Book Title

Immuabilité, (im-)passibilité et souffrance

Vers une ontologie « psychologique » de Dieu1

Alexandra PÂRVAN

Université de Piteşti

Bruce L. MCCORMACK

Princeton Theological Seminary

Introduction

La tentative de proposer une ontologie de Dieu peut être perçue comme anachronique au vu de la tendance anti-ontologique qui a dominé la seconde partie du siècle dernier. Résultant d’un mélange entre l’ontologie grecque et une réflexion chrétienne basée sur l’Écriture, l’ontologie traditionnelle a été condamnée collectivement par des théologiens, philosophes, exégètes, philologues, biblistes, historiens et penseurs religieux. Sur la base d’études portant sur la langue et la traduction, certaines des discussions ont concerné Ex 3,14 et ce que Dieu révèle par son nom, le souci général ayant été de dissocier « Dieu » de l’« être », et ainsi de dissocier la religion de l’ontologie2. Les adversaires de l’ontologie ont, dans certains cas, proposé des manières de penser Dieu « non contaminé par l’être », de le penser comme « autrement qu’être » ou « sans l’être »3, sur la base de l’affirmation plus générale que l’ontologie ne peut encapsuler la réalité de Dieu4.

Pour expliquer autrement, en l’occurrence de manière plus littéraire, le problème lié au projet d’une anti-ontologie, mais aussi notre propre option pour l’ontologie et notre manière de faire de l’ontologie, prenons le poème de Jacques Prévert intitulé « L’accent grave ». Dans ce poème, on demande à un élève du nom de Hamlet de conjuguer le verbe « être », et vu qu’il propose de le conjuguer sous la forme de la question shakespearienne (« Je suis ou je ne suis pas / tu es ou tu n’es pas », et ainsi de suite), le professeur, irrité, l’accuse de « ne pas y être ». Et Hamlet lui répond : « c’est exact... / Je suis “ je ne suis pas » puisque, dans le fond, « être “où” ne pas être / C’est peut-être aussi la question ». Le Dieu qui apparaît après que les adversaires de l’ontologies ont répondu par la négative à la question « être ou ne pas être » est un Dieu qui est où il n’est pas. C’est-à-dire, même si l’on abandonne le langage de l’être, parler de Dieu revient à parler de Dieu comme étant là et à expliquer comment Dieu est là. Ainsi, en contraste tant par rapport aux adversaires de l’ontologie que par rapport aux tenants de l’ontologie traditionnelle, nous choisissons de ne pas simplement rejeter toute ontologie et de suivre la suggestion évoquée par le poème, qui consiste à nous concentrer sur une autre question qui considère comment Dieu est, s’il n’est ni expulsé de l’être ni conditionné par une conceptualisation qui établit par avance ce que c’est pour Dieu que d’être.

Nous voulons parler de l’auto-constitution de Dieu comme relation à l’être humain en Christ, et nous soutenons que comprendre l’être de Dieu comme incluant cette relation appelle une révision de notre compréhension de l’immuabilité divine, la rendant compatible avec la souffrance divine. L’ontologie traditionnelle conçoit Dieu comme n’ayant aucune relation vis-à-vis des êtres humains. Cela est dû à la catégorie aristotélicienne de la relation : une relation de Dieu au monde créé introduirait un accident en Dieu, lequel dépendrait alors d’un terme externe. Mais il n’y a rien de temporel en Dieu, celui-ci se trouve hors du temps et de la création. Conformément à certains développements ultérieurs chez Aristote (sans qu’il n’ait pour autant eu accès aux textes de la Métaphysique qui sont en jeu pour cette discussion), Augustin énonce la possibilité pour une substance d’être en relation avec une autre substance en vertu d’un accident unique qui n’est inhérent qu’à cette dernière. Cela l’amène à soutenir (et les théologiens médiévaux s’appuyèrent sur Aristote pour développer plus avant cette idée) qu’il n’y a de relation entre Dieu et les êtres humains que parce que les humains acquièrent un attribut temporel par lequel ils peuvent être en relation à Dieu, et non parce qu’il y aurait une relation à l’être humain en Dieu5. Dieu serait comme une pièce de monnaie, laquelle aurait des attributs relatifs, selon qu’on la traite comme monnaie ou comme gage, sans qu’il n’y ait aucun changement dans son être ; ou bien comme la lumière qui ferait souffrir des yeux malades, mais qui serait agréable à des yeux sains, le changement n’ayant lieu que dans les yeux et non dans la lumière elle-même6 ; ou comme une colonne à côté de laquelle je passe et qui se retrouve à ma droite : la colonne m’est reliée (elle se trouve « à ma droite ») seulement en vertu d’un accident qui se rapporte à moi, de manière que la relation ne se trouve pas dans la colonne, mais en moi7.

Ce qui est frappant dans ces énoncés qui tentent d’expliquer comment Dieu ne peut pas être relié ontologiquement aux humains, c’est que Dieu n’est comparé qu’à des objets inanimés et que la relation des humains avec lui est du même type que celle qu’ils peuvent avoir avec de tels objets. Mais dans leur relation avec les humains les objets inanimés sont passifs : c’est l’humain, qui par ailleurs a fabriqué ces objets, qui agit sur la pièce ou la colonne, et non l’inverse. Et à la différence de Dieu, la lumière, en ce qui concerne les yeux humains, ne choisit pas d’éclairer, ne choisit pas de soigner ou d’aider à voir, ou encore d’être là où on en a besoin. Le genre de relation qui n’appartient qu’à un seul des termes (l’humain, pas Dieu) correspond aux attributs classiques de l’être absolu. Mais nous pensons qu’ils correspondent mal à l’être de Dieu en tant qu’il se révèle dans l’histoire : par l’alliance de Dieu avec les humains, par Christ comme Dieu-homme, par le sacrifice et la grâce divine. De fait, comprendre la relation entre Dieu et les êtres humains comme n’étant réelle que dans un seul des deux termes (l’être humain) exige de Thomas d’Aquin de concevoir la relation divino-humaine en Christ de la même façon, celle-ci constituant ontologiquement son unité : ainsi, en Christ, la relation du Logos avec la nature humaine est du même type que celle de la colonne avec l’humain qui passe à côté d’elle ; l’union/relation qui fait de Christ une personne ne se trouve pas en Dieu et ne peut être réelle que dans la nature humaine du Christ, pas dans sa nature divine. La relation qui compte pour l’existence personnelle de Dieu en Jésus-Christ n’est pas différente de la relation de Dieu avec n’importe quel autre être humain, laquelle n’existe que parce que c’est l’être humain qui est en relation avec Dieu et non l’inverse8. Cette position découle de l’idée que ce que Dieu est dans la deuxième personne de la Trinité peut être conçu séparément de Jésus-Christ. À l’encontre de cette position, nous soutenons que l’auto-révélation de Dieu en Jésus-Christ et son existence personnelle en tant que Dieu-homme implique de considérer la deuxième personne de la Trinité comme étant éternellement constituée par la relation à l’autre, c’est-à-dire à l’être humain.

Comme indiqué par les exemples donnés ci-dessus, si l’on pensait Dieu comme n’ayant aucune relation réelle avec les êtres humains, cela est lié au souci qu’il n’y ait aucun changement en Dieu. Les interprétations traditionnelles de l’immuabilité viennent de Platon et d’Aristote, elles se fondent sur le contraste entre l’être et le non-être, l’éternité et la temporalité, l’actualité et la potentialité, le mouvement dans le monde et le moteur non-mû. On considérait alors que ce concept ontologique correspondait tout à fait au témoignage biblique9. Nous pensons également que les affirmations bibliques qui soutiennent que Dieu ne change pas (Ps 102,26-27 ; Ml 3,6 ; He 13,8 ; Jc 1,17) signifient que l’être de Dieu ne change pas. Cependant, dans la mesure où nous affirmons que Dieu est relation à l’être humain en Christ, nous soutenons que cette relation, avec tout ce qu’elle comporte, loin de s’opposer à l’immuabilité, est incluse en elle. Nous pensons que l’immuabilité de Dieu ne peut pas être définie hors du lien avec sa vie en Jésus-Christ. Implicitement, cela exige que nous envisagions un contraste plus nuancé entre être et devenir, entre éternité et temps, que celui qui est classiquement présenté sous la forme d’une dichotomie.

L’affirmation de l’impassibilité de Dieu était une conséquence logique du concept traditionnel de l’immuabilité, les deux découlant parfois du même argument concernant l’impossibilité d’une relation avec les humains en Dieu. Dans le passage du De trinitate où il explique que, comme une pièce de monnaie, Dieu ne peut pas être en relation avec les êtres humains du fait de son immuabilité, Augustin précise : « De la même façon dit-on qu’il est irrité contre les méchants, doux pour les bons ; mais ce sont eux qui changent, non lui. »10 Dans la mesure où il ne peut y avoir de mouvement dans l’être sans changement de Dieu, et que les émotions (affections ou passions) sont des mouvements de l’âme (motus animae), l’immuabilité et l’impassibilité sont parfois traitées comme interchangeables. La connexion intime entre les deux est soutenue par l’idéal de la vie heureuse : s’il n’y a pas de changement en Dieu, c’est parce qu’il n’est pas seulement immortel, mais aussi bienheureux, comme les dieux des platoniciens11. Vu qu’il est dans le meilleur état de l’être, Dieu n’a aucune raison d’avancer en direction de quelque chose ou de s’en écarter et de changer ainsi d’état. L’amour inchangé de Dieu implique qu’il n’y ait aucune perturbation de l’âme12. Dans cet état d’imperturbabilité et de bonheur, désirable par tous, Dieu ne peut souffrir, que ce soit en Christ ou avec des humains13.

Il est important de souligner ici que le lien entre l’immuabilité et l’impassibilité est accepté non seulement par ceux qui l’ont établi au sein de l’ontologie traditionnelle, mais aussi par ceux qui rejettent l’ontologie traditionnelle au nom d’une perspective « purement » religieuse, considérée comme étant plus fidèle à la Bible14. Les représentants de la tradition posent conjointement l’immuabilité et l’impassibilité, et leurs opposants modernes les rejettent conjointement ; mais, comme pour toute affirmation et toute négation, dans les deux cas c’est la même idée qui est admise, que l’on y adhère ou qu’on la rejette. Pour notre part, nous souhaitons explorer une autre piste, rompant ainsi tant avec la tradition qu’avec la modernité (en grande partie tout du moins). À nos yeux il y a des façons cohérentes de penser ensemble l’immuabilité et la passibilité. Lorsque nous disons que Dieu est « passible », nous ne voulons pas dire que Dieu meut son être en quelque chose qu’il n’était pas précédemment, ou qu’il est perturbé par des passions qui ne seraient pas en accord avec la raison, ou qu’il est passivement soumis à des perturbations externes – en cela nous ne contredisons pas la tradition. En même temps, comme cela vient d’être dit, notre concept d’immuabilité s’éloigne de la compréhension traditionnelle du fait que nous l’élargissons afin d’inclure l’auto-constitution de Dieu comme relation à l’être humain dans la deuxième personne de la Trinité, une auto-constitution à travers laquelle l’amour-pour-l’autre est constitutif de son être. Cette auto-constitution comme amour qui se donne soi-même implique que la souffrance du Christ soit la souffrance du Christ tout entier, humain et divin, et que l’immuabilité de Dieu, laquelle est don de soi, soit conçue de façon à être compatible avec la souffrance.

L’ontologie divine que nous présentons ici est qualifiée de « psychologique » parce que nous regardons qui est Dieu afin de comprendre l’être qu’il est, l’être de ce Dieu- (le Dieu des chrétiens). Étant donné que Dieu s’est révélé lui-même à des êtres humains, nous pensons que toute spéculation sur ce qui définit son être devrait commencer avec la manière par laquelle il s’est manifesté et la façon dont il a vécu son être dans l’histoire. L’incarnation, la grâce, le sacrifice divin, la rédemption, l’amour pour l’autre sont incompréhensibles si l’on considère Dieu suivant les attributs classiques de « l’Être ». Si l’ontologie décrit « l’Être », n’importe quel nom, aussi bien qu’aucun nom, pourrait être apposé à ses attributs. L’Être est toujours premier, auto-subsistant, éternel, simple, pleinement actuel et parfait ; comme tel, il ne peut qu’être, n’ayant aucune autre raison que d’être en et pour soi. Les êtres humains n’ont aucunement besoin d’une révélation pour former le concept de l’être parfait et en effet, cet être n’aurait aucune intention de se révéler, de parler personnellement aux humains, d’agir en leur faveur, de vivre dans l’histoire et d’aimer. Dans ce discours, l’amour pour l’autre ne peut pas être un attribut ontologique de l’être absolu ; être auto-suffisant implique de ne pas avoir de but (personnel) en dehors de soi-même. Un Dieu qui forme une alliance avec les humains, un Dieu qui serait aussi Jésus-Christ, ne pourrait pas être cet être. Comme Étienne Gilson l’a bien remarqué, on pourrait retirer le mot « Dieu » de toute l’histoire de la pensée de l’être chez les philosophes-théologiens du Moyen Âge que leur ontologie n’en changerait pas15. Cela signifie que le fait que Dieu s’est révélé ne sert en rien au concept d’être de Dieu formé par ces penseurs. À l’inverse, nous pensons que le genre d’être que Dieu est ne peut être séparé de qui il s’est révélé être dans l’histoire. Dans l’ontologie divine que nous esquissons ici, nous prenons congé de la tradition, dans la mesure où nous pensons Dieu comme être absolu précisément parce que lui seul est pour l’autre, et nous prenons aussi congé des perspectives modernes car nous soutenons que c’est immuablement que Dieu est ainsi, ce qui explique et justifie sa passibilité en Jésus-Christ.

Telle qu’elle prend forme ici, notre ontologie psychologique n’est pas limitée à une seule ligne théorique : dans un premier temps, nous présentons des arguments distincts et différents pour soutenir que l’immuabilité et la souffrance doivent être conçues ensemble dans l’être de Dieu. Ces arguments sont construits en dialogue avec une figure fondatrice de l’ontologie traditionnelle (Augustin d’Hippone) et avec un théologien qui fut un pionnier dans la révision de cette ontologie (Karl Barth). Chacun d’entre nous trouve individuellement des ressources et des bases en eux pour son discours ontologique, mais également des tensions et des difficultés qui nous font prendre un autre chemin qu’eux, là où nous nous rencontrons pour formuler une proposition nouvelle qui ne suit plus ces deux penseurs.

1. Avec et au-delà d’Augustin – Dieu en tant que relation à l’être humain en Christ

Étant donné que Ex 3,14 a joué un rôle tant dans la construction de la théologie ontologique que dans son rejet, il est intéressant de voir l’analyse qu’Augustin – qui se trouve au commencement de cette tradition – fait des deux noms de Dieu en Ex 3,14-15. Son analyse ouvre sur des possibilités qui vont au-delà de l’ontologie traditionnelle. À ce jour, les chercheurs ont surtout montré comment son analyse aide à fonder une ontologie chrétienne, dans la mesure où son discours sur Dieu n’est pas construit uniquement à partir des éléments venant du néoplatonisme, mais aussi à partir d’éléments bibliques16. Mais, même s’ils soulignent que pour Augustin le nom « ontologique » de Dieu (v. 14) et le nom « biblique » de Dieu (v. 15) sont inséparables, les interprètes s’accordent pour dire que les éléments néoplatoniciens restent inchangés dans la spéculation d’Augustin sur Dieu comme être au v. 1417. Si cela est vrai, alors cela signifie que les deux noms sont parfaitement séparables, dans la mesure où Dieu comme être est immuable, éternel, incorporel, et qu’il n’est pas en relation avec les êtres humains, alors que le Dieu biblique se manifeste lui-même dans l’histoire, forme une alliance avec les êtres humains et s’incarne. Nous comptons montrer qu’Augustin n’entretient pas simplement ce paradoxe, il ouvre une voie par-delà celui-ci, où l’être de Dieu ne se trouve plus en conflit avec l’incarnation : dans la mesure où Augustin tient que les deux noms de Dieu, aux versets 14-15 d’Ex 3, parlent tous deux de l’être de Dieu, il invite à une lecture où les propriétés classiques de l’être attribuées à Dieu au v. 14 sont modifiées, prenant congé tant de l’ontologie grecque que de l’ontologie (chrétienne) traditionnelle.

Augustin cherche à expliquer pourquoi Dieu répond à la question de Moïse concernant son nom en donnant deux noms plutôt qu’un seul18. Le premier nom est ego sum qui sum – dans des traductions approximatives : « je suis celui qui suis » ou « je suis qui je suis » ou « je suis celui qui est » –, le second est ego sum deus Abraham, et deus Isaac, et deus Iacob – « Je suis le Dieu d’Abraham, et le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ». Suivant le raisonnement d’Augustin, le premier nom est celui de son essence, ou de sa substance19. « Être », dans son présent éternel et personnel, est l’être même de Dieu ou, comme Augustin l’affirme fréquemment « Dieu est Est »20. « Je suis celui qui est » ou « Je suis est » désignent l’immuabilité : il n’y a pas de « était » ou « sera » en Dieu21. Des êtres mutables, par contraste, fluctuent entre « étaient » et « seront » mais ne « sont » jamais en vérité, dans la mesure où ils changent continuellement, augmentant ou diminuant en être22.

Une explication que donne Augustin pour la communication du deuxième nom est qu’en tant qu’êtres muables, Moïse et tous les êtres humains ne peuvent pas comprendre le premier nom de Dieu, le nom de l’être immuable de Dieu23. Ainsi, immédiatement après avoir révélé son premier nom, Dieu s’identifie lui-même avec un second nom, un nom que des êtres humains peuvent comprendre et qui indique ce en quoi ils peuvent tous espérer : tandis que le premier est nom de l’éternité, le second est le nom de celui qui garantit la vie éternelle aux êtres humains, puisque cela ne fait aucun sens que Dieu se révèle lui-même comme le Dieu d’êtres humains morts depuis longtemps (Abraham, Isaac et Jacob). Augustin appelle ce second nom le nom de la compassion ou de la miséricorde (nomen misericordiae), le nom qui affirme Dieu comme Dieu des êtres humains qui sont toujours vivant par lui, tout comme le sont Abraham, Isaac et Jacob24.

En outre, Augustin voit dans le nomen misericordiae l’événement de l’incarnation : « celui qui est a revêtu un corps mortel afin de pouvoir dire : “Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob”. »25 Ainsi, sans l’incarnation, Dieu n’est pas le « Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob », et n’a pas son nom complet. C’est donc l’identité des deux noms dans le Verbe incarné, en qui Dieu revêt une chair sujette au changement (mutabilem carnem suscipiendo ; sermo 6,5), qui donne à Dieu son identité. Le genre d’être qu’est Dieu est donné ou révélé dans l’incarnation.

Il apparaît alors que Dieu communique un deuxième nom à Moïse, non seulement parce que son premier nom serait incompréhensible pour les êtres humains, mais parce que le premier nom ne révèle pas Dieu complètement. Augustin sait que le Dieu des chrétiens n’est pas révélé par le seul nom de l’être absolu, parce que ce n’est pas à cet endroit qu’il lit le nom du Dieu incarné. C’est l’objet de sa critique des libri platonicorum, exprimé notoirement dans le non ibi legi : il ne pouvait lire dans les livres (néo)platoniciens que le Verbe s’était incarné, qu’il s’était abaissé, qu’il avait souffert, qu’il s’était sacrifié et qu’il était mort en sorte d’amener les êtres humains à Dieu26. Seul un nom de Dieu qui comprend l’incarnation et l’amour révèle Dieu comme le Dieu qu’il est, et pour Augustin c’est cela que le deuxième nom effectue27. Le premier nom, le nom de l’être véritable, ne fait qu’inspirer de la vénération aux êtres humains, ainsi que la louange et le désespoir face à la grande distance qui les sépare de lui28. Sans l’incarnation, même chercher Dieu aurait été impossible selon Augustin, étant donné que des êtres sujets au changement sont dans une dissemblance insurmontable par rapport à l’unique être immuable ; c’est le Dieu incarné qui remplit l’abîme qui les sépare29. Le deuxième nom de Dieu effectue la même chose : il relève les êtres humains et les encourage à chercher Dieu par l’amour qu’il inspire30 ; il guérit le désespoir humain de ne pas être capable de se rapprocher de l’être de Dieu, de l’atteindre, d’y participer, ou de se retrouver eux-mêmes en lui31.

Pris pour lui-même, le premier nom ne parle pas de l’incarnation (voire même, plus généralement, de l’alliance de Dieu avec les êtres humains). Cela ne se passe que dans le sens inverse : dans la voix de Jésus, le Verbe dit le nom de l’immuabilité, le « Je suis »32. Chez Augustin, ceci est lié au fait que le ego sum qui sum appartient de façon égale au Père, au Fils et au Saint-Esprit33. Mais le Fils est capable de réitérer, par Jésus, le « Je suis » uniquement parce que Dieu possède un second nom qui rend l’incarnation possible et définitoire pour ce que Dieu est. L’être en tant que tel n’est pas incarné, et celui qui est n’est pas misercordia s’il n’y a pas d’incarnation. Les deux noms sont un en Dieu parce que Dieu est l’un et l’autre, ce qui veut dire que l’incarnation dit quelque chose au sujet de l’être immuable qu’est Dieu. C’est pour cela que l’ego sum qui sum du v. 14 n’est pas une affirmation classique (grecque) de l’être chez Augustin, parce que son interprétation du v. 15 montre l’immuabilité de Dieu comme étant d’un genre qui lui est propre. Le v. 15 implique que le est de Dieu au v. 14 comprenne l’incarnation.

Ainsi, le deuxième nom de Dieu révèle quelque chose concernant l’être immuable de Dieu qui n’est pas donné avec le premier nom. Cela est rendu plus clair lorsque Augustin présente une explication plus nuancée de la double réponse que Dieu donne à Moïse, basée sur la question cruciale : « Si Dieu voulait être seulement ce qu’il est en lui-même, que serions-nous ? »34 Cette question est rhétorique, la réponse étant bien sûr : « rien ». Nous ne serions rien du tout. Il s’ensuit que Dieu veut être non seulement ce qu’il est en lui-même, mais également ce qu’il est pour nous. D’où ses deux noms : le premier est le nom de Dieu en lui-même, et le second est le nom de Dieu pour nous (nomen ad nos). Pris ensemble, les deux noms, celui de l’immuabilité et celui de la compassion, donnent l’expression entière de ce que cela veut dire pour Dieu que d’être. Pour Augustin, Dieu dit à Moïse : « Je suis ce que je suis, je suis l’être même, d’une telle manière que je ne veuille pas être-manquant aux êtres humains. »35 Dit autrement : Dieu ne veut pas manquer d’être pour les êtres humains ; il est l’être même qui ne veut pas être juste pour soi.

La « bonne nouvelle » se trouve pour ainsi dire dans le deuxième nom, lequel, pour Augustin, ravive l’espérance du peuple. Mais il ne faut pas omettre de noter que la bonne nouvelle pour les êtres humains est une bonne nouvelle à propos de Dieu. Le deuxième nom aussi concerne l’être de Dieu, ce qui veut dire qu’il est donné aux êtres humains non pas à cause de leur incapacité à comprendre le premier nom, ou au vu de la probabilité qu’ils désespèrent s’ils comprenaient ce premier nom, mais en premier lieu parce que Dieu se donne son deuxième nom (tout comme son premier nom) à lui-même, car lui seul détermine ce qu’il est. Les deux noms sont l’un comme l’autre ce que Dieu veut être. « Celui qui est a voulu être humain comme tu l’es »36. Il y a simplement plus à entendre concernant l’être de Dieu que ce que le premier nom peut transmettre : « Tu as entendu ce que je suis pour moi-même ; entends également ce que je suis pour toi. »37 Augustin prend soin d’expliquer que Dieu ne change pas son nom lorsque, par le biais d’un deuxième nom, il communique ce qu’il est pour l’être humain38. Et ce qu’il est, il l’est éternellement. Ainsi, Augustin dit du deuxième nom qu’il devrait être saisi comme un nom éternel plutôt que comme un nom temporel, car c’est pour cela que Dieu ajoute « c’est mon nom pour toujours » (Ex 3,15) seulement après que ce nom a été révélé, et non après que le nom de l’éternité ou du pur être a été transmis39. Cela signifie que Dieu est pour nous immuablement, et qu’en conséquence l’incarnation ne défie pas, mais révèle pleinement son immuabilité.

Que Dieu soit aussi, éternellement, l’être pour nous, que l’incarnation définisse l’être immuable que Dieu est, et que « être » et « compassion » ou « amour pour les êtres humains » sont un en Dieu, ce sont là des idées présentes dans les commentaires d’Augustin sur le double nom de Dieu. Elles restent cependant inexplorées du fait que l’ontologie qu’il utilise, dans laquelle Dieu n’est pas en relation avec les êtres humains, où l’on ne peut pas postuler que l’immuabilité et une compassion réelle (comme toute « passion ») puissent se trouver simultanément en Dieu, ne s’accommode pas parfaitement de ces idées. Ses commentaires indiquent qu’un nom de Dieu, de même que l’autre, définit ce que Dieu est éternellement, et que le deuxième nom dit ce que Dieu est pour nous en tant que Christ divino-humain. L’inférence qu’Augustin n’effectue pas, et que nous voudrions prendre en compte ici, serait que le deuxième nom de Dieu révèle l’être de Dieu comme relation à l’être humain. Dieu peut être pour nous éternellement, sans aucun changement ni remise en question de son immuabilité, seulement si la relation à l’être humain est incluse dans l’être immuable qu’il est. Cela mène à ce que l’incarnation n’entre pas en conflit avec le premier nom, et explique comment l’incarnation définit l’être de Dieu, cela-même que les commentaires d’Augustin sur les deux noms de Dieu tentent de montrer : que l’incarnation est aussi ce sur quoi porte l’est de Dieu, et que l’être de Dieu ne devrait, en conséquence, pas être pensé indépendamment de celle-ci. Les deux noms sont donnés conjointement, réunis dans la déclaration de leur éternité.

Pour Augustin, il n’y a rien en Dieu qui ne soit identique avec son être même40. Ainsi, la relation divino-humaine qu’est le Christ est en Dieu comme son propre être ou elle n’est pas en Dieu. Tel qu’expliqué dans l’introduction, ce n’est pas la seconde option, mais la première qui a été refusée par l’ensemble des représentants de la tradition. Le Dieu trine, comme substance-relation, était traité comme une exception au système des catégories d’Aristote, où la substance et la relation sont des catégories différentes. Mais il est clair que toutes les relations au sein de la Trinité n’ont pas été prises en considération. Selon nous, le problème avec la seconde option est que l’unité de la personne de Jésus-Christ, ou ce qui fait de lui une personne, est ontologiquement une relation, et si cette relation n’est pas en Dieu, alors cette personne-ci n’est pas en Dieu non plus.

Il est intéressant de constater que là où Augustin explique que Dieu ne peut être en relation avec les êtres humains, il affirme également que Dieu aime les êtres humains depuis l’éternité41. L’amour pour l’autre est lui-même une relation, et s’il n’y a rien en Dieu qui ne soit lui-même, et si l’amour est l’être même de Dieu, comment peut-il aimer l’autre sans être-pour-l’autre, sans faire de la relation avec l’autre son propre être ? Nous suggérons que Dieu est « amour pour l’autre » (et pas simplement amour de soi) parce qu’il est relation à l'être humain dans la deuxième personne de la Trinité. Cette relation définit le genre d’être absolu que Dieu est. Dieu se constitue lui-même comme relation-à-soi et relation à un autre. Cette auto-constitution le rend uniquement « dépendant » de sa volonté. Ce que Dieu est (immuablement), il l’est par sa volonté. Qu’il veuille être pour nous ne devrait pas être traité différemment de toutes les autres propriétés que Dieu veut en son être.

Le potentiel de l’affirmation d’Augustin, que le nom et la volonté divine d’être pour nous sont éternels (et dès lors, le sont immuablement), est sapé tant par le silence qu’il laisse peser quant aux implications qui en résultent concernant l’être de Dieu que par son affirmation de l’impassibilité divine en Christ. Dans son 52e homélie sur l’évangile de Jean (§ 2), Augustin transfère son discours sur les deux noms de Dieu dans le domaine de l’affectivité et affirme que Dieu souffre pour les autres. Il parle ici aussi de Christ comme de la compassion (misericordia) et de l’amour (caritas) de Dieu, venus pour guérir le désespoir humain et, à nouveau, de deux aspects de l’être de Dieu dont les êtres humains doivent entendre parler : « tu as entendu la voix de ma force qui s’adresse à toi, écoute en moi la voix de ta faiblesse »42. De la même manière que lorsque Dieu révèle ses noms, il y a ici quelque chose à propos de Dieu qui concerne l’autre. En se révélant lui-même, Dieu révèle aussi l’autre, parce qu’il se révèle comme étant (aussi) pour l’autre. Dans les mots d’Augustin, la compassion de Dieu est révélée lorsque, par amour pour les êtres humains, Christ s’émeut volontairement, assumant en lui une émotion et une souffrance humaines, en sorte de rendre les êtres humains plus forts et les aider à ne pas désespérer dans leurs tribulations et leurs limites43. Puisque Christ est divin, Augustin explique qu’il y a en lui le maximum de puissance et qu’il était ainsi en sa puissance de souffrir ou de ne pas souffrir44. Les êtres humains souffrent contre leur volonté, mais lorsque Christ souffre sa faiblesse humaine obéit à sa volonté divine et invincible de délibérément endurer la souffrance « pour les autres » (propter alios)45.

Le problème qui découle du fait qu’Augustin soutient l’impassibilité divine, c’est que lorsque Christ accepte lui-même de souffrir, ce n’est en fait pas Christ qui, en tant que personne, consent à souffrir, mais simplement Dieu en Christ qui laisse l’humain en Christ souffrir. Dieu demeure inchangé dans l’incarnation, préservant ainsi tous les attributs de l’être absolu46. Ainsi, dire que Dieu souffre, que Dieu est triste ou crucifié n’est qu’une façon de parler, rendue possible par l’unité des deux natures en Christ, alors qu’en fait rien de tout cela ne s’applique à Dieu, étant donné que tout cela n’est dit proprement que du Christ humain47. Et donc, effectivement Dieu ne souffre pas pour les êtres humains.

Augustin insiste sur l’unité de la personne du Christ48 ; l’unique personne du Christ, le Christ unique, ou le Christ entier est Verbe, âme humaine et chair49. Augustin tient aussi que rien n’existe en Dieu comme dans un sujet, pas même les trois personnes : les trois personnes et l’être de Dieu sont une et même chose du fait que tout ce qui peut être dit de Dieu est identique à son être50. Et cependant, la personne du Christ dans son unité ne semble pas être une avec Dieu ou pareille à Dieu, dans la mesure où la personne du Christ contient une entité qui souffre et est sacrifiée seule, indépendamment de Dieu, qui ne peut pas souffrir.

Augustin affirme régulièrement que Dieu s'unit à ce qui n'est pas lui-même51. Mais si ce qui n’est pas lui-même demeure isolé dans la souffrance, l’union n’est pas réalisée et il n’est donc plus aussi clair en quel sens la compassion est le nom même de Dieu, comme Augustin l’affirme. La manière avec laquelle Augustin préserve l’immuabilité dans l’incarnation réduit cette dernière à un assemblage de deux choses où aucune totalité n’est formée et où les deux demeurent isolées ensemble, ce qui contredit l’identité singulière qu’est Christ. Assurément, Augustin soutient que le Christ humain et le Christ divin ne peuvent pas être séparés, parce que considérer l’un comme une chose et l’autre comme une autre nous laisserait avec deux Christ et quatre personnes dans la Trinité52. Mais il est difficile de voir comment ils ne peuvent pas être séparés, si leurs natures et leurs attributs les rendent éminemment séparables (l’un immortel, immuable, incorporel et égal à son Père, l’autre non53) et que rien ne parle de (ou en faveur de) leur union.

Augustin voit l’unité de la personne du Christ de manière analogue à l’unité de la personne humaine, rentrant ainsi en conflit avec sa propre position concernant la souffrance en Christ. Il dit que, tout comme l’âme et le corps s’unissent pour former l’être humain ou une personne singulière, Dieu s’unit lui-même à l’être humain pour être Christ – une personne singulière, où l’humain et le divin ne se mélangent pas54. Mais si ce n’est que le Christ humain et non la personne du Christ qui souffre, alors il y a moins d’unité dans la personne du Christ qu’il n’y en a dans la personne humaine. Dans la personne humaine, le corps ne souffre pas seul, séparé de l’âme. En fait, pour Augustin c’est l’âme plus que le corps qui ressent la douleur, dans la mesure où le corps seul ne peut rien ressentir55. Autrement dit, c’est dans et par l’union de l’âme et du corps qu’une personne ressent la douleur. En utilisant une image cartésienne en accord avec la position d’Augustin, lorsque le corps est blessé, je ressens la douleur parce que mon esprit n’est pas présent en mon corps tel « un pilote en son navire » ; s’il en était ainsi « j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ». Au lieu de cela, la douleur jaillit « de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps »56. Ou bien, comme Augustin l’explique en sermo 137,2, lorsque quelqu’un vous marche sur le pied, c’est votre tête (ou votre langue) qui dit : « Tu m’as marché dessus ». La tête elle-même n’a pas été touchée, mais il y a un lien d’amour (caritas) qui crée l’unité de la tête au pied, en sorte que la tête ne se sépare pas (non se separat) du pied pour dire « tu m’as marché dessus ».

Si nous retenons l’exemple du pied sur lequel on a marché, et si nous suivons Augustin en concevant l’union divino-humaine en Christ sur le modèle de l’union de l’âme et du corps dans la personne humaine, alors cette analogie ne va pas dans le sens d’un Christ divin libre de toute souffrance. Si la tête dit « tu m’as marché dessus » alors que ce n’est que le pied sur lequel on a marché, c’est parce que la tête n’observe pas la douleur dans le pied comme un navigateur observerait les dégâts de son navire. Comme la tête ne se sépare pas du pied, ainsi par cette unité la tête ressent la douleur, même si elle n’est pas directement touchée. Si la nature humaine du Christ demeure isolée de la nature divine dans la souffrance, alors il y a plus d’unité au sein de la personne humaine qu’au sein de la personne du Christ ou qu’entre Christ et Dieu. S’il en était ainsi, comment les êtres humains pourraient-ils jamais espérer être unis à Dieu, si même le Christ humain ne l’est pas ?

Vu qu’Augustin conçoit Christ suivant la séparation de ses deux natures plutôt qu’en fonction de l’unité de sa personne, il n’est pas aisé de voir comment il peut continuer à maintenir que Dieu ne voulait pas seulement être pour lui-même, mais pour nous aussi57 : Dieu n’est un qu’avec le Christ divin, non pas avec le Christ entier, et le Verbe n’est pas plus uni au Jésus humain que ne l’est un pilote à son navire, ou une colonne à quelqu’un qui passerait, souffrant, à côté d’elle. Augustin pensait que la seule alternative à sa conception du Christ divisé était celle où les deux natures fusionnent au point où Dieu, transformé en être humain, cesse d’être Dieu58. L’alternative qu’il ne put conceptualiser était celle où Dieu est relation avec l’être humain en Christ ; ce n’est que si cela est accepté que les deux natures sont effectivement inséparables en Jésus-Christ, comme Augustin l’affirmait, et qu’elles sont effectivement unies. C’est parce que l’être de Dieu est relation que les trois personnes de la Trinité sont une, même si chacune est distincte. En tant qu’unique personne composée au sein de la Trinité, Christ ne peut être uni aux deux autres, comme aussi en lui-même, que si la relation lie ses deux natures, tout comme elle lie la Trinité. L’unité qui accompagne la relation fait du Christ une personne, plutôt que deux pièces apposées l’une à l’autre, et elle fait de la souffrance présente en Christ la souffrance du Christ.

La souffrance du Christ entier n’est pas incompatible avec l’immuabilité divine. Dans la mesure où Dieu est éternellement auto-constitué afin d’inclure l’union qu’est Christ, toutes les façons, voulues et ordonnées, que Dieu a de vivre cette union (ou cette relation) dans l’histoire montrent ce qu’il en est pour Dieu d’être immuablement Dieu. Lorsque Christ souffre, Dieu n’est pas assujetti à une influence externe qui agirait sur lui de sorte que Dieu soit mû par elle vers un état différent ou diminué. La souffrance du Christ nous permet, permet aux autres de reconstruire leur être, et ainsi affirme Dieu comme l'être qu'il est: l'être absolu qui est toujours aussi l'être-pour-l'autre. Ainsi, la souffrance n’est pas incompatible avec le contentement plénier de Dieu ou avec l’idée de Dieu possédant un état d’être qui nous est désirable.

2. Avec et au-delà de Barth – L’élection comme volonté de soi (self-willing) divine

Que Karl Barth se soit profondément engagé en faveur d’une version forte de l’immuabilité divine, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Dès le début de sa théologie dialectique durant les années 1920, sa préoccupation principale portait sur la divinité de Dieu dans son auto-révélation. Dieu est présent – complet, total et entier59 – dans la révélation avec la plénitude de l’être divin. La révélation n’est pas la découverte d’informations sur Dieu qui nous auraient été précédemment inconnues ; la révélation est dei loquentis persona – « la personne de Dieu parlant »60. Cela étant le cas, rien de ce qui est propre à Dieu n’est laissé derrière dans sa venue parmi les êtres humains ; la révélation n’implique aucune diminution ou augmentation de l’être divin. Dieu est immuablement ce que Dieu est dans l’acte de son auto-révélation. Cette affirmation de l’immuabilité divine fut une constante de la théologie de Barth, à toutes les étapes de son développement théologique.

Le Barth de la maturité affirmait tout aussi fondamentalement la passibilité divine. Il y a, selon lui, une humilité, et même une « obéissance » propre à l’être éternel du Fils de Dieu – laquelle assure en Dieu la condition ontologique pour l’incarnation61. Barth était convaincu de cela car il voyait comme une nécessité sotériologique que le péché et la mort soient vaincus dans la personne du Médiateur (i.e. le « Christ entier », divin et humain) et non par un acte performé par un sujet distinct du soi de Dieu. Ainsi il pouvait dire, sans le moindre indice d’une réserve ou d’une qualification supplémentaire, que les souffrances de l’homme Jésus étaient « la passion de Dieu »62. Étant donné que la souffrance de Jésus est un événement de la vie de Dieu, nous devons parler de la souffrance divine et, en conséquence, de la passibilité divine.

Il est évident qu’une telle conception amène à se demander si le Barth de la maturité maintenait encore l’immuabilité de Dieu. Mais Barth avait déjà essayé de montrer comment on peut penser ensemble l’immuabilité et la passibilité en lien avec la doctrine de l’élection (publiée en 1942). Il a au moins fait les premiers pas, provisoires, en direction d’une possible solution. Mais la mise en œuvre de sa tentative de réconciliation de l’immuabilité et de la passibilité ne se fait pas sans problèmes. On peut en mentionner deux – lesquels apparaissent dès que l’on interroge le sens d’une catégorie centrale employée par Barth dans son traitement de l’élection divin ainsi que la signification de sa thèse centrale.

Regardons premièrement la catégorie centrale : que voulait-il dire en parlant de l’élection comme d’une Urentscheidung – comme d’une « décision originaire » ?63 Il s’agirait d’une « décision » prise par Dieu lorsque Dieu était, pour ainsi dire, « seul » avec Dieu, dans ce que Barth appelle « l’éternité pré-temporelle », lorsqu’il n’y avait pas encore de création, rien « en dehors » de Dieu. Mais ceci est commun à tous les prédestinariens venus après Augustin, de quelque obédience qu’ils soient, et cela ne nous en dit pas beaucoup plus. En quel sens Barth voulait-il qu’on comprenne ce terme ? En particulier, quelle est la force du préfixe Ur- ?

Et deuxièmement, la thèse centrale : comment devons-nous comprendre l’affirmation de Barth selon laquelle Jésus est non seulement l’« objet » de l’élection divine (en tant qu’il est celui en qui tous les autres êtres humains ont été « choisis » pour participer à la grâce de la communion avec Dieu), mais aussi son sujet64 ? Comme le dit Barth : « Jesus-Christ est le Dieu qui élit »65. Classiquement, suivant l’axiome trinitaire opera trinitatis ad extra sunt indivisa (« les actions de la Trinité à l’endroit du monde sont indivises »), le Fils de Dieu – le Logos asarkos – a toujours été compris comme étant, avec le Père et le Saint-Esprit, le « sujet » de l’élection. Si Barth choisit de parler plutôt de « Jésus-Christ » (le Seigneur incarné, le Dieu-homme tel qu’il est apparu dans le temps) comme étant le sujet d’une « décision » éternelle, cela opère-t-il aussi une correction dans la thèse classique ? Si oui, de quelle manière ?

Commençons avec ce que Barth appelle la « décision originaire ». Que veut-il dire ? L’élection, telle que Barth l’envisage, est un acte divin d’« auto-détermination »66. Il s’agit plus spécifiquement d’une détermination de l’« essence » divine. Considérons par exemple l’affirmation suivante : « C’est uniquement l’orgueil humain qui se fait un Dieu à sa propre image et ne veut rien savoir, en conséquence, d’une détermination de l’essence divine en Jésus-Christ »67. Suivant le contexte, ce que Barth cherche à fournir par son discours sur une détermination de l’essence divine, c’est une explication du fait que l’incarnation de Dieu ne laisse pas la « divinité » de Dieu inaffectée68. Barth présente un Dieu passible. Mais il n’est pas prêt à renoncer pour autant à l’immuabilité divine. Il insiste : ce qui advient à Dieu en conséquence de son entrée dans l’incarnation n’est pas une « nouveauté » pour lui dans la mesure où cela adviendrait dans le temps69. Cela veut dire que tout ce qui lui arrivera dans l’incarnation, dans la manière de souffrir et de faire l’expérience de la mort, est contenu dans une détermination de l’essence divine. Mais c’est précisément à cet endroit que surgit un problème qui met en question le succès de l’entreprise de Barth.

Parler d’une « décision », voilà qui peut entraîner une mécompréhension. Parler d’une « décision originaire » pourrait bien faire de la détermination de l’essence divine une « décision » comme les autres – et en ce sens, il s’agirait d’une « décision » qui est « originaire » seulement au sens où elle se tient au début des voies de Dieu avec le monde : une décision « libre » au sens où elle aurait pu ne pas être prise du tout. Il y a de fait beaucoup de passages chez Barth qui nous invitent à supposer que c’était bien là son intention (ou, tout au moins, l’une de ses intentions). Barth affirme souvent que Dieu n’avait pas besoin de créer le monde. Dieu serait toujours le même Dieu (le Dieu trine) s’il n’y avait pas eu de monde du tout70. Toutefois, une détermination de l’essence divine résumée à une décision « contingente » (i.e. une décision qui aurait pu ne pas avoir lieu), devrait, en ayant eu lieu, avoir opéré un changement, une mutation, dans l’essence de Dieu. Une décision contingente met en place une logique inéluctable : il y a premièrement l’être d’un sujet (compris comme étant complet en soi-même), suivi par un acte de prise de décision dans lequel le sujet se donne à lui-même une détermination d’essence. Si nous devions considérer l’élection comme un acte contingent, nous ne pourrions pas dire qu’elle consiste en une détermination de l’essence divine sans renoncer à l’immuabilité divine.

De fait, ce que Barth dit à propos d’une « décision originaire » (mettant l’emphase sur le préfixe et non sur le terme « décision ») vise à dire quelque chose de plus, et quelque chose d’autre, par rapport à l’idée que l’élection se tient au commencement des voies de Dieu avec un monde dont l’existence n’était pas nécessaire. Il dit cela aussi. Mais il dit surtout beaucoup plus. Son propos vise à écarter le danger d’un changement en Dieu. Pour contrer ce danger, il fait de l’acte d’auto-détermination quelque chose de propre à Dieu. Nous pouvons maintenant soutenir que, même si l’élection n’est pas le commencement absolu « de » Dieu (Barth rejetant tout discours au sujet d’une théogonie), c’est d’une certaine manière le commencement « en » Dieu. Suivant cette exposition, la « décision originaire » vise à dire que l’élection est propre à Dieu, qu’elle est quelque chose sans quoi Dieu n’est jamais, que d’une certaine manière elle a lieu au sein de l’acte divin d’auto-constitution – étant donné que il n’y a aucune possibilité d’un acte contingent d’auto-détermination de l’essence divine qui ferait advenir un changement en lui.

Mais nous devons maintenant demander : est-ce que parler d’une « décision originaire » est la meilleure manière de parler d’une élection divine ainsi comprise ? Nous pourrions essayer de suivre le langage de Barth aussi loin que possible. Nous pourrions, par exemple, mettre en avant qu’une « décision originaire » est une « décision » qui ne ressemble à aucune autre, qu’elle ne peut être considérée de manière analogique par rapport aux décisions que prennent les créatures finies. Nous pourrions mettre en avant qu’en tant que décision « originaire », elle est une décision qui ne requiert aucun processus de délibération, qu’elle ne nécessite pas que différentes options soient soupesées. Nous pourrions mettre en avant qu’il s’agit d’une « décision » qui n’a « jamais pas encore eu lieu », qu’elle est originale et s’origine là où le propre être de Dieu entre en considération – un geste qui place l’« élection » directement dans l’« espace » occupé logiquement par la procession trinitaire71. Nous pourrions faire tout cela – et nous n’aurions pour autant pas réussi à écarter toute mécompréhension. La raison en est que le souhait de Barth de dire que Dieu est « libre » de ne pas créer, ni d’effectuer la rédemption, maintiendra toujours vivante la possibilité d’une mécompréhension. Il y a une tension non-résolue dans sa pensée ; peut-être même une contradiction. Il nous faut une solution plus radicale ; une solution qui nous mène au-delà du discours de Barth sur l’élection comme une « décision originaire ».

Prendre en considération le deuxième problème découlant de la confrontation avec la tentative de Barth de réconcilier immuabilité et passibilité mène à la même conclusion – pour quasiment les mêmes raisons. Barth dit que Jésus-Christ est le « sujet » de l’élection. Comment cela se peut-il ? « Jésus-Christ » est le nom propre du Dieu fait chair, « uni hypostatiquement » (tel que le soutien la tradition) à l’homme Jésus dans le temps. Comment peut-il être le sujet d’un acte d’auto-détermination dans l’éternité pré-temporelle ? Une solution proposée consiste à comprendre cette affirmation sous un mode figuratif. Suivant cette interprétation, c’est le Fils éternel (ou Logos asarkos) qui, avec le Père et l’Esprit, est le vrai sujet de cet acte, comme celui qui l’effectue et comme celui qui se tient dans cet acte. Barth l’appelle « Jésus-Christ » seulement parce que c’est ce que le Fils devient en conséquence de cette prise de décision. Autrement dit, il est nommé en fonction de la fin qu’il se donne dans l’élection : c’est une nomination qui regarde en avant sur la façon dont nous, les êtres humains, le connaissons maintenant. Mais en lui-même, le Fils n’est pas cela – et ne peut l’être, puisque qu’il est dit de l’incarnation qu’elle n’est pas essentielle au Fils en tant que Fils.

C’est précisément de cette façon que Edwin van Driel comprend Barth : « [...] le nom Jésus-Christ ne met pas en évidence un sujet, mais un acte et une détermination de la volonté ; et il décrit cet acte et cette détermination de la volonté divine comme l’être de Jésus-Christ. [...] C’est entre le Logos asarkos et le Christ incarné, né à Bethlehem, que se trouve le choix divin, l’acte et la détermination divins de se donner lui-même à ce qui n’est pas Dieu [...]. »72 Ainsi « la doctrine de l’élection de Barth n’a aucune conséquence ontologique pour les notions de la Trinité immanente, du Logos asarkos, de Dieu en lui-même. Plutôt que de se trouver en “amont”, les conséquences de l’élection se trouvent en “aval”, dans la christologie et l’anthropologie »73. Cela signifie aussi que l’élection ne peut être une détermination de l’essence divine – quoi que Barth puisse dire à ce sujet. De façon similaire, George Hunsinger suggère que lorsque Barth parle de « Jésus-Christ » comme du sujet de l’élection, il souhaite que cela soit compris de la même manière que lorsqu’on dit que la « reine Victoria » est née en 1819. Elle n’est pas reine au moment de sa naissance ; elle ne devient reine que plus tard. Si donc nous disons « la reine est née en 1819 », nous ne faisons que l’identifier en relation à ce qu’elle est devenue, non pas comme ce qu’elle était au moment de sa naissance74. Strictement parlant, cette affirmation ne correspond pas à la réalité. Mais nous savons tous qu’elle ne doit pas être comprise littéralement. C’est une manière de parler. Selon Hunsinger, il en va de même avec Barth lorsqu’il affirme que « Jésus-Christ » est le sujet de l’élection : c’est là aussi une manière de parler.

Il serait étrange que tout cela soit vrai. Barth lui-même voyait bien que sa décision de situer la doctrine de l’élection dans la doctrine de Dieu était révolutionnaire ; de fait, sans précédent75. Les théologiens de l’orthodoxie réformée au XVIe et au XVIIe siècle ont typiquement situé la doctrine de l’élection entre la doctrine de Dieu et la doctrine de la création – en accord avec le point de vue, accepté de façon générale à cette époque, selon lequel l’élection était une décision contingente sans implications ontologiques pour ce qui concerne Dieu76. Pour quelle raison Barth pense-t-il alors que ce qu’il fait est révolutionnaire ? Si l’élection de Dieu par Dieu n’a aucune implication pour notre compréhension de l’être divin, pourquoi situe-t-il alors cette doctrine au sein de la doctrine de Dieu ? Pourquoi ne pas simplement suivre l’ordre conventionnel de l’exposition thématique ? La réponse la plus probable est que Barth parle de cette façon parce qu’il pensait précisément que l’élection présente des implications ontologiques « en amont » ; parce qu’il croyait justement que ce qui arrive dans l’élection est une détermination de l’essence divine. Mais, là encore, le fait que Barth prenne parti pour l’idée que Dieu aurait été « libre » de ne pas créer, entrave la voie qui permettrait de mener à bien sa tentative de penser ensemble immuabilité et passibilité.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’un nouveau départ – lequel devrait nous amener au-delà de Barth. Le premier pas sera tout bonnement de renoncer à parler d’une « décision » divine. Il vaut mieux comprendre l’élection en tant que l’auto-volition divine qui se tient au sein de l’acte d’auto-constitution de Dieu comme trine (i.e. au sein de la procession trinitaire). Nous pourrions le dire ainsi : la procession éternelle, l’auto-connaissance et l’auto-volition de Dieu ne sont pas des activités distinctes. Dans l’événement de la génération du Fils et de l’effusion de l’Esprit, Dieu se connaît et se veut aussi lui-même. Aucun ne fait suite à l’autre ; les deux sont des descriptions de l’acte éternel qu’est l’« être » de Dieu. Après tout, l’auto-connaissance et l’auto-volition de Dieu par Dieu consistent en un acte immédiat qui ne reconnaît aucun « avant » – au sens d’un état préréflexif. Que Dieu ne se soit pas déjà connu et voulu soi-même, voilà qui n’a jamais été le cas. Ainsi, l’auto-connaissance et l’auto-volition sont nécessaires à l’être de Dieu en tant que Dieu, comme le sont les processions trinitaires. Pouvons-nous dire que l’une de ces descriptions aurait une priorité logique sur l’autre dans l’ordre d’exposition de leur enseignement ? Nous le pouvons – et nous devons le dire. Si le sujet qui se connaît et se veut soi-même est le Dieu trine en chacune des trois personnes (et c’est le cas), alors la procession trinitaire a une priorité logique. Mais dire cela revient seulement à dire que les processions trinitaires devraient être la description à laquelle un quelconque sujet humain imaginable, sujet de connaissance, pense en premier lorsqu’il contemple l’acte éternel qu’est l’« être » de Dieu – même si nous savons que les processions trinitaires, l’auto-connaissance et l’auto-volition sont simultanées en Dieu.

Si nous devions demander, dans un deuxième temps de notre réflexion, ce que Dieu connaît et veut en se connaissant et en se voulant soi-même, notre réponse serait : sa nature comme un genre particulier d’amour. « Dieu est amour » tient seul dans le Nouveau Testament (1 Jn 4,16) la place d’une affirmation sur l’« identité », c’est-à-dire comme une description de la nature de Dieu. Mais quel genre d’« amour » Dieu est-il ? La réponse de Paul en Ph 2,7 est qu’il s’agit d’un amour qui se donne soi-même et qui se dépouille. Mais s’il s’agit là de la nature de Dieu, s’il s’agit là de ce que Dieu connaît et veut en se connaissant et en se voulant soi-même, alors une relation à l’« autre » est déjà contenue dans ce que Dieu est par essence en tant qu’amour qui se donne. Un amour qui est donation, qui se dépouille, ne peut être réduit à l’amour de soi – comme cela peut arriver dans des spéculations trinitaires injustifiées où la génération et la spiration sont pensées « kénotiquement ». En Ph 2, la seule kénose dont il est question est celle du Fils en tant qu’elle mène à la réconciliation et à la rédemption de l’espèce humaine. Cela, et cela seul, est la réalisation de l’amour qui se donne, qui se dépouille, l’amour que Dieu est nécessairement et qui inclut la relation à l’« autre ». Cette relation à l’« autre », propre à Dieu, est définie et rendue concrète en Jésus-Christ (en qui l’« autre » est contenu, suivant Ep 1,4).

Mais, troisièmement, si la relation à l’espèce humaine en Jésus-Christ est comprise dans l’amour que Dieu est, alors ce qui est connu et voulu dans l’auto-connaissance et l’auto-volition divine, c’est Jésus-Christ en tant qu’il est propre à Dieu. Cela ne peut que vouloir dire que Jésus-Christ est simplement la seconde « personne » de la Trinité – et qu’en conséquence il est le sujet, et pas seulement l’objet, de l’élection qui advient dans l’auto-volition divine.

Faisons un quatrième et dernier pas : si l’auto-élection de Dieu en Jésus-Christ est incluse dans son auto-constitution, alors l’incarnation ne laisse pas Dieu inaffecté et en même temps cela ne contredit pas son immuabilité. L’activité de Dieu se déploie dans le temps comme la réalisation nécessaire de ce que, et de qui, Dieu est. L’amour de Dieu qui se donne et qui se dépouille se concrétise temporellement dans le chemin que Jésus-Christ prend en direction de la croix (suivant Ph 2). Le Fils éternel s’unit de telle façon à l’homme Jésus que la souffrance et la mort sont endurées dans cette union par un seul sujet. Tout ce que Dieu expérimente et endure dans cette union avec l’homme Jésus manifeste ce que Dieu est « par nature » – de façon nécessaire, puisque la relation à l’espèce humaine en Jésus-Christ est propre à Dieu en tant que Dieu.

3. Quelques réflexions sur les possibilités ouvertes par une ontologie psychologique

Nous avons vu qu’avec son exégèse des deux noms en Ex 3,14-15 et l’usage qu’il en fait dans ses homélies, Augustin ouvre la porte à une possibilité passionnante quant à la façon de concevoir l’être de Dieu. Nous avons aussi vu qu’il ne pouvait l’investir en raison de son maintien des structures classiques de la pensée de l’être. Il en résulte alors une personne du Christ avec une identité ontologique inconsistante : parfois elle est équivalente avec le Fils éternel, dans des affirmations qui excluent nécessairement Jésus-Christ de la Trinité77 ; parfois avec Jésus-Christ, divin et humain78 ; et encore à d’autres moments simultanément avec le Fils, dans l’immuable et exclusivement divine Trinité, et avec le fondateur divino-humain de l’Église, qui, dans la mesure où il est aussi humain, n’est pas la personne immuable au sein de la Trinité79. En dépit de la fermeté de l’affirmation de l’unité de la personne du Christ dans ses deux natures et de son influence doctrinale, Augustin n’offre aucune justification ontologique pour cette unité, ni n’en rend il compte ontologiquement. Au contraire, son discours postule la séparation complète des natures dans l’unique personne du Christ. Son unique personne n’est pas perçue dans son unité, dans sa relation à Dieu80. La séparation ontologique entre le Christ divin et le Christ humain préserve l’immuabilité et l’impassibilité de Dieu dans l’incarnation en mettant de côté la personne du Christ dans son unité ou dans son entièreté.

Et ainsi, pour Augustin, Dieu souffre dans l’homme Jésus81, et en même temps Dieu est toujours et nécessairement impassible82. Il n’est toutefois pas clair comment Jésus-Christ peut vivre en étant une seule personne si l’homme Jésus peut vivre quelque chose seul de son côté (à savoir la souffrance), en dépit du fait qu’il ne peut jamais vivre en tant qu’homme Jésus seul. Thomas d’Aquin a offert un argument pour l’unité personnelle du Christ basé sur le fait que la nature humaine du Christ ne peut pas exister par elle-même : tout comme la main de Socrate est une réalité individuelle mais pas une personne, parce qu’elle n’existe que dans une totalité et non par elle-même, de même l’homme Jésus peut exister seulement dans la personne du Verbe, ce qui fait de Jésus-Christ une personne et non deux83. Cette analogie, tout comme l’image augustinienne du pied sur lequel on a marché, ne peut expliquer comment la main (ou le pied) peut souffrir seul, abstraction faite du tout auquel elle appartient. De plus, le tout n’est pas proprement tout sans la « réalité individuelle » en lui et c’est pour cela que, si Socrate se fait couper une main, Socrate-en-tant-que-personne, le tout en qui la main existe, souffrira. L’analogie ne s’inscrit pas bien dans la perspective traditionnelle pour laquelle l’homme Jésus, à la différence de la main de Socrate, est considéré de telle façon à ce qu’il appartient à un tout qui est tout sans lui, et qui ne forme pas non plus un tout avec lui, ce qui est la raison du fait que l’homme Jésus peut rester isolé dans sa souffrance.

Le problème qui résulte du fait de joindre l’immuabilité et l’impassibilité a conduit Karl Barth à redéfinir l’immuabilité de sorte qu’elle soit compatible avec la passibilité. Le problème pour lequel il n’offrit jamais de solution était celui des modalités de la préservation de l’être immuable de Dieu dans les moments où il traite de l’élection comme d’une décision contingente – c’est-à-dire une décision qui aurait pu être différente, ou qui aurait pu ne pas avoir lieu du tout. Traiter l’élection de la sorte, comme contingente, fait que l’acte électif de Dieu devient une conséquence et un ajout à l’être que Dieu est. Sous ces conditions, dire, comme le fait aussi Barth, que l’élection implique une détermination de l’essence divine doit signifier qu’un changement eut lieu dans l’essence au moment de la décision. C’est là un problème qu’il ne semble pas avoir pressenti. Néanmoins, le discours de Barth à propos d’une détermination de l’essence divine a une valeur inestimable, dans la mesure où cela tend au moins à affirmer que Jésus-Christ – c’est-à-dire l’homme-Dieu dans son unité divino-humaine, plutôt qu’un Logos qui serait défini sans référence à la nature humaine qu’il allait assumer temporellement – est pleinement Dieu. Pour la tradition, ce que Dieu est quant à son essence était compris comme devant exclure nécessairement l’humanité du Christ – ce qui signifiait que, quoiqu’il arrive dans cette nature, cela n’affecterait aucunement la divinité (pour le dire à la manière de Barth) et n’aurait en conséquence aucune portée ontologique. De fait, cela signifie que la nature humaine du Christ peut être mise à part à chaque fois que l’impassibilité ou l’immuabilité de Dieu semble être menacée. Il est clair que Barth voulait dépasser cette tendance en parlant de la « détermination de l’essence » –comprise comme autre chose qu’une modification dans l’éternité pré-temporelle. Néanmoins, traiter l’élection comme une décision contingente introduit des problèmes insurmontables, tout en rendant difficile à comprendre comment Dieu resterait immuable en se donnant une détermination d’essence qui aurait pu tout aussi bien ne pas avoir été donnée. Cela implique que le Fils éternel pourrait être défini sans référence à Jésus-Christ, ce qui n’est en fin de compte qu’une autre manière de séparer la nature humaine du Christ de l’identité du Christ, et de perpétuer le problème que Barth tentait de résoudre.

Nous avons suggéré qu’une manière d’avancer par rapport à ce problème implique une conceptualisation de l’unité de la personne du Christ, en qui le divin et l’humain ne peuvent jamais être séparés. Cela implique non seulement que le Christ humain ne se tient jamais seul, comme quelque chose en soi, mais que le Fils éternel, lui aussi, a une identité qui ne peut jamais être séparée de celle de Jésus-Christ. Nous combinons ce geste à une reconceptualisation de l’élection comme auto-volition de Dieu par Dieu ; une auto-volition de Dieu par Dieu dans sa nature, en tant qu’amour qui se donne soi-même, amour qui se dépouille, contenant une relation à l’espèce humaine en Jésus-Christ. Mais si cette relation est contenue dans la nature de Dieu telle qu’elle est nécessairement voulue par Dieu, alors c’est Jésus-Christ qui, avec le Père et l’Esprit, veut ; et c’est lui qui est l’objet de cette volition. Ainsi, Jésus-Christ est à la fois le sujet et l’objet d’une élection divine qui a lieu au sein de l’acte d’auto-constitution divine comme Dieu trine.

Voilà pourquoi nous pouvons dire que dans l’acte de la génération éternelle le Fils est « déjà » Jésus-Christ. Jésus-Christ est le nom propre de la deuxième personne de la Trinité. Comprendre le Christ divin ou le Logos comme ayant été sans la relation divino-humain conduirait à postuler deux Christ, ou un Dieu muable qui n’est pas toujours amour qui se donne soi-même. De notre point de vue, c’est dans cette relation, et non dans un Logos isolé, que demeure le centre de l’unité et de l’identité de la personne du Christ.

Retirez Jésus-Christ et l’on se retrouve avec un autre Dieu et un autre être de Dieu. C’est pourquoi l’ontologie psychologique que nous esquissons ici repose sur l’affirmation que la réponse à la question « qu’est-ce que Dieu ? » peut être atteinte uniquement en répondant à la question : « qui est ce Dieu ? » Comme c’est en Jésus-Christ que l’auto-révélation de Dieu culmine, nous observons la vie individuelle de Jésus-Christ pour trouver une réponse à ce qu’est Dieu. L’incarnation révèle la volonté éternelle de Dieu d’être pour un « autre » et non juste pour lui-même ; Jésus-Christ révèle Dieu comme relation à un autre précisément en tant qu’amour qui se donne. Nous pensons que Jésus-Christ révèle aussi que ce que Dieu est est éternel et immuable. L’immuabilité de Dieu, ainsi, inclut les voies ordonnées par lesquelles il se vit lui-même comme cette relation et comme ce genre d’amour : une existence corporelle dans l’histoire, la souffrance et la mort ne contredisent pas le genre d’être absolu que Dieu est.

Comme être absolu, Dieu n’est pas dans le temps, mais dans la deuxième personne de la Trinité il se constitue lui-même pour atteindre un résultat dans le temps. Parce qu’il est relation à l’être humain en Jésus-Christ, le temps n’est pas étranger à l’être de Dieu ; et parce qu’il est éternellement et immuablement cette relation, le temps est englobé dans son être sans faire bouger Dieu entre le passé, le présent et le futur. Il n’y a aucun mouvement en Dieu parce qu’il n’a pas besoin d’accomplir ou de s’efforcer de réaliser quelque chose pour lui-même dans le temps ; son but est d’accomplir quelque chose pour les humains, en vivant son être-pour-les-humains en Christ. Ainsi, même si son existence corporelle, sa souffrance et sa mort marquent un contraste entre un avant et un après, ces événements ne sont pas des commencements et des fins dans l’être de Dieu. Dieu ne s’améliore ni ne décline ou devient autre chose dans aucune des voies par lesquelles son être qui se donne éternellement est manifesté dans le temps, ce qui est précisément l’endroit où son être peut être donné de la façon la plus efficiente. Dieu est immuable dans et non pas en dehors de voies manifestes qu’il emprunte pour vivre ce qu’il est. Parce que sa donation de soi constitutive ne change pas dans ses différentes manifestations, la souffrance et la mort sont toutes deux englobées et transcendées en Dieu. En d’autres termes, ce que Dieu est sans changement, cela comprend et transcende tout ensemble l’existence corporelle, la souffrance et la mort. Ce sont des événements de Dieu parce qu’il est l’être absolu en tant qu’amour qui se donne et non simplement comme amour de soi. Il est absolu parce que lui seul est un être auto-constitué et parce qu’il se donne à lui-même un but en dehors de lui-même, à l’endroit même de son auto-constitution. Dieu fait l’expérience de la souffrance et de la mort parce qu’il se constitue volontairement lui-même comme être pour l’autre en Christ, et il se constitue lui-même ainsi parce que la souffrance et la mort ne peuvent être vaincues, pour l’être humain, qu’en Dieu, étant donné que l’être de Dieu n’est pas nié, mais affirmé en vue de la donation de soi (une donation de soi qu’il est) dans ces événements.

En disant que la souffrance de Dieu et sa mort manifestent l’être de Dieu comme amour qui se donne, nous ne réitérons pas une variante du point de vue de Thomas d’Aquin qui veut que la « compassion », la « tristesse » et la « douleur » doivent être des manières figuratives de parler de l’amour de Dieu, puisque Dieu ne peut pas souffrir84. Notre hypothèse est différente : c’est volontairement que Dieu souffre et meurt dans la personne unifiée du Christ, divin et humain. La relation que Jésus-Christ est implique que ces événements ne peuvent pas être isolés en l’une ou l’autre des deux natures, mais qu’elles sont vécues par la personne dans sa totalité. Par contre, à la différence de notre souffrance et de notre mort humaine, en Dieu la souffrance et la mort sont pour l’autre, et aucune des deux n’est un « mal » en Dieu, ni l’une ni l’autre n’est incompatible avec l’être parfait que Dieu est : elles ne détruisent pas l’être de Dieu, pas plus que son amour sacrificiel, pleinement manifesté et réalisé dans ces événements, ne détruit l’être de Dieu. Ce que Dieu vit en relation avec l’autre que Christ est, cela ne change pas Dieu, cela vise à changer l’autre, l’être humain, à travers l’auto-donation de Dieu. Dieu est l’être absolu et immuable qui n’est jamais qui il est indépendamment de la relation qui sert l’autre. C’est là que réside la « différence ontologique » de Dieu.

Une tentative a été faite ici de penser ensemble l’immuabilité divine et la passibilité divine, à partir du point de vue selon lequel la deuxième personne de la Trinité est éternellement générée comme une relation divino-humaine, ce qui fonde l’inséparabilité des natures dans le Christ incarné. Nous pensons qu’il faut poser cette inséparabilité si l’on veut rendre compte de manière adéquate de l’unité de la personne du Christ comme aussi de l’« être » de ce Dieu, qui se vit lui-même comme relation et comme amour qui se donne. Jusqu’à ce qu’un travail plus élaboré soit réalisé, nous espérons que cet essai indique une direction pour les chemins de réflexion que nous devons emprunter lorsque nous nous demandons de qui nous parlons lorsque nous parlons du Dieu des chrétiens85.

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1D’abord paru in Neue Zeitschrift für systematische Theologie und Religionsphilosophie 59/1 (2017), p. 1-25 avec comme titre « Immutability, (Im)passibility and Suffering : Steps Towards a “Psychological” Ontology of God ». Nous remercions les éditeurs de cette revue et les auteurs de l’article d’avoir permis la publication ce texte en français. Traduction de l’anglais par Elio Jaillet.

2Déjà au XIXe siècle, l’exégèse d’Ex 3,14 affirmait que ce verset ne pouvait être lu ontologiquement, c’est-à-dire à la manière de ce qu’Étienne Gilson identifia comme la « métaphysique de l’Exode » des Pères et des docteurs de l’Église. CfDieu et l’être. Exégèses d’Exode 3,14 et de Coran 20,11-24, Paris, Études Augustiniennes, 1978. Pour ce qui concerne la connexion intime entre l’identification que la tradition chrétienne opère entre Dieu et l’être en Ex 3,14, le développement d’une théologie ontologique, la critique de l’onto-théologie par Heidegger au milieu du XXe siècle, ainsi que les nouvelles voies ouvertes à partir de ce point en direction d’une compréhension plus exacte de l’usage de l’ontologie dans la tradition et d’une réflexion dés-ontologisée de la part de perspectives théologiques, philosophiques ou linguistiques, cf. Dominique Bourg (éd.), L’être et Dieu, Paris, Cerf, 1986, spécialement Dominique Bourg, « La critique de la “métaphysique de l’Exode” par Heidegger et l’exégèse moderne », p. 215-244.

3Ces formules renvoient à Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1974 et Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, Paris, Fayard, 1982. Ces deux auteurs peuvent être considérés comme les chefs de file du discours qui cherche à dépasser l’ontologie, même si Levinas n’a pas d’intérêt (explicite) pour le travail théologique. Pour lui, « entendre un Dieu non contaminé par l’être » est une possibilité humaine importante, mais il tente surtout de situer la question de l’humanité indépendamment de l’être.

4Cette « nouvelle théologie » et les controverses portant sur la légitimité des relations entre ontologie et théologie a été initiée par Heidegger, lequel affirma que le traitement de la question de l’être sous les conditions de l’onto-théologie, ainsi que la tentative de penser Dieu dans le langage de l’être résultent pour l’ontologie et la théologie, dans l’histoire de la pensée occidentale, en l’échec du traitement de leur sujet respectif, c’est-à-dire la différence ontologique entre l’être (das Sein) et l’étant (das Seiende) et, respectivement, Dieu et la foi considérés comme étant indépendants de la pensée de l’être. Cf. Martin Heidegger, « Identité et différence », trad. H. Corbin, Questions I, Paris, Gallimard, 1974 ; cf. aussi Martin Heidegger, « Dialogue avec Martin Heidegger », in Heidegger et la question de Dieu, Paris, Grasset, 1980, p. 333-334. Les défenseurs d’une ontologie traditionnelle ont rétorqué à Heidegger et aux « nouveaux théologiens » que l’ontologie traditionnelle a précisément maintenu la « différence ontologique » en pensant Dieu comme « être », et bien plus, en pensant Dieu comme celui qui se tient au-delà des limites de la science ontologique. En ce sens, on évita l’onto-théologie et l’initiative qui vise à abandonner l’ontologie en théologie, afin de libérer Dieu du piège d’une dépendance aux propriétés imposées par l’ontologie, perd son sens. Cf. Étienne Gilson, « L’être et Dieu », Revue Thomiste 62 (1962), p. 181-202 et 398-416 ; Dominique Dubarle, Dieu avec l’être. De Parménide à Saint Thomas. Essai d’ontologie théologale, Paris, Beauchesne, 1986, surtout les chapitres 4-5 sur Augustin et Thomas d’Aquin ; John Milbank, « Only Theology Overcomes Metaphysics », New Blackfriars 76, no 895 (1995), p. 325-343. Pour ces auteurs, l’ontologie, que ce soit dans une version (optimale), par ex. celle de Thomas ou, partant d’Augustin, comprise dans l’unité de son développement continu, n’a perdu ni sa légitimité ni sa validité.

5Cf. Augustin d’Hippone, trin. (De trinitate) 5,17 ; Thomas d’Aquin, Somme de théologie I, q. 13, a. 7 ; I, q. 45, a. 3.

6Cf. Augustin, trin. 5,17.

7Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie I, q. 13, a. 7.

8Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie III, q. 2, a. 7 ; I, q. 13, a. 7.

9Cf. Augustin, nat. b. (De natura boni), 24 ; Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences 1, D8, q. 3, a. 1.

10« Sic etiam cum iratus malis dicitur, et placidus bonis, illi mutantur, non ipse. » trin. 5,16,17. La Trinité (livres I-VII), trad. M. Mellet et Th. Camelot, Paris, Desclée de Brouwer, 1955, p. 467 (BA 15).

11Augustin, civ. (De civitate dei) 8,17 ; cf. Platon, Le Banquet 202c ; La République 379a-383c ; Timée 40d-42b ; Apulée, Platon et sa doctrine I,9 ; Plotin, Ennéades III,5,5-6.

12Thomas d’Aquin, Somme de théologie I, q. 82, a. 5 ; I-II, q. 22, a. 3.

13Augustin, pat. (De patientia) 1 ; Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils I, q. 91, a. 16 ; I, q. 89, a. 9.

14Les théologiens du Process en présentent le meilleur exemple. Cf. le texte classique de Charles Hartshorne, The Divine Relativity. A Social Conception of God, New Haven, Yale University Press, 1948 ; Daniel Day Williams, Spirit and the Forms of Love, New York, Harper & Row, 1968 ; John B. Cobb, Dieu et le monde, trad. Mireille Hébert, Paris, Van Dieren, 2006. Mais cf. aussi Jürgen Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu, trad. Morand Kleiber, Paris, Cerf, 1984. Ceux qui contestent la notion d’une immuabilité essentielle proposent souvent que ce qu’on pourrait appeler une immuabilité « éthique » (i.e. l’idée que la bonté et l’amour de Dieu ne changent pas) tout en affirmant que l’« être » de Dieu devient, croît et s’enrichit par des interactions, spécialement avec les créatures rationnelles. De notre côté, nous ne soutenons pas l’idée d’un « devenir » divin, tout en maintenant la passibilité de Dieu.

15Cf. Étienne Gilson, « L’être et Dieu », op. cit., p. 398.

16Ainsi les commentateurs identifient dans l’exégèse augustinienne des deux noms de Dieu une « ontologie théologale », ou une « ontologie christique » : cf. Dominique Dubarle, « Essai sur l’ontologie théologale de S. Augustin », in Recherches augustiniennes et patristiques 16 (1981), p. 197-288 ; cf. aussi Marie-Anne Vannier, ‘Creatio’, ‘conversio’, ‘formatio’ chez S. Augustin, Fribourg, Éditions Universitaires Fribourg, 1991, surtout p. 101-105. Ou alors ils parlent d’une « ontologie englobante », définie par une spiritualité néoplatonicienne et chrétienne : Paul Ricœur, « De l’interprétation à la traduction », in André Lacoque et Paul Ricœur, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, p. 335-372, ici p. 349-350. Ou, enfin, ils voient une conjonction de l’ontologie et de la sotériologie : cf. Goulven Madec, Lectures augustiniennes, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2001, p. 132, p. 165 ; Id., « Ego sum qui sum de Tertullien à Jérôme », in Dieu et l’être, op. cit., p. 121-139, ici p. 139.

17Cf. Goulven Madec, Lectures augustiniennes, op. cit, p. 165 ; Dominique Dubarle, art. cit., p. 223. Cf. aussi Émilie zum Brunn qui, de plus, néglige largement et mésinterprète l’exégèse augustinienne d’Ex 3,15. Zum Brunn exprime la vision commune selon laquelle la lecture augustinienne d’Ex 3,14 n’amène « guère d’éléments nouveaux concernant la problématique de l’être » (telle qu’elle a été explorée auparavant dans le néoplatonisme). Émilie zum Brunn, « L’exégèse augustinienne de Ego sum qui sum et la métaphysique de l’Exode », in Dieu et l’être, op. cit., p. 141-164, ici p. 155.

18Dans son œuvre, Augustin cite Ex 3,14 plus de 90 fois – cfCorpus Augustinianum Gissense (CAG-online) ; cf. Goulven Madec, « Ego sum qui sum », Augustinus-Lexikon 2 (1996-2002), p. 738-741, surtout p. 739-740 – mais ses commentaires portant tant sur Ex 3,14 qu’Ex 3,15 ne sont pas en si grand nombre. Ce qui importe pour nous ici, c’est que lorsqu’il donne un commentaire sur les deux noms de Dieu, Augustin se soucie toujours de façon équivalente des deux noms et qu’il use toujours de l’un pour clarifier l’autre, ce qui veut dire que pour lui, chaque nom révèle sa pleine signification grâce à l’aide de l’autre.

19Augustin utilise uniquement la phrase nomen substantiae (sDenis [Sermones a M. Denis editi] 2,5), et emploie de façon interchangeable substantia et essentia pour parler de Dieu, mais il mentionne à certains endroits que seul le dernier terme peut être proprement appliqué à Dieu, dans la mesure où (étymologiquement) la substance désigne le sujet subsistant [subsisting subject] de propriétés (accidentelles), et Dieu n’est pas un tel sujet, étant identique avec toutes ses propriétés (trin. 7,10).

20Dans la version originale du présent article : « God is Is » (NdT). Cf. conf. (Confessionum) 13,46 ; en. Ps. (Enarrationes in Psalmos), 134,4 ; 101,2,10 ; Io. ev. tr. (In Iohannis evangelium tractatus) 2,2 ; 38,10 ; s. (Sermones) 7,7.

21Cf. Platon, Timée 37e-38a.

22s. 6,5 ; s. Denis 2,5 ; vera rel. (De vera religione) 97 ; en. Ps. 101,2,10 ; 134,4 ; 38,7 ; 143,11.

23s. Denis 2,5 ; en. Ps. 121,5 ; 134,6 ; s. 7,7.

24s. Denis 2,5 ; s. 7,7 ; en. Ps. 134,6 ; 101,2,10.

25« Induit ergo se carne mortali ille qui est, ut dici posset : ego sum deus Abraham, deus Isaac, et deus Iacob. » s. 6,5.

26conf. 7,13.

27s. 6,5 ; en. Ps. 134,5-6.

28s. 7,7 ; en. Ps. 101,2,10 ; s. Denis 2,5.

29en. Ps. 134,5.

30s. 7,7 ; s. Denis 2,5.

31en. Ps. 101,2,10 ; 121,5.

32Sur Jn 8,24, cfIo. ev. tr. 38,8 ; 39,8 ; sur Jn 8,58, cfIo. ev. tr. 43,17 ; ep. Io. tr. (In epistulam Iohannis ad Parthos tractatus) 2,5.

33c. Max. (contra Maximinum Arrianum) 2,26,10.

34« Si enim hoc solum esse vellet quod est in se, quid essemus nos ? » s. 7,7.

35« Sic sum quod sum, sic sum ipsum esse, ut nolim hominibus deesse. » Ibid.

36« Qui est, voluit esse homo, ut tu es. » en. Ps. 121,5.

37« Audisti quid sim apud me, audi et quid sim propter te. » en. Ps. 101,2,10.

38« Quod vero propter hominem est. » en. Ps. 134,6.

39s. Denis 2,5 ; en. Ps. 134,6.

40trin. 7,10.

41trin. 5,17.

42« [...] audisti ad te vocem fortitudinis meae, audi in me vocem infirmitatis tuae ». Io. ev. tr. 52,2. Augustin, Homélie 52,2, in : Homélies sur l’Évangile de saint Jean XLIV-LIV, trad. M.-F. Berrouard, Paris, Études Augustiniennes, 1989, p. 319 (BA 73B).

43Io. ev. tr. 49,18-19 ; 52,1-3 et 52,5.

44« [...] in illius potestate erat sic vel sic affici, vel non affici ». Io. ev. tr. 49,18.

45Io. ev. tr. 49,18 ; 52,3 et 52,5.

46Io. ev. tr. 23,6 ; 52,3 ; c. Max. 2,26,10.

47c. s. Arrian. (Contra sermonem Arrianorum) 6 ; ep. (Epistulae) 219,3 ; Io. ev. tr. 49,18.

48« Anima et caro Chrisi cum verbo dei una persona est, unus Christus est. » Io. ev. tr. 49,18.

49« [...] accipe totum Christum, verbum, mentem rationalem, et carnem » ; Io. ev. tr. 23,6.

50trin. 7,10-11.

51Io. ev. tr. 23,6 ; c. Max. 1,19 ; 2,26,10.

52ep. 219,3.

53ep. 137,12.

54ep. 137,11 ; Io. ev. tr. 19,15.

55« [...] sentire non est corporis, sed animae per corpus », ou « neque enim corpus sentit, sed anima per corpus » ; Gn. litt. (De Genesi ad litteram) 3,5,7 ; 12,24,51 ; cf. imm. an. (De immortalitate animae) 25 ; trin. 11,5.

56René Descartes, Méditations métaphysiques, Florence Khodoss (éd.), Paris, P.U.F., 2004, ici p. 123.

57s. 7,7.

58c. Max. 1,19 ; 2,26,10 ; 2,26,12.

59Karl Barth, The Göttingen Dogmatics : Instruction in the Christian Religion, t. 1 (Grand Rapids : Eerdmans, 1990), p. 87-95. Pour la version originale, cf. Karl Barth, Unterricht in der christlichen Religion. Erster Band. Prolegomena (1924), Hannelotte Reiffen (éd.), Zürich, TVZ, 1985.

60Karl Barth, Die christliche Dogmatik im Entwurf, Gerhard Sauter (éd.), Zürich, TVZ, 1982, p. 172.

61Karl Barth, Dogmatique, trad. Fernand Ryser, vol. 17 (IV/1*), Genève, Labor et Fides, 1966, p. 203.

62Ibid., p. 259. Dans une certaine mesure, les Pères pouvaient le dire aussi. Mais ils le pensaient différemment. Ils voulaient seulement dire que la souffrance qui advient uniquement dans la nature humaine du Christ (cf. supra, 1re partie) est « celle de Dieu » en un sens possessif. Dieu fait « sienne » cette souffrance humaine par l’union hypostatique. Mais pour eux la souffrance humaine du Christ n’a aucun impact sur le Logos divin. Barth veut dire que la deuxième personne de la Trinité est le sujet qui fait l’expérience de la souffrance humaine – qu’il s’agit là d’un événement de la vie divine au sens le plus précis que l’on puisse imaginer.

63Dogmatique II/2*, p. 8, 51, 52, 74, 94, 95, 177, 178. [NdT : la traduction française de F. Ryser rend parfois cette expression par « décision préalable », ce qui nous semble affaiblir le sens du préfixe -Ur, qui indique pourtant bien la dimension de l’origine chez Barth.]

64Ibid., p. 105.

65Ibid., p. 106.

66Ibid., p. 6. Pour Augustin et ceux qui l’ont suivi, on comprenait l’« objet » de l’élection divine comme étant les êtres humains. Les théologiens réformés du XVIIe siècle diront que la « prédestination » est la détermination éternelle des « fins » de chaque personne humaine – que ce soit au salut ou à la damnation, l’acte de « prédestination » divisant l’espèce humaine en deux groupes. Suivant cette compréhension, l’« élection » est un terme employé pour parler de la prédestination à la béatitude. Certains parmi eux iront plus loin en parlant d’un « pacte » dans lequel les trois personnes de la Trinité se mirent d’accord entre elles sur laquelle devait entreprendre l’effectuation des moyens du salut pour les « élus ». Seulement dans ce sens restreint, le « Fils » était fait l’« objet » d’une « élection » commune aux trois. Pour la tradition, l’essence divine n’était aucunement affectée par l’élection. Barth innove sur ce point. Pour lui, l’élection se rapporte originairement à la seconde personne de la Trinité (« Jésus-Christ ») et dans un second temps aux êtres humains, dans la mesure où ils sont « choisis » en lui. Dieu élit Dieu – c’est le sens premier de l’élection dans la théologie de Barth, et c’est également en ce sens que le terme est employé ici.

67Dogmatique, t. 20 (IV/2*), Genève, Labor et Fides, 1968, p. 87.

68Ibid., p. 88.

69Dogmatique, t. 17 (IV/1*), Genève, Labor et Fides, 1966, p. 205.

70Concernant les passages dans l’œuvre de Barth où il soutient la thèse que Dieu n’avait pas besoin de créer, et qu’il aurait été en fait le même Dieu sans le monde et sans une relation avec les êtres humains, cf. George Hunsinger, « Election and the Trinity : Twenty Five Theses on the Theology of Karl Barth », in Michael T. Dempsey (éd.), Trinity and Election in Contemporary Theology, Grand Rapids, Eerdmans, 2011, p. 91-114 ; ici p. 94-96.

71Concernant chacun de ces points, cf. Bruce L. McCormack, « Seek God Where He May Be Found : A Response to Edwin Chr. van Driel », Scottish Journal of Theology 60 (2007), p. 62-79.

72Edwin Chr. Van Driel, Incarnation Anyway : Arguments for Supralapsarian Christology, New York, Oxford University Press, 2008, p. 102 (trad. E. Jaillet).

73Ibid., p. 103. Le même argument peut être trouvé dans Edwin Chr. Van Driel, « Karl Barth on the Eternal Existence of Jesus Christ », Scottish Journal of Theology 60 (2007), p. 45-61.

74G. Hunsinger , op. cit., p. 96.

75Dogmatique II/2*, p. 78.

76Ce point de vue traditionnel est aussi celui de Hunsinger : « Le Fils éternel [...] est nécessairement le Fils éternel ; il n’est incarnandus que de façon contingente. » G. Hunsinger, op. cit., p. 97.

77Io. ev. tr. 40,4.

78ep. 137,11 ; Ioev. tr. 19,15 ; 23,6 ; ep. 219,3.

79c. Max. 2,26,14.

80ep. 137,12 ; c. s. Arrian. 6.

81ep. 219,3.

82c. s. Arrian. 6 ; 31 ; Ioev. tr. 52,3 ; pat. 1 ; Simpl. (Ad Simplicianum) 2,2,2.

83Somme de théologie III, q. 2, a. 2.

84Somme contre les Gentils 1,91,16 ; 1,89,9.

85Remerciements : Cet essai a d’abord vu jour lors d’une présentation commune dans le cadre de séminaires à Heidelberg et à Tübingen en décembre 2015. Nous souhaiterions remercier avant tout notre amie commune Friederike Nüssel pour son invitation à Heidelberg, ce qui nous amena à mettre des idées sur le papier, et pour l’accueil généreux et enthousiaste qu’elle réserva à notre travail, ce qui a nourri notre volonté de le développer plus loin. Nous sommes également reconnaissants envers Beth Langstaff et Michael Tilly pour leur accueil attentionné et chaleureux à Tübingen, un lieu qui a une signification toute particulière dans notre propre parcours académique. Enfin, les réactions de l’auditoire dans ces deux villes nous ont aidé à clarifier et à approfondir certains aspects.