Réalité, possibilité, nécessité de la connaissance chrétienne1
1. La réalité de la connaissance chrétienne
Nous définissions la connaissance : une certaine formation de la pensée et de la parole humaine, cette formation qui est conditionnée par le fait que l’esprit humain se trouve ainsi confronté à la personne de Jésus-Christ et à l’œuvre de Jésus-Christ.
Cette connaissance chrétienne est un fait, son existence ne peut être mise en question ; nous possédons le témoignage de la Bible, qui est la source directe de cette connaissance, et ce témoignage trouve encore un écho. La connaissance chrétienne existe, tant bien que mal : dans la liturgie, la théologie chrétienne, les confessions, la dogmatique et mélangée avec d’autres éléments d’autre provenance : dans la philosophie et la littérature post-chrétiennes, dans les convictions plus ou moins sincères et profondes de tous les individus de tous lieux et de tous temps.
Quelle en est l’essence ? Il y a des nuances, des différences, même des oppositions entre ses diverses expositions. On est pourtant d’accord qu’il s’agit de la connaissance de Jésus-Christ, telle que la Bible en témoigne, de la connaissance de Dieu et du Saint-Esprit vue à travers cette personne qui est Dieu et homme à la fois, et de la connaissance de la situation entre Dieu et les hommes, de l’histoire qui s’est passée et se passe et se passera entre Dieu et les hommes, histoire dont le centre est Jésus-Christ. Multitude de nuances, de différences, d’oppositions, mais aussi union qui consiste dans cet objet : Jésus-Christ. Il y a des disputes entre les porteurs de la connaissance chrétienne, mais précisément parce qu’il y a unité d’objet. Puisque dans la Chrétienté il y a des oppositions, cela nous montre qu’on s’occupe du même objet.
Caractérisons la connaissance chrétienne. La connaissance chrétienne est un effort humain qui vise à rendre justice à cet objet, effort entrepris non par un besoin intérieur et arbitraire, mais entrepris par une obligation qui émane de l’objet de cette connaissance.
Cette connaissance peut être plus ou moins nette, c’est une connaissance dans la conscience du provisoire. La connaissance chrétienne est un effort dont toutes les phrases et tous les mouvements et aussi tous les résultats, les thèses, y compris les thèses officielles de l’Église, sont marqués d’un côté par la splendeur et la clarté et l’univocité de son objet, – et d’autre part par l’imbécillité volontaire ou involontaire, mais en tous cas funeste, les erreurs, la mauvaise volonté du côté du sujet de cette connaissance, le chrétien2.
Quelle est l’intention de la connaissance chrétienne ? Son intention ne peut être identique à celle de la philosophie. Elle n’est pas la recherche de la vérité, ou la proclamation des résultats de cette recherche. La connaissance chrétienne est intérieurement et extérieurement un simple compte rendu, une confession, une réponse qui se fait. Ce n’est pas l’homme qui cherche Dieu, mais l’homme qui a été trouvé par Dieu, et qui en rend compte à soi-même et à autrui, qui répond. Ce n’est en aucun cas une théorie pour la théorie, c’est une réponse à donner. Elle se forme sous l’impression obligatoire de la rencontre entre Dieu et l’homme, et c’est Dieu qui la procure. En connaissant je ne cherche pas, je reconnais3 que j’ai été trouvé. Elle est ordre de marche, que l’homme se donne comme homme trouvé par Dieu, ordre pour la conscience. Elle est, comme parole, publication de cet ordre de marche. Le nom de l’apôtre dans le Nouveau Testament, kérux, veut dire « héraut », celui qui a à proclamer la volonté de son roi, il est un chargé d’affaires qui répète ce qui lui a été dit. La Parole chrétienne (et chaque chrétien est un serviteur du Christ et un compagnon des apôtres) ne peut être qu’une parcelle4 de service de héraut5.
Peut-on parler d’une prétention de la connaissance chrétienne ? Cette prétention existe, mais elle est très simple. Elle ne consiste que dans le désir de l’Église et du chrétien qu’elle existe. Elle doit exister (parmi toutes les autres formations de la pensée) pas à son honneur, mais à celui de son objet, elle veut exister comme miroir. Je ne pense pas qu’elle a la prétention d’être la vérité, elle n’a pas la prétention de dominer sur les sciences séculières6. Ce n’était pas une formule heureuse que « la philosophie est la servante de la théologie ». Heureusement, ce n’est pas dans la Bible ! Elle n’est pas la Vérité, sa prétention est d’être au service de la vérité7, non de la rechercher : elle [la vérité] a parlé, elle s’est montrée. Le mot grec pour la vérité alètheia signifie quelque chose qui se découvre8, qui se montre. La Vérité, elle seule domine, contrairement à cet acte humain, cet acte chrétien que nous appelons la connaissance chrétienne9. En servant la Vérité, la connaissance chrétienne sert à tout le monde : c’est le meilleur service que de procurer la parole de la Vérité. Son ambition se réduit à cela : elle veut avoir libre cours10. Elle ne se laisse pas dominer. La théologie ne peut pas être la servante d’un système philosophique, d’un système quelconque. Elle ne domine personne mais ne veut être dominée par personne. Elle veut jouir de la liberté, tout en se confiant à la puissance, non de l’homme, mais de son objet. La connaissance chrétienne vit absolument de la clarté et de la pureté et de la force de son objet.
Quelles sont les limites de la connaissance chrétienne ? Elles sont très nettes et très marquées11. Retenons que la connaissance chrétienne est une entreprise humaine qui est différente de ce qui est humain, à cause de son objet qui est divin. La connaissance chrétienne, pour ce qui concerne sa force, sa capacité12 de convaincre, est complètement dépendante de son objet. La meilleure science chrétienne est absolument impuissante, si l’Esprit de Dieu manque à la connaissance humaine. La connaissance chrétienne se forme, s’exprime dans les bornes de l’entendement humain. Elle n’est pas capable de saisir, de comprendre son objet. Toutes nos pensées, les meilleures, les plus grandes, ne sont toujours qu’un balbutiement à l’égard de ce qui devrait être dit.
La connaissance n’est que pensée, parole, et c’est autre chose que la vie et les actes. Et saint Paul a dit : « La connaissance enfle, la charité édifie. » Enfin, la connaissance chrétienne ne peut que représenter, signaler, elle ne peut pas remplacer le Christ, l’Évangile, le Saint-Esprit et son action. Voilà ses limites.
« La charité ne périt jamais. Les prophéties prendront fin, les langues cesseront, la connaissance disparaîtra. Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie, mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra. Lorsque j’étais enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu homme j’ai fait disparaître ce qui était de l’enfant. Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu. » (1 Corinthiens 13,8-12).
2. La possibilité de la connaissance chrétienne
La connaissance chrétienne existe incontestablement, dans les limites que nous avons dites. Puisqu’elle existe, elle est possible. Elle a pu naître, elle peut naître, elle devient événement. Elle peut se communiquer, on peut s’appeler13 ; elle peut agir, malgré la concurrence souvent oppressante de la pensée humaine et de la parole humaine, malgré les réactions très vives des autres manières de connaître, – malgré l’insuffisance terrifiante des chrétiens, – parce que les chrétiens sont le plus grand danger de la connaissance chrétienne.
Quelles sont les raisons de cette possibilité ? Possibilité ontologique : la connaissance chrétienne implique la vérité que l’homme comme tel est destiné par Dieu à réaliser cette connaissance. L’homme est créature de Dieu. Dieu, le Créateur, est le Père de Jésus-Christ. Il a destiné l’homme à la connaissance de son Fils et donc il est possible de la part de la créature de Dieu qu’elle14 accomplisse cet acte de connaissance. Cette possibilité ontologique ne contient pas la garantie de la possibilité actuelle de la connaissance chrétienne.
Comment l’homme arrive-t-il à la connaissance chrétienne ? La connaissance chrétienne n’appartient pas aux éléments de la nature de l’homme, même pas aux éléments spirituels. C’est par les moyens de cette nature spirituelle qu’elle s’acquiert, mais on ne peut pas dire que l’homme dans sa nature possède cette connaissance chrétienne. La connaissance chrétienne n’est pas à comparer aux éléments de logique et de mathématiques. Elle ne fait pas non plus partie de l’expression du besoin et du sentiment religieux, qui fait15 partie de l’homme. On peut avoir de la religion, être très pieux et pourtant se passer de la connaissance chrétienne. Parmi les païens16, il y a des religieux bien sincères.
Il y a opposition entre la religion naturelle de l’homme et la connaissance chrétienne. Pour l’Ancien Testament, l’homme religieux c’est l’adorateur des idoles. D’après le Nouveau Testament, dans Romains 117, l’homme naturel devint un détracteur de la vérité divine. La connaissance chrétienne se rapporte non pas à une vérité générale, humaine, au contraire elle se soustrait à toute règle générale de l’homme ; elle se rapporte au fait unique : Dieu agissant dans l’histoire.
La connaissance chrétienne implique sans doute que Jésus-Christ, qui est son principal objet, réalise une nouvelle humanité. Le monde passe, le Royaume de Dieu vient et la connaissance de ce Jésus-Christ, de cette situation, implique une renaissance du côté de l’homme, un passage par la mort dans une nouvelle vie, dont le baptême est l’image : par la mort dans la vie. La connaissance chrétienne appartient dans toute son entité à la nouvelle créature en Jésus-Christ.
La connaissance chrétienne implique aussi que l’homme naturel avec toutes ses possibilités s’est éloigné de son Créateur, du Père de Jésus-Christ, qu’il est bien capable de se former une idée de divinité, mais c’est une idole. Il ne peut se retrouver vers le Père et le Fils, le seul et vrai Dieu. Il a renoncé à sa liberté à l’égard du vrai Dieu. Troisièmement, la connaissance chrétienne implique [que] la connaissance chrétienne fait partie de la grâce libre de Dieu, qu’elle s’opère par la foi, et que la foi est purement un don du Saint-Esprit dont l’œuvre18 s’accomplit si l’homme croit comme chrétien.
Il n’y a pas de théologie naturelle. Je ne peux pas comprendre comment on peut mettre ces deux termes ensemble. Il n’y a pas de connaissance de la religion chrétienne hors d’elle-même. Si c’est [une] théologie, cette affaire ne peut pas être naturelle. Il n’existe aucune possibilité d’unir ces deux choses. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de relation, mais il est incompréhensible qu’il y ait un passage qui se fasse en paix. Ce passage est le passage de la mort à la résurrection du Christ, voilà la réunion, mais hors de cela je ne vois pas comment elle pourrait se produire. La connaissance commence dans la nature[,] comme la résurrection de Jésus a commencé dans la tombe, pas autrement. Elle commence par Dieu et en Dieu qui agit dans l’homme. L’homme est admis dans cette communion qui existe en Dieu. « Toutes choses m’ont été données par mon Père, et personne ne connaît le Fils si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler. » (Luc 10,22). C’est univoque. Il y a bien la possibilité pour l’homme de servir la grâce illuminatrice19. Les apôtres étaient des hommes, et ils ont servi comme témoins ; ils étaient des saints, des appelés. C’est par la grâce que l’homme entre dans cette relation. L’Église a ce service d’interprétation de la Bible, c’est l’homme, mais l’homme ressuscité. Il y a bien collaboration, mais l’homme arrivé à croire, c’est l’homme né de nouveau. Il [ne] s’agit pas d’éliminer l’homme et la raison. L’homme peut avoir la connaissance chrétienne, il est libre, [au sein] de cette collaboration, dans la liberté des enfants de Dieu. Je ne trouve que cette possibilité. Possibilité donc divine ; sans doute une possibilité qui se révèle dans une action humaine, mais le sens de cette aide est un don à recevoir.
3. La nécessité de la connaissance chrétienne
Puisqu’elle est un don, la nécessité de la connaissance divine ne peut signifier [une] contrainte. La destination divine vise la liberté et l’action divine s’opère dans la liberté. Dieu est ennemi de toute contrainte. C’est un malentendu de vouloir contraindre. Il y a une obligation objective de demander et d’accepter ce don de la connaissance chrétienne. La connaissance chrétienne nous est offerte dans un acte de suprême souveraineté, acte dont le dédain ne pourrait que nous condamner. L’offre est inséparable du don de la grâce. La grâce implique aussi la lumière. Jésus a dit : « Je suis le chemin, la vérité, la vie. » [Jean 14,6.] Pas seulement le chemin et la vie ; il est nécessaire d’accepter le Christ aussi comme la vérité. Il l’est et nous devons l’accepter.
Est-ce qu’il y a une obligation quant à l’acceptation de telle ou telle connaissance chrétienne, c’est-à-dire d’une connaissance chrétienne circonscrite ? Orthodoxe ou Libéralisme ? Je suis obligé ici de faire un peu de dialectique.
Si Orthodoxie signifie adhésion20 à telle ou telle construction et système de doctrine (catholique, protestant) et si Libéralisme consiste dans l’obéissance inconditionnée, donc libre, vis-à-vis de l’objet de cette connaissance qui est une réalité vivante, si Orthodoxie signifie cela et Libéralisme ceci, alors je dirai : Ne soyons pas orthodoxes, mais des libéraux croyants et pieux.
Mais si Orthodoxie signifie une recherche sincère, résolue, décidée, avec la volonté non seulement de chercher mais de trouver, de juger, de prononcer, et que ce prononcé est compris et accepté, et si d’autre part Libéralisme signifie neutralité et indifférence entre les diverses convictions religieuses, qui, oui, toutes sont vraies, à leur manière, – alors vive l’Orthodoxie et que périsse le Libéralisme !
La Parole de Dieu est la Parole de Dieu, et comme telle elle ne peut être identique à une pensée et une parole humaines. Le bon libéralisme consiste dans la volonté de laisser à la Parole de Dieu sa liberté, qu’elle peut gouverner. Toutes les formules, thèses, confessions, tous les dogmes sont en principe temporels et changeables. Il n’est pas dans notre compétence de prononcer le jugement dernier21 ; il relève22 d’une autre compétence. L’Église et les chrétiens ne peuvent pas remplacer Dieu et sa Sagesse23 divine, qui est identique à la Parole divine. Mais la connaissance de Dieu est bien une connaissance nette, elle est bien en Dieu lui-même, telle et telle, certaine, qui exclut certaines connaissances comme contraires à elle-même. D’après le jugement de Dieu qui est son jugement, il y a certainement une différence absolue pour lui et des différences relatives pour nous dans le domaine intellectuel humain, dont il vaut la peine de se soucier. Notre connaissance ne peut être que le miroir de la connaissance divine.
Notre faiblesse humaine de compréhension et notre possibilité d’errer ne peuvent pas nous excuser si nous prenons à la légère notre possibilité de juger. Dieu a parlé et il parle et il veut être écouté. Si nous sommes des serviteurs indignes, soyons fidèles dans nos limites. La relativité de notre connaissance ne peut nier le fait que nous sommes évoqués24 à signaler le jugement de Dieu lui-même. Nous sommes responsables comme ce serviteur qui a reçu un talent, responsables d’une pensée chrétienne et d’une parole chrétienne qui doivent être aussi exactes que possible. Il ne nous est pas demandé que nous donnions ce que nous ne pouvons pas donner, mais il est demandé que nous donnions ce que nous pouvons. Nous sommes tenus de choisir, de discerner, de juger. Voilà le droit de l’Orthodoxie. Nous sommes obligés dans ce sens que nous sommes obligés d’accepter en principe la grâce illuminatrice25, mais dans une forme circonscrite, dans une forme très incertaine ; quiconque reconnaît la Vérité ne la reconnaît pas en général, mais en particulier. La Vérité est parole et, en l’acceptant comme telle, le chrétien participe au grand procès de la connaissance chrétienne.
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1Exposé donné au Sanatorium universitaire suisse (S.U.S.) de Leysin le 15 septembre 1943. Karl Barth-Archiv 11160. Transcription C. Chalamet. Quelques modifications stylistiques ont été apportées au texte. Le Sanatorium universitaire suisse, fondé en 1922 et dirigé jusqu’en 1953 par le Dr Louis Vauthier, invitait chaque année une vingtaine de professeurs et d’intervenants pour offrir des cours. Les résidents étaient surtout des étudiants, la plupart souffrant de la tuberculose, immatriculés dans diverses universités et hautes écoles de Suisse. Les enseignants faisaient également des visites individuelles en chambre durant leur séjour. Parmi les théologiens qui furent invités à Leysin dans ces années : Hans-Urs von Balthasar, Adolf Keller (membre du « Comité d’action » du Sanatorium), Pierre Maury (familier du Sanatorium depuis 1923), Emil Brunner, Jean de Saussure, Roland de Pury, Henri Meylan, Jaques Courvoisier ou encore l’abbé Charles Journet. Parmi les intervenants représentant d’autres disciplines, on trouve Julien Benda, Georges Duhamel, Pierre Thévenaz, Alexander von Muralt...
2Barth écrit systématiquement « chrétien » avec une majuscule dans le présent texte.
3Original : « j’avoue ».
4Original : « pièce ».
5Original : « héros ».
6Original : « séculaires ».
7Original : « de servir à la vérité ».
8Original : « qui s’ouvre ».
9Original : « La Vérité, elle seule domine, non pas cet acte humain [...]. »
10Original : « son libre cours ».
11Original : « très nettes et marquées ».
12Original : « capabilité ».
13Ce que Barth a voulu dire ici n’est pas clair. Peut-être voulait-il dire : « on peut l’appeler » (l’invoquer).
14Original : « il ».
15Original : « est ».
16Original : « payens ».
17Original : « I Romains ».
18Original : « son œuvre ».
19Original : « illuminante ».
20Original : « adhérence ».
21Original : « dernier jugement ».
22Original, au lieu de « il relève » : « c’est ».
23Original : « Sapience ».
24Barth veut peut-être dire : « enjoints ».
25Original : « illuminante ».