Brigitte Leal (éd.), Dictionnaire du cubisme
Paris, Bouquins/Robert Laffont, 2018, 853 p.
Qui n’a pas entendu parler une fois de « cubisme » à l’occasion d’une peinture de Pablo Picasso, Georges Braque, Fernand Léger ou Juan Gris ? Malgré cela, seuls quelques professionnels en connaissent réellement la signification et les origines, les intentions et les influences, la complexité de son évolution et l’ampleur de son rayonnement. À tous les débats passionnés auxquels le cubisme a donné lieu, à toutes les monographies particulières et catalogues d’expositions qui ont été publiés, il manquait encore à son histoire un panorama d’ensemble accessible au grand public et qui fasse fi des chapelles et des sectarismes, et puisse traiter de manière aussi précise, ouverte et complète que possible de tous les noms et de tous les aspects du continent cubiste. Pour ainsi mettre en lumière le langage de ce nouvel ordre pictural dont le programme formel sera la décomposition des formes en de multiples polyèdres et la progressive désarticulation de l’ordonnance perspective traditionnelle, cinquante-quatre collaborateurs ont su conjuguer la complémentarité de leurs compétences et nous offrent aujourd’hui, avec ce dictionnaire inédit, une référence de premier intérêt. Après une brève introduction resituant les quatre périodes principales du cubisme, cézannienne (1907-1909), analytique (1909-1911), collages (1912-1914), synthétique (1913-1917), deux cents quatre-vingt-dix entrées bien choisies initient le lecteur à la vitalité de ce mouvement d’art total et aux multiples liens qu’il n’a cessé d’entretenir avec d’autres arts que la peinture, comme l’architecture et la littérature, le théâtre et le cinéma, les arts populaires, la caricature et la photographie, la musique et la danse, l’histoire, la philosophie et les sciences. Il faut d’abord comprendre qu’en lui-même, le terme « cubisme » rend compte de la place centrale qu’occupe la « géométrie » et la fascination pour la simplicité des formes archaïques et extra-européennes, comme l’art nègre et l’art primitif en donnaient de multiples exemples. Après la dissolution impressionniste et néo-impressionniste, la stylisation devait alors définitivement supplanter le naturalisme. « Alors que le champ scientifique traversait à la même époque un complet changement de paradigme avec le dépassement de la physique newtonienne par le modèle relativiste et sa nouvelle conception de l’espace-temps, la révolution artistique du cubisme a bouleversé la représentation du monde » (p. 306). Côte à côte ou à distance, c’est ce qu’ont voulu les deux pionniers Braque et Picasso, et tant d’autres après eux, en accélérant le processus de fragmentation des motifs en facettes prismatiques émiettées. On apprend aussi que la pensée de Bergson a considérablement nourri la réflexion des cubistes. Sa trace est perceptible dans leur manière d’intégrer les problématiques de la temporalité, notamment au moment de la « querelle du simultané » entre Barzun et Delaunay, mais aussi en ce qui concerne la question de la perception sensorielle et de la mémoire, de l’évolution créatrice et de l’élan vital, ou encore celle de l’art et de la science, s’accordant à l’opposition faite par le philosophe entre intuition et intelligence. Mais c’est aussi au « comment » de la création que cherchent à se référer les artistes, d’où leur intérêt pour la théosophie et l’occultisme, l’ésotérisme et l’orphisme. « Apollinaire, dit un auteur, aura conduit Delaunay à assimiler le vocabulaire orphique de l’analogie, celui de l’unité intime des ordres entre macrocosme et microcosme. Et la « clarté », étroitement associée aux notions de « sublimité » et de « vision harmonique » devient non plus une simple valeur plastique, mais une authentique figure de dévoilement, métaphore nietzschéenne de l’éveil de la conscience. Là s’inscrit véritablement le rôle fédérateur d’Apollinaire dans le regroupement des forces artistiques d’avant-guerre. Il aura permis d’effacer le divorce spirituel/matériel qui empoisonnait le dialogue franco-germanique en lui substituant la figure orphique du Créateur ; il aura aussi, par effet collatéral, exhumé les ascendants plus cosmiques du futurisme » (p. 553). Une petite notice sur chacun des collaborateurs et un index des noms de personnes achèvent de faire de ce Dictionnaire du cubisme le miroir d’une époque inquiète et mouvementée, dans lequel nous déchiffrons la rupture définitive entre nature et peinture.