur et d’enseignant de l’Église par vocation »3. Et c’est bien la situation de « détresse et promesse de la prédication chrétienne »4 qui a constitué le point de départ de son œuvre culminant dans la Dogmatique ecclésiale (cet adjectif ayant été, non sans conséquences, purement et simplement retiré du titrage de l’édition en langue française de la Kirchliche Dogmatik).

Qu’il s’agisse donc de la prédication comme événement de parole in actu ou de la théologie comme examen scientifique du langage (biblique et doctrinal) partie prenante de cet événement, on n’a jamais affaire à du discours qui fonctionnerait dans une prétention à la pure objectivité car il y a toujours un sujet qui y est impliqué. La pensée de Barth, que l’on dit souvent méfiante vis-à-vis des excès d’une subjectivité dérivant vers le subjectivisme, au point de la présenter comme un objectivisme théologique, nous paraît au contraire accorder une grande place à la subjectivité. Que Barth se montre, parfois férocement voire injustement (et souvent au prix de grands malentendus), critique vis-à-vis d’une certaine conception de la subjectivité – comme en témoigne son débat récurrent avec Schleiermacher mais aussi Bultmann5 – ne signifie certainement pas que la subjectivité ne trouve aucun écho dans ses préoccupations ni aucune place dans sa réflexion théorique.

Parmi les différentes facettes de la pensée barthienne de la subjectivité articulée au souci de la prédication, c’est à la catégorie du sérieux que nous proposons de nous intéresser. L’héritage de Kierkegaard est patent, et il nous reviendra de le mettre en lumière. Nous verrons qu’au sérieux qui caractérise la position du sujet dans l’acte de la prédication correspond la grâce comme événement de Dieu se manifestant à travers cet acte. La grâce et le sérieux se correspondent et se répondent comme les pôles théologique et anthropologique d’une même situation : celle du culte chrétien dans sa réalité non seulement facticielle mais institutionnelle. À vrai dire, nous verrons qu’il n’y a pas à opposer les deux car Barth déploie, et permet de redéployer, une dialectique vivante entre l’événement et l’institution susceptible de rencontrer et d’interroger certaines composantes de notre « modernité liquide »6, si hostile à l’endroit de tout ce qui ressemble de près ou de loin à de l’institution. C’est qu’il se joue en ce point la condition même de l’humain dans son être-institué, ce qui ne va pas sans une certaine référence à une dimension qu’il faut bien qualifier de solide, et que la prédication chrétienne – du moins dans sa conception barthienne – incarne à sa façon. Mais on s’apercevra que « solide » et « liquide » sont des adjectifs susceptibles d’être interprétés très diversement, et qu’il est des liquidités qui masquent une forme de rigidité mortifère, ainsi que des solidités qui recèlent un potentiel dynamique et vivifiant. Plutôt que nous disperser dans l’immense œuvre barthienne au risque de nous y perdre, nous choisissons de privilégier – sans exclusive toutefois – la conférence de 1922, déjà évoquée, intitulée « Détresse et promesse de la prédication chrétienne ». Bien que près d’un siècle nous sépare de ce texte, et que le monde du début du XXIe siècle n’ait à maints égards plus rien à voir avec celui du début du XXe siècle, nous tenons que l’interpellation qui y résonne peut encore nous concerner au premier chef, l’enjeu étant de pouvoir « utiliser de nouveau le grand mot “Dieu” avec sérieux, de manière responsable et en lui donnant tout son poids »7 – ce qui ne va pas de soi en un temps où le mot d’ordre est la légèreté, voire l’apesanteur. Mais également en un temps où le sérieux est souvent confondu avec le ressentiment jusqu’à prendre parfois le visage de l’horreur. Trois axes seront développés.

1. La parole

Le dispositif de la prédication dans le cadre tout à fait ordinaire du culte dominical est celui de « l’homme en chaire, qui a devant lui la Bible, pleine de mystères, et les têtes, pleines de mystères elles aussi »8. On pourrait ajouter que l’homme en chaire constitue aussi, pour lui-même, un mystère, comme Barth le dit à propos du théologien académique9. Précisons d’emblée que la catégorie de mystère telle que Barth y a recours n’appelle à aucun sacrificium intellectus. Il n’est pas question, face à la tâche de la compréhension, d’agiter le chiffon rouge de la « foi du charbonnier »10 pour détourner l’attention de la raison et discréditer par là le travail critique de la pensée, au contraire : le mystère, qui exprime phénoménologiquement la façon dont l’être humain est bouleversé jusqu’aux tréfonds de lui-même par la rencontre avec Dieu, est ce qui suscite le travail de la théologie comme intellectus fidei11. Le suscite et le contrarie dans le même mouvement, car sans cesse le théologien court après son objet, s’efforçant de le saisir, et sans cesse son objet lui échappe, de telle sorte que ce soit le théologien qui se découvre toujours à nouveau saisi par son objet, l’objet devenant alors le véritable sujet de la théologie. Ce qui pousse Barth à faire de l’étonnement la première vertu de l’existence théologique : « Je deviens, suis et reste un inconnu, un autre, un étranger pour moi-même lorsque – et cela se produit dès que j’ai affaire à la théologie – je suis rendu capable de m’étonner en face du miracle de Dieu. »12 Le théologien qui deviendrait transparent à lui-même, qui ne serait donc plus, pour ainsi dire, aliéné, ne serait plus théologien et ne s’occuperait plus de théologie (ce serait autre chose qui fonctionnerait sous ces noms). Idem, cela va de soi, pour le prédicateur et la prédication. En d’autres termes, le dispositif de la prédication convoque les différents acteurs (le prédicateur, l’assemblée et même le texte biblique) autour d’un point qui échappe radicalement, disons un point de réel qui fait butée ou trouée, de sorte que le culte se déroule à scène ouverte (comme on dirait « à ciel ouvert »). Ainsi le prédicateur ne prêche-t-il pas à partir d’une position de surplomb, comme s’il détenait un savoir que les autres n’ont pas et se proposait de le leur délivrer pour combler les failles de leur propre savoir, mais il prêche à partir d’un non-savoir qui est comme la condition de possibilité pour que survienne l’événement de Dieu.

Ce non-savoir concerne au premier chef le prédicateur et l’assemblée, mais également, on l’a signalé, le texte biblique lui-même. Si la Bible est « pleine de mystères », dit Barth, c’est qu’elle ne s’identifie pas sans autre avec la Parole de Dieu dont elle est seulement – mais ce « seulement » n’est pas péjoratif – le témoin (à l’image du Jean-Baptiste de la Crucifixion de Grünewald désignant de son doigt disproportionné un Autre que lui-même13). Il y a ici tout un registre du Tiers ou de la ternarité à considérer. Sans pouvoir nous y attarder, notons que chez Barth, le caractère central et déterminant de l’Écriture comme support ou vecteur de la révélation n’aboutit pas à un biblicisme littéraliste, encore moins à un fondamentalisme14. Proclamer l’infaillibilité des auteurs bibliques et donc postuler l’inerrance biblique serait « les priver de leur humaine condition et [...] tomber dans le docétisme »15, c’est-à-dire pécher par défaut d’incarnation. Contre ce docétisme scripturaire et la doctrine de l’inspiration littérale qui en procède, Barth soutient que c’est exclusivement en tant que parole humaine, rien qu’humaine et trop humaine, que la Bible peut prétendre au statut de Parole de Dieu – encore que le terme statut soit inapproprié ici, avec ce qu’il comporte de connotation statique. Car c’est seulement dans l’événement de la révélation, événement par définition imprévisible et ponctuel dont la cause est le « sans cause » de la liberté de Dieu (dans sa fonction de Tiers), que l’Écriture humaine peut advenir comme Parole de Dieu. La Parole de Dieu se cache dans l’humanité de l’Écriture. Au dire de Barth, c’est la doctrine de la théopneustie émanant de l’orthodoxie protestante du XVIIe siècle qui a rendu inaudible en modernité l’affirmation (authentiquement évangélique pour lui) selon laquelle la Bible est la Parole de Dieu. Précisément parce que l’Écriture ne peut être la Parole de Dieu qu’en la devenant toujours à nouveau – or c’est justement cette dimension du devenir ou de l’advenir qui est niée par l’orthodoxie, qui défend une conception fixiste de l’identité entre Écriture et Parole, et par conséquent une conception rigide de l’identité croyante (puisque celui qui posséderait la Parole dans l’Écriture en posséderait la vérité et, par là, se posséderait lui-même).

Ces précisions ont toute leur importance, nous semble-t-il, en un temps où le recours aux textes fondateurs, religieux en l’occurrence, est supposé remédier au sentiment de « sans fond » ou d’errance qui, selon Zygmunt Bauman, s’est emparé de l’individu déterritorialisé des sociétés liquides dominées par un impératif d’efficacité immédiate, donc d’adaptation permanente aux évolutions du marché. Pris dans un mouvement constant qui menace de l’engloutir s’il se montre incapable de nager avec le courant, l’individu est soumis à une injonction exténuante de flexibilité et de performance, sous peine de se retrouver parmi les perdants de la mondialisation. Car selon Bauman, si nous sommes à l’ère du flux, du fluide, du rentable, nous sommes également à l’ère du jetable – et l’obsolescence ne concerne pas que les objets, mais aussi et plus gravement les sujets : « On est obligé de courir aussi vite qu’on peut pour rester au même endroit, à l’écart de la poubelle où les derniers sont condamnés à atterrir. »16 Il n’est alors pas surprenant que ce perpetuum mobile nourrisse par réaction un désir d’installation, une quête d’identité, bref des tentatives de reterritorialisation plus ou moins fantasmée du sujet, jusqu’à exhumer, au besoin, racines chrétiennes et vérités bibliques. Le prix à payer est élevé car, comme le remarque encore Bauman, l’insécurité subjective subie par l’individu des sociétés néolibérales génère une « obsession sécuritaire »17 dont le caractère policier dépasse largement le niveau des conduites de l’État jusqu’à infiltrer le champ de l’intime et donc le religieux. Le fondamentalisme contemporain ressortit de cette logique-là : véritable police du sens, il convoque le texte (biblique ici, coranique ou autre ailleurs) comme une machine à fabriquer de l’identité de manière à la fois défensive et agressive, cause de repli sur soi et d’exclusion de l’autre pouvant rapidement dégénérer en violences de toutes sortes18. L’individu liquide cherche à se solidifier en s’accrochant à une Écriture sainte hypostasiée : croyant échapper à la noyade, il se brise sur le récif.

Plutôt que de racines chrétiennes, il serait alors plus judicieux de parler avec François Jullien de « ressources chrétiennes »19 : là où la notion de racines fait fallacieusement miroiter un retour à une identité invariablement identique à elle-même qu’il faudrait sauvegarder envers et contre tout, et surtout envers et contre tous, la notion de ressources permet de puiser dans un héritage à disposition de tous des possibilités de sens insoupçonnées jusque là, en vue de féconder l’existence et la pensée de chacun. Il nous semble que, même si Barth ne l’exprimerait certainement pas en ces termes, la notion de mystères (dont la Bible est pleine) rencontre celle de ressources telle qu’ici évoquée. Si l’Écriture constitue bien une réalité solide dans son existence même comme texte canonique, comme corpus circonscrit et sanctionné par l’institution ecclésiale20, et si en cela elle remplit elle-même une fonction institutionnelle ayant vocation à résister au nivellement de toutes choses dans le grand magma indifférencié de la société liquide, il n’en demeure pas moins que, articulée d’une part à la tradition, d’autre part au « témoignage intérieur du Saint Esprit », elle ne reçoit son caractère vivant et vivifiant de Parole que dans un procès herméneutique constitué par un jeu de différences et d’écarts (entre Écriture et tradition, Écriture et Église, lettre et Esprit, etc.)21. De la sorte, l’Écriture offre un lieu, un site, à la possibilité de l’événement de Dieu, mais elle ne contient pas cet événement et ne s’identifie pas avec lui. La prédication, quant à elle, constitue l’occasion de cet événement.

2. La grâce

C’est du moins ce que suggère l’affirmation suivante de Barth : « Lorsque, le dimanche matin, les cloches sonnent, appelant à l’Église fidèles et pasteurs, il est certain qu’elles expriment l’attente d’un événement important, significatif, décisif même. »22 L’existence, et même la permanence, la survie, la persévérance dans son être de l’institution ecclésiale, ne valent qu’en regard de cette attente d’un événement – événement qui a nom pour Barth en la circonstance : « Dieu est présent »23. L’expression est bien entendu chargée d’ambiguïtés et il s’agit d’en éclairer, même brièvement, la signification. Deux précisions sont aussitôt à apporter : premièrement, entre l’attente de l’événement de Dieu et cet événement lui-même demeure un écart qui correspond à la différence qualitative infinie qui subsiste toujours selon Barth entre Dieu et l’être humain (Barth ne renoncera jamais à ce principe de rupture, même s’il l’inscrira de manière plus nuancée dans une continuité, notamment en développant le thème de l’humanité de Dieu24) ; deuxièmement, la notion d’événement (Ereignis) est corrélée à celle de révélation (Offenbarung) – on sait le caractère central de ces deux notions dans le Römerbrief à la même époque –, or comme le note Anthony Feneuil, « le terme de révélation désigne presque, pour Barth, l’opposé de ce que l’on entend couramment par-là, à savoir l’absence de tout lieu ou de toute chose susceptible de contenir par soi-même la vérité divine, puisque celle-ci ne se donne que si Dieu fait en sorte qu’elle se donne »25. De même que la Parole de Dieu est cachée dans l’Écriture, Dieu est caché dans sa révélation, il se révèle en tant que le Dieu caché. En d’autres termes, l’événement de la présence de Dieu ne peut être que la présence de Dieu comme événement, c’est-à-dire que Dieu n’est jamais présent comme une réalité substantielle, localisable, objectivable dans une expérience, un texte ou une institution (même si l’on ne voit pas comment, sans ces éléments humains, l’événement de Dieu aurait la moindre chance de concerner qui que ce soit – c’est tout le débat, il est vrai souvent faussé par la polémique, avec Brunner, mais aussi Tillich et Bultmann, autour du « point d’ancrage »26).

En bref, l’événement de Dieu ne constitue pas un savoir mais une rencontre, la présence de Dieu ne fonde pas une assurance mais une mise en question radicale27. Le paradoxe est que, comme dit Barth, « la question est la réponse »28. Présence de Dieu n’est pas preuve de Dieu, c’est même tout le contraire : ne peut recevoir le « oui » de Dieu, le grand « oui » de la grâce, que l’homme qui est passé par le « non » de Dieu exprimé dans son jugement. Non pas au sens où il faudrait d’abord passer par le « non » avant de pouvoir accéder au « oui », comme dans un processus d’ascèse ou de dépouillement volontaire (cela reviendrait pour Barth à croire en sa propre foi au lieu de croire en Dieu, en la foi que Dieu donne29), mais au sens où le « oui » et le « non » sont les deux faces d’un même événement, exactement comme le ressuscité n’est autre que le crucifié. C’est donc la grâce qui est le jugement, de même que c’est Dieu qui dépouille l’homme de toute prétention à mettre la main sur Dieu, en se révélant à l’homme comme le Dieu qui demeure fondamentalement soustrait à toute révélation. La possibilité de Dieu ne se réalise que sous la forme de l’impossibilité humaine, ce qui signifie également que l’homme ne se reçoit lui-même dans sa vérité devant Dieu que lorsqu’il se perd dans sa vérité devant lui-même. Ce n’est donc pas seulement la prétention à mettre la main sur Dieu qui est tenue en échec par la révélation, c’est aussi la prétention à mettre la main sur soi-même, et donc à disposer de la vérité de sa propre existence. La réponse à la question du sens de la vie humaine n’est pas un savoir sur le sens ni un savoir sur l’homme, mais l’être humain lui-même, en dépit de tout sens. Pas l’être humain dans une perspective « humaniste » (l’homme comme mesure de lui-même), mais l’être humain selon Dieu, l’homo theologicus : c’est lui comme existant qui, en recevant la grâce de Dieu, se reçoit lui-même comme grâce – de telle sorte que toutes ses questions sur le sens de sa propre vie reçoivent leur réponse définitive, justement pas à la manière d’une communication de savoir sur le sens qui bouche l’espace de la question, mais comme accueil confiant et joyeux du mystère que l’homme demeure pour lui-même, ce qui a pour effet de laisser ouvert l’espace de la question. C’est ce mystère, ce point de non-savoir radical sur soi-même, cette identité différenciée de la réponse et de la question du sens, qui est à accueillir comme grâce.

Kierkegaard est là, bien sûr, en arrière-fond30. C’est dans l’instant même où il butte sur la limite de ses propres possibilités que l’homme devient ouvert à la possibilité de Dieu, non pas comme une condition préalable mais comme cela même qui est donné, qui survient, qui arrive. La prédication chrétienne ne vise, selon Barth, rien d’autre que cela. C’est en cela que consistent aussi bien sa détresse que sa promesse. Détresse, parce qu’elle sait qu’elle ne peut pas produire cet événement, et bien pis : plus elle essaie de le produire, en recourant à toutes sortes d’arguments rhétoriques ou, dirions-nous aujourd’hui, de techniques de communication, plus elle l’empêche. Et ainsi, dit Barth de manière tout à fait saisissante : « Ce n’est que lorsque nous connaîtrons que nous ne méritons pas d’être crus que nous deviendrons dignes de foi. Il n’y a de prédication convaincante de Dieu que là où le message chrétien lui-même est prononcé au sein de la détresse, sous la croix, dans l’interrogation. »31 Promesse pourtant car, bien qu’il demeure toujours un fossé entre la promesse et son accomplissement – fossé qui ne peut être franchi que par Dieu –, la parole humaine de la prédication, et plus que cela la parole humaine du prédicateur, ne peut pas ne pas croire – pure confiance sans garantie – qu’elle puisse véritablement, par la grâce de Dieu, devenir Parole de Dieu32. Sinon, il n’y a plus qu’à se taire et renoncer à prêcher, c’est-à-dire succomber à la détresse en oubliant de la relier dialectiquement à la promesse – ou alors, remplacer la prédication par du verbiage pieux, de la morale à bon marché ou encore telle ou telle méthode d’animation destinée à faire diversion pour masquer le vide d’une parole désertée par son sujet.

N’y aurait-il pas là matière à interroger une certaine crainte, un certain refus parfois, de la part de pasteurs notamment (et symptomatiquement), d’assumer ce que comporte de verticalité la posture du prédicateur ? Dans un monde liquide où l’horizontalité fait loi, où il s’agit littéralement de liquider la verticalité – nécessairement synonyme de contrainte voire d’oppression33 –, quelle place reste-t-il pour la parole de la prédication et pour le sujet prédicateur, et à travers cela pour l’événement désiré, espéré par cette parole et ce sujet ? Nous ne pouvons ici qu’invoquer des expériences personnelles qui, certes, ne sauraient valoir démonstration générale enquête sociologique à l’appui, mais il nous est arrivé plus d’une fois de constater chez des pasteurs d’Églises dites « historiques » une opposition catégorique au fait de « monter en chaire » pour prêcher – l’image est à elle seule signifiante. « Au nom de quoi me placerais-je au-dessus de mes semblables ? », rétorque-t-on. Au nom de quoi, telle est en effet la question. Qu’est-ce qui fonde la légitimité de la prédication chrétienne ? Le refus de prêcher depuis la chaire n’est évidemment instructif (et problématique) qu’en tant qu’il traduit un refus d’assumer une parole qu’il faut bien appeler une parole d’autorité. Ce qui apparaît comme le remplacement progressif d’une prédication de type kérygmatique (donc verticale) par une prédication de type narrative (donc horizontale), quand il ne s’agit pas tout bonnement de remplacer la prédication, jugée trop solitaire et unilatérale, par un « partage biblique » interactif et participatif, pose question. On peut naturellement comprendre, et partager, la méfiance ou la lassitude ressenties à l’égard d’une prédication réduite à un enseignement doctrinal rigide, froid, jargonnant (« dogmatique » au sens étroit et péjoratif du mot), assénant à partir d’une posture de savoir des « vérités » religieuses abstraites, sans prise avec le vécu existentiel des auditeurs. Mais une telle prédication mérite-t-elle même le nom de prédication ? Tel ne serait pas l’avis de Barth pour qui, on l’a vu, le prédicateur ne prêche qu’à partir d’un point de non-savoir qui lui interdit tout rapport de domination vis-à-vis de ses auditeurs ! La prédication comme parole humaine, rien qu’humaine et trop humaine, qui ose néanmoins croire la promesse qui lui est faite de devenir Parole de Dieu si Dieu le veut, assume sa propre verticalité non pas de manière surplombante mais parce qu’elle se sait fondamentalement pauvre en elle-même, car riche de la seule attente de l’événement d’une grâce dont elle ne dispose pas. L’homme qui « monte en chaire » ne fait donc au final rien d’autre qu’accueillir en même temps qu’il le désigne Dieu qui « descend en chair », et la verticalité de l’acte de la prédication est pur renvoi à l’abaissement de Dieu dans un Christ venu pour servir et non pour être servi.

Pour prolonger un instant cette discussion sur la liquidation de la verticalité à un niveau davantage anthropologique, nous proposons d’y entendre l’expression d’une défiance, caractéristique de l’époque, à l’égard du lieu du Père (du Père comme instance et non comme géniteur), comme si cette place autrefois tant convoitée n’était aujourd’hui plus assumable. Mais cette défiance repose sur un malentendu terrible à propos du Père lui-même et du lieu qui est le sien dans la structuration, ou plutôt l’institution du sujet et du social. Certes, la verticalité s’est montrée, dans l’histoire, meurtrière plus qu’à son tour, et il est essentiel de pouvoir questionner l’autorité, voire y résister, à chaque fois qu’elle dérive en autoritarisme. Toutefois, il est à craindre que dissoudre l’autorité dans une parfaite horizontalité égalitaire ne permette à terme d’éviter l’autoritarisme qu’en laissant les mains libres à la logique « inces-tueuse », c’est-à-dire à l’appétit pulsionnel des humains et à l’exercice débridé du pouvoir (celui-ci n’étant justement plus régulé par l’autorité). N’est-ce pas le cas aujourd’hui avec le pouvoir économique, dont la toute-puissance semble incontestable ? L’autorité, comme l’a montré Myriam Revault d’Allones dans le sillage d'Hannah Arendt, n’est effective et créatrice que si elle est crue, autrement dit si des sujets lui sont liés par un pacte de confiance34. Le refus avancé d’occuper la place du Père (que ce soit dans la chaire ou ailleurs) assorti à la hantise de faire peser sur ses semblables le joug d’un pouvoir illégitime n’est alors que l’arbre qui cache la forêt : ce que l’on n’assume pas, c’est justement que la place du Père soit une place vide qui ne peut être occupée que par une parole appelant à la foi (terme à prendre ici en un sens générique et non pas spécifiquement religieux). Or si l’on ne peut que croire la parole du Père, et si l’on ne peut tenir la place du Père que sous la forme d’une « lieu-tenance », c’est-à-dire occuper cette place dans un montage symbolique sans s’identifier soi-même au Père – sans s’y croire, comme disent les enfants –, alors le refus de la verticalité équivaut au refus de ce qui permet d’instituer l’humain comme humain. Le « discours du non-Père », comme le qualifie Pierre Legendre, c’est-à-dire le discours de l’effacement du Tiers qui condamne le sujet à s’autofonder, est « virtuellement fou » en ce qu’il « [institue] la désinstitution »35. Ce faisant (ou plutôt ce défaisant), il précipite le sujet dans un univers sans limite où joue à plein la logique sacrificielle qui est le ressort caché de la barbarie civilisée que nous appelons néolibéralisme, cette gigantesque machine à produire du « déchet humain »36 (réfugiés, chômeurs, malades mentaux, etc.) dont parle encore Bauman.

L’erreur fatale, source de tant de malentendus et autres faux-débats, serait ici de confondre la notion de structuration symbolique du sujet autour du lieu du Père, avec la notion d’ordre social fondé sur le système du patriarcat37. La confusion entre le Père et le patriarcat est ce qui pousse aussi bien les contempteurs du patriarcat à souhaiter la disparition du Père (par exemple un certain féminisme radical), que les nostalgiques du Père à déplorer l’effondrement du patriarcat (et dont les pathétiques « appels au Père » – sous-entendu : à l’ordre, aux racines, à l’identité, etc. – ne sont en réalité que des appels au Maître, ce qui est fort différent38). L’écart entre les deux est pourtant flagrant car, dans le premier cas, la place du Père n’est occupée par personne dans le réel mais seulement sous la forme d’une instance de nomination (qui n’est d’ailleurs, comme telle, réservée à aucun sexe), tandis que dans le second elle est non seulement occupée dans le réel mais elle l’est exclusivement par l’un des deux sexes (le masculin). Étrangement, on soutiendra alors la nécessité de « se passer du père à condition de s’en servir »39. Autrement dit, il est possible de déconstruire le système du patriarcat (et donc un certain rapport à la verticalité) pour autant que continue d’opérer sous une forme ou une autre (dans un autre rapport à la verticalité, l’invention ayant ici toute sa part) la loi symbolique du langage consistant à désigner le Tiers instituant du sujet, dont la fonction est de marquer le point d’impossible dont le désir humain se soutient40.

3. Le sérieux

C’est cette dimension de l’impossible, déjà évoquée, qui constitue le cœur de la prédication chrétienne selon Barth, du moins dans la relecture ici proposée. « À proprement parler, l’Église est une impossibilité. À proprement parler, on ne peut pas être pasteur. »41 Cette affirmation forte de Barth s’articule à la conviction que « la situation du dimanche matin est eschatologique »42 : dans la prédication, il est question de l’ultime, des choses dernières – or c’est précisément sur ce point que se joue la question du sérieux (Ernst). Barth emprunte une nouvelle fois à Kierkegaard, et il n’est pas inutile d’évoquer en quelques mots la conception kierkegaardienne du sérieux (alvorlig)43.

Tout en avertissant que le sérieux « est chose si sérieuse que même sa définition est une légèreté » – disserter sur le sérieux sans l’être soi-même est une imposture –, le penseur danois rapproche le sérieux de la « certitude » et de l’« intériorité », de la « vie éternelle » et de l’« idée familière et pourtant solennelle qu’il y a un Dieu »44. Il écrit aussi la chose suivante : « Le sérieux, c’est le rapport avec Dieu ; partout où un homme soumet ses pensées, ses paroles, ses actes à la pensée de Dieu, il y a sérieux. »45 L’idée qu’il y a un Dieu n’est justement pas seulement une idée au sens pauvre et vague d’une opinion demeurant extérieure au sujet, car cette idée n’existe que sous la forme d’un rapport, c’est-à-dire d’une relation dans laquelle le sujet est intimement engagé – au sens le plus fort du terme « engagement » : le sujet met en gage sa propre existence en la rapportant à la coordonnée fondamentale qu’est Dieu, et il joue dans ce rapport rien moins que sa vie ou sa mort. Alvorlig a également en danois le sens de « grave, lourd », comme on parlerait de la gravité au sens physique, c’est-à-dire ce qui empêche de flotter en apesanteur comme dans l’espace, ce qui permet d’être ancré quelque part et de tenir debout les pieds sur terre. Bref, le sérieux kierkegaardien désigne le centre de gravité de l’existence, l’axe primordial autour duquel peut graviter la subjectivité, l’arrimage ou l’assise à partir de laquelle peut se déployer un authentique devenir humain, c’est-à-dire une vie qui ne soit pas qu’un pur semblant. Le sérieux est ce qui leste l’existence de l’homme du poids du réel. Or ce n’est pas en lui-même que l’homme peut trouver ce qui peut lui permettre de devenir lui-même, mais en un Autre que lui-même. Pourtant, cet Autre qui est et demeure toujours Autre n’est pas à chercher dans une réalité supranaturelle ou un arrière-monde : son caractère d’extériorité radicale se découvre paradoxalement au plus intime du sujet, à la façon du « plus intime à moi-même que moi-même »46 d’Augustin. Précisons que le sérieux ainsi envisagé ne doit pas être confondu avec la simple religiosité comprise comme émotion de l’âme dans son immédiateté naturelle, Kierkegaard distinguant le sérieux du Gemüth comme « unité du sentiment et de la conscience de soi »47. Le sérieux présuppose le Gemüth (en allemand : tempérament, moral, sensibilité), mais il suppose qu’un pas en avant – en fait un saut qualitatif – soit franchi par rapport à ce dernier. Ainsi, « on ne naît pas avec le sérieux »48, car celui-ci « consiste dans l’immédiateté acquise »49. Comme immédiateté acquise (expression oxymorique s’il en est), le sérieux s’oppose dialectiquement à l’immédiateté innée. Il ne peut donc être question que de devenir sérieux, et le devenir toujours à nouveau, en cultivant en soi-même ce qui relève du rapport à un Autre que soi-même. Le sérieux kierkegaardien est donc autant une position du sujet qu’un travail de la subjectivité, travail consistant précisément à demeurer dans ladite position. Ainsi, « seul le sérieux permet de revenir régulièrement chaque dimanche à la même chose avec la même disposition primitive »50. Demeurer dans une attitude de réceptivité à l’événement de la grâce promis par la prédication implique de ne pas céder sur l’attente de cet événement. Ce qui ne signifie nullement que cet événement se produise parce qu’il est attendu, ni tel qu’il est attendu ! C’est là, exactement là, dans l’accueil de cet écart, que selon Kierkegaard se situe le pendant du sérieux, son complément indispensable sans lequel il dégénère en austérité morose ou en piétisme fanatique : l’humour. Cette catégorie, correspondant au stade suprême du religieux, est essentielle en ce qu’elle permet de discriminer entre vrai et faux sérieux. Le faux sérieux alourdit l’existence d’une pesanteur qui est celle de la mélancolie et n’est au final rien d’autre qu’une forme de frivolité spirituelle (qui peut toujours se draper dans les atours d’un amour immodéré du ciel). Le vrai sérieux, lui, leste l’existence d’un poids suffisant de réel et l’existence, ainsi lestée, devient leste à son tour, libre de se déployer dans un univers des possibles où l’on est présent à soi-même, aux autres et au monde d’une présence authentique, qui n’est ni fuite en avant ni enkystement dans le passé. Telle est la leçon kierkegaardienne : toute existence a besoin d’une référence à de l’impossible si elle veut pouvoir développer un sens du possible.

Quels que soient les débats qui puissent exister entre Barth et Kierkegaard51, nous estimons que sur ce point leur accord est complet. Dans sa reprise par Barth, la catégorie du sérieux s’articule, nous l’avons dit, à l’eschatologique car le rapport à Dieu est ce qui détermine l’homme de manière ultime. Or le prédicateur est en quelque sorte le garant du caractère perdurant, à travers la prédication, de cette détermination ultime pour son auditoire. Pas au sens où le prédicateur la garantirait en se réclamant d’un mandat institutionnel en tant que tel, mais au sens où, occupant le lieu instituant de la parole/Parole, il en est le témoin pour les autres, se tenant pour ainsi dire en première ligne sur le front. « Nous avons besoin aujourd’hui de pasteurs sérieux »52, écrit Barth en référence à la Dispute de Heidelberg de 1518 et à la theologia crucis de Luther. Et d’ajouter aussitôt : « Oui, certes ! Mais ce sérieux doit concerner la cause de l’Église, et en aucun sens l’Église elle-même. »53 Mais qu’est, au juste, un pasteur sérieux au sens de Barth ? Essentiellement un pasteur qui ne se trompe pas sur la vérité du désir de ses auditeurs. Par quoi l’on voit que le sérieux ne désigne pas en priorité le contenu de la prédication – même si celui-ci est tout sauf indifférent ! – mais la position du prédicateur. Pourquoi des gens viennent-ils au culte ? demande Barth (et la question est tout aussi valable en 2018 qu’elle l’était en 1922 ou en 1518). Pour lui, c’est uniquement parce qu’ils sont guidés par le « désir d’entendre la parole de Dieu »54 et cela, quand bien même ils ne le savent pas. Tout est là. Une nouvelle fois, il est question de l’existence d’un point de non-savoir en l’homme qui l’oriente vers Dieu – ce qui appelle aussitôt quelques précisions. Un extrait de la conférence « La Parole de Dieu, tâche de la théologie » donnée la même année permettra d’éclairer le propos :

Qu’attendent les hommes, de nous, les hommes qui désirent ou qui tolèrent que nous soyons ce que nous sommes, des théologiens ? Ou encore, que nous rappellent leur mépris ou leurs moqueries quand ils se détournent de nous et crient leur déception ? Naturellement, ce n’est pas dans ce qu’ils disent qu’il faudra chercher les raisons les plus profondes et les plus justes de ce dédain, comme s’ils étaient capables de nous dire d’emblée ce qu’ils attendent de nous. C’est le motif de leurs motifs qu’il s’agit de découvrir afin de comprendre mieux qu’eux-mêmes ce qu’ils attendent de nous55.

Or ce motif des motifs, c’est-à-dire ce qui est caché derrière les attentes, les besoins, voire les plaintes et les reproches, ce qui est secrètement désiré par chacun sans même soupçonner la présence d’un tel secret, c’est justement cela qui doit faire l’objet de toutes les attentions du prédicateur – ce qui n’est évidemment pas possible si le prédicateur n’y est pas attentif pour lui-même (pouvoir écouter le désir des autres suppose d’avoir soi-même un désir averti). Se méprendre sur la vérité du désir de l’homme est donc mépriser l’homme, fut-ce avec les meilleures intentions du monde : distribuer des biens (y compris des « biens spirituels ») en pensant faire le bonheur des hommes est parfois le plus sûr moyen de leur faire manquer le Bien véritable. C’est pourquoi, ajoute Barth, « nos auditeurs attendent de nous que nous les comprenions mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes, que nous les prenions davantage au sérieux qu’ils ne le font eux-mêmes »56. L’erreur fondamentale du pasteur confronté à cette attente serait, avec la meilleure volonté du monde, de se tromper de sérieux en traitant ces questions dernières sans les entendre en leur juste lieu, et donc en leur apportant « des réponses légères et avant-dernières »57 (par exemple des conseils moraux ou des solutions métaphysiques). Ces réflexions de Barth nous paraissent d’une grande pertinence aujourd’hui. Face au spectre d’un « homme sans gravité »58, entièrement livré aux passions faussement jubilatoires (et franchement tristes) de son narcissisme et balloté au gré des flux et des reflux du « pousse à jouir » du marché, que peut offrir la prédication chrétienne comme réalité instituée et instituante sinon, au minimum, un espace pour que ce qui reste de désir du sujet puisse être reconnu, trouver place, et être rencontré par une Parole d’autorité (en son sens premier de parole qui augmente, fait croître) – Parole qui ne peut venir que de Dieu, certes, mais qui ne peut venir que par l’homme ? À cela il convient d’ajouter que Barth lie explicitement le sérieux aux questions dernières auxquelles l’être humain est confronté par le fait qu’il est mortel et qu’il le sait – bien qu’il ne veuille, et pour cause, la plupart du temps n’en rien savoir. La parole sur Dieu qui peut devenir, si Dieu le veut, événement de la Parole de Dieu, n’a de portée réelle que si elle est mise en correspondance avec « la détresse la plus profonde des hommes », c’est-à-dire avec la mort « dont l’ombre couvre toute leur existence »59. C’est aussi cela, le caractère eschatologique du culte dans lequel se joue la crédibilité – ou l’imposture – de la parole de la prédication comme de la réflexion théologique. Cela signifie-t-il que le théologien-prédicateur occupe une place d’« expert ès questions dernières », comme l’on trouve des conseillers en régime macrobiotique et des coachs en bien-être et thérapies douces ? Tel n’est bien entendu pas l’avis de Barth, pour qui le théologien ne s’adresse pas aux hommes depuis un autre lieu que l’humanité commune, mais bien à partir de la même situation d’être-en-question dans laquelle le plonge la confrontation à sa propre mort et, à travers cela, à la possibilité de Dieu. Précisons encore. En effet, Barth déclare : « C’est sur les frontières de l’humanité que le problème théologique se pose. »60 Mais attention au malentendu : il ne s’agit pas de déduire Dieu comme le « oui » qui serait l’envers du « non » apposé sur l’être humain par la mort – la positivité de Dieu ne constitue justement pas l’envers de la négativité de l’homme. Dieu ne se définit pas d’être le contraire de ce que l’homme est. Autrement dit, il ne s’agit pas de procéder à une démonstration logique de l’idée de Dieu en partant du principe que, puisque le monde humain est limité, il existe donc un Dieu situé en dehors du monde humain, de « l’autre côté » de la limite qui serait alors une frontière quasi spatiale entre le fini et l’infini. Car la frontière est interne à l’existence humaine elle-même, et la position de Barth n’est pas plus supranaturaliste que celle de Kierkegaard. Par frontière, il faut entendre une nouvelle fois la différence qualitative infinie, or cette différence constitue l’existence humaine comme différant d’avec elle-même. À la même période, Bultmann lui-même le fait remarquer dans sa recension du second Römerbrief de Barth : la contradiction introduite en l’homme par la révélation « n’est pas un point de vue, c’est une crise dans laquelle nous sommes mis par Dieu »61.

Par conséquent, face à ce qu’il est convenu d’appeler dans le discours social la « crise », l’enjeu de la prédication chrétienne n’est jamais de résoudre la crise mais de la provoquer. Provoquer la vraie crise pour dissiper les illusions de la fausse (et les angoisses, illusoires elles aussi, qui lui sont liées) ! De même qu’il y a vrai et faux sérieux, il y a vraie et fausse crise. Et la vraie crise trouve son origine en Dieu. Car l’attente des hommes, causée par leur détresse face aux vicissitudes de l’existence (le doute, la culpabilité et même la déréliction, ce « sentiment de perte totale et d’abandon »62), s’articule à la promesse que « Dieu attend »63. L’attente de Dieu précède et même suscite l’attente des hommes. C’est pourquoi, dit Barth, « il faut prendre au sérieux l’attente des hommes ; on ne pourra jamais la prendre assez au sérieux, car elle n’est qu’une ombre portée de la grande attente de Dieu »64. De fait, ce n’est que si le prédicateur « répondait à ce que les hommes demandent » en vérité sans le savoir mais, précise Barth, « y répondait comme un homme lui-même mis en question par Dieu » et donc lui-même délogé de toute position de savoir, qu’il occuperait la place qui est la sienne et serait fidèle à sa vocation, et par conséquent serait quelqu’un qui « annonce la Parole de Dieu »65. Si la grâce peut alléger l’être humain des fardeaux qui l’empêchent de vivre, ce n’est donc pas sans que cette légèreté comporte elle-même un certain caractère de gravité lié au mystère du réel. Est révélé par là le vrai faux sérieux de la modernité liquide, sa vraie fausse légèreté qui pousse l’humain à courir après son salut jusqu’à épuisement en s’oubliant dans le travail et la consommation. Ce qu’on appelle réalité ou réalisme, y compris et surtout dans la Realpolitik économique qui bouche l’horizon de tant de nos contemporains, manque cruellement de réel, c’est-à-dire de cet impossible qui fait la détresse et la promesse de la prédication chrétienne.

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1Karl Barth, « Détresse et promesse de la prédication chrétienne », in : Parole de Dieu et parole humaine, Paris, Les Bergers et les Mages, 1934, p. 147.

2K. Barth, Introduction à la théologie évangélique, Genève, Labor et Fides, 1962, p. 53.

3K. Barth, « Theologische Existenz heute! », Zwischen den Zeiten B 2 (1933), p. 4, cité par Eberhard Jüngel, « La vie et l’œuvre de Karl Barth », in : Pierre Gisel (éd.), Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, Genève, Labor et Fides, 1987, p. 16.

4« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 127-159.

5Cf. à ce propos Christophe Chalamet, Théologies dialectiques. Aux origines d’une révolution intellectuelle, Genève, Labor et Fides, 2015.

6La notion est empruntée à Zygmunt Bauman, La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, Paris, Hachette, 2003 ; L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Rodez-Paris, Rouergue-Chambon, 2004 ; La vie liquide, Paris, Arthème Fayard-Pluriel, 20132.

7K. Barth, « Postface sur Friedrich Schleiermacher », in : La théologie protestante au dix-neuvième siècle, Genève, Labor et Fides, 1969, p. 448.

8« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 133.

9Cf. K. Barth, Introduction à la théologie évangélique, op. cit., p. 58.

10Ibid., p. 79.

11Cfibid., p. 69-76.

12Ibid., p. 60.

13Cf. K. Barth, Dogmatique, I/1*, t. 1, Genève, Labor et Fides, 1953, p. 108.

14Pour une étude détaillée, cf. Benoît Bourgine, L’herméneutique théologique de Karl Barth. Exégèse et dogmatique dans le quatrième volume de la Kirchliche Dogmatik, Leuven, University Press-Peeters, 2003.

15K. Barth, Dogmatique, I/2***, t. 5, Genève, Labor et Fides, 1953, p. 52.

16Zygmunt Bauman, La vie liquide, op. cit., p. 10.

17Cf. Z. Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007.

18Sur ce point, cf. Guilhen Antier, « Le fondamentalisme comme pathologie de l’origine », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [en ligne] 18 (2017), mis en ligne le 10 septembre 2018 ; URL : http://journals.openedition.org

19Cf. François Jullien, Ressources du christianisme, Paris, L’Herne, 2018.

20Encore que la question se pose de savoir à quelle Écriture on se réfère, quel canon, quelle institution ecclésiale ! Les canons scripturaires varient en fonction des confessions chrétiennes (canons catholique, protestant, orthodoxe, éthiopien...), ce qui indique une différence originaire du christianisme d’avec lui-même et invalide l’idée même d’une identité chrétienne.

21Nous partageons ici les vues de Pierre Gisel, « Qu’est-ce que réformer une religion ? L’exemple de la Réforme protestante », in : Pierre Gisel, Jean-Marc Tétaz (dir.), Revisiter la Réforme. Questions intempestives, Lyon, Olivétan, 2017, p. 182-185. Cf. également Pierre Gisel, Croyance incarnée. Tradition, Écriture, canon, dogme, Genève, Labor et Fides, 1986.

22« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 133.

23Ibid., p. 136.

24Cf. K. Barth, L’humanité de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1956. Sur la question de savoir s’il faut considérer ce texte comme un tournant, une rétractation ou une clarification rétrospective dans l’œuvre du théologien bâlois, cf. Denis Müller, Karl Barth, Paris, Cerf, 2005, p. 107-113.

25Anthony Feneuil, « Théologie et sciences des religions : l’apport de Karl Barth », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires [en ligne] 15 (2016), mis en ligne le 15 février 2016, consulté le 5 octobre 2018 ; URL : http://journals.openedition.org

26Cf. notamment Emil Brunner, « Die Frage nach dem “Anknüpfungspunkt” als Problem der Theologie », in : Ein offenes Wort, vol. 1, Zürich, Theologischer Verlag, 1981, p. 239-267 ; K. Barth, Nein ! Antwort an Emil Brunner, Münich, Kaiser, 1934 ; Paul Tillich, « What is Wrong with “Dialectical” Theology? », The Journal of Religion 15 (1935), p. 127-145 ; Rudolf Bultmann, « Rattachement et opposition », in : Foi et compréhension, t. 1, Paris, Seuil, 1970, p. 500-516.

27Cf. « Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 144.

28Ibid., p. 147.

29Cf. K. Barth, Introduction à la théologie évangélique, op. cit., p. 84.

30Cf. S. Kierkegaard, La maladie à la mort, Œuvres complètes, t. XVI, Paris, Éd. de l’Orante, 1971. Sur le rapport de Barth à Kierkegaard, cf. B. Hoon Woo, « Kierkegaard’s Influence on Karl Barth’s Early Theology », Journal of Christian Philosophy 18 (2014), p. 197-245 ; Ph. G. Ziegler, « Barth’s Criticisms of Kierkegaard – A Striking out at Phantoms ? », International Journal of Systematic Theology 9 (2007), p. 434-451.

31« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 155.

32Cfibid., p. 151.

33Cf. Régis Debray, Le nouveau pouvoir, Paris, Cerf, 2017. L’auteur attribue au protestantisme – non sans approximations et clichés – la « substitution du transversal au vertical » (p. 17) qui caractérise la société liquide. Pour discutable et souvent trop rapide que soit le propos, il n’en demeure pas moins interpellant.

34Cf. Myriam Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2006.

35Pierre Legendre, Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images (Leçons III), Paris, Fayard, 1994, p. 284-285.

36Z. Bauman, Le présent liquide, op. cit., p. 42.

37Nous suivons ici Jean-Pierre Lebrun, « Avant-propos », in : Charles Melman, La nouvelle économie psychique. La façon de penser et de jouir aujourd’hui, Toulouse, Érès, 2009, p. 7-19.

38En ce sens, le fameux « retour de l’autorité » en vogue dans les milieux conservateurs peut être analysé comme l’émergence d’un « fascisme volontaire, non pas un fascisme imposé par quelque leader et quelque doctrine, mais une aspiration collective à l’établissement d’une autorité qui soulagerait de l’angoisse ». Charles Melman, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002, p. 46.

39Ibid., p. 218.

40Dans les termes de la psychanalyse lacanienne : l’interdit de l’inceste avec la Mère formulé par la loi symbolique du Père, pointe au-delà l’impossible de la jouissance dans le réel, c’est-à-dire l’incompatibilité structurelle entre être humain et détenir le Tout.

41« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 152.

42Ibid., p. 138.

43Le terme allemand Ernst traduit le terme danois alvorlig dans l’édition allemande des œuvres de Kierkegaard. Dans une autre perspective que celle à laquelle nous nous intéressons ici, Barth se réfère également à Schleiermacher sur la question du sérieux, cf. Anthony Feneuil, « Schleiermacher pour Barth : un problème éthique », Laval théologique et philosophique 69 (2013), p. 63-77.

44S. Kierkegaard, Le concept d’angoisse, Œuvres complètes, t. VII, Paris, Éd. de l’Orante, 1973, p. 242-243.

45S. Kierkegaard, Les œuvres de l’amour, Œuvres complètes, t. XIV, Paris, Éd. de l’Orante, 1980, p. 296.

46Augustin, Conf., III, vi, 11.

47Kierkegaard emprunte le terme « Gemüth » à Karl Rosenkrantz, Psychologie oder die Wissenschaft vom subjectiven Geist, Königsberg, Bornträger, 1837. À l’arrière-plan, il y a bien sûr un débat avec Schleiermacher dans lequel nous n’entrons pas ici.

48S. Kierkegaard, Le concept d’angoisse, op. cit., p. 245.

49Ibid., p. 244.

50Ibid., p. 245.

51Cf. par exemple K. Barth, Introduction à la théologie évangélique, op. cit., p. 67 ou se trouve critiquée la thèse kierkegaardienne selon laquelle « la vérité est la subjectivité ». Mais Barth « oublie » de citer ici la thèse complémentaire de Kierkegaard, sans laquelle la première n’a aucun sens : « La subjectivité est la non-vérité » ! S. Kierkegaard, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, vol. 1, Œuvres complètes, t. X, Paris, Éd. de l’Orante, 1977, p. 193. Contrairement au soupçon de Barth, c’est seulement du rapport à Dieu que la subjectivité chez Kierkegaard peut recevoir sa vérité.

52« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 156.

53Ibid.

54Ibid., p. 137.

55K. Barth, « La Parole de Dieu, tâche de la théologie », in : Parole de Dieu et parole humaine, op. cit., p. 204.

56« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 137. C’est nous qui soulignons.

57Ibid., p. 138.

58Cf. Ch. Melman, L’homme sans gravité, op. cit.

59K. Barth, « La Parole de Dieu, tâche de la théologie », art. cit., p. 204-205.

60Ibid., p. 206.

61Rudolf Bultmann, « Le “Römerbrief” de Barth », in : P. Gisel (éd.), Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, op. cit., p. 83.

62« Détresse et promesse de la prédication chrétienne », p. 146.

63Ibid., p. 148.

64Ibid.

65Ibid., p. 149.