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Albert Camus, Maria Casarès, Correspondance 1944-1959

Texte établi par Béatrice Vaillant, Paris, Gallimard, 2017, 1 300 p.

Jean BOREL

Le 4 janvier 1960, le monde littéraire est sous le choc. Albert Camus est tué sur le coup dans un accident de voiture à Villeblevin, sur la route de Montereau en Yonne. Il roulait avec Michel Gallimard, qui meurt cinq jours plus tard. Le même jour, René Char va prendre dans l’appartement de Camus le sac dont il savait qu’il contenait toutes les lettres que Maria Casarès lui avait adressées afin de les rendre à son auteure. Maria Casarès, à son tour, quelques années avant son décès, donne à Catherine Camus les 865 lettres qu’elle et son père se sont adressées de juin 1944 au 30 décembre 1959, jour où Camus écrit à Maria ces mots prémonitoires : « Bon. Dernière lettre. Juste pour te dire que j’arrive mardi, par la route, remontant avec les Gallimard. [...] Disons en principe, pour faire la part des hasards de la route – et je te confirmerai le dîner au téléphone. » (p. 1265). Ce n’est donc pas sans une extrême émotion que l’on tient aujourd’hui entre nos mains auxquelles elles n’étaient pas destinées cette correspondance dont personne n’avait connaissance, même si la liaison entre Albert Camus et l’actrice Maria Casarès était bien connue de tous les amis et spécialistes de l’écrivain. Tout commence le 6 juin 1944. Maria Casarès et Camus se rencontrent chez Michel Leiris, jour du débarquement allié. Elle a vingt et un ans, il en a trente. « Je suis si heureux, Maria, lui écrit Camus quelque jours plus tard. Est-ce que cela est possible ? Ce qui tremble en moi, c’est une sorte de joie folle. [...] Si tu m’aimes comme tu l’écris, il faut que nous obtenions autre chose. C’est bien notre temps de nous aimer et il faut que nous le voulions assez fort et assez longtemps pour passer par-dessus tout » (p. 12). Albert Camus, alors séparé de sa femme Francine Faure par l’occupation allemande, était engagé dans la Résistance. En octobre 1944, lorsque Francine peut rejoindre son mari, Maria et Albert se séparent. Mais le 6 juin 1948, ils se croisent boulevard Saint-Germain, se retrouvent et ne se quitteront plus. De jour en jour, et parfois plusieurs fois par jour, ils s’écrivent pour se dire sur tous les tons de la gamme le désir toujours plus intense qu’ils ont l’un de l’autre, dans les aléas des enthousiasmes et des moments difficiles, mais aussi ce qu’ils font l’un et l’autre, Maria comme actrice, Albert comme écrivain : « Ce que chacun de nous fait dans son travail, sa vie, il ne le fait pas seul, lui dit-il, une présence qu’il est seul à sentir l’accompagne ». C’est ainsi tout un pan de la vie des arts et des lettres de cette époque qui défile sous nos yeux. D’un côté la vie des comédiens de la Comédie-Française et du Théâtre National Populaire, Michel Bouquet, Gérard Philippe, Serge Reggiani, Jean Vilar que Maria aime et côtoie constamment ; de l’autre, le travail acharné de l’écriture, les doutes et la solitude de Camus, mais aussi leurs rencontres, leurs lectures et leurs nombreux voyages. « Je t’en supplie, mon amour chéri, quoi qu’il arrive, ne me quitte jamais », écrit-il à Maria le 10 février 1950. « Le lien qui me noue à toi est désormais celui de la vie même. S’il se coupe, c’est l’agonie et la folie. Je te souligne ceci que je t’écris très froidement, avec la certitude de ceux qui ont expérimenté ce qu’ils disent. [...] Je ne suis rien sans toi – qu’un égoïsme désespéré et désormais stérile. Tu es la vie et ce qui me rattache à elle. Je te dois un nouvel être en moi ou plutôt celui que j’étais vraiment et qui n’est jamais arrivé à naître. C’est pourquoi tu m’appartiens absolument et pour toujours. [...] Ne me crois pas fou. C’est le fond de mon cœur longtemps comprimé qui éclate » (p. 346). « Je t’aime plus que jamais », lui répond-elle le lendemain, « Ah ! Tu ne sais pas à quel point ! Mon amour, je suis brûlante, les tempes me font mal, j’ai du feu aux paumes et la gorge sèche » (p. 349). Et l’on connaît ce mot délicieux qui condense toute l’admiration que Maria voue à Camus lorsqu’elle lui dit : « Tu me vertiges ! » Par ce qu’elles dévoilent des sentiments les plus intimes de Maria Casarès et de Camus au jour le jour durant quinze ans, ainsi que des joies et des difficultés de leurs vies d’artiste et d’écrivain, ces lettres obligent désormais à repenser non seulement leur biographie respective, mais également les œuvres de Camus écrites durant toutes ces années. Quelques bristols et cartes sans date, ainsi qu’un ou deux projets de lettres pour Maria Casarès ont été joints en annexes. Deux index complets des noms et des œuvres cités font de cette édition un document de travail exceptionnel. Il est à mentionner enfin qu’un splendide enregistrement a été réalisé en 2018, dans les studios Novaspot, avec un choix de 70 lettres – 44 d’Albert Camus et 26 de Maria Casarès – lues par Lambert Wilson et Isabelle Adjani sur un CD MP3 (durée d’écoute 5 h 30) pour la collection « Écoutez lire », qui paraît chez Gallimard. Un vrai régal pour apprécier la qualité littéraire et l’intensité sentimentale de cette correspondance unique en son genre.